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Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке
Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке
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Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке

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Il fallait en profiter. Tout s’arrange. Crimes et ch?timents. Tel qu’il еtait, nous ne le dеtestions pas. Il examinait notre syst?me nerveux avec un soin extraordinaire, et nous interrogeait sur le ton d’une courtoise familiaritе. Cette bonhomie soigneusement mise au point divertissait dеlicieusement les infirmi?res, toutes distinguеes, de son service. Elles attendaient chaque matin, ces mignonnes, le moment de se rеjouir des manifestations de sa haute gentillesse, c’еtait du nanan. Nous jouions tous en somme dans une pi?ce o? il avait choisi lui Bestombes le r?le du savant bienfaisant et profondеment, aimablement humain, le tout еtait de s’entendre.

Dans ce nouvel h?pital, je faisais chambre commune avec le sergent Branledore, rengagе; c’еtait un ancien convive des h?pitaux, lui, Branledore. Il avait tra?nе son intestin perforе depuis des mois, dans quatre diffеrents services.

Il avait appris au cours de ces sеjours ? attirer et puis ? retenir la sympathie active des infirmi?res. Il rendait, urinait et coliquait du sang assez souvent Branledore, il avait aussi bien du mal ? respirer, mais cela n’aurait pas enti?rement suffi ? lui concilier les bonnes gr?ces toutes spеciales du personnel traitant qui en voyait bien d’autres. Alors entre deux еtouffements s’il y avait un mеdecin ou une infirmi?re ? passer par l?: « Victoire! Victoire! Nous aurons la Victoire! » criait Branledore, ou le murmurait du bout ou de la totalitе de ses poumons selon le cas. Ainsi rendu conforme ? l’ardente littеrature agressive, par un effet d’opportune mise en sc?ne, il jouissait de la plus haute cote morale. Il le possеdait, le truc, lui.

Comme le Thе?tre еtait partout il fallait jouer et il avait bien raison Branledore; rien aussi n’a l’air plus idiot et n’irrite davantage, c’est vrai, qu’un spectateur inerte montе par hasard sur les planches. Quand on est l?-dessus, n’est-ce pas, il faut prendre le ton, s’animer, jouer, se dеcider ou bien dispara?tre. Les femmes surtout demandaient du spectacle et elles еtaient impitoyables, les garces, pour les amateurs dеconcertеs. La guerre, sans conteste, porte aux ovaires, elles en exigeaient des hеros, et ceux qui ne l’еtaient pas du tout devaient se prеsenter comme tels ou bien s’appr?ter ? subir le plus ignominieux des destins.

Apr?s huit jours passеs dans ce nouveau service, nous avions compris l’urgence d’avoir ? changer de dеgaine et, gr?ce ? Branledore (dans le civil placier en dentelles), ces m?mes hommes apeurеs et recherchant l’ombre, possеdеs par des souvenirs honteux d’abattoirs que nous еtions en arrivant, se mu?rent en une satanеe bande de gaillards, tous rеsolus ? la victoire et je vous le garantis armеs d’abattage et de formidables propos. Un dru langage еtait devenu en effet le n?tre, et si salе que ces dames en rougissaient parfois, elles ne s’en plaignaient jamais cependant parce qu’il est bien entendu qu’un soldat est aussi brave qu’insouciant, et grossier plus souvent qu’? son tour, et que plus il est grossier et que plus il est brave.

Au dеbut, tout en copiant Branledore de notre mieux, nos petites allures patriotiques n’еtaient pas encore tout ? fait au point, pas tr?s convaincantes. Il fallut une bonne semaine et m?me deux de rеpеtitions intensives pour nous placer absolument dans le ton, le bon.

D?s que notre mеdecin, professeur agrеgе Bestombes, eut notе, ce savant, la brillante amеlioration de nos qualitеs morales, il rеsolut, ? titre d’encouragement, de nous autoriser quelques visites, ? commencer par celles de nos parents.

Certains soldats bien douеs, ? ce que j’avais entendu conter, еprouvaient quand ils se m?laient aux combats, une sorte de griserie et m?me une vive voluptе. D?s que pour ma part j’essayais d’imaginer une voluptе de cet ordre bien spеcial, je m’en rendais malade pendant huit jours au moins. Je me sentais si incapable de tuer quelqu’un, qu’il valait dеcidеment mieux que j’y renonce et que j’en finisse tout de suite. Non que l’expеrience m’e?t manquе, on avait m?me fait tout pour me donner le go?t, mais le don me faisait dеfaut. Il m’aurait fallu peut-?tre une plus lente initiation.

Je rеsolus certain jour de faire part au professeur Bestombes des difficultеs que j’еprouvais corps et ?me ? ?tre aussi brave que je l’aurais voulu et que les circonstances, sublimes certes, l’exigeaient. Je redoutais un peu qu’il se pr?t ? me considеrer comme un effrontе, un bavard impertinent… Mais point du tout. Au contraire! Le Ma?tre se dеclara tout ? fait heureux que dans cet acc?s de franchise je vienne m’ouvrir ? lui du trouble d’?me que je ressentais.

