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ELLE. Tu ne devines pas?
LUI. Non.
ELLE. Pourtant, je t’ai dеj? expliquе.
LUI. S’il te pla?t, ne me parle pas d’amour fou et subit. Nous ne nous connaissions pas.
ELLE. Je sais, cela n’est pas de ton go?t. Tu penses, comme tout le monde, qu’une femme ne doit pas se comporter ainsi. Mais si je ne t’avais pas abordе, nous ne nous serions pas connus.
LUI. Tu as bien fait, mais qu’est-ce qui t’a dеcidеe?
ELLE. Le fait, probablement, que je ne suis pas heureuse.
LUI. Toi non plus?
ELLE. Moi non plus. Est-ce qu’une femme comblеe irait accoster un inconnu?
LUI. Et moi j’avais l’impression que tu n’arr?tais pas de me taquiner.
ELLE. Oui, je voulais que cela n’ait l’air que d’un jeu, parce qu’en rеalitе tout cela еtait sеrieux. Et puis avec mes sarcasmes et ma vulgaritе j’avais dеcidе de te faire partir… J’avais compris qu’il me serait difficile de te laisser moi-m?me.
LUI. C’est vrai?
ELLE. C’est vrai. Et cela m’a fait peur.
LUI. Tu m’as attirе d?s le premier instant.
ELLE. Je sais. Tous les hommes sont attirеs par toutes les femmes. Mais j’avais envie de quelque chose de plus grand, d’impossible.
LUI. De quoi, donc?
ELLE. Que veut toute femme? L’amour.
LUI. Eh bien, tu l’as presque obtenu.
ELLE. « Presque »? C’est donc que je n’ai rien obtenu… et au matin tu prends l’avion…
LUI. Ne pensons pas au matin. Dis-moi d’o? tu viens, toute enveloppеe de myst?re?
ELLE. Aucun myst?re, tout est banal et simple. Mais je ne dirai rien. Je veux rester dans ton souvenir la mystеrieuse inconnue.
LUI. Pourquoi? Je me suis bien confessе, moi. Mais pourquoi tant de scrupules? De toute fa?on, nous nous sеparons d’ici une heure ou deux.
ELLE. (Sur un ton de voix changе.). Avec quelle lеg?retе tu dis cela…
LUI. Mais nous allons bien nous sеparer.
ELLE. Et il n’y a pas d’autre possibilitе?
LUI. Et quelle autre possibilitе peut-il encore y avoir? Le billet est achetе, le travail m’attend ? la maison…
ELLE. (S’еcartant de lui.). Et tu ne peux pas reporter ton dеpart d’un jour, d’une heure? Toute ta vie est-elle programmеe et еcrite jusqu’? son terme? Tu ne peux te dеplacer qu’en suivant une ligne droite? Tu as peur de faire un pas ? droite ou ? gauche?
LUI. Je n’ai pas peur, mais…
ELLE. Non, tu as peur. Tu as peur des femmes. Tu as peur des sentiments. Tu as peur, comme tu dis, du romantisme. Tu disais que tu n’aimais pas les rencontres faciles, mais ce sont prеcisеment ces rencontres faciles que tu prеf?res. Rencontres tranquilles. Qui ne te troublent pas. Qui ne changent rien. Qu’importe qu’elles ne donnent pas de joie pourvu qu’elles ne causent pas de dеsagrеments. Sur une base raisonnable, comme en еconomie politique. Marchandise-argent-marchandise. Lit-argent-lit. Mais aucun amour. C’est bien ?a?
LUI. « L’amour, l’amour »… Et puis apr?s? ? nouveau, la dеception? ? nouveau, la trahison? ? nouveau, la solitude?
ELLE. Qu’est-ce que ?a peut faire, ce qu’il y aura apr?s? Ce qui compte, c’est ce qui est maintenant!
LUI. Mais je dois prendre l’avion, tu comprends bien…
ELLE. Je ne comprends pas. Pourquoi dois-tu? ? qui es-tu redevable? Tu es vivant ou tu es un mеcanisme d’horloge? Est-ce que ce sont les circonstances qui te m?nent ou est-ce toi qui m?nes ton destin?
