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Les confessions
Au milieu de tant d’humiliations j’avais des consolations très douces dans les nouvelles que je recevais de temps en temps des deux charmantes amies. J’ai toujours trouvé dans le sexe une grande vertu consolatrice, et rien n’adoucit plus mes afflictions dans mes disgrâces que de sentir qu’une personne aimable y prend intérêt. Cette correspondance cessa pourtant bientôt après, et ne fut jamais renouée; mais ce fut ma faute. En changeant de lieu je négligeai de leur donner mon adresse, et, forcé par la nécessité de songer continuellement à moi-même, je les oubliai bientôt entièrement.
Il y a longtemps que je n’ai parlé de ma pauvre Maman: mais si l’on croit que je l’oubliais aussi, l’on se trompe fort. Je ne cessais de penser à elle, et de désirer de la retrouver, non seulement pour le besoin de ma subsistance, mais bien plus pour le besoin de mon cœur. Mon attachement pour elle, quelque vif, quelque tendre qu’il fût, ne m’empêchait pas d’en aimer d’autres; mais ce n’était pas de la même façon. Toutes devaient également ma tendresse à leurs charmes; mais elle tenait uniquement à ceux des autres, et ne leur eût pas survécu; au lieu que Maman pouvait devenir vieille et laide sans que je l’aimasse moins tendrement. Mon cœur avait pleinement transmis à sa personne l’hommage qu’il fit d’abord à sa beauté; et, quelque changement qu’elle éprouvât, pourvu que ce fût toujours elle, mes sentiments ne pouvaient changer. Je sais bien que je lui devais de la reconnaissance; mais en vérité je n’y songeais pas. Quoi qu’elle eût fait ou n’eût pas fait pour moi, c’eût été toujours la même chose. Je ne l’aimais ni par devoir, ni par intérêt, ni par convenance: je l’aimais parce que j’étais né pour l’aimer. Quand je devenais amoureux de quelque autre, cela faisait distraction, je l’avoue, et je pensais moins souvent à elle; mais j’y pensais avec le même plaisir, et jamais, amoureux ou non, je ne me suis occupé d’elle sans sentir qu’il ne pouvait y avoir pour moi de vrai bonheur dans la vie tant que j’en serais séparé.
N’ayant point de ses nouvelles depuis si longtemps, je ne crus jamais que je l’eusse tout à fait perdue, ni qu’elle eût pu m’oublier. Je me disais: Elle saura tôt ou tard que je suis errant, et me donnera quelque signe de vie; je la retrouverai, j’en suis certain. En attendant, c’était une douceur pour moi d’habiter son pays, de passer dans les rues où elle avait passé, devant les maisons où elle avait demeuré, et le tout par conjecture, car une de mes ineptes bizarreries était de n’oser m’informer d’elle ni prononcer son nom sans la plus absolue nécessité. Il me semblait qu’en la nommant je disais tout ce qu’elle m’inspirait, que ma bouche révélait le secret de mon cœur, que je la compromettais en quelque sorte. Je crois même qu’il se mêlait à cela quelque frayeur qu’on ne me dît du mal d’elle. On avait parlé beaucoup de sa démarche, et un peu de sa conduite. De peur qu’on n’en dît pas ce que je voulais entendre, j’aimais mieux qu’on n’en parlât point du tout.
Comme mes écoliers ne m’occupaient pas beaucoup, et que sa ville natale n’était qu’à quatre lieues de Lausanne, j’y fis une promenade de deux ou trois jours durant lesquels la plus douce émotion ne me quitta point. L’aspect du lac de Genève et de ses admirables côtes eut toujours à mes yeux un attrait particulier que je ne saurais expliquer, et qui ne tient pas seulement à la beauté du spectacle, mais à je ne sais quoi de plus intéressant qui m’affecte et m’attendrit. Toutes les fois que j’approche du pays de Vaud, j’éprouve une impression composée du souvenir de Mme de Warens qui y est née, de mon père qui y vivait, de Mlle de Vulson qui y eut les prémices de mon cœur, de plusieurs voyages de plaisir que j’y fis dans mon enfance, et, ce me semble, de quelque autre cause encore, plus secrète et plus forte que tout cela. Quand l’ardent désir de cette vie heureuse et douce qui me fuit et pour laquelle j’étais né vient enflammer mon imagination, c’est toujours au pays de Vaud, près du lac, dans des campagnes charmantes, qu’elle se fixe. Il me faut absolument un verger au bord de ce lac et non pas d’un autre; il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit bateau. Je ne jouirai d’un bonheur parfait sur la terre que quand j’aurai tout cela. Je ris de la simplicité avec laquelle je suis allé plusieurs fois dans ce pays-là uniquement pour y chercher ce bonheur imaginaire. J’étais toujours surpris d’y trouver les habitants, surtout les femmes, d’un tout autre caractère que celui que j’y cherchais. Combien cela me semblait disparate! Le pays et le peuple dont il est couvert ne m’ont jamais paru faits l’un pour l’autre.
