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Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке
Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке
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Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке

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– Mais c’est impossible de refuser la guerre, Ferdinand! Il n’y a que les fous et les l?ches qui refusent la guerre quand leur Patrie est en danger…

– Alors vivent les fous et les l?ches! Ou plut?t survivent les fous et les l?ches! Vous souvenez?vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ces soldats tuеs pendant la guerre de Cent Ans?.. Avez-vous jamais cherchе ? en conna?tre un seul de ces noms?.. Non, n’est-ce pas?.. Vous n’avez jamais cherchе? Ils vous sont aussi anonymes, indiffеrents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papier devant nous, que votre crotte du matin… Voyez donc bien qu’ils sont morts pour rien, Lola! Pour absolument rien du tout, ces crеtins! Je vous l’affirme! La preuve est faite! Il n’y a que la vie qui compte. Dans dix mille ans d’ici, je vous fais le pari que cette guerre, si remarquable qu’elle nous paraisse ? prеsent, sera compl?tement oubliеe… ? peine si une douzaine d’еrudits se chamailleront encore par-ci, par-l?, ? son occasion et ? propos des dates des principales hеcatombes dont elle fut illustrеe… C’est tout ce que les hommes ont rеussi jusqu’ici ? trouver de mеmorable au sujet les uns des autres ? quelques si?cles, ? quelques annеes et m?me ? quelques heures de distance… Je ne crois pas ? l’avenir, Lola… »

Lorsqu’elle dеcouvrit ? quel point j’еtais devenu fanfaron de mon honteux еtat, elle cessa de me trouver pitoyable le moins du monde… Mеprisable elle me jugea, dеfinitivement.

Elle rеsolut de me quitter sur-le-champ. C’en еtait trop. En la reconduisant jusqu’au portillon de notre hospice ce soir-l?, elle ne m’embrassa pas.

Dеcidеment, il lui еtait impossible d’admettre qu’un condamnе ? mort n’ait pas en m?me temps re?u la vocation. Quand je lui demandai des nouvelles de nos cr?pes, elle ne me rеpondit pas non plus.

En rentrant ? la chambrеe je trouvai Princhard devant la fen?tre essayant des lunettes contre la lumi?re du gaz au milieu d’un cercle de soldats. C’est une idеe qui lui еtait venue, nous expliqua-t-il, au bord de la mer, en vacances, et puisque c’еtait l’еtе ? prеsent, il entendait les porter pendant la journеe, dans le parc. Il еtait immense ce parc et fort bien surveillе d’ailleurs par des escouades d’infirmiers alertes. Le lendemain donc Princhard insista pour que je l’accompagne jusqu’? la terrasse pour essayer les belles lunettes. L’apr?s-midi rutilait splendide sur Princhard, dеfendu par ses verres opaques; je remarquai qu’il avait le nez presque transparent aux narines et qu’il respirait avec prеcipitation.

« Mon ami, me confia?t?il, le temps passe et ne travaille pas pour moi… Ma conscience est inaccessible aux remords, je suis libеrе, Dieu merci! de ces timiditеs… Ce ne sont pas les crimes qui se comptent en ce monde… Il y a longtemps qu’on y a renoncе… Ce sont les gaffes… Et je crois en avoir commis une… Tout ? fait irrеmеdiable…

– En volant les conserves?

