banner banner banner
Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке
Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке
Оценить:
Рейтинг: 0

Полная версия:

Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке

скачать книгу бесплатно

– O? qu’il est le rеgiment, mon commandant? qu’on demandait nous…

– Il est ? Barbagny.

– O? que c’est Barbagny?

– C’est par l?! »

Par l?, o? il montrait, il n’y avait rien que la nuit, comme partout d’ailleurs, une nuit еnorme qui bouffait la route ? deux pas de nous et m?me qu’il n’en sortait du noir qu’un petit bout de route grand comme la langue.

Allez donc le chercher son Barbagny dans la fin d’un monde! Il aurait fallu qu’on sacrifi?t pour le retrouver son Barbagny au moins un escadron tout entier! Et encore un escadron de braves! Et moi qui n’еtais point brave et qui ne voyais pas du tout pour-quoi je l’aurais еtе brave, j’avais еvidemment encore moins envie que personne de retrouver son Barbagny, dont il nous parlait d’ailleurs lui-m?me absolument au hasard. C’еtait comme si on avait essayе en m’engueulant tr?s fort de me donner l’envie d’aller me suicider. Ces choses-l? on les a ou on ne les a pas.

De toute cette obscuritе si еpaisse qu’il vous semblait qu’on ne reverrait plus son bras d?s qu’on l’еtendait un peu plus loin que l’еpaule, je ne savais qu’une chose, mais cela alors tout ? fait certainement, c’est qu’elle contenait des volontеs homicides еnormes et sans nombre.

Cette gueule d’Еtat-major n’avait de cesse d?s le soir revenu de nous expеdier au trеpas et ?a le prenait souvent d?s le coucher du soleil. On luttait un peu avec lui ? coups d’inertie, on s’obstinait ? ne pas le comprendre, on s’accrochait au cantonnement pеp?re tant bien que mal, tant qu’on pouvait, mais enfin quand on ne voyait plus les arbres, ? la fin, il fallait consentir tout de m?me ? s’en aller mourir un peu; le d?ner du gеnеral еtait pr?t.

Tout se passait alors ? partir de ce moment-l?, selon les hasards. Tant?t on le trouvait et tant?t on ne le trouvait pas le rеgiment et son Barbagny. C’еtait surtout par erreur qu’on les retrouvait parce que les sentinelles de l’escadron de garde tiraient sur nous en arrivant. On se faisait reconna?tre ainsi forcеment et on achevait presque toujours la nuit en corvеes de toutes natures, ? porter beaucoup de ballots d’avoine et des seaux d’eau en masse, ? se faire engueuler jusqu’? en ?tre еtourdi en plus du sommeil.

Au matin on repartait, groupe de la liaison, tous les cinq pour le quartier du gеnеral des Entrayes, pour continuer la guerre.

Mais la plupart du temps on ne le trouvait pas le rеgiment et on attendait seulement le jour en cerclant autour des villages sur les chemins inconnus, ? la lisi?re des hameaux еvacuеs, et les taillis sournois, on еvitait tout ?a autant qu’on le pouvait ? cause des patrouilles allemandes. Il fallait bien ?tre quelque part cependant en attendant le matin, quelque part dans la nuit. On ne pouvait pas еviter tout. Depuis ce temps-l?, je sais ce que doivent еprouver les lapins en garenne.

?a vient dr?lement la pitiе. Si on avait dit au commandant Pin?on qu’il n’еtait qu’un sale assassin l?che, on lui aurait fait un plaisir еnorme, celui de nous faire fusiller, sеance tenante, par le capitaine de gendarmerie, qui ne le quittait jamais d’une semelle et qui, lui, ne pensait prеcisеment qu’? cela. C’est pas aux Allemands qu’il en voulait, le capitaine de gendarmerie.

Nous d?mes donc courir les embuscades pendant des nuits et des nuits imbеciles qui se suivaient, rien qu’avec l’espеrance de moins en moins raisonnable d’en revenir et celle-l? seulement et aussi que si on en revenait qu’on n’oublierait jamais, absolument jamais, qu’on avait dеcouvert sur la terre un homme b?ti comme vous et moi, mais bien plus charognard que les crocodiles et les requins qui passent entre deux eaux la gueule ouverte autour des bateaux d’ordures et de viandes pourries qu’on va leur dеverser au large, ? La Havane.

La grande dеfaite, en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusqu’? quel point les hommes sont vaches. Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu’on a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique et puis descendre. ?a suffit comme boulot pour une vie tout enti?re.

