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Les confessions
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Les confessions

La mesure de mes talents ainsi fixée, l’état qui me convenait ainsi désigné, il ne fut plus question, pour la seconde fois, que de remplir ma vocation. La difficulté fut que je n’avais pas fait mes études, et que je ne savais pas même assez de latin pour être prêtre. Mme de Warens imagina de me faire instruire au séminaire pendant quelque temps. Elle en parla au supérieur. C’était un lazariste appelé M. Gros, bon petit homme, à moitié borgne, maigre, grison, le plus spirituel et le moins pédant lazariste que j’aie connu, ce qui n’est pas beaucoup dire, à la vérité.

Il venait quelquefois chez Maman, qui l’accueillait, le caressait, l’agaçait même, et se faisait quelquefois lacer par lui, emploi dont il se chargeait assez volontiers. Tandis qu’il était en fonction, elle courait par la chambre de côté et d’autre, faisant tantôt ceci, tantôt cela. Tiré par le lacet, M. le supérieur suivait en grondant, et disant à tout moment: «Mais, Madame, tenez-vous donc». Cela faisait un sujet assez pittoresque. M. Gros se prêta de bon cœur au projet de Maman. Il se contenta d’une pension très modique, et se chargea de l’instruction. Il ne fut question que du consentement de l’évêque, qui non seulement l’accorda, mais qui voulut payer la pension. Il permit aussi que je restasse en habit laïque jusqu’à ce qu’on pût juger, par un essai, du succès qu’on devait espérer.

Quel changement! Il fallut m’y soumettre. J’allai au séminaire comme j’aurais été au supplice. La triste maison qu’un séminaire, surtout pour qui sort de celle d’une aimable femme! J’y portai un seul livre, que j’avais prié Maman de me prêter, et qui me fut d’une grande ressource. On ne devinera pas quelle sorte de livre c’était: un livre de musique. Parmi les talents qu’elle avait cultivés, la musique n’avait pas été oubliée. Elle avait de la voix, chantait passablement, et jouait un peu du clavecin: elle avait eu la complaisance de me donner quelques leçons de chant, et il fallut commencer de loin, car à peine savais-je la musique de nos psaumes. Huit ou dix leçons de femme, et fort interrompues, loin de me mettre en état de solfier, ne m’apprirent pas le quart des signes de la musique. Cependant j’avais une telle passion pour cet art, que je voulus essayer de m’exercer seul. Le livre que j’emportai n’était pas même des plus faciles; c’étaient les cantates de Clérambault. On concevra quelle fut mon application et mon obstination, quand je dirai que, sans connaître ni transposition, ni quantité, je parvins à déchiffrer et chanter sans faute le premier récitatif et le premier air de la cantate d’Alphée et Aréthuse; et il est vrai que cet air est scandé si juste, qu’il ne faut que réciter les vers avec leur mesure pour y mettre celle de l’air.

Il y avait au séminaire un maudit lazariste qui m’entreprit, et qui me fit prendre en horreur le latin, qu’il voulait m’enseigner. Il avait des cheveux plats, gras et noirs, un visage de pain d’épice, une voix de buffle, un regard de chat-huant, des crins de sanglier au lieu de barbe; son sourire était sardonique; ses membres jouaient comme les poulies d’un mannequin; j’ai oublié son odieux nom; mais sa figure effrayante et doucereuse m’est bien restée, et j’ai peine à me la rappeler sans frémir. Je crois le rencontrer encore dans les corridors, avançant gracieusement son crasseux bonnet carré pour me faire signe d’entrer dans sa chambre, plus affreuse pour moi qu’un cachot. Qu’on juge du contraste d’un pareil maître pour le disciple d’un abbé de cour!

