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Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке
Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке
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Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке

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Le vieux monsieur se rapprocha de nous. Il chevrotait.

« Mon cher ami, dit-il ? Voireuse, j’ai la grande douleur de vous apprendre que depuis votre derni?re visite, ma pauvre femme a succombе ? notre immense chagrin… Jeudi nous l’avions laissеe seule un moment, elle nous l’avait demandе… Elle pleurait… »

Il ne sut finir sa phrase. Il se dеtourna brusquement et nous quitta.

« J’ te reconnais bien, fis?je alors ? Robinson, d?s que le vieux monsieur se fut suffisamment еloignе de nous.

– Moi aussi, que je te reconnais…

– Qu’est-ce qui lui est arrivе ? la vieille? que je lui ai alors demandе.

– Eh bien, elle s’est pendue avant-hier, voil? tout! qu’il a rеpondu. Tu parles alors d’une noix, dis donc! qu’il a m?me ajoutе ? ce propos… Moi qui l’avais comme marraine!.. C’est bien ma veine hein! Tu parles d’un lot! Pour la premi?re fois que je venais en permission!.. Et y a six mois que je l’attendais ce jour-l?!.. »

On a pas pu s’emp?cher de rigoler, Voireuse et moi, de ce malheur-l? qui lui arrivait ? lui Robinson. En fait de sale surprise, c’en еtait une, seulement ?a nous rendait pas nos deux cents balles ? nous non plus qu’elle soye morte, nous qu’on allait monter un nouveau bobard pour la circonstance. Du coup nous n’еtions pas contents, ni les uns ni les autres.

« Tu l’avais ta gueule enfarinеe, hein, grand saligaud? qu’on l’asticotait nous Robinson, histoire de le faire grimper et de le mettre en bo?te. Tu croyais que t’allais te l’envoyer hein? le gueuleton pеp?re avec les vieux? Tu croyais peut-?tre aussi que t’allais l’enfiler la marraine?.. T’es servi dis donc!.. »

Comme on pouvait pas rester l? tout de m?me ? regarder la pelouse en se bidonnant, on est partis tous les trois ensemble du c?tе de Grenelle. On a comptе notre argent ? tous les trois, ?a faisait pas beaucoup. Comme il fallait rentrer le soir m?me dans nos h?pitaux et dеp?ts respectifs, y avait juste assez pour un d?ner au bistrot ? trois, et puis il restait peut-?tre encore un petit quelque chose, mais pas assez pour « monter » au bobinard. Cependant, on y a еtе quand m?me au claque mais pour prendre un verre seulement et en bas.

« Toi, je suis content de te revoir, qu’il m’a annoncе, Robinson, mais tu parles d’un colis quand m?me la m?re du gars!.. Tout de m?me quand j’y repense, et qui va se pendre le jour m?me o? j’arrive dis donc!.. J’la retiens celle-l?!.. Est-ce que je me pends moi dis?.. Du chagrin?.. J’ passerais mon temps ? me pendre moi alors!.. Et toi?

– Les gens riches, fit Voireuse, c’est plus sensible que les autres… »

Il avait bon cCur Voireuse. Il ajouta encore: « Si j’avais six francs j’ monterais avec la petite brune que tu vois l?-bas, pr?s de la machine ? sous…

– Vas-y, qu’on lui a dit nous alors, tu nous raconteras si elle suce bien… »

Seulement, on a eu beau chercher, on n’avait pas assez avec le pourboire pour qu’il puisse se l’envoyer. On avait juste assez pour encore un cafе chacun et deux cassis. Une fois lichеs, on est repartis se promener!

Place Vend?me, qu’on a fini par se quitter. Chacun partait de son c?tе. On ne se voyait plus en se quittant et on parlait bas, tellement il y avait des еchos. Pas de lumi?re, c’еtait dеfendu.

Lui, Jean Voireuse, je l’ai jamais revu. Robinson, je l’ai retrouvе souvent par la suite. Jean Voireuse, c’est les gaz qui l’ont possеdе, dans la Somme. Il est allе finir au bord de la mer, en Bretagne, deux ans plus tard, dans un sanatorium marin. Il m’a еcrit deux fois dans les dеbuts puis plus du tout. Il n’y avait jamais еtе ? la mer. « T’as pas idеe comme c’est beau, qu’il m’еcrivait, je prends un peu des bains, c’est bon pour mes pieds, mais ma voix je crois qu’elle est bien foutue. » ?a le g?nait parce que son ambition, au fond, ? lui, c’еtait de pouvoir un jour rentrer dans les chCurs au thе?tre.

C’est bien mieux payе et plus artiste les chCurs que la figuration simple.

Les huiles ont fini par me laisser tomber et j’ai pu sauver mes tripes, mais j’еtais marquе ? la t?te et pour toujours. Rien ? dire. « Va-t’en!.. qu’ils m’ont fait. T’es plus bon ? rien!..

– En Afrique! que j’ai dit moi. Plus que ?a sera loin, mieux ?a vaudra! » C’еtait un bateau comme les autres de la Compagnie des Corsaires Rеunis qui m’a embarquе. Il s’en allait vers les Tropiques, avec son fret de cotonnades, d’officiers et de fonctionnaires.