Je l’aurais bien donnе aux requins ? bouffer moi, le commandant Pin?on, et puis son gendarme avec, pour leur apprendre ? vivre; et puis mon cheval aussi en m?me temps pour qu’il ne souffre plus, parce qu’il n’en avait plus de dos ce grand malheureux, tellement qu’il avait mal, rien que deux plaques de chair qui lui restaient ? la place, sous la selle, larges comme mes deux mains et suintantes, ? vif, avec des grandes tra?nеes de pus qui lui coulaient par les bords de la couverture jusqu’aux jarrets. Il fallait cependant trotter l?-dessus, un, deux… Il s’en tortillait de trotter. Mais les chevaux c’est encore bien plus patient que des hommes. Il ondulait en trottant. On ne pouvait plus le laisser qu’au grand air. Dans les granges, ? cause de l’odeur qui lui sortait des blessures, ?a sentait si fort, qu’on en restait suffoquе. En montant dessus son dos, ?a lui faisait si mal qu’il se courbait, comme gentiment, et le ventre lui en arrivait alors aux genoux. Ainsi on aurait dit qu’on grimpait sur un ?ne. C’еtait plus commode ainsi, faut l’avouer. On еtait bien fatiguеs nous-m?mes, avec tout ce qu’on supportait en aciers sur la t?te et sur les еpaules.

Le gеnеral des Entrayes, dans la maison rеservеe, attendait son d?ner. Sa table еtait mise, la lampe ? sa place.

« Foutez-moi tous le camp, nom de Dieu, nous sommait une fois de plus le Pin?on, en nous balan?ant sa lanterne ? hauteur du nez. On va se mettre ? table! Je ne vous le rеpеterai plus! Vont-ils s’en aller ces charognes! » qu’il hurlait m?me. Il en reprenait, de rage, ? nous envoyer crever ainsi, ce diaphane, quelques couleurs aux joues.

Quelquefois le cuisinier du gеnеral nous repassait avant qu’on parte un petit morceau, il en avait de trop ? bouffer le gеnеral, puisqu’il touchait d’apr?s le r?glement quarante rations pour lui tout seul! Il n’еtait plus jeune cet homme-l?. Il devait m?me ?tre tout pr?s de la retraite. Il pliait aussi des genoux en marchant. Il devait se teindre les moustaches.

Ses art?res, aux tempes, cela se voyait bien ? la lampe, quand on s’en allait, dessinaient des mеandres comme la Seine ? la sortie de Paris. Ses filles еtaient grandes, disait?on, pas mariеes, et comme lui, pas riches. C’еtait peut-?tre ? cause de ces souvenirs-l? qu’il avait tant l’air vеtillard et grognon, comme un vieux chien qu’on aurait dеrangе dans ses habitudes et qui essaye de retrouver son panier ? coussin partout o? on veut bien lui ouvrir la porte.

Il aimait les beaux jardins et les rosiers, il n’en ratait pas une, de roseraie, partout o? nous passions. Personne comme les gеnеraux pour aimer les rosiers. C’est connu.

Tout de m?me on se mettait en route. Le boulot c’еtait pour les faire passer au trot les canards. Ils avaient peur de bouger ? cause des plaies d’abord et puis ils avaient peur de nous et de la nuit aussi, ils avaient peur de tout, quoi! Nous aussi! Dix fois on s’en retournait pour lui redemander la route au commandant. Dix fois qu’il nous traitait de fainеants et de tire-au-cul dеgueulasses. ? coups d’еperons enfin on franchissait le dernier poste de garde, on leur passait le mot aux plantons et puis on plongeait d’un coup dans la sale aventure, dans les tеn?bres de ces pays ? personne.

? force de dеambuler d’un bord de l’ombre ? l’autre, on finissait par s’y reconna?tre un petit peu, qu’on croyait du moins… D?s qu’un nuage semblait plus clair qu’un autre on se disait qu’on avait vu quelque chose… Mais devant soi, il n’y avait de s?r que l’еcho allant et venant, l’еcho du bruit que faisaient les chevaux en trottant, un bruit qui vous еtouffe, еnorme, tellement qu’on en veut pas. Ils avaient l’air de trotter jusqu’au ciel, d’appeler tout ce qu’il y avait sur la terre les chevaux, pour nous faire massacrer. On aurait pu faire ?a d’ailleurs d’une seule main, avec une carabine, il suffisait de l’appuyer en nous attendant, le long d’un arbre. Je me disais toujours que la premi?re lumi?re qu’on verrait ce serait celle du coup de fusil de la fin.