Si j’étais resté deux mois à la merci de ce monstre, je suis persuadé que ma tête n’y aurait pas résisté. Mais le bon M. Gros, qui s’aperçut que j’étais triste, que je ne mangeais pas, que je maigrissais, devina le sujet de mon chagrin; cela n’était pas difficile. Il m’ôta des griffes de ma bête, et, par un autre contraste encore plus marqué, me remit au plus doux des hommes: c’était un jeune abbé faucigneran, appelé M. Gâtier, qui faisait son séminaire, et qui, par complaisance pour M. Gros et je crois par humanité, voulait bien prendre sur ses études le temps qu’il donnait à diriger les miennes; je n’ai jamais vu de physionomie plus touchante que celle de M. Gâtier. Il était blond, et sa barbe tirait sur le roux. Il avait le maintien ordinaire aux gens de sa province, qui, sous une figure épaisse, cachent tous beaucoup d’esprit; mais ce qui se marquait vraiment en lui était une âme sensible, affectueuse, aimante. Il y avait dans ses grands yeux bleus un mélange de douceur, de tendresse et de tristesse, qui faisait qu’on ne pouvait le voir sans s’intéresser à lui. Aux regards, au ton de ce pauvre jeune homme, on eût dit qu’il prévoyait sa destinée, et qu’il se sentait né pour être malheureux.

Son caractère ne démentait point sa physionomie; plein de patience et de complaisance, il semblait plutôt étudier avec moi que m’instruire. Il n’en fallait pas tant pour me le faire aimer: son prédécesseur avait rendu cela très facile. Cependant, malgré tout le temps qu’il me donnait, malgré toute la bonne volonté que nous y mettions l’un et l’autre, et quoiqu’il s’y prît très bien, j’avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu’avec assez de conception, je n’ai jamais pu rien apprendre avec des maîtres, excepté mon père et M. Lambercier. Le peu que je sais de plus, je l’ai appris seul, comme on verra ci-après. Mon esprit impatient de toute espèce de joug ne peut s’asservir à la loi du moment; la crainte même de ne pas apprendre m’empêche d’être attentif; de peur d’impatienter celui qui me parle, je feins d’entendre, il va en avant, et je n’entends rien. Mon esprit veut marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d’autrui.

Le temps des ordinations étant venu, M. Gâtier s’en retourna diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement, ma reconnaissance. Je fis pour lui des vœux qui n’ont pas été plus exaucés que ceux que j’ai faits pour moi-même. Quelques années après j’appris qu’étant vicaire dans une paroisse, il avait fait un enfant à une fille, la seule dont, avec un cœur très tendre, il eût jamais été amoureux. Ce fut un scandale effroyable dans un diocèse administré très sévèrement. Les prêtres, en bonne règle, ne doivent faire des enfants qu’à des femmes mariées. Pour avoir manqué à cette loi de convenance, il fut mis en prison, diffamé, chassé. Je ne sais s’il aura pu dans la suite rétablir ses affaires; mais le sentiment de son infortune, profondément gravé dans mon cœur, me revint quand j’écrivis l’Émile, et réunissant M. Gâtier avec M. Gaime je fis de ces deux dignes prêtres l’original du Vicaire savoyard. Je me flatte que l’imitation n’a pas déshonoré mes modèles.

Pendant que j’étais au séminaire, M. d’Aubonne fut obligé de quitter Annecy. M. l’Intendant s’avisa de trouver mauvais qu’il fît l’amour à sa femme. C’était faire comme le chien du jardinier; car, quoique Mme Corvezi fût aimable, il vivait fort mal avec elle; des goûts ultramontains la lui rendaient inutile, et il la traitait si brutalement qu’il fut question de séparation. M. Corvezi était un vilain homme, noir comme une taupe, fripon comme une chouette, et qui à force de vexations finit par se faire chasser lui-même. On dit que les Provençaux se vengent de leurs ennemis par des chansons: M. d’Aubonne se vengea du sien par une comédie; il envoya cette pièce à Mme de Warens, qui me la fit voir. Elle me plut, et me fit naître la fantaisie d’en faire une pour essayer si j’étais en effet aussi bête que l’auteur l’avait prononcé: mais ce ne fut qu’à Chambéry que j’exécutai ce projet en écrivant L’Amant de lui-même. Ainsi, quand j’ai dit dans la préface de cette pièce que je l’avais écrite à dix-huit ans, j’ai menti de quelques années.

