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Les confessions
Dès le premier jour, la familiarité la plus douce s’établit entre nous au même degré où elle a continué tout le reste de sa vie. Petit fut mon nom; Maman fut le sien; et toujours nous demeurâmes Petit et Maman, même quand le nombre des années en eut presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent à merveille l’idée de notre ton, la simplicité de nos manières, et surtout la relation de nos cœurs. Elle fut pour moi la plus tendre des mères, qui jamais ne chercha son plaisir, mais toujours mon bien; et si les sens entrèrent dans mon attachement pour elle, ce n’était pas pour en changer la nature, mais pour le rendre seulement plus exquis, pour m’enivrer du charme d’avoir une maman jeune et jolie qu’il m’était délicieux de caresser: je dis caresser au pied de la lettre, car jamais elle n’imagina de m’épargner les baisers ni les plus tendres caresses maternelles, et jamais il n’entra dans mon cœur d’en abuser. On dira que nous avons pourtant eu à la fin des relations d’une autre espèce; j’en conviens; mais il faut attendre, je ne puis tout dire à la fois.
Le coup d’œil de notre première entrevue fut le seul moment vraiment passionné qu’elle m’ait jamais fait sentir; encore ce moment fut-il l’ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets n’allaient jamais furetant sous son mouchoir, quoiqu’un embonpoint mal caché dans cette place eût bien pu les y attirer. Je n’avais ni transports ni désirs auprès d’elle; j’étais dans un calme ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J’aurais ainsi passé ma vie et l’éternité même sans m’ennuyer un instant. Elle est la seule personne avec qui je n’ai jamais senti cette sécheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tête-à-tête étaient moins des entretiens qu’un babil intarissable, qui pour finir avait besoin d’être interrompu. Loin de me faire une loi de parler, il fallait plutôt m’en faire une de me taire. À force de méditer ses projets, elle tombait souvent dans la rêverie. Hé bien! je la laissais rêver, je me taisais, je la contemplais, et j’étais le plus heureux des hommes. J’avais encore un tic fort singulier. Sans prétendre aux faveurs du tête-à-tête, je le recherchais sans cesse, et j’en jouissais avec une passion qui dégénérait en fureur quand des importuns venaient le troubler. Sitôt que quelqu’un arrivait, homme ou femme, il n’importait pas, je sortais en murmurant, ne pouvant souffrir de rester en tiers auprès d’elle. J’allais compter les minutes dans son antichambre, maudissant mille fois ces éternels visiteurs, et ne pouvant concevoir ce qu’ils avaient tant à dire, parce que j’avais à dire encore plus.
Je ne sentais toute la force de mon attachement pour elle que quand je ne la voyais pas. Quand je la voyais, je n’étais que content; mais mon inquiétude en son absence allait au point d’être douloureuse. Le besoin de vivre avec elle me donnait des élans d’attendrissement qui souvent allaient jusqu’aux larmes. Je me souviendrai toujours qu’un jour de grande fête, tandis qu’elle était à vêpres, j’allai me promener hors de la ville, le cœur plein de son image et du désir ardent de passer mes jours auprès d’elle. J’avais assez de sens pour voir que quant à présent cela n’était pas possible, et qu’un bonheur que je goûtais si bien serait court. Cela donnait à ma rêverie une tristesse qui n’avait pourtant rien de sombre, et qu’un espoir flatteur tempérait. Le son des cloches, qui m’a toujours singulièrement affecté, le chant des oiseaux, la beauté du jour, la douceur du paysage, les maisons éparses et champêtres dans lesquelles je plaçais en idée notre commune demeure, tout cela me frappait tellement d’une impression vive, tendre, triste et touchante, que je me vis comme en extase transporté dans cet heureux temps et dans cet heureux séjour où mon cœur, possédant toute la félicité qui pouvait lui plaire, la goûtait dans des ravissements inexprimables, sans songer même à la volupté des sens. Je ne me souviens pas de m’être élancé jamais dans l’avenir avec plus de force et d’illusion que je fis alors; et ce qui m’a frappé le plus dans le souvenir de cette rêverie, quand elle s’est réalisée, c’est d’avoir retrouvé des objets tels exactement que je les avais imaginés. Si jamais rêve d’un homme éveillé eut l’air d’une vision prophétique, ce fut assurément celui-là. Je n’ai été déçu que dans sa durée imaginaire; car les jours et les ans, et la vie entière, s’y passaient dans une inaltérable tranquillité; au lieu qu’en effet tout cela n’a duré qu’un moment. Hélas! mon plus constant bonheur fut en songe; son accomplissement fut presque à l’instant suivi du réveil.