Depuis quatre semaines qu’elle durait, la guerre, on еtait devenus si fatiguеs, si malheureux, que j’en avais perdu, ? force de fatigue, un peu de ma peur en route. La torture d’?tre tracassеs jour et nuit par ces gens, les gradеs, les petits surtout, plus abrutis, plus mesquins et plus haineux encore que d’habitude, ?a finit par faire hеsiter les plus ent?tеs, ? vivre encore.

Ah! l’envie de s’en aller! Pour dormir! D’abord! Et s’il n’y a plus vraiment moyen de partir pour dormir alors l’envie de vivre s’en va toute seule. Tant qu’on y resterait en vie faudrait avoir l’air de chercher le rеgiment.

Pour que dans le cerveau d’un couillon la pensеe fasse un tour, il faut qu’il lui arrive beaucoup de choses et des bien cruelles. Celui qui m’avait fait penser pour la premi?re fois de ma vie, vraiment penser, des idеes pratiques et bien ? moi, c’еtait bien s?rement le commandant Pin?on, cette gueule de torture. Je pensais donc ? lui aussi fortement que je pouvais, tout en brinquebalant, garni, croulant sous les armures, accessoire figurant dans cette incroyable affaire internationale, o? je m’еtais embarquе d’enthousiasme… Je l’avoue.

Chaque m?tre d’ombre devant nous еtait une promesse nouvelle d’en finir et de crever, mais de quelle fa?on? Il n’y avait gu?re d’imprеvu dans cette histoire que l’uniforme de l’exеcutant. Serait-ce un d’ici? Ou bien un d’en face?

Je ne lui avais rien fait, moi, ? ce Pin?on! ? lui, pas plus d’ailleurs qu’aux Allemands!.. Avec sa t?te de p?che pourrie, ses quatre galons qui lui scintillaient partout de sa t?te au nombril, ses moustaches r?ches et ses genoux aigus, et ses jumelles qui lui pendaient au cou comme une cloche de vache, et sa carte au 1/1000, donc? Je me demandais quelle rage d’envoyer crever les autres le possеdait celui-l?? Les autres qui n’avaient pas de carte.

Nous quatre cavaliers sur la route nous faisions autant de bruit qu’un demi-rеgiment. On devait nous entendre venir ? quatre heures de l? ou bien c’est qu’on voulait pas nous entendre. Cela demeurait possible… Peut-?tre qu’ils avaient peur de nous les Allemands? Qui sait?

Un mois de sommeil sur chaque paupi?re voil? ce que nous portions et autant derri?re la t?te, en plus de ces kilos de ferraille.

Ils s’exprimaient mal mes cavaliers d’escorte. Ils parlaient ? peine pour tout dire. C’еtaient des gar?ons venus du fond de la Bretagne pour le service et tout ce qu’ils savaient ne venait pas de l’еcole, mais du rеgiment. Ce soir-l?, j’avais essayе de m’entretenir un peu du village de Barbagny avec celui qui еtait ? c?tе de moi et qui s’appelait Kersuzon.

« Dis donc, Kersuzon, que je lui dis, c’est les Ardennes ici tu sais… Tu ne vois rien toi loin devant nous? Moi, je vois rien du tout…

– C’est tout noir comme un cul », qu’il m’a rеpondu Kersuzon. ?a suffisait…

« Dis donc, t’as pas entendu parler de Barbagny toi dans la journеe? Par o? que c’еtait? que je lui ai demandе encore.

– Non. »

Et voil?.

On ne l’a jamais trouvе le Barbagny. On a tournе sur nous-m?mes seulement jusqu’au matin, jusqu’? un autre village, o? nous attendait l’homme aux jumelles. Son gеnеral prenait le petit cafе sous la tonnelle devant la maison du Maire quand nous arriv?mes.

« Ah! comme c’est beau la jeunesse, Pin?on! » qu’il lui a fait remarquer tr?s haut ? son chef d’Еtat-major en nous voyant passer, le vieux. Ceci dit, il se leva et partit faire un pipi et puis encore un tour les mains derri?re le dos, vo?tе. Il еtait tr?s fatiguе ce matin?l?, m’a soufflе l’ordonnance, il avait mal dormi le gеnеral, quelque chose qui le tracassait dans la vessie, qu’on racontait.

Kersuzon me rеpondait toujours pareil quand je le questionnais la nuit, ?a finissait par me distraire comme un tic. Il m’a rеpеtе ?a encore deux ou trois fois ? propos du noir et du cul et puis il est mort, tuе qu’il a еtе, quelque temps plus tard, en sortant d’un village, je m’en souviens bien, un village qu’on avait pris pour un autre, par des Fran?ais qui nous avaient pris pour des autres.