C’est à peu près à ce temps-ci que se rapporte un événement peu important en lui-même, mais qui a eu pour moi des suites, et qui a fait du bruit dans le monde quand je l’avais oublié. Toutes les semaines j’avais une fois la permission de sortir; je n’ai pas besoin de dire quel usage j’en faisais. Un dimanche que j’étais chez Maman, le feu prit à un bâtiment des cordeliers attenant à la maison qu’elle occupait. Ce bâtiment, où était leur four, était plein jusqu’au comble de fascines sèches. Tout fut embrasé en très peu de temps: la maison était en grand péril et couverte par les flammes que le vent y portait. On se mit en devoir de déménager en hâte et de porter les meubles dans le jardin, qui était vis-à-vis mes anciennes fenêtres et au-delà du ruisseau dont j’ai parlé. J’étais si troublé, que je jetais indifféremment par la fenêtre tout ce qui me tombait sous la main, jusqu’à un gros mortier de pierre qu’en tout autre temps j’aurais eu peine à soulever. J’étais prêt à y jeter de même une grande glace si quelqu’un ne m’eût retenu. Le bon évêque, qui était venu voir Maman ce jour-là, ne resta pas non plus oisif: il l’emmena dans le jardin, où il se mit en prières avec elle et tous ceux qui étaient là; en sorte qu’arrivant quelque temps après, je vis tout le monde à genoux, et m’y mis comme les autres. Durant la prière du saint homme, le vent changea, mais si brusquement et si à propos, que les flammes qui couvraient la maison et entraient déjà par les fenêtres furent portées de l’autre côté de la cour, et la maison n’eut aucun mal. Deux ans après, M. de Bernex étant mort, les Antonins, ses anciens confrères, commencèrent à recueillir les pièces qui pouvaient servir à sa béatification. À la prière du père Boudet, je joignis à ces pièces une attestation du fait que je viens de rapporter, en quoi je fis bien; mais en quoi je fis mal, ce fut de donner ce fait pour un miracle. J’avais vu l’évêque en prière, et durant sa prière j’avais vu le vent changer et même très à propos; voilà ce que je pouvais dire et certifier; mais qu’une de ces deux choses fût la cause de l’autre, voilà ce que je ne devais pas attester, parce que je ne pouvais le savoir. Cependant, autant que je puis me rappeler mes idées, alors sincèrement catholique, j’étais de bonne foi. L’amour du merveilleux, si naturel au cœur humain, ma vénération pour ce vertueux prélat, l’orgueil secret d’avoir peut-être contribué moi-même au miracle, aidèrent à me séduire; et ce qu’il y a de sûr est que si ce miracle eût été l’effet des plus ardentes prières, j’aurais bien pu m’en attribuer ma part.

Plus de trente ans après, lorsque j’eus publié les Lettres de la Montagne, M. Fréron déterra ce certificat, je ne sais comment, et en fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la découverte était heureuse, et l’à-propos me parut à moi-même très plaisant.

J’étais destiné à être le rebut de tous les états.

Quoique M. Gâtier eût rendu de mes progrès le compte le moins défavorable qui lui fût possible, on voyait qu’ils n’étaient pas proportionnés à mon travail, et cela n’était pas encourageant pour me faire pousser mes études. Aussi l’évêque et le supérieur se rebutèrent-ils, et on me rendit à Mme de Warens comme un sujet qui n’était pas même bon pour être prêtre, au reste assez bon garçon, disait-on, et point vicieux: ce qui fit que, malgré tant de préjugés rebutants sur mon compte, elle ne m’abandonna pas.

Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique, dont j’avais tiré si bon parti. Mon air d’Alphée et Aréthuse était à peu près tout ce que j’avais appris au séminaire. Mon goût marqué pour cet art lui fit naître la pensée de me faire musicien: l’occasion était commode; on faisait chez elle, au moins une fois la semaine, de la musique, et le maître de musique de la cathédrale, qui dirigeait ce petit concert, venait la voir très souvent. C’était un Parisien nommé M. Le Maître, bon compositeur, fort vif, fort gai, jeune encore, assez bien fait, peu d’esprit, mais au demeurant très bon homme. Maman me fit faire sa connaissance; je m’attachais à lui, je ne lui déplaisais pas: on parla de pension, l’on en convint. Bref, j’entrai chez lui, et j’y passai l’hiver d’autant plus agréablement que, la maîtrise n’étant qu’à vingt pas de la maison de Maman, nous étions chez elle en un moment, et nous y soupions très souvent ensemble.

On jugera bien que la vie de la maîtrise, toujours chantante et gaie, avec les musiciens et les enfants de chœur, me plaisait plus que celle du séminaire avec les pères de Saint-Lazare. Cependant cette vie, pour être plus libre, n’en était pas moins égale et réglée. J’étais fait pour aimer l’indépendance et pour n’en abuser jamais. Durant six mois entiers, je ne sortis pas une seule fois que pour aller chez Maman ou à l’église, et je n’en fus pas même tenté. Cet intervalle est un de ceux où j’ai vécu dans le plus grand calme, et que je me suis rappelés avec le plus de plaisir. Dans les situations diverses où je me suis trouvé, quelques-unes ont été marquées par un tel sentiment de bien-être, qu’en les remémorant j’en suis affecté comme si j’y étais encore. Non seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnants, la température de l’air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s’est fait sentir que là, et dont le souvenir vif m’y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu’on répétait à la maîtrise, tout ce qu’on chantait au chœur, tout ce qu’on y faisait, le bel et noble habit des chanoines, les chasubles des prêtres, les mitres des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abbé blondin qui jouait du violon, le lambeau de soutane qu’après avoir posé son épée, M. Le Maître endossait par-dessus son habit laïque, et le beau surplis fin dont il en couvrait les loques pour aller au chœur; l’orgueil avec lequel j’allais tenant ma petite flûte à bec, m’établir dans l’orchestre à la tribune pour un petit bout de récit que M. Le Maître avait fait exprès pour moi, le bon dîner qui nous attendait ensuite, le bon appétit qu’on y portait, ce concours d’objets vivement retracé m’a cent fois charmé dans ma mémoire, autant et plus que dans la réalité. J’ai gardé toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor alme siderum qui marche par ïambes, parce qu’un dimanche de l’avent j’entendis de mon lit chanter cette hymne avant le jour sur le perron de la cathédrale, selon un rite de cette église-là. Mlle Merceret, femme de chambre de Maman, savait un peu de musique; je n’oublierai jamais un petit motet Afferte que M. Le Maître me fit chanter avec elle, et que sa maîtresse écoutait avec tant de plaisir. Enfin tout, jusqu’à la bonne servante Perrine, qui était si bonne fille et que les enfants de chœur faisaient tant endêver, tout, dans les souvenirs de ces temps de bonheur et d’innocence, revient souvent me ravir et m’attrister.

Je vivais à Annecy depuis près d’un an sans le moindre reproche: tout le monde était content de moi. Depuis mon départ de Turin je n’avais point fait de sottise, et je n’en fis point tant que je fus sous les yeux de Maman. Elle me conduisait, et me conduisait toujours bien; mon attachement pour elle était devenu ma seule passion; et ce qui prouve que ce n’était pas une passion folle, c’est que mon cœur formait ma raison. Il est vrai qu’un seul sentiment, absorbant pour ainsi dire toutes mes facultés, me mettait hors d’état de rien apprendre, pas même la musique, bien que j’y fisse tous mes efforts. Mais il n’y avait point de ma faute; la bonne volonté y était tout entière, l’assiduité y était. J’étais distrait, rêveur, je soupirais: qu’y pouvais-je faire? Il ne manquait à mes progrès rien qui dépendît de moi; mais pour que je fisse de nouvelles folies il ne fallait qu’un sujet qui vînt me les inspirer. Ce sujet se présenta; le hasard arrangea les choses, et, comme on verra dans la suite, ma mauvaise tête en tira parti.