« Vous allez mieux Bardamu, mon ami! Vous allez mieux, tout simplement! » Voici ce qu’il concluait. « Cette confidence que vous venez me faire, absolument spontanеment, je la consid?re, Bardamu, comme l’indice tr?s encourageant d’une amеlioration notable de votre еtat mental… Vaudesquin, d’ailleurs, cet observateur modeste, mais combien sagace, des dеfaillances morales chez les soldats de l’Empire, avait rеsumе, d?s 1802, des observations de ce genre dans un mеmoire ? prеsent classique, bien qu’injustement nеgligе par nos еtudiants actuels, o? il notait, dis-je, avec beaucoup de justesse et de prеcision des crises dites d’“aveux”, qui surviennent, signe entre tous excellent, chez le convalescent moral… Notre grand Duprе, pr?s d’un si?cle plus tard, sut еtablir ? propos du m?me sympt?me sa nomenclature dеsormais cеl?bre o? cette crise identique figure sous le titre de crise du “rassemblement des souvenirs”, crise qui doit, selon le m?me auteur, prеcеder de peu, lorsque la cure est bien conduite, la dеb?cle massive des idеations anxieuses et la libеration dеfinitive du champ de la conscience, phеnom?ne second en somme dans le cours du rеtablissement psychique. Duprе donne d’autre part, dans sa terminologie si imagеe et dont il avait l’apanage, le nom de “diarrhеe cogitive de libеration ? cette crise qui s’accompagne chez le sujet d’une sensation d’euphorie tr?s active, d’une reprise tr?s marquеe de l’activitе de relations, reprise, entre autres, tr?s notable du sommeil, qu’on voit se prolonger soudain pendant des journеes enti?res, enfin autre stade: suractivitе tr?s marquеe des fonctions gеnitales, ? tel point qu’il n’est pas rare d’observer chez les m?mes malades auparavant frigides, de vеritables “fringales еrotiques”. D’o? cette formule: “Le malade n’entre pas dans la guеrison, il s’y rue!” Tel est le terme magnifiquement descriptif, n’est-ce pas, de ces triomphes rеcupеratifs, par lequel un autre de nos grands psychiatres fran?ais du si?cle dernier, Philibert Margeton, caractеrisait la reprise vеritablement triomphale de toutes les activitеs normales chez un sujet convalescent de la maladie de la peur… Pour ce qui vous concerne, Bardamu, je vous consid?re donc et d?s ? prеsent, comme un vеritable convalescent… Vous intеressera-t-il, Bardamu, puisque nous en sommes ? cette satisfaisante conclusion, de savoir que demain, prеcisеment, je prеsente ? la Sociеtе de Psychologie militaire un mеmoire sur les qualitеs fondamentales de l’esprit humain?.. Ce mеmoire est de qualitе, je le crois.

– Certes, Ma?tre, ces questions me passionnent…

– Eh bien, sachez, en rеsumе, Bardamu, que j’y dеfends cette th?se: qu’avant la guerre, l’homme restait pour le psychiatre un inconnu clos et les ressources de son esprit une еnigme…

– C’est bien aussi mon tr?s modeste avis, Ma?tre…

– La guerre, voyez-vous, Bardamu, par les moyens incomparables qu’elle nous donne pour еprouver les syst?mes nerveux, agit ? la mani?re d’un formidable rеvеlateur de l’Esprit humain! Nous en avons pour des si?cles ? nous pencher, mеditatifs, sur ces rеvеlations pathologiques rеcentes, des si?cles d’еtudes passionnеes… Avouons-le franchement… Nous ne faisions que soup?onner jusqu’ici les richesses еmotives et spirituelles de l’homme! Mais ? prеsent, gr?ce ? la guerre, c’est fait… Nous pеnеtrons, par suite d’une effraction, douloureuse certes, mais pour la science, dеcisive et providentielle, dans leur intimitе! D?s les premi?res rеvеlations, le devoir du psychologue et du moraliste modernes ne fit, pour moi Bestombes, plus aucun doute! Une rеforme totale de nos conceptions psychologiques s’imposait! »

C’еtait bien mon avis aussi, ? moi, Bardamu. « Je crois, en effet, Ma?tre, qu’on ferait bien…

– Ah! vous le pensez aussi, Bardamu, je ne vous le fais pas dire! Chez l’homme, voyez-vous, le bon et le mauvais s’еquili-brent, еgo?sme d’une part, altruisme de l’autre… Chez les sujets d’еlite, plus d’altruisme que d’еgo?sme. Est?ce exact? Est?ce bien cela?

– C’est exact, Ma?tre, c’est cela m?me…

– Et chez le sujet d’еlite quel peut ?tre, je vous le demande Bardamu, la plus haute entitе connue qui puisse exciter son altruisme et l’obliger ? se manifester incontestablement, cet altruisme?

– Le patriotisme, Ma?tre!

– Ah! Voyez-vous, je ne vous le fais pas dire! Vous me comprenez tout ? fait bien… Bardamu! Le patriotisme et son corollaire, la gloire, tout simplement, sa preuve!

– C’est vrai!

– Ah! nos petits soldats, remarquez-le, et d?s les premi?res еpreuves du feu ont su se libеrer spontanеment de tous les sophismes et concepts accessoires, et particuli?rement des sophismes de la conservation. Ils sont allеs d’instinct et d’emblеe se fondre avec notre vеritable raison d’?tre, notre Patrie. Pour accеder ? cette vеritе, non seulement l’intelligence est superflue, Bardamu, mais elle g?ne! C’est une vеritе du cCur, la Patrie, comme toutes les vеritеs essentielles, le peuple ne s’y trompe pas! L? prеcisеment o? le mauvais savant s’еgare…

– Cela est beau, Ma?tre! Trop beau! C’est de l’Antique! »

Il me serra les deux mains presque affectueusement, Bestombes.

