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LE VISITEUR. Vous vous moquez. Bien s?r, que je me le rappelle.
LE DOCTEUR. Alors, c’est elle ou non ?
LE VISITEUR. Elle, naturellement. Ma tendre, ma douce, mon aimante et adorеe еpouse. Vous n’allez pas le croire, mais nous nous connaissons depuis le cours prеparatoire. Nous еtions dans la m?me еcole. Docteur, vous souvenez-vous de votre lune de miel ?
LE DOCTEUR. (Incrеdule.) Et vous ?
LE VISITEUR. Et comment ! Oh ! l? l? ! quel moment ?a a еtе ! Chaque creux de son corps еtait encore enveloppе de myst?re, chaque attouchement еtait encore source d’еmoi et chaque nuit tenait du miracle. D’un miracle qui n’en finissait pas. Vous souvenez-vous de tout cela, docteur ?
LE DOCTEUR. (Soupirant, avec sentiment.) Qui ne s’en souvient pas ?
LE VISITEUR. Le croirez-vous, docteur, mais notre lune de miel se continue, aujourd’hui encore.
LE DOCTEUR. Donc, il vous reste quand m?me des bribes de souvenirs ?
LE VISITEUR. Bien s?r. Sinon, je serais un parfait crеtin. Malheureusement, j’ai parfois des trous de mеmoire. Des morceaux s’еvanouissent. Puis refont surface. Puis s’еvanouissent ? nouveau et ? nouveau refont surface. ? nouveau s’еvanouissent. ? nouveau refont surface. ? nouveau…
LE DOCTEUR. (L’interrompant.) J’ai compris. S’еvanouissent.
LE VISITEUR. Oui. S’еvanouissent. Mais globalement, j’ai une excellente mеmoire.
LE DOCTEUR. Vraiment ?
LE VISITEUR. Naturellement. J’aime beaucoup la littеrature, la philosophie, l’art. Avez-vous lu Hegel ?
LE DOCTEUR. Oui, quelques textes par-ci par-l?.
LE VISITEUR. Vous souvenez-vous combien belle est sa mani?re de parler d’architecture et de sculpture ?
LE DOCTEUR. M-m-m… Et vous ?
LE VISITEUR. Bien s?r. (Avec sentiment.) « La concrеtion d’idеes abstraites, dans la sph?re de la plastique, gеn?re la phase de l’esprit retournant dans soi, durant laquelle, se sеparant de lui-m?me, il est potentialisе dans la sph?re de la cognition figurative de l’immanence dans la beautе. »
LE DOCTEUR. Ce sont les mots de Hegel ?
LE VISITEUR. Oui, pourquoi ?
LE DOCTEUR. Non, rien. Si c’est le cas, peut-?tre, vous rappelez-vous, malgrе tout, comment vous vous appelez ?
LE VISITEUR. Moi ?
LE DOCTEUR. (Perdant patience.) Vous ! Pas moi, bien s?r ! Ne pouvez-vous pas faire en sorte que, d’une mani?re ou d’une autre, votre nom refasse surface ?
LE VISITEUR. Bien s?r. Je m’appelle… j’ai oubliе.
LE DOCTEUR. Et si nous appelions votre femme, nous apprendrions votre nom avec son aide ?
LE VISITEUR. Bonne idеe.
LE DOCTEUR. Qui l’appelle, vous ou moi ?
LE VISITEUR. Il vaut mieux que ce soit vous. Sinon, elle va dire mon nom et je l’oublierai de nouveau.
LE DOCTEUR. (Regardant la note, il compose le numеro et parle.) Bonjour. Puis-je parler ? Ir?ne ? Enchantе. Je vous appelle de la clinique. Je voudrais savoir comment s’appelle votre mari. Oui, je comprends, que cette question vous paraisse quelque peu еtrange… Non, je ne plaisante pas et ce n’est pas un gag… Je suis effectivement docteur et mon numеro de tеlеphone se trouve dans n’importe quel annuaire… (Plus s?chement et еnergiquement.) Votre mari a des probl?mes, et vous savez bien quels genres de probl?mes… (Avec col?re.) Excusez-moi, mais l’insolence, c’est quand on traite, sans raison, d’insolente une personne qu’on ne conna?t pas. Votre mari…
La conversation est interrompue. De dеpit Le Docteur couvre le combinе du tеlеphone de sa main.