Un soir du mois de février qu’il faisait bien froid, comme nous étions tous autour du feu, nous entendîmes frapper à la porte de la rue. Perrine prend sa lanterne, descend, ouvre; un jeune homme entre avec elle, monte, se présente d’un air aisé, et fait à M. Le Maître un compliment court et bien tourné, se donnant pour un musicien français que le mauvais état de ses finances forçait de vicarier pour passer son chemin. À ce mot de musicien français le cœur tressaillit au bon Le Maître: il aimait passionnément son pays et son art. Il accueillit le jeune passager, lui offrit le gîte, dont il paraissait avoir grand besoin, et qu’il accepta sans beaucoup de façon. Je l’examinai tandis qu’il se chauffait et qu’il jasait en attendant le souper. Il était court de stature, mais large de carrure; il avait je ne sais quoi de contrefait dans sa taille sans aucune difformité particulière; c’était pour ainsi dire un bossu à épaules plates, mais je crois qu’il boitait un peu. Il avait un habit noir plutôt usé que vieux, et qui tombait par pièces, une chemise très fine et très sale, de belles manchettes d’effilé, des guêtres dans chacune desquelles il aurait mis ses deux jambes, et pour se garantir de la neige un petit chapeau à porter sous le bras. Dans ce comique équipage il y avait pourtant quelque chose de noble que son maintien ne démentait pas; sa physionomie avait de la finesse et de l’agrément; il parlait facilement et bien, mais très peu modestement. Tout marquait en lui un jeune débauché qui avait eu de l’éducation, et qui n’allait pas gueusant comme un gueux, mais comme un fou. Il nous dit qu’il s’appelait Venture de Villeneuve, qu’il venait de Paris, qu’il s’était égaré dans sa route; et oubliant un peu son rôle de musicien, il ajouta qu’il allait à Grenoble voir un parent qu’il avait dans le parlement.

Pendant le souper on parla de musique, et il en parla bien. Il connaissait tous les grands virtuoses, tous les ouvrages célèbres, tous les acteurs, toutes les actrices, toutes les jolies femmes, tous les grands seigneurs. Sur tout ce qu’on disait il paraissait au fait; mais à peine un sujet était-il entamé qu’il brouillait l’entretien par quelque polissonnerie qui faisait rire et oublier ce qu’on avait dit. C’était un samedi; il y avait le lendemain musique à la cathédrale; M. Le Maître lui propose d’y chanter: Très volontiers; lui demande quelle est sa partie: La haute-contre… Il et il parle d’autre chose. Avant d’aller à l’église on lui offrit sa partie à prévoir; il n’y jeta pas les yeux. Cette gasconnade surprit Le Maître. «Vous verrez, me dit-il à l’oreille, qu’il ne sait pas une note de musique. J’en ai grand-peur, lui répondis-je. Je les suivis très inquiet. Quand on commença, le cœur me battit d’une terrible force, car je m’intéressais beaucoup à lui.

J’eus bientôt de quoi me rassurer. Il chanta ses deux récits avec toute la justesse et tout le goût imaginables, et, qui plus est, avec une très jolie voix. Je n’ai guère eu de plus agréable surprise. Après la messe, M. Venture reçut des compliments à perte de vue des chanoines et des musiciens, auxquels il répondait en polissonnant, mais toujours avec beaucoup de grâce. M. Le Maître l’embrassa de bon cœur; j’en fis autant: il vit que j’étais bien aise, et cela parut lui faire plaisir.