D’une voix devenue paternelle, il voulut bien ajouter encore ? mon profit: « C’est ainsi que j’entends traiter mes malades, Bardamu, par l’еlectricitе pour le corps et pour l’esprit, par de vigoureuses doses d’еthique patriotique, par les vеritables injections de la morale reconstituante!

– Je vous comprends, Ma?tre! »

Je comprenais en effet de mieux en mieux.

En le quittant, je me rendis sans tarder ? la messe avec mes compagnons reconstituеs dans la chapelle battant neuf, j’aper?us Branledore qui manifestait de son haut moral derri?re la grande porte o? il donnait justement des le?ons d’entrain ? la petite fille de la concierge. J’allai de suite l’y rejoindre, comme il m’y conviait.

L’apr?s-midi, des parents vinrent de Paris pour la premi?re fois depuis que nous еtions l? et puis ensuite chaque semaine.

J’avais еcrit enfin ? ma m?re. Elle еtait heureuse de me retrouver ma m?re, et pleurnichait comme une chienne ? laquelle on a rendu enfin son petit. Elle croyait aussi sans doute m’aider beaucoup en m’embrassant, mais elle demeurait cependant infеrieure ? la chienne parce qu’elle croyait aux mots elle qu’on lui disait pour m’enlever. La chienne au moins, ne croit que ce qu’elle sent. Avec ma m?re, nous f?mes un grand tour dans les rues proches de l’h?pital, une apr?s-midi, ? marcher en tra?nant dans les еbauches des rues qu’il y a par l?, des rues aux lampadaires pas encore peints, entre les longues fa?ades suintantes, aux fen?tres bariolеes des cent petits chiffons pendants, les chemises des pauvres, ? entendre le petit bruit du graillon qui crеpite ? midi, orage des mauvaises graisses. Dans le grand abandon mou qui entoure la ville, l? o? le mensonge de son luxe vient suinter et finir en pourriture, la ville montre ? qui veut le voir son grand derri?re en bo?tes ? ordures. Il y a des usines qu’on еvite en promenant, qui sentent toutes les odeurs, les unes ? peine croyables et o? l’air d’alentour se refuse ? puer davantage. Tout pr?s, moisit la petite f?te foraine, entre deux hautes cheminеes inеgales, ses chevaux de bois dеpeint sont trop co?teux pour ceux qui les dеsirent, pendant des semaines enti?res souvent, petits morveux rachitiques, attirеs, repoussеs et retenus ? la fois, tous les doigts dans le nez, par leur abandon, la pauvretе et la musique.

Tout se passe en efforts pour еloigner la vеritе de ces lieux qui revient pleurer sans cesse sur tout le monde; on a beau faire, on a beau boire, et du rouge encore, еpais comme de l’encre, le ciel reste ce qu’il est l?-bas, bien refermе dessus, comme une grande mare pour les fumеes de la banlieue.

Par terre, la boue vous tire sur la fatigue et les c?tеs de l’existence sont fermеs aussi, bien clos par des h?tels et des usines encore. C’est dеj? des cercueils les murs de ce c?tе-l?. Lola, bien partie, Musyne aussi, je n’avais plus personne. C’est pour ?a que j’avais fini par еcrire ? ma m?re, question de voir quelqu’un. ? vingt ans je n’avais dеj? plus que du passе. Nous parcour?mes ensemble avec ma m?re des rues et des rues du dimanche. Elle me racontait les choses menues de son commerce, ce qu’on disait autour d’elle de la guerre, en ville, que c’еtait triste, la guerre, « еpouvantable » m?me, mais qu’avec beaucoup de courage, nous finirions tous par en sortir, les tuеs pour elle c’еtait rien que des accidents, comme aux courses, y n’ont qu’? bien se tenir, on ne tombait pas. En ce qui la concernait, elle n’y dеcouvrait dans la guerre qu’un grand chagrin nouveau qu’elle essayait de ne pas trop remuer; il lui faisait comme peur ce chagrin; il еtait comblе de choses redoutables qu’elle ne comprenait pas. Elle croyait au fond que les petites gens de sa sorte еtaient faits pour souffrir de tout, que c’еtait leur r?le sur la terre, et que si les choses allaient rеcemment aussi mal, ?a devait tenir encore, en grande partie ? ce qu’ils avaient commis bien des fautes accumulеes, les petites gens… Ils avaient d? faire des sottises, sans s’en rendre compte, bien s?r, mais tout de m?me ils еtaient coupables et c’еtait dеj? bien gentil qu’on leur donne ainsi en souffrant l’occasion d’expier leurs indignitеs… C’еtait une « intouchable » ma m?re.

Cet optimisme rеsignе et tragique lui servait de foi et formait le fond de sa nature.

Nous suivions tous les deux les rues ? lotir, sous la pluie;

les trottoirs par l? enfoncent et se dеrobent, les petits fr?nes en bordure gardent longtemps leurs gouttes aux branches, en hiver, tremblantes dans le vent, mince fеerie. Le chemin de l’h?pital passait devant de nombreux h?tels rеcents, certains avaient des noms, d’autres n’avaient m?me pas pris ce mal. « ? la semaine » qu’ils еtaient, tout simplement. La guerre les avait vidеs brutalement de leur contenu de t?cherons et d’ouvriers. Ils n’y rentreraient m?me plus pour mourir les locataires. C’est un travail aussi ?a mourir, mais ils s’en acquitteraient dehors.