C’est m?me quelques jours apr?s la mort de Kersuzon qu’on a rеflеchi et qu’on a trouvе un petit moyen, dont on еtait bien content, pour ne plus se perdre dans la nuit.

Donc, on nous foutait ? la porte du cantonnement. Bon. Alors on disait plus rien. On ne rouspеtait plus. « Allez-vous-en! qu’il faisait, comme d’habitude, la gueule en cire.

– Bien mon commandant! »

Et nous voil? d?s lors partis du c?tе du canon et sans se faire prier tous les cinq. On aurait dit qu’on allait aux cerises. C’еtait bien vallonnе de ce c?tе-l?. C’еtait la Meuse, avec ses collines, avec des vignes dessus, du raisin pas encore m?r et l’automne, et des villages en bois bien sеchеs par trois mois d’еtе, donc qui br?laient facilement.

On avait remarquе ?a nous autres, une nuit qu’on savait plus du tout o? aller. Un village br?lait toujours du c?tе du canon. On en approchait pas beaucoup, pas de trop, on le regardait seulement d’assez loin le village, en spectateurs pourrait-on dire, ? dix, douze kilom?tres par exemple. Et tous les soirs ensuite vers cette еpoque-l?, bien des villages se sont mis ? flamber ? l’horizon, ?a se rеpеtait, on en еtait entourеs, comme par un tr?s grand cercle d’une dr?le de f?te de tous ces pays-l? qui br?laient, devant soi et des deux c?tеs, avec des flammes qui montaient et lеchaient les nuages.

On voyait tout y passer dans les flammes, les еglises, les granges, les unes apr?s les autres, les meules qui donnaient des flammes plus animеes, plus hautes que le reste, et puis les poutres qui se redressaient tout droit dans la nuit avec des barbes de flamm?ches avant de chuter dans la lumi?re.

?a se remarque bien comment que ?a br?le un village, m?me ? vingt kilom?tres. C’еtait gai. Un petit hameau de rien du tout qu’on apercevait m?me pas pendant la journеe, au fond d’une moche petite campagne, eh bien, on a pas idеe la nuit, quand il br?le, de l’effet qu’il peut faire! On dirait Notre?Dame! ?a dure bien toute une nuit ? br?ler un village, m?me un petit, ? la fin on dirait une fleur еnorme, puis, rien qu’un bouton, puis plus rien.

?a fume et alors c’est le matin.

Les chevaux qu’on laissait tout sellеs, dans les champs ? c?tе de nous, ne bougeaient pas. Nous, on allait roupiller dans l’herbe, sauf un, qui prenait la garde, ? son tour, forcеment. Mais quand on a des feux ? regarder la nuit passe bien mieux, c’est plus rien ? endurer, c’est plus de la solitude.

Malheureux qu’ils n’ont pas durе les villages… Au bout d’un mois, dans ce canton-l?, il n’y en avait dеj? plus. Les for?ts, on a tirе dessus aussi, au canon. Elles n’ont pas existе huit jours les for?ts. ?a fait encore des beaux feux les for?ts, mais ?a dure ? peine.

Apr?s ce temps-l?, les convois d’artillerie prirent toutes les routes dans un sens et les civils qui se sauvaient, dans l’autre.

En somme, on ne pouvait plus, nous, ni aller, ni revenir; fallait rester o? on еtait.

On faisait queue pour aller crever. Le gеnеral m?me ne trouvait plus de campements sans soldats. Nous fin?mes par coucher tous en pleins champs, gеnеral ou pas. Ceux qui avaient encore un peu de cCur l’ont perdu. C’est ? partir de ces mois-l? qu’on a commencе ? fusiller des troupiers pour leur remonter le moral, par escouades, et que le gendarme s’est mis ? ?tre citе ? l’ordre du jour pour la mani?re dont il faisait sa petite guerre ? lui, la profonde, la vraie de vraie.

Apr?s un repos, on est remontеs ? cheval, quelques semaines plus tard, et on est repartis vers le nord. Le froid lui aussi vint avec nous. Le canon ne nous quittait plus. Cependant, on ne se rencontrait gu?re avec les Allemands que par hasard, tant?t un hussard ou un groupe de tirailleurs, par-ci, par-l?, en jaune et vert, des jolies couleurs. On semblait les chercher, mais on s’en allait plus loin d?s qu’on les apercevait. ? chaque rencontre, deux ou trois cavaliers y restaient, tant?t ? eux, tant?t ? nous. Et leurs chevaux libеrеs, еtriers fous et clinquants, galopaient ? vide et dеvalaient vers nous de tr?s loin avec leurs selles ? troussequins bizarres, et leurs cuirs frais comme ceux des portefeuilles du jour de l’an. C’est nos chevaux qu’ils venaient rejoindre, amis tout de suite. Bien de la chance! C’est pas nous qu’on aurait pu en faire autant!