On conviendra, je m’assure, qu’après m’être engoué de M. Bâcle, qui tout compté n’était qu’un manant, je pouvais m’engouer de M. Venture, qui avait de l’éducation, des talents, de l’esprit, de l’usage du monde, et qui pouvait passer pour un aimable débauché. C’est aussi ce qui m’arriva, et ce qui serait arrivé, je pense, à tout autre jeune homme à ma place, d’autant plus facilement encore qu’il aurait eu un meilleur tact pour sentir le mérite, et un meilleur goût pour s’y attacher; car Venture en avait, sans contredit, et il en avait surtout un bien rare à son âge, celui de n’être point pressé de montrer son acquis. Il est vrai qu’il se vantait de beaucoup de choses qu’il ne savait point; mais pour celles qu’il savait et qui étaient en assez grand nombre, il n’en disait rien: il attendait l’occasion de les montrer; il s’en prévalait alors sans empressement, et cela faisait le plus grand effet. Comme il s’arrêtait après chaque chose sans parler du reste, on ne savait plus quand il aurait tout montré. Badin, folâtre, inépuisable, séduisant dans la conversation, souriant toujours et ne riant jamais, il disait du ton le plus élégant les choses les plus grossières, et les faisait passer. Les femmes même les plus modestes s’étonnaient de ce qu’elles enduraient de lui. Elles avaient beau sentir qu’il fallait se fâcher, elles n’en avaient pas la force. Il ne lui fallait que des filles perdues, et je ne crois pas qu’il fût fait pour avoir des bonnes fortunes, mais il était fait pour mettre un agrément infini dans la société des gens qui en avaient. Il était difficile qu’avec tant de talents agréables, dans un pays où l’on s’y connaît et où on les aime, il restât borné longtemps à la sphère des musiciens.

Mon goût pour M. Venture, plus raisonnable dans sa cause, fut aussi moins extravagant dans ses effets, quoique plus vif et plus durable que celui que j’avais pris pour M. Bâcle. J’aimais à le voir, à l’entendre; tout ce qu’il faisait me paraissait charmant; tout ce qu’il disait me semblait des oracles; mais mon engouement n’allait point jusqu’à ne pouvoir me séparer de lui. J’avais à mon voisinage un bon préservatif contre cet excès. D’ailleurs, trouvant ses maximes très bonnes pour lui, je sentais qu’elles n’étaient pas à mon usage; il me fallait une autre sorte de volupté, dont il n’avait pas l’idée, et dont je n’osais même lui parler, bien sûr qu’il se serait moqué de moi. Cependant j’aurais voulu allier cet attachement avec celui qui me dominait. J’en parlais à Maman avec transport; Le Maître lui en parlait avec éloges. Elle consentit qu’on le lui amenât. Mais cette entrevue ne réussit point du tout: il la trouva précieuse; elle le trouva libertin; et, s’alarmant pour moi d’une aussi mauvaise connaissance, non seulement elle me défendit de le lui ramener, mais elle me peignit si fortement les dangers que je courais avec ce jeune homme, que je devins un peu plus circonspect à m’y livrer, et, très heureusement pour mes mœurs et pour ma tête, nous fûmes bientôt séparés.

M. Le Maître avait les goûts de son art; il aimait le vin. À table cependant il était sobre, mais en travaillant dans son cabinet il fallait qu’il bût. Sa servante le savait si bien que, sitôt qu’il préparait son papier pour composer, et qu’il prenait son violoncelle, son pot et son verre arrivaient l’instant d’après, et le pot se renouvelait de temps à autre. Sans jamais être absolument ivre, il était presque toujours pris de vin; et en vérité c’était dommage, car c’était un garçon essentiellement bon, et si gai que Maman ne l’appelait que petit chat. Malheureusement il aimait son talent, travaillait beaucoup, et buvait de même. Cela prit sur sa santé et enfin sur son humeur: il était quelquefois ombrageux et facile à offenser. Incapable de grossièreté, incapable de manquer à qui que ce fût, il n’a jamais dit une mauvaise parole, même à un de ses enfants de chœur; mais il ne fallait pas non plus lui manquer, et cela était juste. Le mal était qu’ayant peu d’esprit, il ne discernait pas les tons et les caractères, et prenait souvent la mouche sur rien.