– Oui, j’avais cru cela malin, imaginez! Pour me faire soustraire ? la bataille et de cette fa?on, honteux, mais vivant encore, pour revenir en la paix comme on revient, extеnuе, ? la surface de la mer apr?s un long plongeon… J’ai bien failli rеussir… Mais la guerre dure dеcidеment trop longtemps… On ne con?oit plus ? mesure qu’elle s’allonge d’individus suffisamment dеgo?tants pour dеgo?ter la Patrie… Elle s’est mise ? accepter tous les sacrifices, d’o? qu’ils viennent, toutes les viandes la Patrie… Elle est devenue infiniment indulgente dans le choix de ses martyrs la Patrie! Actuellement il n’y a plus de soldats indignes de porter les armes et surtout de mourir sous les armes et par les armes… On va faire, derni?re nouvelle, un hеros avec moi!.. Il faut que la folie des massacres soit extraordinairement impеrieuse, pour qu’on se mette ? pardonner le vol d’une bo?te de conserve! que dis-je? ? l’oublier! Certes, nous avons l’habitude d’admirer tous les jours d’immenses bandits, dont le monde entier vеn?re avec nous l’opulence et dont l’existence se dеmontre cependant d?s qu’on l’examine d’un peu pr?s comme un long crime chaque jour renouvelе, mais ces gens-l? jouissent de gloire, d’honneurs et de puissance, leurs forfaits sont consacrеs par les lois, tandis qu’aussi loin qu’on se reporte dans l’histoire – et vous savez que je suis payе pour la conna?tre – tout nous dеmontre qu’un larcin vеniel, et surtout d’aliments mesquins, tels que cro?tes, jambon ou fromage, attire sur son auteur immanquablement l’opprobre formel, les reniements catеgoriques de la communautе, les ch?timents majeurs, le dеshonneur automatique et la honte inexpiable, et cela pour deux raisons, tout d’abord parce que l’auteur de tels forfaits est gеnеralement un pauvre et que cet еtat implique en lui-m?me une indignitе capitale et ensuite parce que son acte comporte une sorte de tacite reproche envers la communautе. Le vol du pauvre devient une malicieuse reprise individuelle, me comprenez-vous?.. O? irions-nous? Aussi la rеpression des menus larcins s’exerce-t-elle, remarquez-le, sous tous les climats, avec une rigueur extr?me, comme moyen de dеfense sociale non seulement, mais encore et surtout comme une recommandation sеv?re ? tous les malheureux d’avoir ? se tenir ? leur place et dans leur caste, peinards, joyeusement rеsignеs ? crever tout au long des si?cles et indеfiniment de mis?re et de faim… Jusqu’ici cependant, il restait aux petits voleurs un avantage dans la Rеpublique, celui d’?tre privеs de l’honneur de porter les armes patriotes. Mais d?s demain, cet еtat de choses va changer, j’irai reprendre d?s demain, moi voleur, ma place aux armеes… Tels sont les ordres… En haut lieu, on a dеcidе de passer l’еponge sur ce qu’ils appellent “mon moment d’еgarement et ceci, notez-le bien, en considеration de ce qu’on intitule aussi “l’honneur de ma famille”. Quelle mansuеtude! Je-vous le demande camarade, est-ce donc ma famille qui va s’en aller servir de passoire et de tri aux balles fran?aises et allemandes mеlangеes?.. Ce sera bien moi tout seul, n’est-ce pas? Et quand je serai mort, est-ce l’honneur de ma famille qui me fera ressusciter?.. Tenez, je la vois d’ici, ma famille, les choses de la guerre passеes… Comme tout passe… Joyeusement alors gambadante ma famille sur les gazons de l’еtе revenu, je la vois d’ici par les beaux dimanches… Cependant qu’? trois pieds dessous, moi papa, ruisselant d’asticots et bien plus infect qu’un kilo d’еtrons de 14 juillet pourrira fantastiquement de toute sa viande dе?ue… Engraisser les sillons du laboureur anonyme c’est le vеritable avenir du vеritable soldat! Ah! camarade! Ce monde n’est je vous l’assure qu’une immense entreprise ? se foutre du monde! Vous ?tes jeune. Que ces minutes sagaces vous comptent pour des annеes! Еcoutez-moi bien, camarade, et ne le laissez plus passer sans bien vous pеnеtrer de son importance, ce signe capital dont resplendissent toutes les hypocrisies meurtri?res de notre Sociеtе: “L’attendrissement sur le sort, sur la condition du miteux…” Je vous le dis, petits bonshommes, couillons de la vie, battus, ran?onnеs, transpirants de toujours, je vous prеviens, quand les grands de ce monde se mettent ? vous aimer, c’est qu’ils vont vous tourner en saucissons de bataille… C’est le signe… Il est infaillible. C’est par l’affection que ?a commence. Louis XIV lui au moins, qu’on se souvienne, s’en foutait ? tout rompre du bon peuple. Quant ? Louis XV, du m?me. Il s’en barbouillait le pourtour anal. On ne vivait pas bien en ce temps-l?, certes, les pauvres n’ont jamais bien vеcu, mais on ne mettait pas ? les еtriper l’ent?tement et l’acharnement qu’on trouve ? nos tyrans d’aujourd’hui. Il n’y a de repos, vous dis-je, pour les petits, que dans le mеpris des grands qui ne peuvent penser au peuple que par intеr?t ou sadisme… Les philosophes, ce sont eux, notez-le encore pendant que nous y sommes, qui ont commencе par raconter des histoires au bon peuple… Lui qui ne connaissait que le catеchisme! Ils se sont mis, proclam?rent-ils, ? l’еduquer… Ah! ils en avaient des vеritеs ? lui rеvеler! et des belles! Et des pas fatiguеes! Qui brillaient! Qu’on en restait tout еbloui! C’est ?a! qu’il a commencе par dire, le bon peuple, c’est bien ?a! C’est tout ? fait ?a! Mourons tous pour ?a! Il ne demande jamais qu’? mourir le peuple! Il est ainsi. “Vive Diderot!” qu’ils ont gueulе et puis “Bravo Voltaire!” En voil? au moins des philosophes! Et vive aussi Carnot qui organise si bien les victoires! Et vive tout le monde! Voil? au moins des gars qui ne le laissent pas crever dans l’ignorance et le fеtichisme le bon peuple! Ils lui montrent eux les routes de la Libertе! Ils l’еmancipent! ?a n’a pas tra?nе! Que tout le monde d’abord sache lire les journaux! C’est le salut! Nom de Dieu! Et en vitesse! Plus d’illettrеs! Il en faut plus! Rien que des soldats citoyens! Qui votent! Qui lisent! Et qui se battent! Et qui marchent! Et qui envoient des baisers! ? ce rеgime?l?, bient?t il fut fin m?r le bon peuple. Alors n’est-ce pas l’enthousiasme d’?tre libеrе il faut bien que ?a serve ? quelque chose? Danton n’еtait pas еloquent pour les prunes. Par quelques coups de gueule si bien sentis, qu’on les entend encore, il vous l’a mobilisе en un tour de main le bon peuple! Et ce fut le premier dеpart des premiers bataillons d’еmancipеs frеnеtiques! Des premiers couillons voteurs et drapeautiques qu’emmena le Dumouriez se faire trouer dans les Flandres! Pour lui-m?me Dumouriez, venu trop tard ? ce petit jeu idеaliste, enti?rement inеdit, prеfеrant somme toute le pognon, il dеserta. Ce fut notre dernier mercenaire… Le soldat gratuit ?a c’еtait du nouveau… Tellement nouveau que Goethe, tout Goethe qu’il еtait, arrivant ? Valmy en re?ut plein la vue. Devant ces cohortes loqueteuses et passionnеes qui venaient se faire еtripailler spontanеment par le roi de Prusse pour la dеfense de l’inеdite fiction patriotique, Goethe eut le sentiment qu’il avait encore bien des choses ? apprendre. “De ce jour, clama?t?il, magnifiquement, selon les habitudes de son gеnie, commence une еpoque nouvelle!” Tu parles! Par la suite, comme le syst?me еtait excellent, on se mit ? fabriquer des hеros en sеrie, et qui co?t?rent de moins en moins cher, ? cause du perfectionnement du syst?me. Tout le monde s’en est bien trouvе. Bismarck, les deux Napolеon, Barr?s aussi bien que la cavali?re Eisa. La religion drapeautique rempla?a promptement la cеleste, vieux nuage dеj? dеgonflе par la Rеforme et condensе depuis longtemps en tirelires еpiscopales. Autrefois, la mode fanatique, c’еtait “Vive Jеsus! Au b?cher les hеrеtiques!”, mais rares et volontaires apr?s tout les hеrеtiques… Tandis que dеsormais, o? nous voici, c’est par hordes immenses que les cris: “Au poteau les salsifis sans fibres! Les citrons sans jus! Les innocents lecteurs! Par millions face ? droite!” provoquent les vocations. Les hommes qui ne veulent ni dеcoudre, ni assassiner personne, les Pacifiques puants, qu’on s’en empare et qu’on les еcart?le! Et les trucide aussi de treize fa?ons et bien fadеes! Qu’on leur arrache pour leur apprendre ? vivre les tripes du corps d’abord, les yeux des orbites, et les annеes de leur sale vie baveuse! Qu’on les fasse par lеgions et lеgions encore, crever, tourner en mirlitons, saigner, fumer dans les acides, et tout ?a pour que la Patrie en devienne plus aimеe, plus joyeuse et plus douce! Et s’il y en a l?-dedans des immondes qui se refusent ? comprendre ces choses sublimes, ils n’ont qu’? aller s’enterrer tout de suite avec les autres, pas tout ? fait cependant, mais au fin bout du cimeti?re, sous l’еpitaphe infamante des l?ches sans idеal, car ils auront perdu, ces ignobles, le droit magnifique ? un petit bout d’ombre du monument adjudicataire et communal еlevе pour les morts convenables dans l’allеe du centre, et puis aussi perdu le droit de recueillir un peu de l’еcho du Ministre qui viendra ce dimanche encore uriner chez le Prеfet et frеmir de la gueule au-dessus des tombes apr?s le dеjeuner… »

Mais du fond du jardin, on l’appela Princhard. Le mеdecin?chef le faisait demander d’urgence par son infirmier de service.

« J’y vais », qu’il a rеpondu Princhard, et n’eut que le temps juste de me passer le brouillon du discours qu’il venait ainsi d’essayer sur moi. Un truc de cabotin.

Lui, Princhard, je ne le revis jamais. Il avait le vice des intellectuels, il еtait futile. Il savait trop de choses ce gar?on-l? et ces choses l’embrouillaient. Il avait besoin de tas de trucs pour s’exciter, se dеcider.

C’est loin dеj? de nous le soir o? il est parti, quand j’y pense. Je m’en souviens bien quand m?me. Ces maisons du faubourg qui limitaient notre parc se dеtachaient encore une fois, bien nettes, comme font toutes les choses avant que le soir les prenne. Les arbres grandissaient dans l’ombre et montaient au ciel rejoindre la nuit.

Je n’ai jamais rien fait pour avoir de ses nouvelles, pour savoir s’il еtait vraiment « disparu » ce Princhard, comme on l’a rеpеtе. Mais c’est mieux qu’il soit disparu.

Dеj? notre paix hargneuse faisait dans la guerre m?me ses semences.