LUI. Je ne sais pas… Je n’ai pas l’habitude de revenir sur une dеcision si soudainement… Et qu’est-ce que ?a changera si nous nous sеparons un jour plus tard?
ELLE. Qu’est-ce qui changera? Et m?me si rien ne change! Que cela ne soit qu’une journеe de bonheur еphеm?re! (Se ressaisissant.). Et puis, fais comme tu veux.
LUI. Si tu veux, je vais essayer d’еchanger mon billet pour avoir un vol en soirеe…
ELLE. Crois-tu que je vais tenter de te persuader de rester? M?me si je le voulais, je ne le ferais pas.
LUI. Qu’as-tu ? t’emporter? Cela, tous les deux, nous le savions d’avance.
ELLE. Ceux qui savent d’avance me font pitiе. Demain comme aujourd’hui, aujourd’hui comme hier… Si la vie est privеe de surprises, alors il ne sert ? rien de vivre. Regarde-toi, tu ne vis pas, tu existes. Ton cCur est vide, verrouillе. Va o? tu veux avec ton avion, et quand tu veux.
LUI. (Essayant de l’enlacer.). Ne te f?che pas…
ELLE. (Repoussant s?chement ses tentatives.). Arr?te. On n’embrasse pas une femme en pensant ? l’avion qu’on doit prendre. Mieux vaut se sеparer, et le plus vite sera le mieux.
Longue pause.
LUI. Bon, eh bien, c’est dеcidе. Mais je vais regretter de te quitter sans savoir rien sur toi.
ELLE. (Apr?s une longue pause.). Si tu veux, pour que tu n’aies pas de regrets, je vais te parler de moi. J’ai promis que tu ne t’ennuierais pas et je tiendrai parole.
LUI. Ce n’est pas Henriette que tu t’appelles?
ELLE. Еvidemment, non.
LUI. Et comment?
ELLE. Bon, si Henriette ne te pla?t pas, appelle-moi « Juana ».
LUI. De plus en plus opaque. Mais quelle imagination!
ELLE. C’est comme ?a qu’on me taquinait ? l’еcole : « Dona Juana ».
LUI. Pourquoi?
ELLE. J’еtais une jeune fille romantique еrudite. J’adorais depuis ma jeunesse Don Juan. Je croyais que des hommes tels que lui, courageux, gеnеreux, beaux, dеsespеrеs existaient encore aujourd’hui. J’espеrais que je le rencontrerais ou qu’il me trouverait. Pour lui, je voulais ?tre instruite, intelligente, еrudite… Je me suis m?me inscrite ? la facultе des lettres seulement pour lire dans le texte original ce qui concernait mon hеros prеfеrе. Mon mеmoire aussi еtait sur Don Juan.
LUI. Ah! donc, tu es philologue…
ELLE. J’imaginais, comment, beau et courageux, il viendrait me sеduire, mettant en Cuvre tout son arsenal de charme et d’еloquence…
LUI. Et toi, tu serais inexpugnable?
ELLE. Non, au contraire, dans mes r?ves j’imaginais qu’il me soumettrait et que je me donnerais ? lui avec passion. Mais il m’aimerait de telle sorte qu’il ne me quitterait pas. Comme toutes les femmes, je r?vais d’?tre la derni?re femme de Don Juan… Une idiote imbue de littеrature.
LUI. ? prеsent encore, tu es imbue de littеrature.
ELLE. Oui. Mais je ne suis plus tellement idiote.
LUI. Bon, et tu l’as rencontrе ton hеros?
ELLE. Oui… Ni l’intellect, ni l’еrudition n’ont sauvе la jeune idiote exaltеe d’un aveuglement bref mais total. D?s avant qu’il me laisse, j’ai compris qu’il еtait un coureur de jupons, vaniteux, mignon, assez b?te et rien de plus. Il n’avait pas son Leporello et tenait lui-m?me sa liste donjuanesque avec un soin mesquin. J’еtais la cinquante et uni?me. Et il se vantait qu’il ne s’arr?terait qu’une fois atteinte la centaine.
LUI. Et comment as-tu supportе cela?
ELLE. Je me suis vengеe.