Dans ce voyage de Vevey, je me livrais, en suivant ce beau rivage, à la plus douce mélancolie. Mon cœur s’élançait avec ardeur à mille félicités innocentes: je m’attendrissais, je soupirais, et pleurais comme un enfant. Combien de fois, m’arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre, je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l’eau!
J’allai à Vevey loger à La Clef, et pendant deux jours que j’y restai sans voir personne, je pris pour cette ville un amour qui m’a suivi dans tous mes voyages, et qui m’y a fait établir enfin les héros de mon roman. Je dirais volontiers à ceux qui ont du goût et qui sont sensibles: Allez à Vevey, visitez le pays, examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la nature n’a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire, et pour un Saint-Preux; mais ne les y cherchez pas. Je reviens à mon histoire.
Comme j’étais catholique et que je me donnais pour tel, je suivais sans mystère et sans scrupule le culte que j’avais embrassé. Les dimanches, quand il faisait beau, j’allais à la messe à Assens à deux lieues de Lausanne. Je faisais ordinairement cette course avec d’autres catholiques, surtout avec un brodeur parisien dont j’ai oublié le nom. Ce n’était pas un Parisien comme moi, c’était un vrai Parisien de Paris, un archi-Parisien du bon Dieu, bonhomme comme un Champenois. Il aimait si fort son pays, qu’il ne voulut jamais douter que j’en fusse, de peur de perdre cette occasion d’en parler. M. de Crouzas, lieutenant-baillival, avait un jardinier de Paris aussi, mais moins complaisant, et qui trouvait la gloire de son pays compromise à ce qu’on osât se donner pour en être lorsqu’on n’avait pas cet honneur. Il me questionnait de l’air d’un homme sûr de me prendre en faute, et puis souriait malignement. Il me demande une fois ce qu’il y avait de remarquable au Marché-Neuf. Je battis la campagne comme on peut croire. Après avoir passé vingt ans à Paris, je dois à présent connaître cette ville; cependant, si l’on me faisait aujourd’hui pareille question, je ne serais pas moins embarrassé d’y répondre; et de cet embarras on pourrait aussi bien conclure que je n’ai jamais été à Paris: tant, lors même qu’on rencontre la vérité, l’on est sujet à se fonder sur des principes trompeurs.
Je ne saurais dire exactement combien de temps je demeurai à Lausanne. Je n’apportai pas de cette ville des souvenirs bien rappelants. Je sais seulement que, n’y trouvant pas à vivre, j’allai de là à Neuchâtel, et que j’y passai l’hiver. Je réussis mieux dans cette dernière ville; j’y eus des écolières, et j’y gagnai de quoi m’acquitter avec mon bon ami Perrotet, qui m’avait fidèlement envoyé mon petit bagage, quoique je lui redusse assez d’argent.