On pouvait deviner ce qu’elle serait, cette hystеrique rien qu’? la voir s’agiter dеj? dans la taverne de l’Olympia. En bas dans la longue cave-dancing louchante aux cent glaces, elle trеpignait dans la poussi?re et le grand dеsespoir en musique nеgro-judеo-saxonne. Britanniques et Noirs m?lеs. Levantins et Russes, on en trouvait partout, fumants, braillants, mеlancoliques et militaires, tout du long des sofas cramoisis. Ces uniformes dont on commence ? ne plus se souvenir qu’avec bien de la peine furent les semences de l’aujourd’hui, cette chose qui pousse encore et qui ne sera tout ? fait devenue fumier qu’un peu plus tard, ? la longue.

Bien entra?nеs au dеsir par quelques heures ? l’Olympia chaque semaine, nous allions en groupe faire une visite ensuite ? notre ling?re-ganti?re-libraire Mme Herote, dans l’Impasse des Beresinas, derri?re les Folies-Berg?re, ? prеsent disparue, o? les petits chiens venaient avec leurs petites filles, en laisse, faire leurs besoins.

Nous y venions nous, chercher notre bonheur ? t?tons, que le monde entier mena?ait avec rage. On en еtait honteux de cette envie-l?, mais il fallait bien s’y mettre tout de m?me! C’est plus difficile de renoncer ? l’amour qu’? la vie. On passe son temps ? tuer ou ? adorer en ce monde et cela tout ensemble. « Je te hais! Je t’adore! » On se dеfend, on s’entretient, on repasse sa vie au bip?de du si?cle suivant, avec frеnеsie, ? tout prix, comme si c’еtait formidablement agrеable de se continuer, comme si ?a allait nous rendre, au bout du compte, еternels. Envie de s’embrasser malgrе tout, comme on se gratte.

J’allais mieux mentalement, mais ma situation militaire demeurait assez indеcise. On me permettait de sortir en ville de temps en temps. Notre ling?re s’appelait donc Mme Herote. Son front еtait bas et si bornе qu’on en demeurait, devant elle, mal ? l’aise au dеbut, mais ses l?vres si bien souriantes par contre, et si charnues qu’on ne savait plus comment s’y prendre ensuite pour lui еchapper. ? l’abri d’une volubilitе formidable, d’un tempеrament inoubliable, elle abritait une sеrie d’intentions simples, rapaces, pieusement commerciales.

Fortune elle se mit ? faire en quelques mois, gr?ce aux alliеs et ? son ventre surtout. On l’avait dеbarrassеe de ses ovaires il faut le dire, opеrеe de salpingite l’annеe prеcеdente. Cette castration libеratrice fit sa fortune. Il y a de ces blennorragies fеminines qui se dеmontrent providentielles. Une femme qui passe son temps ? redouter les grossesses n’est qu’une esp?ce d’impotente et n’ira jamais bien loin dans la rеussite.

Les vieux et les jeunes gens aussi croient, je le croyais, qu’on trouvait moyen de faire facilement l’amour et pour pas cher dans l’arri?re-boutique de certaines librairies-lingeries. Cela еtait encore exact, il y a quelque vingt ans, mais depuis, bien des choses ne se font plus, celles-l? surtout parmi les plus agrеables. Le puritanisme anglo-saxon nous dess?che chaque mois davantage, il a dеj? rеduit ? peu pr?s ? rien la gaudriole impromptue des arri?re-boutiques. Tout tourne au mariage et ? la correction.

Mme Herote sut mettre ? bon profit les derni?res licences qu’on avait encore de baiser debout et pas cher. Un commissaire-priseur dеsCuvrе passa devant son magasin certain dimanche, il y entra, il y est toujours. Gaga, il l’еtait un peu, il le demeura, sans plus. Leur bonheur ne fit aucun bruit. ? l’ombre des journaux dеlirants d’appels aux sacrifices ultimes et patriotiques, la vie, strictement mesurеe, farcie de prеvoyance, continuait et bien plus astucieuse m?me que jamais. Tels sont l’envers et l’endroit, comme la lumi?re et l’ombre, de la m?me mеdaille.

Le commissaire de Mme Herote pla?ait en Hollande des fonds pour ses amis, les mieux renseignеs, et pour Mme Herote ? son tour, d?s qu’ils furent devenus confidents. Les cravates, les soutiens-gorge, les presque chemises comme elle en vendait, retenaient clients et clientes et surtout les incitaient ? revenir souvent.

Grand nombre de rencontres еtrang?res et nationales eurent lieu ? l’ombre rosеe de ces brise-bise parmi les phrases incessantes de la patronne dont toute la personne substantielle, bavarde et parfumеe jusqu’? l’еvanouissement aurait pu rendre grivois le plus ranci des hеpatiques. Dans ces mеlanges, loin de perdre l’esprit, elle retrouvait son compte Mme Herote, en argent d’abord, parce qu’elle prеlevait sa d?me sur les ventes en sentiments, ensuite parce qu’il se faisait beaucoup d’amour autour d’elle. Unissant les couples et les dеsunissant avec une joie au moins еgale, ? coups de ragots, d’insinuations, de trahisons.

Elle imaginait du bonheur et du drame sans dеsemparer. Elle entretenait la vie des passions. Son commerce n’en marchait que mieux.

Proust, mi-revenant lui-m?me, s’est perdu avec une extraordinaire tеnacitе dans l’infinie, la diluante futilitе des rites et dеmarches qui s’entortillent autour des gens du monde, gens du vide, fant?mes de dеsirs, partouzards indеcis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain d’improbables Cyth?res. Mais Mme Herote, populaire et substantielle d’origine, tenait solidement ? la terre par de rudes appеtits, b?tes et prеcis.

Si les gens sont si mеchants, c’est peut-?tre seulement parce qu’ils souffrent, mais le temps est long qui sеpare le moment o? ils ont cessе de souffrir de celui o? ils deviennent un peu meilleurs. La belle rеussite matеrielle et passionnelle de Mme Herote n’avait pas encore eu le temps d’adoucir ses dispositions conquеrantes.

Elle n’еtait pas plus haineuse que la plupart des petites commer?antes d’alentour, mais elle se donnait beaucoup de peine ? vous dеmontrer le contraire, alors on se souvient de son cas. Sa boutique n’еtait pas qu’un lieu de rendez-vous, c’еtait encore une sorte d’entrеe furtive dans un monde de richesse et de luxe o? je n’avais jamais malgrе tout mon dеsir, jusqu’alors pеnеtrе et d’o? je fus d’ailleurs еliminе promptement et pеniblement ? la suite d’une furtive incursion, la premi?re et la seule.

Les gens riches ? Paris demeurent ensemble, leurs quartiers, en bloc, forment une tranche de g?teau urbain dont la pointe vient toucher au Louvre, cependant que le rebord arrondi s’arr?te aux arbres entre le Pont d’Auteuil et la Porte des Ternes. Voil?. C’est le bon morceau de la ville. Tout le reste n’est que peine et fumier.

Quand on passe du c?tе de chez les riches on ne remarque pas d’abord de grandes diffеrences avec les autres quartiers, si ce n’est que les rues y sont un peu plus propres et c’est tout. Pour aller faire une excursion dans l’intеrieur m?me de ces gens, de ces choses, il faut se fier au hasard ou ? l’intimitе.

Par la boutique de Mme Herote on y pouvait pеnеtrer un peu avant dans cette rеserve ? cause des Argentins qui descendaient des quartiers privilеgiеs pour se fournir chez elle en cale?ons et chemises et taquiner aussi son joli choix d’amies ambitieuses, thе?treuses et musiciennes, bien faites, que Mme Herote attirait ? dessein.

? l’une d’elles, moi qui n’avais rien ? offrir que ma jeunesse, comme on dit, je me mis cependant ? tenir beaucoup trop. La petite Musyne on l’appelait dans ce milieu.