Ma m?re me reconduisait ? l’h?pital en pleurnichant, elle acceptait l’accident de ma mort, non seulement elle consentait, mais elle se demandait si j’avais autant de rеsignation qu’ele-m?me. Elle croyait ? la fatalitе autant qu’au beau m?tre des Arts et Mеtiers, dont elle m’avait toujours parlе avec respect, parce qu’elle avait appris еtant jeune, que celui dont elle se servait dans son commerce de mercerie еtait la copie scrupuleuse de ce superbe еtalon officiel.

Entre les lotissements de cette campagne dеchue existaient encore quelques champs et cultures de-ci de-l?, et m?me accrochеs ? ces bribes quelques vieux paysans coincеs entre les maisons nouvelles. Quand il nous restait du temps avant la rentrеe du soir, nous allions les regarder avec ma m?re, ces dr?les de paysans s’acharner ? fouiller avec du fer cette chose molle et grenue qu’est la terre, o? on met ? pourrir les morts et d’o? vient le pain quand m?me. « ?a doit ?tre bien dur la terre! » qu’elle remarquait chaque fois en les regardant ma m?re bien perplexe. Elle ne connaissait en fait de mis?res que celles qui ressemblaient ? la sienne, celles des villes, elle essayait de s’imaginer ce que pouvaient ?tre celles de la campagne. C’est la seule curiositе que je lui aie jamais connue, ? ma m?re, et ?a lui suffisait comme distraction pour un dimanche. Elle rentrait avec ?a en ville.

Je ne recevais plus du tout de nouvelles de Lola, ni de Musyne non plus. Elles demeuraient dеcidеment les garces du bon c?tе de la situation o? rеgnait une consigne souriante mais implacable d’еlimination envers nous autres, nous les viandes destinеes aux sacrifices. ? deux reprises ainsi on m’avait dеj? reconduit vers les endroits o? se parquent les otages. Question de temps et d’attente seulement. Les jeux еtaient faits.

Branledore mon voisin d’h?pital, le sergent, jouissait, je l’ai racontе, d’une persistante popularitе parmi les infirmi?res, il еtait recouvert de pansements et ruisselait d’optimisme. Tout le monde ? l’h?pital l’enviait et copiait ses mani?res. Devenus prеsentables et pas dеgo?tants du tout moralement nous nous m?mes ? notre tour ? recevoir les visites de gens bien placеs dans le monde et haut situеs dans l’administration parisienne. On se le rеpеta dans les salons, que le centre neuro-mеdical du professeur Bestombes devenait le vеritable lieu de l’intense ferveur patriotique, le foyer, pour ainsi dire. Nous e?mes dеsormais ? nos jours non seulement des еv?ques, mais une duchesse italienne, un grand munitionnaire, et bient?t l’Opеra lui-m?me et les pensionnaires du Thе?tre?Fran?ais. On venait nous admirer sur place. Une belle subventionnеe de la Comеdie qui rеcitait les vers comme pas une revint m?me ? mon chevet pour m’en dеclamer de particuli?rement hеro?ques. Sa rousse et perverse chevelure (la peau allant avec) еtait parcourue pendant ce temps-l? d’ondes еtonnantes qui m’arrivaient droit par vibrations jusqu’au pеrinеe. Comme elle m’interrogeait cette divine sur mes actions de guerre, je lui donnai tant de dеtails et des si excitеs et des si poignants, qu’elle ne me quitta dеsormais plus des yeux. Еmue durablement, elle manda licence de faire frapper en vers, par un po?te de ses admirateurs, les plus intenses passages de mes rеcits. J’y consentis d’emblеe. Le professeur Bestombes, mis au courant de ce projet, s’y dеclara particuli?rement favorable. Il donna m?me une interview ? cette occasion et le m?me jour aux envoyеs d’un grand « Illustrе national » qui nous photographia tous ensemble sur le perron de! h?pital aux c?tеs de la belle sociеtaire. « C’est le plus haut devoir des po?tes, pendant les heures tragiques que nous traversons, dеclara le professeur Bestombes, qui n’en ratait pas une, de nous redonner le go?t de l’Еpopеe! Les temps ne sont plus aux petites combinaisons mesquines! Sus aux littеratures racornies! Une ?me nouvelle nous est еclose au milieu du grand et noble fracas des batailles! L’essor du grand renouveau patriotique l’exige dеsormais! Les hautes cimes promises ? notre Gloire!.. Nous exigeons le souffle grandiose du po?me еpique!.. Pour ma part, je dеclare admirable que dans cet h?pital que je dirige, il vienne ? se former sous nos yeux, inoubliablement, une de ces sublimes collaborations crеatrices entre le Po?te et l’un de nos hеros! »

Branledore, mon compagnon de chambre, dont l’imagination avait un peu de retard sur la mienne dans la circonstance et qui ne figurait pas non plus sur la photo en con?ut une vive et tenace jalousie. Il se mit d?s lors ? me disputer sauvagement la palme de l’hеro?sme. Il inventait de nouvelles histoires, il se surpassait, on ne pouvait plus l’arr?ter, ses exploits tenaient du dеlire.

Il m’еtait difficile de trouver plus fort, d’ajouter quelque chose encore ? de telles outrances, et cependant personne ? l’h?pital ne se rеsignait, c’еtait ? qui parmi nous, saisi d’еmulation, inventerait ? qui mieux mieux d’autres « belles pages guerri?res » o? figurer sublimement. Nous vivions un grand roman de geste, dans la peau de personnages fantastiques, au fond desquels, dеrisoires, nous tremblions de tout le contenu de nos viandes et de nos ?mes. On en aurait bavе si on nous avait surpris au vrai. La guerre еtait m?re.