Il еtait si vieux ce bateau qu’on lui avait enlevе jusqu’? sa plaque en cuivre, sur le pont supеrieur, o? se trouvait autrefois inscrite l’annеe de sa naissance; elle remontait si loin sa naissance qu’elle aurait incitе les passagers ? la crainte et aussi ? la rigolade.

On m’avait donc embarquе l?-dessus, pour que j’essaye de me refaire aux Colonies. Ils y tenaient ceux qui me voulaient du bien, ? ce que je fasse fortune. Je n’avais envie moi que de m’en aller, mais comme on doit toujours avoir l’air utile quand on est pas riche et comme d’autre part je n’en finissais pas avec mes еtudes, ?a ne pouvait pas durer. Je n’avais pas assez d’argent non plus pour aller en Amеrique. « Va pour l’Afrique! » que j’ai dit alors et je me suis laissе pousser vers les Tropiques, o?, m’assurait?on, il suffisait de quelque tempеrance et d’une bonne conduite pour se faire tout de suite une situation.

Ces pronostics me laissaient r?veur. Je n’avais pas beaucoup de choses pour moi, mais j’avais certes de la bonne tenue, on pouvait le dire, le maintien modeste, la dеfеrence facile et la peur toujours de n’?tre pas ? l’heure et encore le souci de ne jamais passer avant une autre personne dans la vie, de la dеlicatesse enfin…

Quand on a pu s’еchapper vivant d’un abattoir international en folie, c’est tout de m?me une rеfеrence sous le rapport du tact et de la discrеtion. Mais revenons ? ce voyage. Tant que nous rest?mes dans les eaux d’Europe, ?a ne s’annon?ait pas mal. Les passagers croupissaient, rеpartis dans l’ombre des entreponts, dans les w.-c., au fumoir, par petits groupes soup?onneux et nasillards. Tout ?a, bien imbibе de picons et cancans, du matin au soir. On en rotait, sommeillait et vocifеrait tour ? tour et semblait-il sans jamais regretter rien de l’Europe.

Notre navire avait nom: l’Amiral-Bragueton. Il ne devait tenir sur ces eaux ti?des que gr?ce ? sa peinture. Tant de couches accumulеes par pelures avaient fini par lui constituer une sorte de seconde coque ? l’Amiral-Bragueton ? la mani?re d’un oignon. Nous voguions vers l’Afrique, la vraie, la grande; celle des insondables for?ts, des miasmes dеlеt?res, des solitudes inviolеes, vers les grands tyrans n?gres vautrеs aux croisements de fleuves qui n’en finissent plus. Pour un paquet de lames « Pilett » j’allais trafiquer avec eux des ivoires longs comme ?a, des oiseaux flamboyants, des esclaves mineures. C’еtait promis. La vie quoi! Rien de commun avec cette Afrique dеcortiquеe des agences et des monuments, des chemins de fer et des nougats. Ah non! Nous allions nous la voir dans son jus, la vraie Afrique! Nous les passagers boissonnants de l’Amiral-Bragueton!

Mais, d?s apr?s les c?tes du Portugal, les choses se mirent ? se g?ter. Irrеsistiblement, certain matin au rеveil, nous f?mes comme dominеs par une ambiance d’еtuve infiniment ti?de, inquiеtante. L’eau dans les verres, la mer, l’air, les draps, notre sueur, tout, ti?de, chaud. Dеsormais impossible la nuit, le jour, d’avoir plus rien de frais sous la main, sous le derri?re, dans la gorge, sauf la glace du bar avec le whisky. Alors un vil dеsespoir s’est abattu sur les passagers de l’Amiral-Bragueton condamnеs ? ne plus s’еloigner du bar, envo?tеs, rivеs aux ventilateurs, soudеs aux petits morceaux de glace, еchangeant menaces apr?s cartes et regrets en cadences incohеrentes.

?a n’a pas tra?nе. Dans cette stabilitе dеsespеrante de chaleur tout le contenu humain du navire s’est coagulе dans une massive ivrognerie. On se mouvait mollement entre les ponts, comme des poulpes au fond d’une baignoire d’eau fadasse. C’est depuis ce moment que nous v?mes ? fleur de peau venir s’еtaler l’angoissante nature des Blancs, provoquеe, libеrеe, bien dеbraillеe enfin, leur vraie nature, tout comme ? la guerre. Еtuve tropicale pour instincts tels crapauds et vip?res qui viennent enfin s’еpanouir au mois d’ao?t, sur les flancs fissurеs des prisons. Dans le froid d’Europe, sous les grisailles pudiques du Nord, on ne fait, hors les carnages, que soup?onner la grouillante cruautе de nos fr?res, mais leur pourriture envahit la surface d?s que les еmoustille la fi?vre ignoble des Tropiques. C’est alors qu’on se dеboutonne еperdument et que la saloperie triomphe et nous recouvre entiers. C’est l’aveu biologique. D?s que le travail et le froid ne nous astreignent plus, rel?chent un moment leur еtau, on peut apercevoir des Blancs, ce qu’on dеcouvre du gai rivage, une fois que la mer s’en retire: la vеritе, mares lourdement puantes, les crabes, la charogne et l’еtron.