Un matin en rentrant de reconnaissance, le lieutenant de Sainte?Engence invitait les autres officiers ? constater qu’il ne leur racontait pas des blagues. « J’en ai sabrе deux! » assurait-il ? la ronde, et montrait en m?me temps son sabre o?, c’еtait vrai, le sang caillе comblait la petite rainure, faite expr?s pour ?a.

« Il a еtе еpatant! Bravo, Sainte-Engence!.. Si vous l’aviez vu, messieurs! Quel assaut! » l’appuyait le capitaine Ortolan.

C’еtait dans l’escadron d’Ortolan que ?a venait de se passer.

« Je n’ai rien perdu de l’affaire! Je n’en еtais pas loin! Un coup de pointe au cou en avant et ? droite!.. Toc! Le premier tombe!.. Une autre pointe en pleine poitrine!.. ? gauche! Traversez! Une vеritable parade de concours, messieurs!.. Encore bravo, Sainte-Engence! Deux lanciers! ? un kilom?tre d’ici! Les deux gaillards y sont encore! En pleins labours! La guerre est finie pour eux, hein, Sainte-Engence?.. Quel coup double! Ils ont d? se vider comme des lapins! »

Le lieutenant de Sainte-Engence, dont le cheval avait longuement galopе, accueillait les hommages et compliments des camarades avec modestie. ? prеsent qu’Ortolan s’еtait portе garant de l’exploit, il еtait rassurе et il prenait du large, il ramenait sa jument au sec en la faisant tourner lentement en cercle autour de l’escadron rassemblе comme s’il se f?t agi des suites d’une еpreuve de haies.

« Nous devrions envoyer l?-bas tout de suite une autre reconnaissance et du m?me c?tе! Tout de suite! s’affairait le capitaine Ortolan dеcidеment excitе. Ces deux bougres ont d? venir se perdre par ici, mais il doit y en avoir encore d’autres derri?re… Tenez, vous, brigadier Bardamu, allez-y donc avec vos quatre hommes! »

C’est ? moi qu’il s’adressait le capitaine.

« Et quand ils vous tireront dessus, eh bien t?chez de les repеrer et venez me dire tout de suite o? ils sont! Ce doit ?tre des Brandebourgeois!.. »

Ceux de l’active racontaient qu’au quartier, en temps de paix, il n’apparaissait presque jamais le capitaine Ortolan. Par contre, ? prеsent, ? la guerre, il se rattrapait ferme. En vеritе, il еtait infatigable. Son entrain, m?me parmi tant d’autres hurluberlus, devenait de jour en jour plus remarquable. Il prisait de la coca?ne qu’on racontait aussi. P?le et cernе, toujours agitе sur ses membres fragiles, d?s qu’il mettait pied ? terre, il chancelait d’abord et puis il se reprenait et arpentait rageusement les sillons en qu?te d’une entreprise de bravoure. Il nous aurait envoyеs prendre du feu ? la bouche des canons d’en face. Il collaborait avec la mort. On aurait pu jurer qu’elle avait un contrat avec le capitaine Ortolan.

La premi?re partie de sa vie (je me renseignai) s’еtait passеe dans les concours hippiques ? s’y casser les c?tes, quelques fois l’an. Ses jambes, ? force de les briser aussi et de ne plus les faire servir ? la marche, en avaient perdu leurs mollets. Il n’avan?ait plus Ortolan qu’? pas nerveux et pointus comme sur des triques. Au sol, dans la houppelande dеmesurеe, vo?tе sous la pluie, on l’aurait pris pour le fant?me arri?re d’un cheval de course.

Notons qu’au dеbut de la monstrueuse entreprise, c’est-?-dire au mois d’ao?t, jusqu’en septembre m?me, certaines heures, des journеes enti?res quelquefois, des bouts de routes, des coins de bois demeuraient favorables aux condamnеs… On pouvait s’y laisser approcher par l’illusion d’?tre ? peu pr?s tranquille et cro?ter par exemple une bo?te de conserve avec son pain, jusqu’au bout, sans ?tre trop lancinеs par le pressentiment que ce serait la derni?re. Mais ? partir d’octobre ce fut bien fini ces petites accalmies, la gr?le devint de plus en plus еpaisse, plus dense, mieux truffеe, farcie d’obus et de balles. Bient?t on serait en plein orage et ce qu’on cherchait ? ne pas voir serait alors en plein devant soi et on ne pourrait plus voir qu’elle: sa propre mort.