J’apprenais insensiblement la musique en l’enseignant. Ma vie était assez douce; un homme raisonnable eût pu s’en contenter: mais mon cœur inquiet me demandait autre chose. Les dimanches et les jours où j’étais libre, j’allais courir les campagnes et les bois des environs, toujours errant, rêvant, soupirant; et quand j’étais une fois sorti de la ville, je n’y rentrais plus que le soir. Un jour, étant à Boudry, j’entrai pour dîner dans un cabaret: j’y vis un homme à grande barbe avec un habit violet à la grecque, un bonnet fourré, l’équipage et l’air assez nobles, et qui souvent avait peine à se faire entendre, ne parlant qu’un jargon presque indéchiffrable, mais plus ressemblant à l’italien qu’à nulle autre langue. J’entendais presque tout ce qu’il disait, et j’étais le seul; il ne pouvait s’énoncer que par signes avec l’hôte et les gens du pays. Je lui dis quelques mots en italien qu’il entendit parfaitement: il se leva et vint m’embrasser avec transport. La liaison fut bientôt faite, et dès ce moment je lui servis de truchement. Son dîner était bon, le mien était moins que médiocre. Il m’invita de prendre part au sien; je fis peu de façons. En buvant et baragouinant nous achevâmes de nous familiariser, et dès la fin du repas nous devînmes inséparables. Il me conta qu’il était prélat grec et archimandrite de Jérusalem; qu’il était chargé de faire une quête en Europe pour le rétablissement du Saint-Sépulcre. Il me montra de belles patentes de la czarine et de l’empereur; il en avait de beaucoup d’autres souverains. Il était assez content de ce qu’il avait amassé jusqu’alors; mais il avait eu des peines incroyables en Allemagne, n’entendant pas un mot d’allemand, de latin ni de français, et réduit à son grec, au turc et à la langue franque pour toute ressource; ce qui ne lui en procurait pas beaucoup dans le pays où il s’était enfourné. Il me proposa de l’accompagner pour lui servir de secrétaire et d’interprète. Malgré mon petit habit violet, nouvellement acheté, et qui ne cadrait pas mal avec mon nouveau poste, j’avais l’air si peu étoffé, qu’il ne me crut pas difficile à gagner, et il ne se trompa point. Notre accord fut bientôt fait; je ne demandais rien, et il promettait beaucoup. Sans caution, sans sûreté, sans connaissance, je me livre à sa conduite, et dès le lendemain me voilà parti pour Jérusalem.
Nous commençâmes notre tournée par le canton de Fribourg, où il ne fit pas grand-chose. La dignité épiscopale ne permettait pas de faire le mendiant, et de quêter aux particuliers; mais nous présentâmes sa commission au sénat, qui lui donna une petite somme. De là nous fûmes à Berne. Il fallut ici plus de façon, et l’examen de ses titres ne fut pas l’affaire d’un jour. Nous logions au Faucon, bonne auberge alors, où l’on trouvait bonne compagnie. La table était nombreuse et bien servie. Il y avait longtemps que je faisais mauvaise chère; j’avais grand besoin de me refaire, j’en avais l’occasion, et j’en profitai. Monseigneur l’archimandrite était lui-même un homme de bonne compagnie, aimant assez à tenir table, gai, parlant bien pour ceux qui l’entendaient, ne manquant pas de certaines connaissances, et plaçant son érudition grecque avec assez d’agrément. Un jour, cassant au dessert des noisettes, il se coupa le doigt fort avant; et comme le sang sortait avec abondance, il montra son doigt à la compagnie, et dit en riant: «Mirate, sognori; questo è sangue pelasgo».
À Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles, et je ne m’en tirai pas aussi mal que j’avais craint. J’étais bien plus hardi et mieux parlant que je n’aurais été pour moi-même. Les choses ne se passèrent pas aussi simplement qu’à Fribourg. [Il fallut de longues et fréquentes conférences avec les premiers de l’État, et l’examen de ses titres ne fut pas l’affaire d’un jour]. Enfin, tout étant en règle, il fut admis à l’audience du sénat. J’entrai avec lui comme son interprète, et l’on me dit de parler. Je ne m’attendais à rien moins, et il ne m’était pas venu dans l’esprit qu’après avoir longuement conféré avec les membres, il fallût s’adresser au corps comme si rien n’eût été dit. Qu’on juge de mon embarras! Pour un homme aussi honteux, parler non seulement en public, mais devant le sénat de Berne, et parler impromptu sans avoir une seule minute pour me préparer, il y avait là de quoi m’anéantir. Je ne fus pas même intimidé. J’exposai succinctement et nettement la commission de l’archimandrite. Je louai la piété des princes qui avaient contribué à la collecte qu’il était venu faire. Piquant d’émulation celle de Leurs Excellences, je dis qu’il n’y avait pas moins à espérer de leur munificence accoutumée, et puis, tâchant de prouver que cette bonne œuvre en était également une pour tous les chrétiens sans distinction de secte, je finis par promettre les bénédictions du Ciel à ceux qui voudraient y prendre part. Je ne dirai pas que mon discours fit effet; mais il est sûr qu’il fut goûté, et qu’au sortir de l’audience l’archimandrite reçut un présent fort honnête, et de plus, sur l’esprit de son secrétaire des compliments dont j’eus l’agréable emploi d’être le truchement, mais que je n’osai lui rendre à la lettre. Voilà la seule fois de ma vie que j’ai parlé en public et devant un souverain, et la seule fois aussi peut-être que j’ai parlé hardiment et bien. Quelle différence dans les dispositions du même homme! Il y a trois ans qu’étant allé voir à Yverdun mon vieux ami M. Roguin, je reçus une députation pour me remercier de quelques livres que j’avais donnés à la bibliothèque de cette ville. Les Suisses sont grands harangueurs; ces messieurs me haranguèrent. Je me crus obligé de répondre; mais je m’embarrassai tellement dans ma réponse, et ma tête se brouilla si bien que je restai court et me fis moquer de moi. Quoique timide naturellement, j’ai été hardi quelquefois dans ma jeunesse, jamais dans mon âge avancé. Plus j’ai vu le monde, moins j’ai pu me faire à son ton.
Partis de Berne, nous allâmes à Soleure; car le dessein de l’archimandrite était de reprendre la route d’Allemagne, et de s’en retourner par la Hongrie ou par la Pologne, ce qui faisait une route immense: mais comme, chemin faisant, sa bourse s’emplissait plus qu’elle ne se vidait, il craignait peu les détours. Pour moi, qui me plaisais presque autant à cheval qu’à pied, je n’aurais pas mieux demandé que de voyager ainsi toute ma vie: mais il était écrit que je n’irais pas si loin.
La première chose que nous fîmes, arrivant à Soleure, fut d’aller saluer M. l’ambassadeur de France. Malheureusement pour mon évêque, cet ambassadeur était le marquis de Bonac, qui avait été ambassadeur à la Porte, et qui devait être au fait de tout ce qui regardait le Saint-Sépulcre. L’archimandrite eut une audience d’un quart d’heure, où je ne fus pas admis, parce que M. l’ambassadeur entendait la langue franque, et parlait l’italien du moins aussi bien que moi. À la sortie de mon Grec je voulus le suivre; on me retint: ce fut mon tour. M’étant donné pour Parisien, j’étais comme tel sous la juridiction de Son Excellence. Elle me demanda qui j’étais, m’exhorta de lui dire la vérité; je le lui promis en lui demandant une audience particulière qui me fut accordée. M. l’ambassadeur m’emmena dans son cabinet, dont il ferma sur nous la porte, et là, me jetant à ses pieds, je lui tins parole. Je n’aurais pas moins dit quand je n’aurais rien promis, car un continuel besoin d’épanchement met à tout moment mon cœur sur mes lèvres; et, après m’être ouvert sans réserve au musicien Lutold, je n’avais garde de faire le mystérieux avec le marquis de Bonac. Il fut si content de ma petite histoire et de l’effusion de cœur avec laquelle il vit que je l’avais contée, qu’il me prit par la main, entra chez Mme l’ambassadrice, et me présenta à elle en lui faisant un abrégé de mon récit. Mme de Bonac m’accueillit avec bonté, et dit qu’il ne fallait pas me laisser aller avec ce moine grec. Il fut résolu que je resterais à l’hôtel en attendant qu’on vît ce qu’on pourrait faire de moi. Je voulais aller faire mes adieux à mon pauvre archimandrite, pour lequel j’avais conçu de l’attachement: on ne me le permit pas. On envoya lui signifier mes arrêts, et, un quart d’heure après je vis arriver mon petit sac. M. de la Martinière, secrétaire d’ambassade, fut en quelque façon chargé de moi. En me conduisant dans la chambre qui m’était destinée, il me dit: «Cette chambre a été occupée sous le comte du Luc par un homme célèbre du même nom que vous; il ne tient qu’à vous de le remplacer de toutes manières, et de faire dire un jour, Rousseau premier, Rousseau second». Cette conformité, qu’alors je n’espérais guère, eût moins flatté mes désirs si j’avais pu prévoir à quel prix je l’achèterais un jour.