Ainsi, le Portugal passе, tout le monde se mit, sur le navire, ? se libеrer les instincts avec rage, l’alcool aidant, et aussi ce sentiment d’agrеment intime que procure une gratuitе absolue de voyage, surtout aux militaires et fonctionnaires en activitе. Se sentir nourri, couchе, abreuvе pour rien pendant quatre semaines consеcutives, qu’on y songe, c’est assez, n’est-ce pas, en soi, pour dеlirer d’еconomie? Moi, seul payant du voyage, je fus trouvе par consеquent, d?s que cette particularitе fut connue, singuli?rement effrontе, nettement insupportable.

Si j’avais eu quelque expеrience des milieux coloniaux, au dеpart de Marseille, j’aurais еtе, compagnon indigne, ? genoux, solliciter le pardon, la mansuеtude de cet officier d’infanterie coloniale, que je rencontrais partout, le plus еlevе en grade, et m’humilier peut-?tre au surplus, pour plus de sеcuritе, aux pieds du fonctionnaire le plus ancien. Peut-?tre alors, ces passagers fantastiques m’auraient-ils tolеrе au milieu d’eux sans dommage? Mais, ignorant, mon inconsciente prеtention de respirer autour d’eux faillit bien me co?ter la vie.

On n’est jamais assez craintif. Gr?ce ? certaine habiletе, je ne perdis que ce qu’il me restait d’amour-propre. Et voici comment les choses se pass?rent. Quelque temps apr?s les ?les Canaries, j’appris d’un gar?on de cabine qu’on s’accordait ? me trouver poseur, voire insolent?.. Qu’on me soup?onnait de maquereautage en m?me temps que de pеdеrastie… D’?tre m?me un peu coca?nomane… Mais cela ? titre accessoire… Puis l’Idеe fit son chemin que je devais fuir la France devant les consеquences de certains forfaits parmi les plus graves. Je n’еtais cependant qu’aux dеbuts de mes еpreuves. C’est alors que j’appris l’usage imposе sur cette ligne, de n’accepter qu’avec une extr?me circonspection, d’ailleurs accompagnеe de brimades, les passagers payants; c’est-?-dire ceux qui ne jouissaient ni de la gratuitе militaire, ni des arrangements bureaucratiques, les colonies fran?aises appartenant en propre, on le sait, ? la noblesse des « Annuaires ».

Il n’existe apr?s tout que bien peu de raisons valables pour un civil inconnu de s’aventurer de ces c?tеs… Espion, suspect, on trouva mille raisons pour me toiser de travers, les officiers dans le blanc des yeux, les femmes en souriant d’une mani?re entendue. Bient?t, les domestiques eux-m?mes, encouragеs, еchang?rent derri?re mon dos, des remarques lourdement caustiques. On en vint ? ne plus douter que c’еtait bien moi le plus grand et le plus insupportable mufle du bord et pour ainsi dire le seul. Voil? qui promettait.

Je voisinais ? table avec quatre agents des postes du Gabon, hеpatiques, еdentеs. Familiers et cordiaux dans le dеbut de la traversеe, ils ne m’adress?rent ensuite plus un tra?tre mot. C’est-?-dire que je fus placе, d’un tacite accord, au rеgime de la surveillance commune. Je ne sortais plus de ma cabine qu’avec d’infinies prеcautions. L’air tellement cuit nous pesait sur la peau ? la mani?re d’un solide. ? poil, verrou tirе, je ne bougeais plus et j’essayais d’imaginer quel plan les diaboliques passagers avaient pu concevoir pour me perdre. Je ne connaissais personne ? bord et cependant chacun semblait me reconna?tre. Mon signalement devait ?tre devenu prеcis, instantanе dans leur esprit, comme celui du criminel cеl?bre qu’on publie dans les journaux.

Je tenais, sans le vouloir, le r?le de l’indispensable « inf?me et rеpugnant saligaud » honte du genre humain qu’on signale partout au long des si?cles, dont tout le monde a entendu parler, ainsi que du Diable et du Bon Dieu, mais qui demeure toujours si divers, si fuyant, quand ? terre et dans la vie, insaisissable en somme. Il avait fallu pour l’isoler enfin, le « saligaud », l’identifier, le tenir, les circonstances exceptionnelles qu’on ne rencontrait que sur ce bord еtroit.

Une vеritable rеjouissance gеnеrale et morale s’annon?ait ? bord de l’Amiral-Bragueton. « L’immonde » n’еchapperait pas ? son sort. C’еtait moi.

? lui seul cet еvеnement valait tout le voyage. Reclus parmi ces ennemis spontanеs, je t?chais tant bien que mal de les identifier sans qu’ils s’en aper?ussent. Pour y parvenir je les еpiais impunеment, le matin surtout, par le hublot de ma cabine. Avant le petit dеjeuner, prenant le frais, poilus du pubis aux sourcils et du rectum ? la plante des pieds, en pyjamas, transparents au soleil; vautrеs le long du bastingage, le verre en main, ils venaient roter l?, mes ennemis, et mena?aient dеj? de vomir alentour, surtout le capitaine aux yeux saillants et injectеs que son foie travaillait ferme, d?s l’aurore. Rеguli?rement au rеveil, il s’enquеrait de mes nouvelles aupr?s des autres lurons, si « l’on » ne m’avait pas encore « balancе par-dessus bord » qu’il demandait. « Comme un glaviot! » Pour faire image, en m?me temps il crachait dans la mer mousseuse. Quelle rigolade!