Notre grand Bestombes recevait encore les visites de nombreux notables еtrangers, messieurs scientifiques, neutres, sceptiques et curieux. Les Inspecteurs gеnеraux du Minist?re passaient sabrеs et pimpants ? travers nos salles, leur vie militaire prolongеe ? ceux?l?, rajeunis donc c’est???dire, et gonflеs d’indemnitеs nouvelles. Aussi n’еtaient-ils point chiches de distinctions et d’еloges les Inspecteurs. Tout allait bien. Bestombes et ses blessеs superbes devinrent l’honneur du service de Santе.

Ma belle protectrice du « Fran?ais » revint elle-m?me bient?t une fois encore pour me rendre visite, en particulier, cependant que son po?te familier achevait, rimе, le rеcit de mes exploits. Ce jeune homme, je le rencontrai finalement, p?le, anxieux, quelque part au dеtour d’un couloir. La fragilitе des fibres de son cCur, me confia?t?il, de l’avis m?me des mеdecins, tenait du miracle. Aussi le retenaient-ils, ces mеdecins soucieux des ?tres fragiles, loin des armеes. En compensation, il avait entrepris, ce petit barde, au pеril de sa santе m?me et de toutes ses supr?mes forces spirituelles, de forger, pour nous, l’« Airain Moral de notre Victoire ». Un bel outil par consеquent, en vers inoubliables, bien entendu, comme tout le reste.

Je n’allais pas m’en plaindre, puisqu’il m’avait choisi entre tant d’autres braves indеniables pour ?tre son hеros! Je fus d’ailleurs, avouons?le, royalement servi. Ce fut magnifique ? vrai dire. L’еvеnement du rеcital eut lieu ? la Comеdie-Fran?aise m?me, au cours d’une apr?s-midi, dite poеtique. Tout l’h?pital fut invitе. Lorsque sur la sc?ne apparut ma rousse, frеmissante rеcitante, le geste grandiose, la taille longuement moulеe dans les plis devenus enfin voluptueux du tricolore, ce fut le signal dans la salle enti?re, debout, dеsireuse, d’une de ces ovations qui n’en finissent plus. J’еtais prеparе certes, mais mon еtonnement fut rеel nеanmoins, je ne pus celer ma stupеfaction ? mes voisins en l’entendant vibrer, exhorter de la sorte, cette superbe amie, gеmir m?me, pour rendre mieux sensible tout le drame inclus dans l’еpisode que j’avais inventе ? son usage. Son po?te dеcidеment me rendait des points pour l’imaginative, il avait encore monstrueusement magnifiе la mienne, aidе de ses rimes flamboyantes, d’adjectifs formidables qui venaient retomber solennels dans l’admiratif et capital silence. Parvenue dans l’essor d’une pеriode, la plus chaleureuse du morceau, s’adressant ? la loge o? nous еtions placеs, Branledore et moi-m?me, et quelques autres blessеs, l’artiste, ses deux bras splendides tendus, sembla s’offrir au plus hеro?que d’entre nous. Le po?te illustrait pieusement ? ce moment-l? un fantastique trait de bravoure que je m’еtais attribuе. Je ne sais plus tr?s bien ce qui se passait, mais ?a n’еtait pas de la piquette. Heureusement, rien n’est incroyable en mati?re d’hеro?sme. Le public devina le sens de l’offrande artistique et la salle enti?re tournеe alors vers nous, hurlante de joie, transportеe, trеpignante, rеclamait le hеros.

Branledore accaparait tout le devant de la loge et nous dеpassait tous, puisqu’il pouvait nous dissimuler presque compl?tement derri?re ses pansements. Il le faisait expr?s le salaud.

Mais deux de nos camarades, eux grimpеs sur des chaises derri?re lui, se firent quand m?me admirer par la foule par?dessus ses еpaules et sa t?te. On les applaudit ? tout rompre.

« Mais, c’est de moi qu’il s’agit! ai-je failli crier ? ce moment. De moi seul! » Je connaissais mon Branledore, on se serait engueulеs devant tout le monde et peut-?tre m?me battus. Finalement ce fut lui qui gagna la soucoupe. Il s’imposa. Triomphant, il demeura seul, comme il le dеsirait, pour recueillir l’еnorme hommage. Vaincus, il ne nous restait plus qu’? nous ruer, nous, vers les coulisses, ce que nous f?mes et l? nous f?mes heureusement ref?tеs. Consolation. Cependant notre actrice-inspiratrice n’еtait point seule dans sa loge. ? ses c?tеs se tenait le po?te, son po?te, notre po?te. Il aimait aussi comme elle, les jeunes soldats, bien gentiment. Ils me le firent comprendre artistement. Une affaire. On me le rеpеta, mais je n’en tins aucun compte de leurs gentilles indications. Tant pis pour moi, parce que les choses auraient pu tr?s bien s’arranger. Ils avaient beaucoup d’influence. Je pris congе brusquement, et sottement vexе. J’еtais jeune.

Rеcapitulons: les aviateurs m’avaient ravi Lola, les Argentins pris Musyne et cet harmonieux inverti, enfin, venait de me souffler ma superbe comеdienne. Dеsemparе, je quittai la Comеdie pendant qu’on еteignait les derniers flambeaux des couloirs et rejoignis seul, par la nuit, sans tramway, notre h?pital, sourici?re au fond des boues tenaces et des banlieues insoumises.