La nuit, dont on avait eu si peur dans les premiers temps, en devenait par comparaison assez douce. Nous finissions par l’attendre, la dеsirer la nuit. On nous tirait dessus moins facilement la nuit que le jour. Et il n’y avait plus que cette diffеrence qui comptait.

C’est difficile d’arriver ? l’essentiel, m?me en ce qui concerne la guerre, la fantaisie rеsiste longtemps.

Les chats trop menacеs par le feu finissent tout de m?me par aller se jeter dans l’eau.

On dеnichait dans la nuit ?? et l? des quarts d’heure qui ressemblaient assez ? l’adorable temps de paix, ? ces temps devenus incroyables, o? tout еtait bеnin, o? rien au fond ne tirait ? consеquence, o? s’accomplissaient tant d’autres choses, toutes devenues extraordinairement, merveilleusement agrеables. Un velours vivant, ce temps de paix…

Mais bient?t les nuits, elles aussi, ? leur tour, furent traquеes sans merci. Il fallut presque toujours la nuit faire encore travailler sa fatigue, souffrir un petit supplеment, rien que pour manger, pour trouver le petit rabiot de sommeil dans le noir. Elle arrivait aux lignes d’avant-garde la nourriture, honteusement rampante et lourde, en longs cort?ges boiteux de carrioles prеcaires, gonflеes de viande, de prisonniers, de blessеs, d’avoine, de riz et de gendarmes et de pinard aussi, en bonbonnes le pinard, qui rappellent si bien la gaudriole, cahotantes et pansues.

? pied, les tra?nards derri?re la forge et le pain et des prisonniers ? nous, des leurs aussi, en menottes, condamnеs ? ceci, ? cela, m?lеs, attachеs par les poignets ? l’еtrier des gendarmes, certains ? fusiller demain, pas plus tristes que les autres. Ils mangeaient aussi ceux?l?, leur ration de ce thon si difficile ? digеrer (ils n’en auraient pas le temps) en attendant que le convoi reparte, sur le rebord de la route – et le m?me dernier pain avec un civil encha?nе ? eux, qu’on disait ?tre un espion, et qui n’en savait rien. Nous non plus.

La torture du rеgiment continuait alors sous la forme nocturne, ? t?tons dans les ruelles bossues du village sans lumi?re et sans visage, ? plier sous des sacs plus lourds que des hommes, d’une grange inconnue vers l’autre, engueulеs, menacеs, de l’une ? l’autre, hagards, sans l’espoir dеcidеment de finir autrement que dans la menace, le purin et le dеgo?t d’avoir еtе torturеs, dupеs jusqu’au sang par une horde de fous vicieux devenus incapables soudain d’autre chose, autant qu’ils еtaient, que de tuer et d’?tre еtripеs sans savoir pourquoi.

Vautrеs ? terre entre deux fumiers, ? coups de gueule, ? coups de bottes, on se trouvait bient?t relevеs par la gradaille et relancеs encore un coup vers d’autres chargements du convoi, encore.

Le village en suintait de nourriture et d’escouades dans la nuit bouffie de graisse, de pommes, d’avoine, de sucre, qu’il fallait coltiner et bazarder en route, au hasard des escouades. Il amenait de tout le convoi, sauf la fuite.

Lasse, la corvеe s’abattait autour de la carriole et survenait le fourrier alors avec son fanal au-dessus de ces larves. Ce singe ? deux mentons qui devait dans n’importe quel chaos dеcouvrir des abreuvoirs. Aux chevaux de boire! Mais j’en ai vu moi, quatre des hommes, derri?re compris, roupiller dedans la pleine eau, еvanouis de sommeil, jusqu’au cou.

Apr?s l’abreuvoir il fallait encore la retrouver la ferme et la ruelle par o? on еtait venus, et o? on croyait bien l’avoir laissеe l’escouade. Si on ne retrouvait rien, on еtait quittes pour s’еcrouler une fois de plus le long d’un mur, pendant une seule heure, s’il en restait encore une ? roupiller. Dans ce mеtier d’?tre tuе, faut pas ?tre difficile, faut faire comme si la vie continuait, c’est ?a le plus dur, ce mensonge.

Et ils repartaient vers l’arri?re les fourgons. Fuyant l’aube, le convoi reprenait sa route, en crissant de toutes ses roues tordues, il s’en allait avec mon vCu qu’il serait surpris, mis en pi?ces, br?lе enfin au cours de cette journеe m?me, comme on voit dans les gravures militaires, pillе le convoi, ? jamais, avec tout son еquipage de gorilles gendarmes, de fers ? chevaux et de rengagеs ? lanternes et tout ce qu’il contenait de corvеes et de lentilles encore et d’autres farines, qu’on ne pouvait jamais faire cuire, et qu’on ne le reverrait plus jamais. Car crever pour crever de fatigue ou d’autre chose, la plus douloureuse fa?on est encore d’y parvenir en coltinant des sacs pour remplir la nuit avec.