Je ne finirais pas si j’entrais dans le détail de toutes les folies que le souvenir de cette chère Maman me faisait faire quand je n’étais plus sous ses yeux. Combien de fois j’ai baisé mon lit en songeant qu’elle y avait couché; mes rideaux, tous les meubles de ma chambre, en songeant qu’ils étaient à elle, que sa belle main les avait touchés; le plancher même sur lequel je me prosternais en songeant qu’elle y avait marché! Quelquefois même en sa présence il m’échappait des extravagances que le plus violent amour seul semblait pouvoir inspirer. Un jour, à table, au moment qu’elle avait mis un morceau dans sa bouche, je m’écrie que j’y vois un cheveu; elle rejette le morceau sur son assiette; je m’en saisis avidement et l’avale. En un mot, de moi à l’amant le plus passionné il n’y avait qu’une différence unique, mais essentielle, et qui rend mon état presque inconcevable à la raison.
J’étais revenu d’Italie, non tout à fait comme j’y étais allé, mais comme peut-être jamais à mon âge on n’en est revenu. J’en avais rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J’avais senti le progrès des ans; mon tempérament inquiet s’était enfin déclaré, et sa première éruption, très involontaire, m’avait donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l’innocence dans laquelle j’avais vécu jusqu’alors. Bientôt rassuré, j’appris ce dangereux supplément qui trompe la nature, et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres aux dépens de leur santé, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie. Ce vice que la honte et la timidité trouvent si commode, a de plus un grand attrait pour les imaginations vives: c’est de disposer, pour ainsi dire, à leur gré, de tout le sexe, et de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente, sans avoir besoin d’obtenir son aveu. Séduit par ce funeste avantage, je travaillais à détruire la bonne constitution qu’avait rétablie en moi la nature, et à qui j’avais donné le temps de se bien former. Qu’on ajoute à cette disposition le local de ma situation présente; logé chez une jolie femme, caressant son image au fond de mon cœur, la voyant sans cesse dans la journée; le soir entouré d’objets qui me la rappellent, couché dans un lit où je sais qu’elle a couché. Que de stimulants! Tel lecteur qui se les représente me regarde déjà comme à demi mort. Tout au contraire, ce qui devait me perdre fut précisément ce qui me sauva, du moins pour un temps. Enivré du charme de vivre auprès d’elle, du désir ardent d’y passer mes jours, absente ou présente, je voyais toujours en elle une tendre mère, une sœur chérie, une délicieuse amie, et rien de plus. Je la voyais toujours ainsi, toujours la même, et ne voyais jamais qu’elle. Son image, toujours présente à mon cœur, n’y laissait place à nulle autre: elle était pour moi la seule femme qui fût au monde; et l’extrême douceur des sentiments qu’elle m’inspirait, ne laissant pas à mes sens le temps de s’éveiller pour d’autres, me garantissait d’elle et de tout son sexe. En un mot, j’étais sage parce que je l’aimais. Sur ces effets, que je rends mal, dise qui pourra de quelle espèce était mon attachement pour elle. Pour moi, tout ce que j’en puis dire, est que s’il paraît déjà fort extraordinaire, dans la suite il le paraîtra beaucoup plus.