LE VISITEUR. Alors, qu’a-t-elle dit ?
LE DOCTEUR. Elle a dit qu’elle n’a pas du tout de mari !
LE VISITEUR. Ma femme n’a pas de mari ? C’est bizarre.
LE DOCTEUR. Bizarre, en effet.
LE VISITEUR. Mais alors, qui est-ce ?
LE DOCTEUR. ?a, j’aimerais que vous me le disiez.
LE VISITEUR. Mais pourquoi ne pas le lui avoir demandе ?
LE DOCTEUR. Parce qu’elle a raccrochе. Excusez-moi, mais votre femme est une personne assez nerveuse.
LE VISITEUR. Probablement, sa nervositе vient-elle, justement, de ce qu’elle n’a pas de mari.
LE DOCTEUR. Mais elle est votre femme !
LE VISITEUR. (Perplexe.) C’est juste. Dites, comme ?a, pourquoi avez-vous besoin de mon nom ? ?a facilitera la guеrison, ou quoi ?
LE DOCTEUR. Pour ouvrir une fiche mеdicale. Pour vous suivre. Pour vous faire passer un examen. Pour vous envoyer la facture, que diable !
LE VISITEUR. La facture ? Alors, je crains de ne jamais me rappeler mon nom.
LE DOCTEUR. Avec vous, il y a de quoi perdre la raison !
LE VISITEUR. Ne prenez pas cela trop ? cCur. Fumez une cigarette, dеtendez-vous. J’ai de bonnes cigarettes. Vous en voulez ? (Il met la main dans sa poche.) Tenez, prenez tout le paquet.
LE DOCTEUR. (Prenant le paquet.) Ce ne sont pas des cigarettes. Ce sont des jeux de cartes.
LE VISITEUR. Des cartes ? Tant mieux. Faisons une partie, ?a vous distraira.
LE DOCTEUR. Je n’ai pas de temps ? consacrer ? de telles stupiditеs. De plus, je ne sais m?me pas jouer.
LE VISITEUR. Je vous apprendrai. (Il bat vite les cartes et les distribue.) Admettons que vous misiez dix euros sur la dame de pique. Alors…
LE DOCTEUR. (Il prend machinalement les cartes, mais, se ressaisissant les jette sur la table.) Vous vous trouvez dans un cabinet mеdical, et non pas au casino ! L’auriez-vous oubliе ? Je suis mеdecin libеral, et mon temps, c’est de l’argent, beaucoup d’argent ! Vous voulez que je le perde au jeu ?
LE VISITEUR. (Confus.) Pardon. (Il range les cartes.)
LE DOCTEUR. (Las.) Vous savez quoi ? Donnez-moi, finalement, une cigarette. Bien qu’en rеalitе, j’aie cessе de fumer depuis longtemps.
LE VISITEUR. Tenez, je vous en prie.
LE DOCTEUR. (Еtonnе.) Mais ce ne sont pas des cigarettes, voyons, c’est la carte d’identitе. (Il regarde la carte d’identitе, compare la photographie avec le visage de l’Homme. Rеjoui.) Oui, c’est votre carte d’identitе !
LE VISITEUR. Eh bien, qu’est-ce que je vous disais ? J’ai une excellente mеmoire.
LE DOCTEUR. (Regardant la carte d’identitе.) Bien, cher Michel, nous avons, enfin, fait connaissance. (Il introduit les donnеes dans l’ordinateur.) Michel… Grelot. Grelot, c’est vous ?
MICHEL. Et qui d’autre encore ?
LE DOCTEUR. Bon, d’accord. Venons-en, enfin, ? votre affaire. De quoi vous plaignez-vous ? Soyez prеcis.
MICHEL. (Dеterminе.) Il еtait temps. Vous me dеcevez. Je vous paie rеguli?rement des sommes exorbitantes et lorsqu’un poids-lourd m’a foncе dessus, vous n’avez m?me pas bougе le petit doigt.
LE DOCTEUR. Premi?rement, vous ne m’avez versе aucune somme, encore moins exorbitante. Deuxi?mement, je n’ai jamais eu vent qu’un poids-lourd vous ait foncе dessus.
MICHEL. Еtrange oubli. Pourtant, je vous ai envoyе ? ce propos une lettre, ? laquelle vous n’avez m?me pas daignе rеpondre.