Le jour o? on les aurait ainsi bousillеs jusqu’aux essieux ces salauds-l?, au moins nous foutraient-ils la paix, pensais-je, et m?me si ?a ne serait rien que pendant une nuit tout enti?re, on pourrait dormir au moins une fois tout entier corps et ?me.

Ce ravitaillement, un cauchemar en surcro?t, petit monstre tracassier sur le gros de la guerre. Brutes devant, ? c?tе et derri?re. Ils en avaient mis partout. Condamnеs ? mort diffеrеs on ne sortait plus de l’envie de roupiller еnorme, et tout devenait souffrance en plus d’elle, le temps et l’effort de bouffer. Un bout de ruisseau, un pan de mur par l? qu’on croyait avoir reconnus… On s’aidait des odeurs pour retrouver la ferme de l’escouade, redevenus chiens dans la nuit de guerre des villages abandonnеs. Ce qui guide encore le mieux, c’est l’odeur de la merde.

Le juteux du ravitaillement, gardien des haines du rеgiment, pour l’instant le ma?tre du monde. Celui qui parle de l’avenir est un coquin, c’est l’actuel qui compte. Invoquer sa postеritе, c’est faire un discours aux asticots. Dans la nuit du village de guerre, l’adjudant gardait les animaux humains pour les grands abattoirs qui venaient d’ouvrir. Il est le roi l’adjudant! Le Roi de la Mort! Adjudant Cretelle! Parfaitement! On ne fait pas plus puissant. Il n’y a d’aussi puissant que lui qu’un adjudant des autres, en face.

Rien ne restait du village, de vivant, que des chats effrayеs. Les mobiliers bien cassеs d’abord, passaient ? faire du feu pour la cuistance, chaises, fauteuils, buffets, du plus lеger au plus lourd. Et tout ce qui pouvait se mettre sur le dos, ils l’emmenaient avec eux, mes camarades. Des peignes, des petites lampes, des tasses, des petites choses futiles, et m?me des couronnes de mariеes, tout y passait. Comme si on avait encore eu ? vivre pour des annеes. Ils volaient pour se distraire, pour avoir l’air d’en avoir encore pour longtemps. Des envies de toujours.

Le canon pour eux c’еtait rien que du bruit. C’est ? cause de ?a que les guerres peuvent durer. M?me ceux qui la font, en train de la faire, ne l’imaginent pas. La balle dans le ventre, ils auraient continuе ? ramasser de vieilles sandales sur la route, qui pouvaient « encore servir ». Ainsi le mouton, sur le flanc, dans le prе, agonise et broute encore. La plupart des gens ne meurent qu’au dernier moment; d’autres commencent et s’y prennent vingt ans d’avance et parfois davantage. Ce sont les malheureux de la terre.

Je n’еtais point tr?s sage pour ma part, mais devenu assez pratique cependant pour ?tre l?che dеfinitivement. Sans doute donnais-je ? cause de cette rеsolution l’impression d’un grand calme. Toujours est-il que j’inspirais tel que j’еtais une paradoxale confiance ? notre capitaine, Ortolan lui?m?me, qui rеsolut pour cette nuit?l? de me confier une mission dеlicate. Il s’agissait, m’expliqua?t?il, en confidence, de me rendre au trot avant le jour ? Noirceur-sur-la-Lys, ville de tisserands, situеe ? quatorze kilom?tres du village o? nous еtions campеs. Je devais m’assurer dans la place m?me, de la prеsence de l’ennemi. ? ce sujet, depuis le matin, les envoyеs n’arrivaient qu’? se contredire. Le gеnеral des Entrayes en еtait impatient. ? l’occasion de cette reconnaissance, on me permit de choisir un cheval parmi les moins purulents du peloton. Depuis longtemps, je n’avais pas еtе seul. Il me sembla du coup partir en voyage. Mais la dеlivrance еtait fictive.

D?s que j’eus pris la route, ? cause de la fatigue, je parvins mal ? m’imaginer, quoi que je fis, mon propre meurtre, avec assez de prеcision et de dеtails. J’avan?ais d’arbre en arbre, dans mon bruit de ferraille. Mon beau sabre ? lui seul, pour le potin, valait un piano. Peut-?tre еtais-je ? plaindre, mais en tout cas s?rement, j’еtais grotesque.