Je passais mon temps le plus agréablement du monde, occupé des choses qui me plaisaient le moins. C’étaient des projets à rédiger, des mémoires à mettre au net, des recettes à transcrire; c’étaient des herbes à trier, des drogues à piler, des alambics à gouverner. Tout à travers tout cela venaient des foules de passants, de mendiants, de visites de toute espèce. Il fallait entretenir tout à la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine, une belle dame, un frère lai. Je pestais, je grommelais, je jurais, je donnais au diable toute cette maudite cohue. Pour elle, qui prenait tout en gaieté, mes fureurs la faisaient rire aux larmes; et ce qui la faisait rire encore plus était de me voir d’autant plus furieux que je ne pouvais moi-même m’empêcher de rire. Ces petits intervalles où j’avais le plaisir de grogner étaient charmants; et s’il survenait un nouvel importun durant la querelle, elle en savait encore tirer parti pour l’amusement en prolongeant malicieusement la visite, et me jetant des coups d’œil pour lesquels je l’aurais volontiers battue. Elle avait peine à s’abstenir d’éclater en me voyant, contraint et retenu par la bienséance, lui faire des yeux de possédé, tandis qu’au fond de mon cœur, et même en dépit de moi, je trouvais tout cela très comique.
Tout cela, sans me plaire en soi, m’amusait pourtant parce qu’il faisait partie d’une manière d’être qui m’était charmante. Rien de ce qui se faisait autour de moi, rien de tout ce qu’on me faisait faire n’était selon mon goût, mais tout était selon mon cœur. Je crois que je serais parvenu à aimer la médecine, si mon dégoût pour elle n’eût fourni des scènes folâtres qui nous égayaient sans cesse: c’est peut-être la première fois que cet art a produit un pareil effet. Je prétendais connaître à l’odeur un livre de médecine et ce qu’il y a de plaisant est que je m’y trompais rarement. Elle me faisait goûter des plus détestables drogues. J’avais beau fuir ou vouloir me défendre; malgré ma résistance et mes horribles grimaces, malgré moi et mes dents, quand je voyais ces jolis doigts barbouillés s’approcher de ma bouche, il fallait finir par l’ouvrir et sucer. Quand tout son petit ménage était rassemblé dans la même chambre, à nous entendre courir et crier au milieu des éclats de rire, on eût cru qu’on y jouait quelque farce, et non pas qu’on y faisait de l’opiat ou de l’élixir.
Mon temps ne se passait pourtant pas tout entier à ces polissonneries. J’avais trouvé quelques livres dans la chambre que j’occupais: Le Spectateur, Puffendorf, Saint-Evremond, La Henriade. Quoique je n’eusse plus mon ancienne fureur de lecture, par désœuvrement je lisais un peu de tout cela. Le Spectateur surtout me plut beaucoup, et me fit du bien. M. l’abbé de Gouvon m’avait appris à lire moins avidement et avec plus de réflexion; la lecture me profitait mieux. Je m’accoutumais à réfléchir sur l’élocution, sur les constructions élégantes; je m’exerçais à discerner le français pur de mes idiomes provinciaux. Par exemple, je fus corrigé d’une faute d’orthographe, que je faisais avec tous nos Genevois, par ces deux vers de La Henriade:
Soit qu’un ancien respect pour le sang de leurs maîtres
Parlât encor pour lui dans le cœur de ces traîtres.
Ce mot parlât, qui me frappa, m’apprit qu’il fallait un t à la troisième personne du subjonctif, au lieu qu’auparavant je l’écrivais et prononçais parla, comme le parfait de l’indicatif.