Au passage des Beresinas, tout le monde se connaissait de boutique en boutique, comme dans une vеritable petite province, depuis des annеes coincеe entre deux rues de Paris, c’est-?-dire qu’on s’y еpiait et s’y calomniait humainement jusqu’au dеlire.

Pour ce qui est de la matеrielle, avant la guerre, on y discutait entre commer?ants une vie picoreuse et dеsespеrеment еconome. C’еtait entre autres еpreuves misеreuses le chagrin chronique de ces boutiquiers, d’?tre forcеs dans leur pеnombre de recourir au gaz d?s quatre heures du soir venues, ? cause des еtalages. Mais il se mеnageait ainsi, en retrait, par contre, une ambiance propice aux propositions dеlicates.

Beaucoup de boutiques еtaient malgrе tout en train de pеricliter ? cause de la guerre, tandis que celle de Mme Herote, ? force de jeunes Argentins, d’officiers ? pеcule et des conseils de l’ami commissaire, prenait un essor que tout le monde, aux environs, commentait, on peut l’imaginer, en termes abominables.

Notons par exemple qu’? cette m?me еpoque, le cеl?bre p?tissier du numеro 112 perdit soudain ses belles clientes par l’effet de la mobilisation. Les habituelles go?teuses ? longs gants forcеes tant on avait rеquisitionnе de chevaux d’aller ? pied ne revinrent plus. Elles ne devaient plus jamais revenir. Quant ? Sambanet, le relieur de musique, il se dеfendit mal lui, soudain, contre l’envie qui l’avait toujours possеdе de sodomiser quelque soldat. Une telle audace d’un soir, mal venue, lui fit un tort irrеparable aupr?s de certains patriotes qui l’accus?rent d’emblеe d’espionnage. Il dut fermer ses rayons.

Par contre Mlle Hermance, au numеro 26, dont la spеcialitе еtait jusqu’? ce jour l’article de caoutchouc avouable ou non, se serait tr?s bien dеbrouillеe, gr?ce aux circonstances, si elle n’avait еprouvе prеcisеment toutes les difficultеs du monde ? s’approvisionner en « prеservatifs » qu’elle recevait d’Allemagne.

Seule Mme Herote, en somme, au seuil de la nouvelle еpoque de la lingerie fine et dеmocratique entra facilement dans la prospеritе.

On s’еcrivait nombre de lettres anonymes entre boutiques, et des salеes. Mme Herote prеfеrait, quant ? elle, et pour sa distraction, en adresser ? de hauts personnages; en ceci m?me elle manifestait de la forte ambition qui constituait le fond m?me de son tempеrament. Au Prеsident du Conseil, par exemple elle en envoyait, rien que pour l’assurer qu’il еtait cocu, et au Marеchal Pеtain, en anglais, ? l’aide du dictionnaire, pour le faire enrager. La lettre anonyme? Douche sur les plumes! Mme Herote en recevait chaque jour un petit paquet pour son compte de ces lettres non signеes et qui ne sentaient pas bon, je vous l’assure. Elle en demeurait pensive, еberluеe pendant dix minutes environ, mais elle se reconstituait tout aussit?t son еquilibre, n’importe comment, avec n’importe quoi, mais toujours, et solidement encore car il n’y avait dans sa vie intеrieure aucune place pour le doute et encore moins pour la vеritе.

Parmi ses clientes et protеgеes, nombre de petites artistes lui arrivaient avec plus de dettes que de robes. Toutes, Mme Herote les conseillait et elles s’en trouvaient bien, Musyne entre autres qui me semblait ? moi la plus mignonne de toutes. Un vеritable petit ange musicien, une amour de violoniste, une amour bien dessalеe par exemple, elle me le prouva. Implacable dans son dеsir de rеussir sur la terre, et pas au ciel, elle se dеbrouillait au moment o? je la connus, dans un petit acte, tout ce qu’il y avait de mignon, tr?s parisien et bien oubliе, aux Variеtеs.

Elle apparaissait avec son violon dans une mani?re de prologue impromptu, versifiе, mеlodieux. Un genre adorable et compliquе.

Avec ce sentiment que je lui vouai mon temps devint frеnеtique et se passait en bondissements de l’h?pital ? la sortie de son thе?tre. Je n’еtais d’ailleurs presque jamais seul ? l’attendre. Des militaires terrestres la ravissaient ? tour de bras, des aviateurs aussi et bien plus facilement encore, mais le pompon sеducteur revenait sans conteste aux Argentins. Leur commerce de viandes froides ? ceux?l?, prenait gr?ce ? la pullulation des contingents nouveaux, les proportions d’une force de la nature. La petite Musyne en a bien profitе de ces jours mercantiles. Elle a bien fait, les Argentins n’existent plus.

Je ne comprenais pas. J’еtais cocu avec tout et tout le monde, avec les femmes, l’argent et les idеes. Cocu et pas content. ? l’heure qu’il est, il m’arrive encore de la rencontrer Musyne, par hasard, tous les deux ans ou presque, ainsi que la plupart des ?tres qu’on a connus tr?s bien. C’est le dеlai qu’il nous faut, deux annеes, pour nous rendre compte, d’un seul coup d’Cil, intrompable alors, comme l’instinct, des laideurs dont un visage, m?me en son temps dеlicieux, s’est chargе.

On demeure comme hеsitant un instant devant, et puis on finit par l’accepter tel qu’il est devenu le visage avec cette disharmonie croissante, ignoble, de toute la figure. Il le faut bien dire oui, ? cette soigneuse et lente caricature burinеe par deux ans. Accepter le temps, ce tableau de nous. On peut dire alors qu’on s’est reconnus tout ? fait (comme un billet еtranger qu’on hеsite ? prendre ? premi?re vue) qu’on ne s’еtait pas trompеs de chemin, qu’on avait bien suivi la vraie route, sans s’?tre concertеs, l’immanquable route pendant deux annеes de plus, la route de la pourriture. Et voil? tout.

Musyne, quand elle me rencontrait ainsi, fortuitement, tellement je l’еpouvantais avec ma grosse t?te, semblait vouloir me fuir absolument, m’еviter, se dеtourner, n’importe quoi… Je lui sentais mauvais, c’еtait еvident, de tout un passе, mais moi qui sais son ?ge, depuis trop d’annеes, elle a beau faire, elle ne peut absolument plus m’еchapper. Elle reste l? l’air g?nе devant mon existence, comme devant un monstre. Elle, si dеlicate, se croit tenue de me poser des questions balourdes, imbеciles, comme en poserait une bonne prise en faute. Les femmes ont des natures de domestiques. Mais elle imagine peut-?tre seulement cette rеpulsion, plus qu’elle ne l’еprouve; c’est l’esp?ce de consolation qui me demeure. Je lui sugg?re peut-?tre seulement que je suis immonde. Je suis peut-?tre un artiste dans ce genre-l?. Apr?s tout, pourquoi n’y aurait-il pas autant d’art possible dans la laideur que dans la beautе? C’est un genre ? cultiver, voil? tout.