LE DOCTEUR. Je n’ai le souvenir d’aucune lettre.
MICHEL. Donc, vous souffrez d’amnеsie. Le coup fut tr?s fort, les consеquences lourdes. Vous avez еtе simplement obligе de prendre immеdiatement des mesures.
LE DOCTEUR. (Ajoutant les donnеes sur la fiche mеdicale.) Avez-vous еtе gravement blessе ?
MICHEL. Le c?tе droit a еtе sеrieusement endommagе.
LE DOCTEUR. (Ajoutant les donnеes sur la fiche mеdicale.) « Le c?tе droit a еtе endommagе… »
MICHEL. Et les deux phares cassеs.
LE DOCTEUR. (En col?re.) Qui a le c?tе endommagе ? Vous ou la voiture ?
MICHEL. La voiture, bien s?r.
LE DOCTEUR. Et que vous est-il arrivе ? Vous vous ?tes cognе la t?te ?
MICHEL. Pourquoi, tout ? coup ? Je vais tr?s bien. Pas une еgratignure.
LE DOCTEUR. Alors, pourquoi devais-je prendre immеdiatement des mesures ?
MICHEL. Et qui me paiera une compensation ?
LE DOCTEUR. Une compensation ? Pour quoi ? Ce n’est tout de m?me pas moi qui conduisais le poids-lourd.
MICHEL. Non. Mais vous ?tes mon agent d’assurances. Quand avez-vous l’intention de me rеgler la rеparation ?
LE DOCTEUR. Mon cher, je ne suis pas agent d’assurances. Je suis mеdecin libеral. Docteur. Vous comprenez ? Docteur.
MICHEL. (Perplexe.) Docteur ?
LE DOCTEUR. Docteur, docteur. (Il lui parle doucement et patiemment.) Vous ?tes venu voir le docteur. Le docteur, pas l’agent d’assurances.
MICHEL. Oui, c’est vrai… J’avais compl?tement oubliе. Pardon.
LE DOCTEUR. (Prеoccupе.) Je sens que votre maladie est des plus sеrieuses. Des plus sеrieuses.
MICHEL. Mais on peut en guеrir ?
LE DOCTEUR. Comment vous dire… C’est une chance que vous soyez venu me voir moi prеcisеment. Un autre mеdecin pour rien au monde ne vous soignerait.
MICHEL. Oui, vous l’avez dеj? dit.
LE DOCTEUR. Donc ?a, vous vous en souvenez ?
MICHEL. Bien s?r.
LE DOCTEUR. C’est bien. Et d’une mani?re gеnеrale, vous souvenez-vous de quelque chose ?
MICHEL. Je me souviens de tout. De mon enfance, de l’еcole, du travail. Mais je peux compl?tement oublier ce qu’il m’est arrivе une semaine ou une heure plus t?t. Et puis soudain me rappeler. Et oublier ? nouveau. C’est affreux.
LE DOCTEUR. Tout va bien, tout va bien, rien n’est irrеparable.
MICHEL. Comment s’appelle ma maladie ?
LE DOCTEUR. C’est une des formes de la sclеrose. Difficile de dire pour l’instant, laquelle prеcisеment. Il en existe beaucoup. (Ajoutant les donnеes sur la fiche mеdicale.) Comment vous sentez-vous physiquement ?
MICHEL. Normal.
LE DOCTEUR. Quel comportement votre femme a-t-elle ? votre еgard ?
MICHEL. Normal.
LE DOCTEUR. Quand avez-vous eu des rapports intimes avec elle pour la derni?re fois ?
MICHEL. (Apr?s une longue rеflexion.) Je ne me rappelle pas.
LE DOCTEUR. (Se prenant par la t?te de dеsespoir.) Mon cher, soyons honn?te, vous ?tes un cas un peu difficile. Faisons une petite pause.
MICHEL. Pourquoi ?
LE DOCTEUR. Parce que je suis fatiguе. Et je suis pris d’un mal de t?te.
MICHEL. (Compatissant.) Je peux vous donner un comprimе…
LE DOCTEUR. (Il hurle.) Pas la peine ! Avalez-le vous-m?me ! (Se reprenant.) Excusez-moi, je suis effectivement fatiguе. O? en еtions-nous ?
MICHEL. Vous demandez ? faire une petite pause.