Sans chiquе, je dois bien convenir que ma t?te n’a jamais еtе tr?s solide. Mais pour un oui, pour un non, ? prеsent, des еtourdissements me prenaient, ? en passer sous les voitures. Je titubais dans la guerre. En fait d’argent de poche, je ne pouvais compter pendant mon sеjour ? l’h?pital, que sur les quelques francs donnеs par ma m?re chaque semaine bien pеniblement. Aussi, me mis-je d?s que cela me fut possible ? la recherche de petits supplеments, par-ci par-l?, o? je pouvais en escompter. L’un de mes anciens patrons, d’abord, me sembla propice ? cet еgard et re?ut ma visite aussit?t.

Il me souvenait bien opportunеment d’avoir besognе quelques temps obscurs chez ce Roger Puta, le bijoutier de la Madeleine, en qualitе d’employе supplеmentaire, un peu avant la dеclaration de la guerre. Mon ouvrage chez ce dеgueulasse bijoutier consistait en « extras », ? nettoyer son argenterie du magasin, nombreuse, variеe, et pendant les f?tes ? cadeaux, ? cause des tripotages continuels, d’entretien difficile.

D?s la fermeture de la Facultе, o? je poursuivais de rigoureuses et interminables еtudes (? cause des examens que je ratais), je rejoignais au galop l’arri?re-boutique de M. Puta et m’escrimais pendant deux ou trois heures sur ses chocolati?res, « au blanc d’Espagne » jusqu’au moment du d?ner.

Pour prix de mon travail j’еtais nourri, abondamment d’ailleurs, ? la cuisine. Mon boulot consistait encore, d’autre part, avant l’heure des cours, ? faire promener et pisser les chiens de garde du magasin.

Le tout ensemble pour 40 francs par mois. La bijouterie Puta scintillait de mille diamants ? l’angle de la rue Vignon, et chacun de ces diamants co?tait autant que plusieurs dеcades de mon salaire. Ils y scintillent d’ailleurs toujours ces joyaux. Versе dans l’auxiliaire ? la mobilisation, ce patron Puta se mit ? servir particuli?rement un Ministre, dont il conduisait de temps ? autre l’automobile. Mais d’autre part, et cette fois de fa?on tout ? fait officieuse, il se rendait Puta, des plus utiles, en fournissant les bijoux du Minist?re. Le haut personnel spеculait fort heureusement sur les marchеs conclus et ? conclure. Plus on avan?ait dans la guerre et plus on avait besoin de bijoux. M. Puta avait m?me quelquefois de la peine ? faire face aux commandes tellement il en recevait.

Quand il еtait surmenе, M. Puta arrivait ? prendre un petit air d’intelligence, ? cause de la fatigue qui le tourmentait, et uniquement dans ces moments-l?. Mais reposе, son visage, malgrе la finesse incontestable de ses traits, formait une harmonie de placiditе sotte dont il est difficile de ne pas garder pour toujours un souvenir dеsespеrant.

Sa femme Mme Puta, ne faisait qu’un avec la caisse de la maison, qu’elle ne quittait pour ainsi dire jamais. On l’avait еlevеe pour qu’elle devienne la femme d’un bijoutier. Ambition de parents. Elle connaissait son devoir, tout son devoir. Le mеnage еtait heureux en m?me temps que la caisse еtait prosp?re. Ce n’est point qu’elle f?t laide, Mme Puta, non, elle aurait m?me pu ?tre assez jolie, comme tant d’autres, seulement elle еtait si prudente, si mеfiante qu’elle s’arr?tait au bord de la beautе, comme au bord de la vie, avec ses cheveux un peu trop peignеs, son sourire un peu trop facile et soudain, des gestes un peu trop rapides ou un peu trop furtifs. On s’aga?ait ? dеm?ler ce qu’il y avait de trop calculе dans cet ?tre et les raisons de la g?ne qu’on еprouvait en dеpit de tout, ? son approche. Cette rеpulsion instinctive qu’inspirent les commer?ants ? ceux qui les approchent et qui savent, est une des tr?s rares consolations qu’еprouvent d’?tre aussi miteux qu’ils le sont ceux qui ne vendent tien ? personne.

Les soucis еtriquеs du commerce la possеdaient donc tout enti?re Mme Puta, tout comme Mme Herote, mais dans un autre genre et comme Dieu poss?de ses religieuses, corps et ?me.

De temps en temps, cependant, elle еprouvait, notre patronne, comme un petit souci de circonstance. Ainsi lui arrivait-il de se laisser aller ? penser aux parents de la guerre. « Quel malheur cette guerre tout de m?me pour les gens qui ont de grands enfants!

– Rеflеchis donc avant de parler! la reprenait aussit?t son mari, que ces sensibleries trouvaient, lui, pr?t et rеsolu. Ne faut-il pas que la France soit dеfendue? »

Ainsi bons cCurs. mais bons patriotes par-dessus tout, sto?ques en somme, ils s’endormaient chaque soir de la guerre au-dessus des millions de leur boutique, fortune fran?aise.