L’Amiral n’avan?ait gu?re, il se tra?nait plut?t, en ronronnant, d’un roulis vers l’autre. Ce n’еtait plus un voyage, c’еtait une esp?ce de maladie. Les membres de ce concile matinal, ? les examiner de mon coin, me semblaient tous assez profondеment malades, paludеens, alcooliques, syphilitiques sans doute, leur dеchеance visible ? dix m?tres me consolait un peu de mes tracas personnels. Apr?s tout, c’еtaient des vaincus, tout de m?me que moi ces Matamores!.. Ils cr?naient encore voil? tout! Seule diffеrence! Les moustiques s’еtaient dеj? chargеs de les sucer et de leur distiller ? pleines veines ces poisons qui ne s’en vont plus… Le trеpon?me ? l’heure qu’il еtait leur limaillait dеj? les art?res… L’alcool leur bouffait les foies… Le soleil leur fendillait les rognons… Les morpions leur collaient aux poils et l’eczеma ? la peau du ventre… La lumi?re grеsillante finirait bien par leur roustiller la rеtine!.. Dans pas longtemps que leur resterait-il? Un bout du cerveau… Pour en faire quoi avec? Je vous le demande?.. L? o? ils allaient? Pour se suicider? ?a ne pouvait leur servir qu’? ?a, un cerveau l? o? ils allaient… On a beau dire, c’est pas dr?le de vieillir dans les pays o? y a pas de distractions… O? on est forcе de se regarder dans la glace dont le tain verdit devenir de plus en plus dеchu, de plus en plus moche… On va vite ? pourrir, dans les verdures, surtout quand il fait chaud atrocement.

Le Nord au moins ?a vous conserve les viandes; ils sont p?les une fois pour toutes les gens du Nord. Entre un Suеdois mort et un jeune homme qui a mal dormi, peu de diffеrence. Mais le colonial il est dеj? tout rempli d’asticots un jour apr?s son dеbarquement. Elles n’attendaient qu’eux ces infiniment laborieuses vermicelles et ne les l?cheraient plus que bien au?del? de la vie. Sacs ? larves.

Nous en avions encore pour huit jours de mer avant de faire escale devant la Bragamance, premi?re terre promise. J’avais le sentiment de demeurer dans une bo?te d’explosifs. Je ne mangeais presque plus pour еviter de me rendre ? leur table et de traverser leurs entreponts en plein jour. Je ne disais plus un mot. Jamais on ne me voyait en promenade. Il еtait difficile d’?tre aussi peu que moi sur le navire tout en y demeurant.

Mon gar?on de cabine, un p?re de famille, voulut bien me confier que les brillants officiers de la coloniale avaient fait le serment, verre en main, de me gifler ? la premi?re occasion et de me balancer par-dessus bord ensuite. Quand je lui demandais pourquoi, il n’en savait rien et il me demandait ? son tour ce que j’avais bien pu faire pour en arriver l?. Nous en demeurions ? ce doute. ?a pouvait durer longtemps. J’avais une sale gueule, voil? tout.

On ne m’y reprendrait plus ? voyager avec des gens aussi difficiles ? contenter. Ils еtaient tellement dеsCuvrеs aussi, enfermеs trente jours durant avec eux-m?mes qu’il en fallait tr?s peu pour les passionner. D’ailleurs, dans la vie courante, rеflеchissons que cent individus au moins dans le cours d’une seule journеe bien ordinaire dеsirent votre pauvre mort, par exemple tous ceux que vous g?nez, pressеs dans la queue derri?re vous au mеtro, tous ceux encore qui passent devant votre appartement et qui n’en ont pas, tous ceux qui voudraient que vous ayez achevе de faire pipi pour en faire autant, enfin, vos enfants et bien d’autres. C’est incessant. On s’y fait. Sur le bateau ?a se discerne mieux cette presse, alors c’est plus g?nant.

Dans cette еtuve mijotante, le suint de ces ?tres еbouillantеs se concentre, les pressentiments de la solitude coloniale еnorme qui va les ensevelir bient?t eux et leur destin, les faire gеmir dеj? comme des agonisants. Ils s’accrochent, ils mordent, ils lac?rent, ils en bavent. Mon importance ? bord croissait prodigieusement de jour en jour. Mes rares arrivеes ? table aussi furtives et silencieuses que je m’appliquasse ? les rendre prenaient l’ampleur de rеels еvеnements. D?s que j’entrais dans la salle ? manger, les cent vingt passagers tressautaient, chuchotaient…

Les officiers de la coloniale bien tassеs d’apеritifs en apеritifs autour de la table du commandant, les receveurs buralistes, les institutrices congolaises surtout, dont l’Amiral-Bragueton emportait tout un choix, avaient fini de suppositions malveillantes en dеductions diffamatoires par me magnifier jusqu’? l’infernale importance.

? l’embarquement de Marseille, je n’еtais gu?re qu’un insignifiant r?vasseur, mais ? prеsent, par l’effet de cette concentration agacеe d’alcooliques et de vagins impatients, je me trouvais dotе, mеconnaissable, d’un troublant prestige.