LUI. Comment?
ELLE. (Apr?s un petit silence.). Je ne sais pas si je dois te dire.
LUI. Vas-y, puisque tu as commencе.
ELLE. Oui, et puis on va se sеparer… Pas vrai?
LUI. Oui, bien s?r. (Pause.) Mais pourquoi ce silence?
ELLE. (Le ton de sa voix change.). Еcoute, si ?a t’intеresse. J’ai dеcidе de devenir moi-m?me Don Juan. Plus exactement Dona Juana. Il sеduisait les femmes, je sеduirais les hommes. Le plus grand nombre possible. Puisque ce genre d’homme est vu comme un hеros, pourquoi une femme ne deviendrait-elle pas une hеro?ne еgalement?
LUI. (Le front assombri, il s’еcarte de la femme.). Alors, tu as rеussi?
ELLE. En gros, oui.
LUI. Еtrange vengeance.
ELLE. Peut-?tre.
LUI. Et stupide. Car celui qui t’a quittеe n’en a rien su. Et s’il a su, il n’en a eu que faire.
ELLE. Pareil pour moi.
LUI. Et ? combien de noms se monte ta liste donjuanesque?
ELLE. Beaucoup. Et le plus intеressant, c’est que depuis c’est toujours moi qui les ai quittеs et non pas eux qui m’ont quittеe.
LUI. Sans doute t’a-t-il fallu de grands efforts pour dеpasser le nombre de ton idole?
ELLE. Non, pas vraiment. C’est Don Juan qui a d? faire des efforts pour sеduire les femmes, parce qu’elles rеsistaient. Et elles rеsistaient parce que c’est cela qu’on attend d’elles. Mais les hommes ne songent m?me pas ? rеsister. Tu t’offres, ils acceptent tout de suite. De plus, ils s’estiment vainqueurs. C’est m?me ennuyeux. C’est pourquoi j’ai dеcidе de les vaincre par une autre voie.
LUI. Comment prеcisеment?
ELLE. Pas comme tu le penses. Il suffisait ? Don Juan de coucher avec une femme, pour que cela soit per?u comme sa victoire. Mais pour moi, se donner, ce n’est pas une victoire sur l’homme, c’est une dеfaite. Et moi je veux vaincre. Je veux rеellement le sеduire, qu’il tombe amoureux de moi. Et c’est de loin plus difficile.
LUI. M?me pour une femme comme toi?
ELLE. La principale difficultе c’est que l’on permet ? l’homme de prendre l’initiative, et pas ? moi, comme tu l’as expliquе. Et il m’a fallu braver les convenances et me lancer. Le reste s’avеra assez simple.
LUI. Et comment, selon toi, rend-on les hommes amoureux?
ELLE. En gros, comme avec les femmes. Par la flatterie. Grossi?rement, droit dans les yeux. Presqu’? la Hugo :
« Comment, disaient-elles,
Attirer Achille,
Sans br?ler nos ailes?»
(Apr?s une pause :)
«Flattez, disaient-ils. »
LUI. Et ?a marche?
ELLE. Infaillible. Certes, il y a une diffеrence. Si l’homme arrive ? ses fins par des promesses d’amour еternel, la femme, au contraire, est obligеe de promettre de ne pas s’imposer ? jamais. Cela effraie l’homme. Non, rien qu’une nuit. Qu’une heure. Tu es libre. Tu n’es pas liе. Tu n’es tenu ? rien. Tu peux dispara?tre, partir quand bon te semble, o? bon te semble.
LUI. (Avec froideur.). Idеe intеressante.
ELLE. Tellement rebattue, que s’en est m?me ennuyeux.
LUI. Et moi aussi, tu as tentе de me prendre de la m?me fa?on?
ELLE. (Sur un ton provocateur.). Et qu’est-ce qui te distingue des autres? ? propos, n’est-il pas temps que tu ailles ? l’aеroport?
LUI. Tu as beaucoup d’esprit, beaucoup de fiel mais peu de cCur.
ELLE. On voit tout de suite que la remarque еmane d’un biologiste.
Pause.
LUI. Je crois que je vais y aller.
ELLE. N’est-il pas trop t?t?