Dans les bordels qu’il frеquentait de temps en temps, M. Puta se montrait exigeant et dеsireux de n’?tre point pris pour un prodigue. « Je ne suis pas un Anglais moi, mignonne, prеvenait-il d?s l’abord. Je connais le travail! Je suis un petit soldat fran?ais pas pressе! » Telle еtait sa dеclaration prеambulaire. Les femmes l’estimaient beaucoup pour cette fa?on sage de prendre son plaisir. Jouisseur mais pas dupe, un homme. Il profitait de ce qu’il connaissait son monde pour effectuer quelques transactions de bijoux avec la sous-ma?tresse, qui elle ne croyait pas aux placements en Bourse. M. Puta progressait de fa?on surprenante au point de vue militaire, de rеformes temporaires en sursis dеfinitifs. Bient?t il fut tout ? fait libеrе apr?s on ne sait combien de visites mеdicales opportunes. Il comptait pour l’une des plus hautes joies de son existence la contemplation et si possible la palpation de beaux mollets. C’еtait au moins un plaisir par lequel il dеpassait sa femme, elle uniquement vouеe au commerce. ? qualitеs еgales, on trouve toujours, semble-t-il, un peu plus d’inquiеtude chez l’homme que chez la femme, si bornе, si croupissant qu’il puisse ?tre. C’еtait un petit dеbut d’artiste en somme ce Puta. Beaucoup d’hommes, en fait d’art, s’en tiennent toujours comme lui ? la manie des beaux mollets. Mme Puta еtait bien heureuse de ne pas avoir d’enfants. Elle manifestait si souvent sa satisfaction d’?tre stеrile que son mari ? son tour, finit par communiquer leur contentement ? la sous?ma?tresse. « Il faut cependant bien que les enfants de quelqu’un y aillent, rеpondait celle-ci ? son tour, puisque c’est un devoir! » C’est vrai que la guerre comportait des devoirs.

Le Ministre que servait Puta en automobile n’avait pas non plus d’enfants, les Ministres n’ont pas d’enfants.

Un autre employе accessoire travaillait en m?me temps que moi aux petites besognes du magasin vers 1913: c’еtait Jean Voireuse, un peu « figurant » pendant la soirеe dans les petits thе?tres et l’apr?s?midi livreur chez Puta. Il se contentait lui aussi de tr?s minimes appointements. Mais il se dеbrouillait gr?ce au mеtro. Il allait presque aussi vite ? pied qu’en mеtro, pour faire ses courses. Alors il mettait le prix du billet dans sa poche. Tout rabiot. Il sentait un peu des pieds, c’est vrai, et m?me beaucoup, mais il le savait et me demandait de l’avertir quand il n’y avait pas de clients au magasin pour qu’il puisse y pеnеtrer sans dommage et faire ses comptes en douce avec Mme Puta. Une fois l’argent encaissе, on le renvoyait instantanеment me rejoindre dans l’arri?re-boutique. Ses pieds lui servirent encore beaucoup pendant la guerre. Il passait pour l’agent de liaison le plus rapide de son rеgiment. En convalescence il vint me voir au fort de Bic?tre et c’est m?me ? l’occasion de cette visite que nous dеcid?mes d’aller ensemble taper notre ancien patron. Qui fut dit, fut fait. Au moment o? nous arrivions boulevard de la Madeleine, on finissait l’еtalage…

« Tiens! Ah! vous voil? vous autres! s’еtonna un peu de nous voir M. Puta. Je suis bien content quand m?me! Entrez! Vous, Voireuse, vous avez bonne mine! ?a va bien! Mais vous, Bardamu, vous avez l’air malade, mon gar?on! Enfin! vous ?tes jeune! ?a reviendra! Vous en avez de la veine, malgrе tout, vous autres! on peut dire ce que l’on voudra, vous vivez des heures magnifiques, hein? l??haut? Et ? l’air! C’est de l’Histoire ?a mes amis, ou je m’y connais pas! Et quelle Histoire! »

On ne rеpondait rien ? M. Puta, on le laissait dire tout ce qu’il voulait avant de le taper… Alors, il continuait:

« Ah! c’est dur, j’en conviens, les tranchеes!.. C’est vrai! Mais c’est joliment dur ici aussi, vous savez!.. Vous avez еtе blessеs, hein vous autres? Moi, je suis еreintе! J’en ai fait du service de nuit en ville depuis deux ans! Vous vous rendez compte? Pensez donc! Absolument еreintе! Crevе! Ah! les rues de Paris pendant la nuit! Sans lumi?re, mes petits amis… Y conduire une auto et souvent avec le Ministre dedans! Et en vitesse encore! Vous pouvez pas vous imaginer!.. C’est ? se tuer dix fois par nuit!..

– Oui, ponctua Mme Puta, et quelquefois il conduit la femme du Ministre aussi…

– Ah oui! et c’est pas fini…

– C’est terrible! repr?mes-nous ensemble.

– Et les chiens? demanda Voireuse pour ?tre poli. Qu’en a-t-on fait? Va-t-on encore les promener aux Tuileries?

– Je les ai fait abattre! Ils me faisaient du tort! ?a ne faisait pas bien au magasin!.. Des bergers allemands!

– C’est malheureux! regretta sa femme. Mais les nouveaux chiens qu’on a maintenant sont bien gentils, c’est des еcossais… Ils sentent un peu… Tandis que nos bergers allemands, vous vous souvenez Voireuse?.. Ils ne sentaient jamais pour ainsi dire. On pouvait les garder dans le magasin enfermеs, m?me apr?s la pluie…

– Ah oui! ajouta M. Puta. C’est pas comme ce sacrе Voireuse, avec ses pieds! Est-ce qu’ils sentent toujours, vos pieds, Jean? Sacrе Voireuse va!

– Je crois encore un peu », qu’il a rеpondu Voireuse.

? ce moment des clients entr?rent.

« Je ne vous retiens plus, mes amis, nous fit M. Puta soucieux d’еliminer Jean au plus t?t du magasin. Et bonne santе surtout! Je ne vous demande pas d’o? vous venez! Eh non! Dеfense Nationale avant tout, c’est mon avis! »

? ces mots de Dеfense Nationale, il se fit tout ? fait sеrieux, Puta, comme lorsqu’il rendait la monnaie… Ainsi on nous congеdiait.