L’ancien Chapitre de Genève, où jadis tant de princes et d’évêques se faisaient un honneur d’entrer, a perdu dans son exil son ancienne splendeur, mais il a conservé sa fierté. Pour pouvoir y être admis, il faut toujours être gentilhomme ou docteur de Sorbonne, et s’il est un orgueil pardonnable, après celui qui se tire du mérite personnel, c’est celui qui se tire de la naissance. D’ailleurs tous les prêtres qui ont des laïques à leurs gages les traitent d’ordinaire avec assez de hauteur. C’est ainsi que les chanoines traitaient souvent le pauvre Le Maître. Le chantre surtout, appelé M. l’abbé de Vidonne, qui du reste était un très galant homme, mais trop plein de sa noblesse, n’avait pas toujours pour lui les égards que méritaient ses talents; et l’autre n’endurait pas volontiers ces dédains. Cette année ils eurent, durant la semaine sainte, un démêlé plus vif qu’à l’ordinaire dans un dîner de règle que l’évêque donnait aux chanoines, et où Le Maître était toujours invité. Le chantre lui fit quelque passe-droit, et lui dit quelque parole dure que celui-ci ne put digérer; il prit sur-le-champ la résolution de s’enfuir la nuit suivante, et rien ne put l’en faire démordre, quoique Mme de Warens, à qui il alla faire ses adieux, n’épargnât rien pour l’apaiser. Il ne put renoncer au plaisir de se venger de ses tyrans, en les laissant dans l’embarras aux fêtes de Pâques, temps où l’on avait le plus grand besoin de lui. Mais ce qui l’embarrassait lui-même était sa musique qu’il voulait emporter, ce qui n’était pas facile: elle formait une caisse assez grosse et fort lourde, qui ne s’emportait pas sous le bras.

Maman fit ce que j’aurais fait, et ce que je ferais encore à sa place. Après bien des efforts inutiles pour le retenir, le voyant résolu de partir comme que ce fût, elle prit le parti de l’aider en tout ce qui dépendait d’elle. J’ose dire qu’elle le devait. Le Maître s’était consacré, pour ainsi dire, à son service. Soit en ce qui tenait à son art, soit en ce qui tenait à ses soins, il était entièrement à ses ordres, et le cœur avec lequel il les suivait donnait à sa complaisance un nouveau prix. Elle ne faisait donc que rendre à un ami, dans une occasion essentielle, ce qu’il faisait pour elle en détail depuis trois ou quatre ans; mais elle avait une âme qui, pour remplir de pareils devoirs, n’avait pas besoin de songer que c’en étaient pour elle. Elle me fit venir, m’ordonna de suivre M. Le Maître au moins jusqu’à Lyon, et de m’attacher à lui aussi longtemps qu’il aurait besoin de moi. Elle m’a depuis avoué que le désir de m’éloigner de Venture était entré pour beaucoup dans cet arrangement. Elle consulta Claude Anet, son fidèle domestique, pour le transport de la caisse. Il fut d’avis qu’au lieu de prendre à Annecy une bête de somme, qui nous ferait infailliblement découvrir, il fallait, quand il serait nuit, porter la caisse à bras jusqu’à une certaine distance, et louer ensuite un âne dans un village pour la transporter jusqu’à Seyssel, où, étant sur terres de France, nous n’aurions plus rien à risquer. Cet avis fut suivi; nous partîmes le même soir à sept heures; et Maman, sous prétexte de payer ma dépense, grossit la petite bourse du pauvre petit chat d’un surcroît qui ne lui fut pas inutile. Claude Anet, le jardinier et moi, portâmes la caisse comme nous pûmes jusqu’au premier village où un âne nous relaya, et la même nuit nous nous rendîmes à Seyssel.

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