Quelquefois je causais avec Maman de mes lectures; quelquefois je lisais auprès d’elle; j’y prenais grand plaisir: je m’exerçais à bien lire, et cela me fut utile aussi. J’ai dit qu’elle avait l’esprit orné: il était alors dans toute sa fleur. Plusieurs gens de lettres s’étaient empressés à lui plaire, et lui avaient appris à juger des ouvrages d’esprit. Elle avait, si je puis parler ainsi, le goût un peu protestant; elle ne parlait que de Bayle, et faisait grand cas de Saint-Evremond, qui depuis longtemps était mort en France. Mais cela n’empêchait pas qu’elle connût la bonne littérature et qu’elle n’en parlât fort bien. Elle avait été élevée dans des sociétés choisies: et, venue en Savoie encore jeune, elle avait perdu dans le commerce charmant de la noblesse du pays ce ton maniéré du pays de Vaud, où les femmes prennent le bel esprit pour l’esprit du monde, et ne savent parler que par épigrammes.
Quoiqu’elle n’eût vu la cour qu’en passant, elle y avait jeté un coup d’œil rapide qui lui avait suffi pour la connaître. Elle s’y conserva toujours des amis, et malgré de secrètes jalousies, malgré les murmures qu’excitaient sa conduite et ses dettes, elle n’a jamais perdu sa pension. Elle avait l’expérience du monde et l’esprit de réflexion qui fait tirer parti de cette expérience. C’était le sujet favori de ses conversations, et c’était précisément, vu mes idées chimériques, la sorte d’instruction dont j’avais le plus grand besoin. Nous lisions ensemble la Bruyère: il lui plaisait plus que La Rochefoucauld, livre triste et désolant, principalement dans la jeunesse, où l’on n’aime pas à voir l’homme comme il est. Quand elle moralisait, elle se perdait quelquefois un peu dans les espaces; mais, en lui baisant de temps en temps la bouche ou les mains, je prenais patience, et ses longueurs ne m’ennuyaient pas.
Cette vie était trop douce pour pouvoir durer. Je le sentais, et l’inquiétude de la voir finir était la seule chose qui en troublait la jouissance. Tout en folâtrant, Maman m’étudiait, m’observait, m’interrogeait, et bâtissait pour ma fortune force projets dont je me serais bien passé. Heureusement que ce n’était pas le tout de connaître mes penchants, mes goûts, mes petits talents: il fallait trouver ou faire naître les occasions d’en tirer parti, et tout cela n’était pas l’affaire d’un jour. Les préjugés mêmes qu’avait conçus la pauvre femme en faveur de mon mérite reculaient les moments de le mettre en œuvre, en la rendant plus difficile sur le choix des moyens. Enfin, tout allait au gré de mes désirs, grâce à la bonne opinion qu’elle avait de moi; mais, il en fallut rabattre, et dès lors adieu la tranquillité.
Un de ses parents, appelé M. d’Aubonne, la vint voir. C’était un homme de beaucoup d’esprit, intrigant, génie à projets comme elle, mais qui ne s’y ruinait pas, une espèce d’aventurier. Il venait de proposer au cardinal de Fleury un plan de loterie très composée, qui n’avait pas été goûté. Il allait le proposer à la cour de Turin, où il fut adopté et mis en exécution. Il s’arrêta quelque temps à Annecy, et y devint amoureux de Mme l’Intendante, qui était une personne fort aimable, fort de mon goût, et la seule que je visse avec plaisir chez Maman. M. d’Aubonne me vit; sa parente lui parla de moi: il se chargea de m’examiner, de voir à quoi j’étais propre, et, s’il me trouvait de l’étoffe, de chercher à me placer.