Le Commandant du navire, gros malin trafiqueur et verruqueux, qui me serrait volontiers la main dans les dеbuts de la traversеe, chaque fois qu’on se rencontrait ? prеsent, ne semblait m?me plus me reconna?tre, ainsi qu’on еvite un homme recherchе pour une sale affaire, coupable dеj?… De quoi? Quand la haine des hommes ne comporte aucun risque, leur b?tise est vite convaincue, les motifs viennent tout seuls.

D’apr?s ce que je croyais discerner dans la malveillance compacte o? je me dеbattais, une des demoiselles institutrices animait l’еlеment fеminin de la cabale. Elle retournait au Congo, crever, du moins je l’espеrais, cette garce. Elle quittait peu les officiers coloniaux aux torses moulеs dans la toile еclatante et parеs au surplus du serment qu’ils avaient prononcе de m’еcraser ni plus ni moins qu’une infecte limace, bien avant la prochaine escale. On se demandait ? la ronde si je serais aussi rеpugnant aplati qu’en forme. Bref, on s’amusait. Cette demoiselle attisait leur verve, appelait l’orage sur le pont de l’Amiral-Bragueton, ne voulait conna?tre de repos qu’apr?s qu’on m’e?t enfin ramassе pantelant, corrigе pour toujours de mon imaginaire impertinence, puni d’oser exister en somme, rageusement battu, saignant, meurtri, implorant pitiе sous la botte et le poing d’un de ces gaillards dont elle br?lait d’admirer l’action musculaire, le courroux splendide. Sc?ne de haut carnage, dont ses ovaires fripеs pressentaient un rеveil. ?a valait un viol par gorille. Le temps passait et il est pеrilleux de faire attendre longtemps les corridas. J’еtais la b?te. Le bord entier l’exigeait, frеmissant jusqu’aux soutes.

La mer nous enfermait dans ce cirque boulonnе. Les machinistes eux-m?mes еtaient au courant. Et comme il ne nous restait plus que trois journеes avant l’escale, journеes dеcisives, plusieurs toreros s’offrirent. Et plus je fuyais l’esclandre et plus on devenait agressif, imminent ? mon еgard. Ils se faisaient dеj? la main les sacrificateurs. On me coin?a ainsi entre deux cabines, au revers d’une courtine. Je m’еchappai de justesse, mais il me devenait franchement pеrilleux de me rendre aux cabinets. Quand nous n’e?mes donc plus que ces trois jours de mer devant nous j’en profitai pour dеfinitivement renoncer ? tous mes besoins naturels. Les hublots me suffisaient. Autour de moi tout еtait accablant de haine et d’ennui. Il faut dire aussi qu’il est incroyable cet ennui du bord, cosmique pour parler franchement. Il recouvre la mer, et le bateau, et les cieux. Des gens solides en deviendraient bizarres, ? plus forte raison ces abrutis chimеriques.

Un sacrifice! J’allais y passer. Les choses se prеcis?rent un soir apr?s le d?ner o? je m’еtais quand m?me rendu, tracassе par la faim. J’avais gardе le nez au-dessus de mon assiette, n’osant m?me pas sortir mon mouchoir de ma poche pour m’еponger. Nul ne fut ? bouffer jamais plus discret que moi. Des machines vous montait, assis, sous le derri?re, une vibration incessante et menue. Mes voisins de table devaient ?tre au courant de ce qu’on avait dеcidе ? mon еgard, car ils se mirent, ? ma surprise, ? me parler librement et complaisamment de duels et d’estocades, ? me poser des questions… ? ce moment aussi, l’institutrice du Congo, celle qui avait l’haleine si forte, se dirigea vers le salon. J’eus le temps de remarquer qu’elle portait une robe en guipure de grand apparat et se rendait au piano avec une sorte de h?te crispеe, pour jouer, si l’on peut dire, certains airs dont elle escamotait toutes les finales. L’ambiance devint intensеment nerveuse et furtive.

Je ne fis qu’un bond pour aller me rеfugier dans ma cabine. Je l’avais presque atteinte quand un des capitaines de la coloniale, le plus bombе, le plus musclе de tous, me barra net le chemin, sans violence, mais fermement. « Montons sur le pont », m’enjoignit-il. Nous y f?mes en quelques pas. Pour la circonstance, il portait son kеpi le mieux dorе, il s’еtait boutonnе enti?rement du col ? la braguette, ce qu’il n’avait pas fait depuis notre dеpart. Nous еtions donc en pleine cеrеmonie dramatique. Je n’en menais pas large, le cCur battant ? hauteur du nombril.

Ce prеambule, cette impeccabilitе anormale me fit prеsager une exеcution lente et douloureuse. Cet homme me faisait l’effet d’un morceau de la guerre qu’on aurait remis brusquement devant ma route, ent?tе, coincе, assassin.

Derri?re lui, me bouclant la porte de l’entrepont, se dressaient en m?me temps quatre officiers subalternes, attentifs ? l’extr?me, escorte de la Fatalitе.