J’ai cru longtemps qu’elle еtait sotte la petite Musyne, mais ce n’еtait qu’une opinion de vaniteux еconduit. Vous savez, avant la guerre, on еtait tous encore bien plus ignorants et plus fats qu’aujourd’hui. On ne savait presque rien des choses du monde en gеnеral, enfin des inconscients… Les petits types dans mon genre prenaient encore bien plus facilement qu’aujourd’hui des vessies pour des lanternes. D’?tre amoureux de Musyne si mignonne je pensais que ?a allait me douer de toutes les puissances, et d’abord et surtout du courage qui me manquait, tout ?a parce qu’elle еtait si jolie et si joliment musicienne ma petite amie! L’amour c’est comme l’alcool, plus on est impuissant et so?l et plus on se croit fort et malin, et s?r de ses droits.

Mme Herote, cousine de nombreux hеros dеcеdеs, ne sortait plus de son impasse qu’en grand deuil; encore, n’allait-elle en ville que rarement, son commissaire ami se montrant assez jaloux. Nous nous rеunissions dans la salle ? manger de l’arri?re-boutique, qui, la prospеritе venue, prit bel et bien les allures d’un petit salon. On y venait converser, s’y distraire, gentiment, convenablement sous le gaz. Petite Musyne, au piano, nous ravissait de classiques, rien que des classiques, ? cause des convenances de ces temps douloureux. Nous demeurions l?, des apr?s-midi, coude ? coude, le commissaire au milieu, ? bercer ensemble nos secrets, nos craintes, et nos espoirs.

La servante de Mme Herote, rеcemment engagеe, tenait beaucoup ? savoir quand les uns allaient se dеcider enfin ? se marier avec les autres. Dans sa campagne on ne concevait pas l’union libre. Tous ces Argentins, ces officiers, ces clients fureteurs lui causaient une inquiеtude presque animale.

Musyne se trouvait de plus en plus souvent accaparеe par les clients sud?amеricains. Je finis de cette fa?on par conna?tre ? fond toutes les cuisines et domestiques de ces messieurs, ? force d’aller attendre mon aimеe ? l’office. Les valets de chambre de ces messieurs me prenaient d’ailleurs pour le maquereau. Et puis, tout le monde finit par me prendre pour un maquereau, y compris Musyne elle-m?me, en m?me temps je crois que tous les habituеs de la boutique de Mme Herote. Je n’y pouvais rien. D’ailleurs, il faut bien que cela arrive t?t ou tard, qu’on vous classe.

J’obtins de l’autoritе militaire une autre convalescence de deux mois de durеe et on parla m?me de me rеformer. Avec Musyne nous dеcid?mes d’aller loger ensemble ? Billancourt. C’еtait pour me semer en rеalitе ce subterfuge parce qu’elle profita que nous demeurions loin, pour rentrer de plus en plus rarement ? la maison. Toujours elle trouvait de nouveaux prеtextes pour rester dans Paris.

Les nuits de Billancourt еtaient douces, animеes parfois par ces puеriles alarmes d’avions et de zeppelins, gr?ce auxquelles les citadins trouvaient moyen d’еprouver des frissons justificatifs. En attendant mon amante, j’allais me promener, nuit tombеe, jusqu’au pont de Grenelle, l? o? l’ombre monte du fleuve jusqu’au tablier du mеtro, avec ses lampadaires en chapelets, tendu en plein noir, avec sa ferraille еnorme aussi qui va foncer en tonnerre en plein flanc des gros immeubles du quai de Passy.

Il existe certains coins comme ?a dans les villes, si stupidement laids qu’on y est presque toujours seul.

Musyne finit par ne plus rentrer ? notre esp?ce de foyer qu’une fois par semaine. Elle accompagnait de plus en plus frеquemment des chanteuses chez les Argentins. Elle aurait pu jouer et gagner sa vie dans les cinеmas, o? ?’aurait еtе bien plus facile pour moi d’aller la chercher, mais les Argentins еtaient gais et bien payants, tandis que les cinеmas еtaient tristes et payaient peu. C’est toute la vie ces prеfеrences.

Pour comble de mon infortune survint le Thе?tre aux Armеes. Elle se crеa instantanеment, Musyne, cent relations militaires au Minist?re et de plus en plus frеquemment elle partit alors distraire au front nos petits soldats et cela durant des semaines enti?res. Elle y dеtaillait, aux armеes, la sonate et l’adagio devant les parterres d’Еtat-major, bien placеs pour lui voir les jambes. Les soldats parquеs en gradins ? l’arri?re des chefs ne jouissaient eux que des еchos mеlodieux. Elle passait forcеment ensuite des nuits tr?s compliquеes dans les h?tels de la zone des Armеes. Un jour elle m’en revint toute guillerette des Armеes et munie d’un brevet d’hеro?sme, signе par l’un de nos grands gеnеraux, s’il vous pla?t. Ce dipl?me fut ? l’origine de sa dеfinitive rеussite.

Dans la colonie argentine, elle sut se rendre du coup extr?mement populaire. On la f?ta. On en raffola de ma Musyne, violoniste de guerre si mignonne! Si fra?che et bouclеe et puis hеro?ne par-dessus le marchе. Ces Argentins avaient la reconnaissance du ventre, ils vouaient ? nos grands chefs une de ces admirations qui n’еtait pas dans une musette, et quand elle leur revint ma Musyne, avec son document authentique, sa jolie frimousse, ses petits doigts agiles et glorieux, ils se mirent ? l’aimer ? qui mieux mieux, aux ench?res pour ainsi dire. La poеsie hеro?que poss?de sans rеsistance ceux qui ne vont pas ? la guerre et mieux encore ceux que la guerre est en train d’enrichir еnormеment. C’est rеgulier.

Ah! l’hеro?sme mutin, c’est ? dеfaillir je vous le dis! Les armateurs de Rio offraient leurs noms et leurs actions ? la mignonne qui fеminisait si joliment ? leur usage la vaillance fran?aise et guerri?re. Musyne avait su se crеer, il faut l’avouer, un petit rеpertoire tr?s coquet d’incidents de guerre et qui, tel un chapeau mutin, lui allait ? ravir. Elle m’еtonnait souvent moi-m?me par son tact et je dus m’avouer, ? l’entendre, que je n’еtais en fait de bobards qu’un grossier simulateur ? ses c?tеs. Elle possеdait le don de mettre ses trouvailles dans un certain lointain dramatique o? tout devenait et demeurait prеcieux et pеnеtrant. Nous demeurions nous combattants, en fait de fariboles, je m’en rendais soudain compte, grossi?rement temporaires et prеcis. Elle travaillait dans l’еternel ma belle. Il faut croire Claude Lorrain, les premiers plans d’un tableau sont toujours rеpugnants et l’art exige qu’on situe l’intеr?t de l’Cuvre dans les lointains, dans l’insaisissable, l? o? se rеfugie le mensonge, ce r?ve pris sur le fait, et seul amour des hommes. La femme qui sait tenir compte de notre misеrable nature devient aisеment notre chеrie, notre indispensable et supr?me espеrance. Nous attendons aupr?s d’elle, qu’elle nous conserve notre menteuse raison d’?tre, mais tout en attendant elle peut, dans l’exercice de cette magique fonction gagner tr?s largement sa vie. Musyne n’y manquait pas, d’instinct.

On trouvait ses Argentins du c?tе des Ternes, et puis surtout aux limites du Bois, en petits h?tels particuliers, bien clos, brillants, o? par ces temps d’hiver il rеgnait une chaleur si agrеable qu’en y pеnеtrant de la rue, le cours de vos pensеes devenait optimiste soudain, malgrе vous.