? quoi pensait donc le gеnеral des Entrayes en m’expеdiant ainsi dans ce silence, tout v?tu de cymbales? Pas ? moi bien assurеment.

Les Azt?ques еventraient couramment, qu’on raconte, dans leurs temples du soleil, quatre-vingt mille croyants par semaine, les offrant ainsi au Dieu des nuages, afin qu’il leur envoie la pluie. C’est des choses qu’on a du mal ? croire avant d’aller en guerre. Mais quand on y est, tout s’explique, et les Azt?ques et leur mеpris du corps d’autrui, c’est le m?me que devait avoir pour mes humbles tripes notre gеnеral Cеladon des Entrayes, plus haut nommе, devenu par l’effet des avancements une sorte de dieu prеcis, lui aussi, une sorte de petit soleil atrocement exigeant.

Il ne me restait qu’un tout petit peu d’espoir, celui d’?tre fait prisonnier. Il еtait mince cet espoir, un fil. Un fil dans la nuit, car les circonstances ne se pr?taient pas du tout aux politesses prеliminaires. Un coup de fusil vous arrive plus vite qu’un coup de chapeau dans ces moments-l?. D’ailleurs, que trouverais-je ? lui dire ? ce militaire hostile par principe, et venu expressеment pour m’assassiner de l’autre bout de l’Europe?.. S’il hеsitait une seconde (qui me suffirait) que lui dirais?je?.. Que serait?il d’abord en rеalitе? Quelque employе de magasin? Un rengagе professionnel? Un fossoyeur peut-?tre? Dans le civil? Un cuisinier?.. Les chevaux ont bien de la chance eux, car s’ils subissent aussi la guerre, comme nous, on ne leur demande pas d’y souscrire, d’avoir l’air d’y croire. Malheureux mais libres chevaux! L’enthousiasme hеlas! c’est rien que pour nous, ce putain!

Je discernais tr?s bien la route ? ce moment et puis posеs sur les c?tеs, sur le limon du sol, les grands carrеs et volumes des maisons, aux murs blanchis de lune, comme de gros morceaux de glace inеgaux, tout silence, en blocs p?les. Serait?ce ici la fin de tout? Combien y passerais-je de temps dans cette solitude apr?s qu’ils m’auraient fait mon affaire? Avant d’en finir? Et dans quel fossе? Le long duquel de ces murs? Ils m’ach?veraient peut-?tre? D’un coup de couteau? Ils arrachaient parfois les mains, les yeux et le reste… On racontait bien des choses ? ce propos et des pas dr?les! Qui sait?.. Un pas du cheval… Encore un autre… suffiraient? Ces b?tes trottent chacune comme deux hommes en souliers de fer collеs ensemble, avec un dr?le de pas de gymnastique tout dеsuni.

Mon cCur au chaud, ce lapin, derri?re sa petite grille des c?tes, agitе, blotti, stupide.

Quand on se jette d’un trait du haut de la Tour Eiffel on doit sentir des choses comme ?a. On voudrait se rattraper dans l’espace.

Il garda pour moi secr?te sa menace, ce village, mais toutefois, pas enti?rement. Au centre d’une place, un minuscule jet d’eau glougloutait pour moi tout seul.

J’avais tout, pour moi tout seul, ce soir-l?. J’еtais propriеtaire enfin, de la lune, du village, d’une peur еnorme. J’allais me remettre au trot. Noirceur-sur-la-Lys ?a devait ?tre encore ? une heure de route au moins, quand j’aper?us une lueur bien voilеe au-dessus d’une porte. Je me dirigeai tout droit vers cette lueur et c’est ainsi que je me suis dеcouvert une sorte d’audace, dеserteuse il est vrai, mais insoup?onnеe. La lueur disparut vite, mais je l’avais bien vue. Je cognai. J’insistai, je cognai encore, j’interpellai tr?s haut, mi en allemand, mi en fran?ais, tour ? tour, pour tous les cas, ces inconnus bouclеs au fond de cette ombre.

La porte finit par s’entrouvrir, un battant.

« Qui ?tes?vous? » fit une voix. J’еtais sauvе.

« Je suis un dragon…

– Un Fran?ais? » La femme qui parlait, je pouvais l’apercevoir.

« Oui, un Fran?ais…

– C’est qu’il en est passе ici tant?t des dragons allemands… Ils parlaient fran?ais aussi ceux-l?…

– Oui, mais moi, je suis fran?ais pour de bon…

– Ah!.. »

Elle avait l’air d’en douter.

« O? sont-ils ? prеsent? demandai-je.