Donc, plus moyen de fuir. Cette interpellation avait d? ?tre minutieusement rеglеe. « Monsieur, vous avez devant vous le capitaine Frеmizon des troupes coloniales! Au nom de mes camarades et des passagers de ce bateau justement indignеs par votre inqualifiable conduite, j’ai l’honneur de vous demander raison!.. Certains propos que vous avez tenus ? notre sujet depuis votre dеpart de Marseille sont inacceptables!.. Voici le moment, monsieur, d’articuler bien haut vos griefs!.. De proclamer ce que vous racontez honteusement tout bas depuis vingt et un jours! De nous dire enfin ce que vous pensez… »

Je ressentis en entendant ces mots un immense soulagement. J’avais redoutе quelque mise ? mort imparable, mais ils m’offraient, puisqu’il parlait, le capitaine, une mani?re de leur еchapper. Je me ruai vers cette aubaine. Toute possibilitе de l?chetе devient une magnifique espеrance ? qui s’y conna?t. C’est mon avis. Il ne faut jamais se montrer difficile sur le moyen de se sauver de l’еtripade, ni perdre son temps non plus ? rechercher les raisons d’une persеcution dont on est l’objet. Y еchapper suffit au sage.

« Capitaine! lui rеpondis-je avec toute la voix convaincue dont j’еtais capable dans le moment, quelle extraordinaire erreur vous alliez commettre! Vous! Moi! Comment me pr?ter ? moi, les sentiments d’une semblable perfidie? C’est trop d’injustice en vеritе! J’en ferais capitaine une maladie! Comment? Moi hier encore dеfenseur de notre ch?re patrie! Moi, dont le sang s’est m?lе au v?tre pendant des annеes au cours d’inoubliables batailles! De quelle injustice alliez-vous m’accabler capitaine! »

Puis, m’adressant au groupe entier:

« De quelle abominable mеdisance, messieurs, ?tes-vous devenus les victimes? Aller jusqu’? penser que moi, votre fr?re en somme, je m’ent?tais ? rеpandre d’immondes calomnies sur le compte d’hеro?ques officiers! C’est trop! vraiment c’est trop! Et cela au moment m?me o? ils s’appr?tent ces braves, ces incomparables braves ? reprendre, avec quel courage, la garde sacrеe de notre immortel empire colonial! poursuivis-je. L? o? les plus magnifiques soldats de notre race se sont couverts d’une gloire еternelle. Les Mangin! les Faidherbe, les Gallieni!.. Ah! capitaine! Moi? ?a? »

Je me tins en suspens. J’espеrais ?tre еmouvant. Bienheureusement je le fus un petit instant. Sans tra?ner, alors, profitant de cet armistice de bafouillage, j’allai droit ? lui et lui serrai les deux mains dans une еtreinte d’еmotion.

J’еtais un peu tranquille ayant ses mains enfermеes dans les miennes. Tout en les lui tenant, je continuais ? m’expliquer avec volubilitе et tout en lui donnant mille fois raison, je l’assurais que tout еtait ? reprendre entre nous et par le bon bout cette fois! Que ma naturelle et stupide timiditе seule se trouvait ? l’origine de cette fantastique mеprise! Que ma conduite certes aurait pu ?tre interprеtеe comme un inconcevable dеdain par ce groupe de passagers et de passag?res « hеros et charmeurs mеlangеs… Providentielle rеunion de grands caract?res et de talents… Sans oublier les dames incomparables musiciennes, ces ornements du bord!.. » Tout en faisant largement amende honorable, je sollicitai pour conclure qu’on m’admisse sans y surseoir et sans restriction aucune, au sein de leur joyeux groupe patriotique et fraternel… O? je tenais, d?s ce moment, et pour toujours, ? faire tr?s aimable figure… Sans lui l?cher les mains, bien entendu, je redoublai d’еloquence.

Tant que le militaire ne tue pas, c’est un enfant. On l’amuse aisеment. N’ayant pas l’habitude de penser, d?s qu’on lui parle il est forcе pour essayer de vous comprendre de se rеsoudre ? des efforts accablants. Le capitaine Frеmizon ne me tuait pas, il n’еtait pas en train de boire non plus, il ne faisait rien avec ses mains, ni avec ses pieds, il essayait seulement de penser. C’еtait еnormеment trop pour lui. Au fond, je le tenais par la t?te.

Graduellement, pendant que durait cette еpreuve d’humiliation, je sentais mon amour-propre dеj? pr?t ? me quitter, s’estomper encore davantage, et puis me l?cher, m’abandonner tout ? fait, pour ainsi dire officiellement. On a beau dire, c’est un moment bien agrеable. Depuis cet incident, je suis devenu pour toujours infiniment libre et lеger, moralement s’entend. C’est peut-?tre de la peur qu’on a le plus souvent besoin pour se tirer d’affaire dans la vie. Je n’ai jamais voulu quant ? moi d’autres armes depuis ce jour, ou d’autres vertus.

Les camarades du militaire indеcis, ? prеsent eux aussi venus l? expr?s pour еponger mon sang et jouer aux osselets avec mes dents еparpillеes, devaient pour tout triomphe se contenter d’attraper des mots dans l’air. Les civils accourus frеmissants ? l’annonce d’une mise ? mort arboraient de sales figures. Comme je ne savais pas au juste ce que je racontais, sauf ? demeurer ? toute force dans la note lyrique, tout en tenant les mains du capitaine, je fixais un point idеal dans le brouillard moelleux, ? travers lequel l’Amiral-Bragueton avan?ait en soufflant et crachant d’un coup d’hеlice ? l’autre. Enfin, je me risquai pour terminer ? faire tournoyer un de mes bras au-dessus de ma t?te et l?chant une main du capitaine, une seule, je me lan?ai dans la pеroraison: « Entre braves, messieurs les Officiers, doit?on pas toujours finir par s’entendre? Vive la France alors, nom de Dieu! Vive la France! » C’еtait le truc du sergent Branledore. Il rеussit encore dans ce cas-l?. Ce fut le seul cas o? la France me sauva la vie, jusque-l? c’еtait plut?t le contraire. J’observai parmi les auditeurs un petit moment d’hеsitation, mais tout de m?me il est bien difficile ? un officier aussi mal disposе qu’il puisse ?tre, de gifler un civil, publiquement, au moment o? celui?ci crie si fortement que je venais de le faire: « Vive la France! » Cette hеsitation me sauva.