Dans mon dеsespoir tremblotant, j’avais entrepris, pour comble de gaffe, d’aller le plus souvent possible, je l’ai dit, attendre ma compagne ? l’office. Je patientais, parfois jusqu’au matin, j’avais sommeil, mais la jalousie me tenait quand m?me bien rеveillе, le vin blanc aussi, que les domestiques me servaient largement. Les ma?tres argentins, eux, je les voyais fort rarement, j’entendais leurs chansons et leur espagnol fracasseur et le piano qui n’arr?tait pas, mais jouе le plus souvent par d’autres mains que par celles de Musyne. Que faisait-elle donc pendant ce temps-l?, cette garce, avec ses mains?

Quand nous nous retrouvions au matin devant la porte elle faisait la grimace en me revoyant. J’еtais encore naturel comme un animal en ce temps?l?, je ne voulais pas la l?cher ma jolie et c’est tout, comme un os.

On perd la plus grande partie de sa jeunesse ? coups de maladresses. Il еtait еvident qu’elle allait m’abandonner mon aimеe tout ? fait et bient?t. Je n’avais pas encore appris qu’il existe deux humanitеs tr?s diffеrentes, celle des riches et celle des pauvres. Il m’a fallu, comme ? tant d’autres, vingt annеes et la guerre, pour apprendre ? me tenir dans ma catеgorie, ? demander le prix des choses et des ?tres avant d’y toucher, et surtout avant d’y tenir.

Me rеchauffant donc ? l’office avec mes compagnons domestiques, je ne comprenais pas qu’au-dessus de ma t?te dansaient les dieux argentins, ils auraient pu ?tre allemands, fran?ais, chinois, cela n’avait gu?re d’importance, mais des Dieux, des riches, voil? ce qu’il fallait comprendre. Eux en haut avec Musyne, moi en dessous, avec rien. Musyne songeait sеrieusement ? son avenir; alors elle prеfеrait le faire avec un Dieu. Moi aussi bien s?r j’y songeais ? mon avenir, mais dans une sorte de dеlire, parce que j’avais tout le temps, en sourdine, la crainte d’?tre tuе dans la guerre et la peur aussi de crever de faim dans la paix. J’еtais en sursis de mort et amoureux. Ce n’еtait pas qu’un cauchemar. Pas bien loin de nous, ? moins de cent kilom?tres, des millions d’hommes, braves, bien armеs, bien instruits, m’attendaient pour me faire mon affaire et des Fran?ais aussi qui m’attendaient pour en finir avec ma peau, si je ne voulais pas la faire mettre en lambeaux saignants par ceux d’en face.

Il existe pour le pauvre en ce monde deux grandes mani?res de crever, soit par l’indiffеrence absolue de vos semblables en temps de paix, ou par la passion homicide des m?mes en la guerre venue. S’ils se mettent ? penser ? vous, c’est ? votre torture qu’ils songent aussit?t les autres, et rien qu’? ?a. On ne les intеresse que saignants, les salauds! Princhard ? cet еgard avait eu bien raison. Dans l’imminence de l’abattoir, on ne spеcule plus beaucoup sur les choses de son avenir, on ne pense gu?re qu’? aimer pendant les jours qui vous restent puisque c’est le seul moyen d’oublier son corps un peu, qu’on va vous еcorcher bient?t du haut en bas.

Comme elle me fuyait Musyne, je me prenais pour un idеaliste, c’est ainsi qu’on appelle ses propres petits instincts habillеs en grands mots. Ma permission touchait ? son terme. Les journaux battaient le rappel de tous les combattants possibles, et bien entendu avant tout, de ceux qui n’avaient pas de relations. Il еtait officiel qu’on ne devait plus penser qu’? gagner la guerre.

Musyne dеsirait fort aussi, comme Lola, que je retourne au front dare-dare et que j’y reste et comme j’avais l’air de tarder ? m’y rendre, elle se dеcida ? brusquer les choses, ce qui pourtant n’еtait pas dans sa mani?re.

Tel soir, o? par exception nous rentrions ensemble, ? Billancourt, voici que passent les pompiers trompetteurs et tous les gens de notre maison se prеcipitent ? la cave en l’honneur de je ne sais quel zeppelin.

Ces paniques menues pendant lesquelles tout un quartier en pyjama, derri?re la bougie, disparaissait en gloussant dans les profondeurs pour еchapper ? un pеril presque enti?rement imaginaire mesuraient l’angoissante futilitе de ces ?tres tant?t poules effrayеes, tant?t moutons fats et consentants. De semblables et monstrueuses inconsistances sont bien faites pour dеgo?ter ? tout jamais le plus patient, le plus tenace des sociophiles.

D?s le premier coup de clairon d’alerte Musyne oubliait qu’on venait de lui dеcouvrir bien de l’hеro?sme au Thе?tre des Armеes. Elle insistait pour que je me prеcipite avec elle au fond des souterrains, dans le mеtro, dans les еgouts, n’importe o?, mais ? l’abri et dans les ultimes profondeurs et surtout tout de suite! ? les voir tous dеvaler ainsi, gros et petits, les locataires, frivoles ou majestueux, quatre ? quatre, vers le trou sauveur, cela finit m?me ? moi, par me pourvoir d’indiffеrence. L?che ou courageux, cela ne veut pas dire grand-chose. Lapin ici, hеros l?-bas, c’est le m?me homme, il ne pense pas plus ici que l?-bas. Tout ce qui n’est pas gagner de l’argent le dеpasse dеcidеment infiniment. Tout ce qui est vie ou mort lui еchappe. M?me sa propre mort, il la spеcule mal et de travers. Il ne comprend que l’argent et le thе?tre.

Musyne pleurnichait devant ma rеsistance. D’autres locataires nous pressaient de les accompagner, je finis par me laisser convaincre. Il fut еmis quant au choix de la cave une sеrie de propositions diffеrentes. La cave du boucher finit par emporter la majoritе des adhеsions, on prеtendait qu’elle еtait situеe plus profondеment que n’importe quelle autre de l’immeuble. D?s le seuil il vous parvenait des bouffеes d’une odeur ?cre et de moi bien connue, qui me fut ? l’instant absolument insupportable.

« Tu vas descendre l?-dedans Musyne, avec la viande pendante aux crochets? lui demandai-je.

– Pourquoi pas? me rеpondit-elle, bien еtonnеe.

– Eh bien moi, dis-je, j’ai des souvenirs, et je prеf?re remonter l?-haut…

– Tu t’en vas alors?

– Tu viendras me retrouver, d?s que ce sera fini!

– Mais ?a peut durer longtemps…

– J’aime mieux t’attendre l?-haut, que je dis. Je n’aime pas la viande, et ce sera bient?t terminе. »

Pendant l’alerte, protеgеs dans leurs rеduits, les locataires еchangeaient des politesses guillerettes. Certaines dames en peignoir, derni?res venues, se pressaient avec еlеgance et mesure vers cette vo?te odorante dont le boucher et la bouch?re leur faisaient les honneurs, tout en s’excusant, ? cause du froid artificiel indispensable ? la bonne conservation de la marchandise.

Musyne disparut avec les autres. Je l’ai attendue, chez nous, en haut, une nuit, tout un jour, un an… Elle n’est jamais revenue me trouver.

Je devins pour ma part ? partir de cette еpoque de plus en plus difficile ? contenter et je n’avais plus que deux idеes en t?te: sauver ma peau et partir pour l’Amеrique. Mais еchapper ? la guerre constituait dеj? une Cuvre initiale qui me tint tout essoufflе pendant des mois et des mois.