Mme de Warens m’envoya chez lui deux ou trois matins de suite, sous prétexte de quelque commission, et sans me prévenir de rien. Il s’y prit très bien pour me faire jaser, se familiarisa avec moi, me mit à mon aise autant qu’il était possible, me parla de niaiseries et de toutes sortes de sujets, le tout sans paraître m’observer, sans la moindre affectation, et comme si, se plaisant avec moi, il eût voulu converser sans gêne. J’étais enchanté de lui. Le résultat de ses observations fut que, malgré ce que promettaient mon extérieur et ma physionomie animée, j’étais sinon tout à fait inepte, au moins un garçon de peu d’esprit, sans idées, presque sans acquis, très borné en un mot à tous égards et que l’honneur de devenir quelque jour curé de village était la plus haute fortune à laquelle je dusse aspirer. Tel fut le compte qu’il rendit de moi à Mme de Warens. Ce fut la seconde ou troisième fois que je fus ainsi jugé: ce ne fut pas la dernière, et l’arrêt de M. Masseron a souvent été confirmé.
La cause de ces jugements tient trop à mon caractère pour n’avoir pas ici besoin d’explication; car en conscience on sent bien que je ne puis sincèrement y souscrire, et qu’avec toute l’impartialité possible, quoi qu’aient pu dire MM. Masseron, d’Aubonne et beaucoup d’autres, je ne les saurais prendre au mot.
Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse concevoir la manière: un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu’après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que l’éclair, vient remplir mon âme; mais au lieu de m’éclairer, il me brûle et m’éblouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu’il y a d’étonnant est que j’ai cependant le tact assez sûr de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu’on m’attende: je fais d’excellents impromptus à loisir, mais sur le temps je n’ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une fort jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d’un duc de Savoie qui se retourna, faisant route, pour crier: À votre gorge, marchand de Paris, je dis: «Me voilà».
Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je ne l’ai pas seulement dans la conversation, je l’ai même seul et quand je travaille. Mes idées s’arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté: elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpitations; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot, il faut que j’attende. Insensiblement ce grand mouvement s’apaise, ce chaos se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et après une longue et confuse agitation. N’avez-vous point vu quelquefois l’opéra en Italie? Dans les changements de scènes il règne sur ces grands théâtres un désordre désagréable et qui dure assez longtemps; toutes les décorations sont entremêlées; on voit de toutes parts un tiraillement qui fait peine, on croit que tout va renverser: cependant, peu à peu tout s’arrange, rien ne manque, et l’on est tout surpris de voir succéder à ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette manœuvre est à peu près celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux écrire. Si j’avais su premièrement attendre, et puis rendre dans leur beauté les choses qui s’y sont ainsi peintes, peu d’auteurs m’auraient surpassé.
De là vient l’extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes manuscrits, raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu’ils m’ont coûtée. Il n’y en a pas un qu’il ne m’ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse. Je n’ai jamais pu rien faire la plume à la main, vis-à-vis d’une table et de mon papier: c’est à la promenade, au milieu des rochers et des bois, c’est la nuit dans mon lit et durant mes insomnies, que j’écris dans mon cerveau; l’on peut juger avec quelle lenteur, surtout pour un homme absolument dépourvu de mémoire verbale, et qui de la vie n’a pu retenir six vers par cœur. Il y a telle de mes périodes que j’ai tournée et retournée cinq ou six nuits dans ma tête avant qu’elle fût en état d’être mise sur le papier. De là vient encore que je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du travail qu’à ceux qui veulent être faits avec une certaine légèreté, comme les lettres, genre dont je n’ai jamais pu prendre le ton, et dont l’occupation me met au supplice. Je n’écris point de lettres sur les moindres sujets qui ne me coûtent des heures de fatigue, ou, si je veux écrire de suite ce qui me vient, je ne sais ni commencer ni finir; ma lettre est un long et confus verbiage; à peine m’entend-on quand on la lit.
Non seulement les idées me coûtent à rendre, elles me coûtent même à recevoir. J’ai étudié les hommes, et je me crois assez bon observateur: cependant je ne sais rien voir de ce que je vois; je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n’ai de l’esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu’on dit, de tout ce qu’on fait, de tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénètre rien. Le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite tout cela me revient: je me rappelle le lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, la circonstance; rien ne m’échappe. Alors, sur ce qu’on a fait ou dit, je trouve ce qu’on a pensé, et il est rare que je me trompe.