J’empoignai deux bras au hasard dans le groupe des officiers et invitai tout le monde ? venir se rеgaler au Bar ? ma santе et ? notre rеconciliation. Ces vaillants ne rеsist?rent qu’une minute et nous b?mes ensuite pendant deux heures. Seulement les femelles du bord nous suivaient des yeux, silencieuses et graduellement dе?ues. Par les hublots du Bar, j’apercevais entre autres la pianiste institutrice ent?tеe qui passait et revenait au milieu d’un cercle de passag?res, la hy?ne. Elles soup?onnaient bien ces garces que je m’еtais tirе du guet-apens par ruse et se promettaient de me rattraper au dеtour. Pendant ce temps, nous buvions indеfiniment entre hommes sous l’inutile mais abrutissant ventilateur, qui se perdait ? moudre depuis les Canaries le coton ti?de atmosphеrique. Il me fallait cependant encore retrouver de la verve, de la faconde qui puisse plaire ? mes nouveaux amis, de la facile. Je ne tarissais pas, peur de me tromper, en admiration patriotique et je demandais et redemandais ? ces hеros chacun son tour, des histoires et encore des histoires de bravoure coloniale. C’est comme les cochonneries, les histoires de bravoure, elles plaisent toujours ? tous les militaires de tous les pays. Ce qu’il faut au fond pour obtenir une esp?ce de paix avec les hommes, officiers ou non, armistices fragiles il est vrai, mais prеcieux quand m?me, c’est leur permettre en toutes circonstances, de s’еtaler, de se vautrer parmi les vantardises niaises. Il n’y a pas de vanitе intelligente. C’est un instinct. Il n’y a pas d’homme non plus qui ne soit pas avant tout vaniteux. Le r?le du paillasson admiratif est ? peu pr?s le seul dans lequel on se tol?re d’humain ? humain avec quelque plaisir. Avec ces soldats, je n’avais pas ? me mettre en frais d’imagination. Il suffisait de ne pas cesser d’appara?tre еmerveillе. C’est facile de demander et de redemander des histoires de guerre. Ces compagnons-l? en еtaient bardеs. Je pouvais me croire revenu aux plus beaux jours de l’h?pital. Apr?s chacun de leurs rеcits, je n’oubliais pas de marquer mon apprеciation comme je l’avais appris de Branledore, par une forte phrase: « Eh bien en voil? une belle page d’Histoire! » On ne fait pas mieux que cette formule. Le cercle auquel je venais de me rallier si furtivement, me jugea peu ? peu devenu intеressant. Ces hommes se mirent ? raconter ? propos de guerre autant de balivernes qu’autrefois j’en avais entendues et plus tard racontеes moi-m?me, alors que j’еtais en concurrence imaginative avec les copains de l’h?pital. Seulement leur cadre ? ceux?ci еtait diffеrent et leurs bobards s’agitaient ? travers les for?ts congolaises au lieu des Vosges ou des Flandres.

Mon capitaine Frеmizon, celui qui l’instant auparavant se dеsignait encore pour purifier le bord de ma putride prеsence, depuis qu’il avait еprouvе ma fa?on d’еcouter plus attentivement que personne, se mit ? me dеcouvrir mille gentilles qualitеs. Le flux de ses art?res se trouvait comme assoupli par l’effet de mes originaux еloges, sa vision s’еclaircissait, ses yeux striеs et sanglants d’alcoolique tenace finirent m?me par scintiller ? travers son abrutissement et les quelques doutes en profondeur qu’il avait pu concevoir sur sa propre valeur et qui l’effleuraient encore dans les moments de grande dеpression, s’estomp?rent pour un temps, adorablement, par l’effet merveilleux de mes intelligents et pertinents commentaires.

Dеcidеment, j’еtais un crеateur d’euphorie! On s’en tapait ? tour de bras les cuisses! Il n’y avait que moi pour savoir rendre la vie agrеable malgrе toute cette moiteur d’agonie! N’еcoutais-je pas d’ailleurs ? ravir?

L’Amiral-Bragueton pendant que nous divaguions ainsi passait ? plus petite allure encore, il ralentissait dans son jus;

plus un atome d’air mobile autour de nous, nous devions longer la c?te et si lourdement, qu’on semblait progresser dans la mеlasse.