Mme Puta nous remit vingt francs ? chacun en partant. Le magasin astiquе et luisant comme un yacht, on n’osait plus le retraverser ? cause de nos chaussures qui sur le fin tapis paraissaient monstrueuses.

« Ah! regarde-les donc, Roger, tous les deux! Comme ils sont dr?les!.. Ils n’ont plus l’habitude! On dirait qu’ils ont marchе dans quelque chose! s’exclamait Mme Puta.

– ?a leur reviendra! » fit M. Puta, cordial et bonhomme, et bien content d’?tre dеbarrassе aussi promptement ? si peu de frais.

Une fois dans la rue, nous rеflеch?mes qu’on irait pas tr?s loin avec nos vingt francs chacun, mais Voireuse lui, avait une idеe supplеmentaire.

« Viens, qu’il me dit, chez la m?re d’un copain qui est mort pendant qu’on еtait dans la Meuse, j’y vais moi tous les huit jours, chez ses parents, pour leur raconter comment qu’il est mort leur fieu… C’est des gens riches… Elle me donne dans les cent francs ? chaque fois, sa m?re… ?a leur fait plaisir qu’ils disent… Alors tu comprends…

– Qu’est-ce que j’irai y faire moi, chez eux? Qu’est-ce que je dirai moi ? la m?re?

– Eh bien tu lui diras que tu l’as vu, toi aussi… Elle te donnera cent francs ? toi aussi… C’est des vrais gens riches ?a! Je te dis! Et qui sont pas comme ce mufle de Puta… Y regardent pas eux…

– Je veux bien, mais elle va pas me demander des dеtails, t’es s?r?.. Parce que je l’ai pas connu moi, son fils hein… Je nagerais moi si elle en demandait…

– Non, non, ?a fait rien, tu diras tout comme moi… Tu feras: Oui, oui… T’en fais pas! Elle a du chagrin, tu comprends, cette femme?l?, et du moment alors qu’on lui parle de son fils, elle est contente… C’est rien que ?a qu’elle demande… N’importe quoi… C’est pas durillon… »

Je parvenais mal ? me dеcider, mais j’avais bien envie des cent francs qui me paraissaient exceptionnellement faciles ? obtenir et comme providentiels.

« Bon, que je me dеcidai ? la fin… Mais alors faut que j’invente rien, hein je te prеviens! Tu me promets? Je dirai comme toi, c’est tout… Comment qu’il est mort d’abord le gars?

– Il a pris un obus en pleine poire, mon vieux, et puis pas un petit, ? Garance que ?a s’appelait… dans la Meuse sur le bord d’une rivi?re… On en a pas retrouvе “?a” du gars, mon vieux! C’еtait plus qu’un souvenir, quoi… Et pourtant, tu sais, il еtait grand, et bien balancе, le gars, et fort, et sportif, mais contre un obus hein? Pas de rеsistance!

– C’est vrai!

– Nettoyе, je te dis qu’il a еtе… Sa m?re, elle a encore du mal ? croire ?a au jour d’aujourd’hui! J’ai beau y dire et y redire… Elle veut qu’il soye seulement disparu… C’est idiot une idеe comme ?a… Disparu!.. C’est pas de sa faute, elle en a jamais vu, elle, d’obus, elle peut pas comprendre qu’on foute le camp dans l’air comme ?a, comme un pet, et puis que ?a soye fini, surtout que c’est son fils…

– Еvidemment!

– D’abord, je n’y ai pas еtе depuis quinze jours, chez eux… Mais tu vas voir quand j’y arrive, elle me re?oit tout de suite sa m?re, dans le salon, et puis tu sais, c’est beau chez eux, on dirait un thе?tre, tellement qu’y en a des rideaux, des tapis, des glaces partout… Cent francs, tu comprends, ?a doit pas les g?ner beaucoup… C’est comme moi cent sous, qui dirait-on ? peu pr?s… Aujourd’hui elle est m?me bonne pour deux cents… Depuis quinze jours qu’elle m’a pas vu… Tu verras les domestiques avec les boutons en dorе, mon ami… »

? l’avenue Henri-Martin, on tournait sur la gauche et puis on avan?ait encore un peu, enfin, on arrivait devant une grille au milieu des arbres d’une petite allеe privеe.

« Tu vois! que remarqua Voireuse, quand on fut bien devant, c’est comme une esp?ce de ch?teau… Je te l’avais bien dit… Le p?re est un grand manitou dans les chemins de fer, qu’on m’a racontе… C’est une huile…

– Il est pas chef de gare? que je fais moi pour plaisanter.

– Rigole pas… Le voil? l?-bas qui descend. Il vient sur nous… »

Mais l’homme ?gе qu’il me dеsignait ne vint pas tout de suite, il marchait vo?tе autour de la pelouse, en parlant avec un soldat. Nous approch?mes. Je reconnus le soldat, c’еtait le m?me rеserviste que j’avais rencontrе la nuit ? Noirceur-sur-la-Lys, o? j’еtais en reconnaissance. Je me souvins m?me ? l’instant du nom qu’il m’avait dit: Robinson.

« Tu le connais toi ce biffin?l?? qu’il me demanda Voireuse.

– Oui, je le connais.

– C’est peut-?tre un ami ? eux… Ils doivent se parler de la m?re; je voudrais pas qu’ils nous emp?chent d’aller la voir… Parce que c’est elle plut?t qui donne le pognon… »