« Des canons! des hommes! des munitions! » qu’ils exigeaient sans jamais en sembler las, les patriotes. Il para?t qu’on ne pouvait plus dormir tant que la pauvre Belgique et l’innocente petite Alsace n’auraient pas еtе arrachеes au joug germanique. C’еtait une obsession qui emp?chait, nous affirmait?on, les meilleurs d’entre nous de respirer, de manger, de copuler. ?a n’avait pas l’air tout de m?me de les emp?cher de faire des affaires les survivants. Le moral еtait bon ? l’arri?re, on pouvait le dire.

Il fallut rеintеgrer en vitesse nos rеgiments. Mais moi d?s la premi?re visite, on me trouva trop au-dessous de la moyenne encore, et juste bon pour ?tre dirigе sur un autre h?pital, pour osseux et nerveux celui-l?. Un matin nous sort?mes ? six du Dеp?t, trois artilleurs et trois dragons, blessеs et malades ? la recherche de cet endroit o? se rеparait la vaillance perdue, les rеflexes abolis et les bras cassеs. Nous pass?mes d’abord, comme tous les blessеs de l’еpoque, pour le contr?le, au Val?de?Gr?ce, citadelle ventrue, si noble et toute barbue d’arbres et qui sentait bien fort l’omnibus par ses couloirs, odeur aujourd’hui et sans doute ? jamais disparue, mixture de pieds, de paille et de lampes ? huile. Nous ne f?mes pas long feu au Val, ? peine entrevus nous еtions engueulеs et comme il faut, par deux officiers gestionnaires, pelliculaires et surmenеs, menacеs par ceux-ci du Conseil et projetеs ? nouveau par d’autres Administrateurs dans la rue. Ils n’avaient pas de place pour nous, qu’ils disaient, en nous indiquant une destination vague: un bastion, quelque part, dans les zones autour de la ville.

De bistrots en bastions, de mominettes en cafеs cr?me, nous part?mes donc ? six au hasard des mauvaises directions, ? la recherche de ce nouvel abri qui paraissait spеcialisе dans la guеrison des incapables hеros dans notre genre.

Un seul d’entre nous six possеdait un rudiment de bien, qui tenait tout entier, il faut le dire, dans une petite bo?te en zinc de biscuits Pernot, marque cеl?bre alors et dont je n’entends plus parler. L?-dedans, il cachait, notre camarade, des cigarettes, et une brosse ? dents, m?me qu’on en rigolait tous, de ce soin peu commun alors, qu’il prenait de ses dents, et que nous on le traitait, ? cause de ce raffinement insolite, d’« homosexuel ».

Enfin, nous abord?mes, apr?s bien des hеsitations, vers le milieu de la nuit, aux remblais bouffis de tеn?bres de ce bastion de Bic?tre, le « 43 » qu’il s’intitulait. C’еtait le bon.

On venait de le mettre ? neuf pour recevoir des еclopеs et des vieillards. Le jardin n’еtait m?me pas fini.

Quand nous arriv?mes, il n’y avait encore en fait d’habitants que la concierge, dans la partie militaire. Il pleuvait dru. Elle eut peur de nous la concierge en nous entendant, mais nous la f?mes rire en lui mettant la main tout de suite au bon endroit. « Je croyais que c’еtait des Allemands! fit?elle. – Ils sont loin! lui rеpondit-on. – O? c’est que vous ?tes malades? s’inquiеtait-el-le. – Partout; mais pas au zizi! » fit un artilleur en rеponse. Alors ?a, on pouvait dire que c’еtait du vrai esprit et qu’elle apprеciait en plus, la concierge. Dans ce m?me bastion sеjourn?rent par la suite avec nous des vieillards de l’Assistance publique. On avait construit pour eux, d’urgence, de nouveaux b?timents garnis de kilom?tres de vitrages, on les gardait l??dedans jusqu’? la fin des hostilitеs, comme des insectes. Sur les buttes d’alentour, une еruption de lotissements еtriquеs se disputaient des tas de boue fuyante mal contenue entre des sеries de cabanons prеcaires. ? l’abri de ceux-ci poussent de temps ? autre une laitue et trois radis, dont on ne sait jamais pourquoi, des limaces dеgo?tеes consentent ? faire hommage au propriеtaire.

Notre h?pital еtait propre, comme il faut se dеp?cher de voir ces choses-l?, quelques semaines, tout ? leur dеbut, car pour l’entretien des choses chez nous, on a aucun go?t, on est m?me ? cet еgard de francs dеgueulasses. On s’est couchеs, je dis donc, au petit bonheur des lits mеtalliques et ? la lumi?re lunaire, c’еtait si neuf ces locaux que l’еlectricitе n’y venait pas encore.

Au rеveil, notre nouveau mеdecin-chef est venu se faire conna?tre, tout content de nous voir, qu’il semblait, toute cordialitе dehors. Il avait des raisons de son c?tе pour ?tre heureux, il venait d’?tre nommе ? quatre galons. Cet homme possеdait en plus les plus beaux yeux du monde, veloutеs et surnaturels, il s’en servait beaucoup pour l’еmoi de quatre charmantes infirmi?res bеnеvoles qui l’entouraient de prеvenances et de mimiques et qui n’en perdaient pas une miette de leur mеdecin-chef. D?s le premier contact, il se saisit de notre moral, comme il nous en prеvint. Sans fa?on, empoignant famili?rement l’еpaule de l’un de nous, le secouant paternellement, la voix rеconfortante, il nous tra?a les r?gles et le plus court chemin pour aller gaillardement et au plus t?t encore nous refaire casser la gueule.

D’o? qu’ils provinssent dеcidеment, ils ne pensaient qu’? cela. On aurait dit que ?a leur faisait du bien. C’еtait le nouveau vice. « La France, mes amis, vous a fait confiance, c’est une femme, la plus belle des femmes la France! entonna-t-il. Elle compte sur votre hеro?sme la France! Victime de la plus l?che, de la plus abominable agression. Elle a le droit d’exiger de ses fils d’?tre vengеe profondеment la France! D’?tre rеtablie dans l’intеgritе de son territoire, m?me au prix du sacrifice le plus haut la France! Nous ferons tous ici, en ce qui nous concerne, notre devoir, mes amis, faites le v?tre! Notre science vous appartient! Elle est v?tre! Toutes ses ressources sont au service de votre guеrison! Aidez-nous ? votre tour dans la mesure de votre bonne volontе! Je le sais, elle nous est acquise votre bonne volontе! Et que bient?t vous puissiez tous reprendre votre place ? c?tе de vos chers camarades des tranchеes! Votre place sacrеe! Pour la dеfense de notre sol chеri. Vive la France! En avant! » Il savait parler aux soldats.

Nous еtions chacun au pied de notre lit, dans la position du garde-?-vous, l’еcoutant. Derri?re lui, une brune du groupe de ses jolies infirmi?res dominait mal l’еmotion qui l’еtreignait et que quelques larmes rendirent visible. Les autres infirmi?res, ses compagnes, s’empress?rent aussit?t: « Chеrie! Chеrie! Je vous assure… Il reviendra, voyons!.. »

C’еtait une de ses cousines, la blonde un peu boulotte, qui la consolait le mieux. En passant pr?s de nous, la soutenant dans ses bras, elle me confia la boulotte qu’elle dеfaillait ainsi la cousine jolie, ? cause du dеpart rеcent d’un fiancе mobilisе dans la marine. Le ma?tre ardent, dеconcertе, s’effor?ait d’attеnuer le bel et tragique еmoi propagе par sa br?ve et vibrante allocution. Il en demeurait tout confus et peinе devant elle. Rеveil d’une trop douloureuse inquiеtude dans un cCur d’еlite, еvidemment pathеtique, tout sensibilitе et tendresse. « Si nous avions su, ma?tre! chuchotait encore la blonde cousine, nous vous aurions prеvenu… Ils s’aiment si tendrement si vous saviez!.. » Le groupe des infirmi?res et le Ma?tre lui?m?me disparurent parlotant toujours et bruissant ? travers le couloir. On ne s’occupait plus de nous.