Mеlasse aussi le ciel au-dessus du bordage, rien qu’un empl?tre noir et fondu que je guignais avec envie. Retourner dans la nuit c’еtait ma grande prеfеrence, m?me suant et geignant et puis d’ailleurs dans n’importe quel еtat! Frеmizon n’en finissait pas de se raconter. La terre me paraissait toute proche, mais mon plan d’escapade m’inspirait mille inquiеtudes… Peu ? peu notre entretien cessa d’?tre militaire pour devenir еgrillard et puis franchement cochon, enfin, si dеcousu, qu’on ne savait plus par o? le prendre pour le continuer; l’un apr?s l’autre mes convives y renonc?rent et s’endormirent et le ronflement les accabla, dеgo?tant sommeil qui leur raclait les profondeurs du nez. C’еtait le moment ou jamais de dispara?tre. Il ne faut pas laisser passer ces tr?ves de cruautе qu’impose malgrе tout la nature aux organismes les plus vicieux et les plus agressifs de ce monde.

Nous еtions ancrеs ? prеsent, ? tr?s petite distance de la c?te. On n’en apercevait que quelques lanternes oscillantes le long du rivage.

Tout le long du bateau vinrent se presser tr?s vite cent tremblantes pirogues chargеes de n?gres braillards. Ces Noirs assaillirent tous les ponts pour offrir leurs services. En peu de secondes, je portai ? l’escalier de dеpart mes quelques paquets prеparеs furtivement et filai ? la suite d’un de ces bateliers dont l’obscuritе me cachait presque enti?rement les traits et la dеmarche. Au bas de la passerelle, et au ras de l’eau clapotante, je m’inquiеtai de notre destination.

« O? sommes-nous? demandai-je.

– ? Bambola-Fort-Gono! » me rеpondit cette ombre.

Nous nous m?mes ? flotter librement ? grands coups de pagaie. Je l’aidai pour qu’on aille plus vite.

J’eus encore le temps d’apercevoir une fois encore en m’enfuyant mes dangereux compagnons du bord. ? la lueur des falots d’entreponts, еcrasеs enfin d’hеbеtude et de gastrite ils continuaient ? fermenter en grognant ? travers leur sommeil. Repus, vautrеs, ils se ressemblaient tous ? prеsent, officiers, fonctionnaires, ingеnieurs et traitants, boutonneux, bedonnants, oliv?tres, mеlangеs, ? peu pr?s identiques. Les chiens ressemblent aux loups quand ils dorment.

Je retrouvai la terre peu d’instants plus tard et la nuit, plus еpaisse encore sous les arbres, et puis derri?re la nuit toutes les complicitеs du silence.

Dans cette colonie de la Bambola-Bragamance, au-dessus de tout le monde, triomphait le Gouverneur. Ses militaires et ses fonctionnaires osaient ? peine respirer quand il daignait abaisser ses regards jusqu’? leurs personnes.

Bien au-dessous encore de ces notables les commer?ants installеs semblaient voler et prospеrer plus facilement qu’en Europe. Plus une noix de coco, plus une cacahu?te, sur tout le territoire, qui еchapp?t ? leurs rapines. Les fonctionnaires comprenaient, ? mesure qu’ils devenaient plus fatiguеs et plus malades, qu’on s’еtait bien foutu d’eux en les faisant venir ici, pour ne leur donner en somme que des galons et des formulaires ? remplir et presque pas de pognon avec. Aussi louchaient-ils sur les commer?ants. L’еlеment militaire encore plus abruti que les deux autres bouffait de la gloire coloniale et pour la faire passer beaucoup de quinine avec et des kilom?tres de R?glements.

Tout le monde devenait, ?a se comprend bien, ? force d’attendre que le thermom?tre baisse, de plus en plus vache. Et les hostilitеs particuli?res et collectives duraient interminables et saugrenues entre les militaires et l’administration, et puis entre cette derni?re et les commer?ants, et puis encore entre ceux-ci alliеs temporaires contre ceux-l?, et puis de tous contre le n?gre et enfin des n?gres entre eux. Ainsi, les rares еnergies qui еchappaient au paludisme, ? la soif, au soleil, se consumaient en haines si mordantes, si insistantes, que beaucoup de colons finissaient par en crever sur place, empoisonnеs d’eux?m?mes, comme des scorpions.

Toutefois, cette anarchie bien virulente se trouvait renfermеe dans un cadre de police hermеtique, comme les crabes dans leur panier. Ils bavaient en vain les fonctionnaires, et le Gouverneur trouvait d’ailleurs ? recruter pour maintenir sa colonie en obеdience, tous les miliciens miteux dont il avait besoin, autant de n?gres endettеs que la mis?re chassait par milliers vers la c?te, vaincus du commerce, venus ? la recherche d’une soupe. On leur apprenait ? ces recrues le droit et la fa?on d’admirer le Gouverneur. Il avait l’air le Gouverneur de promener sur son uniforme tout l’or de ses finances, et avec du soleil dessus c’еtait ? ne pas y croire, sans compter les plumes.

Il s’envoyait Vichy chaque annеe le Gouverneur et ne lisait que le Journal officiel. Nombre de fonctionnaires avaient vеcu dans l’espеrance qu’un jour il coucherait avec leur femme, mais le Gouverneur n’aimait pas les femmes. Il n’aimait rien. ? travers chaque nouvelle еpidеmie de fi?vre jaune, le Gouverneur survivait comme un charme alors que tant parmi les gens qui dеsiraient l’enterrer crevaient eux comme des mouches ? la premi?re pestilence.


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