Si peu maître de mon esprit, seul avec moi-même, qu’on juge de ce que je dois être dans la conversation, où, pour parler à propos, il faut penser à la fois et sur-le-champ à mille choses. La seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr d’oublier au moins quelqu’une, suffit pour m’intimider. Je ne comprends pas même comment on ose parler dans un cercle: car à chaque mot il faudrait passer en revue tous les gens qui sont là; il faudrait connaître tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour être sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu’un. Là-dessus, ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage: sachant mieux ce qu’il faut taire, ils sont plus sûrs de ce qu’ils disent; encore leur échappe-t-il souvent des balourdises. Qu’on juge de celui qui tombe là des nues: il lui est presque impossible de parler une minute impunément. Dans le tête-à-tête, il y a un autre inconvénient que je trouve pire, la nécessité de parler toujours: quand on vous parle il faut répondre, et si l’on ne dit mot il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m’eût seule dégoûté de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que l’obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement; mais c’est assez qu’il faille absolument que je parle pour que je dise une sottise infailliblement.
Ce qu’il y a de plus fatal est qu’au lieu de savoir me taire quand je n’ai rien à dire, c’est alors que pour payer plus tôt ma dette, j’ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer. Entre mille exemples que j’en pourrais citer, j’en prends un qui n’est pas de ma jeunesse, mais d’un temps où, ayant vécu plusieurs années dans le monde, j’en aurais pris l’aisance et le ton, si la chose eût été possible. J’étais un soir avec deux grandes dames et un homme qu’on peut nommer; c’était M. le duc de Gontaut. Il n’y avait personne autre dans la chambre et je m’efforçais de fournir quelques mots, Dieu sait quels! à une conversation entre quatre personnes, dont trois n’avaient assurément pas besoin de mon supplément. La maîtresse de la maison se fit apporter un opiat dont elle prenait tous les jours deux fois pour son estomac. L’autre dame, lui voyant faire la grimace, dit en riant: «Est-ce de l’opiate de M. Tronchin? – Je ne crois pas, répondit sur le même ton la première. – Je crois qu’elle ne vaut guère mieux», ajouta galamment le spirituel Rousseau. Tout le monde resta interdit; il n’échappa ni le moindre mot ni le moindre sourire, et, à l’instant d’après, la conversation prit un autre tour. Vis-à-vis d’une autre, la balourdise eût pu n’être que plaisante; mais adressée à une femme trop aimable pour n’avoir pas un peu fait parler d’elle, et qu’assurément je n’avais pas dessein d’offenser, elle était terrible; et je crois que les deux témoins, homme et femme, eurent bien de la peine à s’abstenir d’éclater. Voilà de ces traits d’esprit qui m’échappent pour vouloir parler sans avoir rien à dire. J’oublierai difficilement celui-là; car, outre qu’il est par lui-même très mémorable, j’ai dans la tête qu’il a eu des suites qui ne me le rappellent que trop souvent.
Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment, n’étant pas un sot, j’ai cependant souvent passé pour l’être, même chez des gens en état de bien juger: d’autant plus malheureux que ma physionomie et mes yeux promettent davantage, et que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma stupidité. Ce détail, qu’une occasion particulière a fait naître, n’est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses extraordinaires qu’on m’a vu faire et qu’on attribue à une humeur sauvage que je n’ai point. J’aimerais la société comme un autre, si je n’étais sûr de m’y montrer non seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j’ai pris d’écrire et de me cacher est précisément celui qui me convenait. Moi présent, on n’aurait jamais su ce que je valais, on ne l’aurait pas soupçonné même; et c’est ce qui est arrivé à Mme Dupin, quoique femme d’esprit, et quoique j’aie vécu dans sa maison plusieurs années; elle me l’a dit bien des fois elle-même depuis ce temps-là. Au reste, tout ceci souffre de certaines exceptions, et j’y reviendrai dans la suite.