J’essayai de me rappeler et de comprendre le sens de cette allocution qu’il venait de prononcer, l’homme aux yeux splendides, mais loin, moi, de m’attrister elles me parurent en y rеflеchissant, ces paroles, extraordinairement bien faites pour me dеgo?ter de mourir. C’еtait aussi l’avis des autres camarades, mais ils n’y trouvaient pas au surplus comme moi, une fa?on de dеfi et d’insulte. Eux ne cherchaient gu?re ? comprendre ce qui se passait autour de nous dans la vie, ils discernaient seulement, et encore ? peine, que le dеlire ordinaire du monde s’еtait accru depuis quelques mois, dans de telles proportions, qu’on ne pouvait dеcidеment plus appuyer son existence sur rien de stable.

Ici ? l’h?pital, tout comme dans la nuit des Flandres la mort nous tracassait; seulement ici, elle nous mena?ait de plus loin la mort irrеvocable tout comme l?-bas, c’est vrai, une fois lancеe sur votre tremblante carcasse par les soins de l’Administration.

Ici, on ne nous engueulait pas, certes, on nous parlait m?me avec douceur, on nous parlait tout le temps d’autre chose que de la mort, mais notre condamnation figurait toutefois, bien nette au coin de chaque papier qu’on nous demandait de signer, dans chaque prеcaution qu’on prenait ? notre еgard: Mеdailles… Bracelets… La moindre permission… N’importe quel conseil… On se sentait comptеs, guettеs, numеrotеs dans la grande rеserve des partants de demain. Alors forcеment, tout ce monde civil et sanitaire ambiant avait l’air plus lеger que nous, par comparaison. Les infirmi?res, ces garces, ne le partageaient pas, elles, notre destin, elles ne pensaient par contraste, qu’? vivre longtemps, et plus longtemps encore et ? aimer c’еtait clair, ? se promener et ? mille et dix mille fois faire et refaire l’amour. Chacune de ces angеliques tenait ? son petit plan dans le pеrinеe, comme les for?ats, pour plus tard, le petit plan d’amour, quand nous serions, nous, crevеs dans une boue quelconque et Dieu sait comment!

Elles vous auraient alors des soupirs remеmoratifs spеciaux de tendresse qui les rendraient plus attrayantes encore, elles еvoqueraient en silences еmus, les tragiques temps de la guerre, les revenants… « Vous souvenez-vous du petit Bardamu, di-raient-elles ? l’heure crеpusculaire en pensant ? moi, celui qu’on avait tant de mal ? emp?cher de tousser?.. Il en avait un mauvais moral celui-l?, le pauvre petit… Qu’a-t-il pu devenir? »

Quelques regrets poеtiques placеs ? propos siеent ? une femme aussi bien que certains cheveux vaporeux sous les rayons de la lune.

? l’abri de chacun de leurs mots et de leur sollicitude, il fallait d?s maintenant comprendre: « Tu vas crever gentil militaire… Tu vas crever… C’est la guerre… Chacun sa vie… Chacun son r?le… Chacun sa mort… Nous avons l’air de partager ta dеtresse… Mais on ne partage la mort de personne… Tout doit ?tre aux ?mes et aux corps bien portants, fa?on de distraction et rien de plus et rien de moins, et nous sommes nous des solides jeunes filles, belles, considеrеes, saines et bien еlevеes… Pour nous tout devient, biologie automatique, joyeux spectacle et se convertit en joie! Ainsi l’exige notre santе! Et les vilaines licences du chagrin nous sont impossibles… Il nous faut des excitants ? nous, rien que des excitants… Vous serez vite oubliеs, petits soldats… Soyez gentils, crevez bien vite… Et que la guerre finisse et qu’on puisse se marier avec un de vos aimables officiers… Un brun surtout!.. Vive la Patrie dont parle toujours papa!.. Comme l’amour doit ?tre bon quand il revient de la guerre!.. Il sera dеcorе notre petit mari!.. Il sera distinguе… Vous pourrez cirer ses jolies bottes le beau jour de notre mariage si vous existez encore ? ce moment-l?, petit soldat… Ne serez-vous pas alors heureux de notre bonheur, petit soldat?.. »

Chaque matin, nous le rev?mes, et le rev?mes encore le mеdecin?chef, suivi de ses infirmi?res. C’еtait un savant, appr?mes-nous. Autour de nos salles rеservеes venaient trotter les vieillards de l’hospice d’? c?tе en bonds inutiles et disjoints. Ils s’en allaient crachoter leurs cancans avec leurs caries d’une salle ? l’autre, porteurs de petits bouts de ragots et mеdisances еculеes. Ici clo?trеs dans leur mis?re officielle comme au fond d’un enclos baveux, les vieux travailleurs broutaient toute la fiente qui dеpose autour des ?mes ? l’issue des longues annеes de servitude. Haines impuissantes, rancies dans l’oisivetе pisseuse des salles communes. Ils ne se servaient de leurs ultimes et chevrotantes еnergies que pour se nuire encore un petit peu et se dеtruire dans ce qui leur restait de plaisir et de souffle.

Supr?me plaisir! Dans leur carcasse racornie il ne subsistait plus un seul atome qui ne f?t strictement mеchant.

D?s qu’il fut entendu que nous partagerions, soldats, les commoditеs relatives du bastion avec ces vieillards, ils se mirent ? nous dеtester ? l’unisson, non sans venir toutefois en m?me temps mendier et sans rеpit nos rеsidus de tabac ? la tra?ne le long des croisеes et les bouts de pain rassis tombеs dessous les bancs. Leurs faces parcheminеes s’еcrasaient ? l’heure des repas contre les vitres de notre rеfectoire. Il passait entre les plis chassieux de leurs nez des petits regards de vieux rats convoiteux. L’un de ces infirmes paraissait plus astucieux et coquin que les autres, il venait nous chanter des chansonnettes de son temps pour nous distraire, le p?re Birouette qu’on l’appelait. Il voulait bien faire tout ce qu’on voulait pourvu qu’on lui donn?t du tabac, tout ce qu’on voulait sauf passer devant la morgue du bastion qui d’ailleurs ne ch?mait gu?re. L’une des blagues consistait ? l’emmener de ce c?tе-l?, soi-disant en promenade. « Tu veux pas entrer? » qu’on lui demandait quand on еtait en plein devant la porte. Il se sauvait alors bien r?leux mais si vite et si loin qu’on ne le revoyait plus de deux jours au moins, le p?re Birouette. Il avait entrevu la mort.

Notre mеdecin-chef aux beaux yeux, le professeur Bestombes, avait fait installer pour nous redonner de l’?me, tout un appareillage tr?s compliquе d’engins еlectriques еtincelants dont nous subissions les dеcharges pеriodiques, effluves qu’il prеtendait toniques et qu’il fallait accepter sous peine d’expulsion. Il еtait fort riche, semblait-il, Bestombes, il fallait l’?tre pour acheter tout ce co?teux bazar еlectrocuteur. Son beau-p?re, grand politique, ayant puissamment tripotе au cours d’achats gouvernementaux de terrains, lui permettait ces largesses.