Ce que m’avait dit M. de la Martinière me donna de la curiosité. Je lus les ouvrages de celui dont j’occupais la chambre, et sur le compliment qu’on m’avait fait, croyant avoir du goût pour la poésie, je fis pour mon coup d’essai une cantate à la louange de Mme de Bonac. Ce goût ne se soutint pas. J’ai fait de temps en temps quelques médiocres vers; c’est un exercice assez bon pour se rompre aux inversions élégantes, et apprendre à mieux écrire en prose; mais je n’ai jamais trouvé dans la poésie française assez d’attrait pour m’y livrer tout à fait.
M. de la Martinière voulut voir de mon style, et me demanda par écrit le même détail que j’avais fait à M. l’ambassadeur. Je lui écrivis une longue lettre, que j’apprends avoir été conservée par M. de Marianne, qui était attaché depuis longtemps au marquis de Bonac, et qui depuis a succédé à M. de la Martinière sous l’ambassade de M. de Courteilles. J’ai prié M. de Malesherbes de tâcher de me procurer une copie de cette lettre. Si je puis l’avoir par lui ou par d’autres, on la trouvera dans le recueil qui doit accompagner mes Confessions.
L’expérience que je commençais d’avoir modérait peu à peu mes projets romanesques, et par exemple: non seulement je ne devins point amoureux de Mme de Bonac, mais je sentis d’abord que je ne pouvais faire un grand chemin dans la maison de son mari. M. de la Martinière en place, et M. de Marianne pour ainsi dire en survivance, ne me laissaient espérer pour toute fortune qu’un emploi de sous-secrétaire qui ne me tentait pas infiniment. Cela fit que, quand on me consulta sur ce que je voulais faire, je marquai beaucoup d’envie d’aller à Paris. M. l’ambassadeur goûta cette idée, qui tendait au moins à le débarrasser de moi. M. de Merveilleux, secrétaire interprète de l’ambassade, dit que son ami M. Gobard, colonel suisse au service de France, cherchait quelqu’un pour mettre auprès de son neveu, qui entrait fort jeune au service, et pensa que je pourrais lui convenir. Sur cette idée assez légèrement prise, mon départ fut résolu; et moi, qui voyais un voyage à faire et Paris au bout, j’en fus dans la joie de mon cœur. On me donna quelques lettres, cent francs pour mon voyage, accompagnés de force bonnes leçons, et je partis.
Je mis à ce voyage une quinzaine de jours, que je peux compter parmi les heureux de ma vie. J’étais jeune, je me portais bien, j’avais assez d’argent, beaucoup d’espérance, je voyageais, je voyageais à pied, et je voyageais seul. On serait étonné de me voir compter un pareil avantage, si déjà l’on n’avait dû se familiariser avec mon humeur. Mes douces chimères me tenaient compagnie, et jamais la chaleur de mon imagination n’en enfanta de plus magnifiques. Quand on m’offrait quelque place vide dans une voiture, ou que quelqu’un m’accostait en route, je rechignais de voir renverser la fortune dont je bâtissais l’édifice en marchant. Cette fois mes idées étaient martiales. J’allais m’attacher à un militaire et devenir militaire moi-même; car on avait arrangé que je commencerais par être cadet. Je croyais déjà me voir en habit d’officier avec un beau plumet blanc. Mon cœur s’enflait à cette noble idée. J’avais quelque teinture de géométrie et de fortifications; j’avais un oncle ingénieur; j’étais en quelque sorte enfant de la balle. Ma vue courte offrait un peu d’obstacle, mais qui ne m’embarrassait pas; et je comptais bien à force de sang-froid et d’intrépidité suppléer à ce défaut. J’avais lu que le maréchal Schomberg avait la vue très courte; pourquoi le maréchal Rousseau ne l’aurait-il pas? Je m’échauffais tellement sur ces folies, que je ne voyais plus que troupes, remparts, gabions, batteries, et moi, au milieu du feu et de la fumée, donnant tranquillement mes ordres, la lorgnette à la main. Cependant, quand je passais dans des campagnes agréables, que je voyais des bocages et des ruisseaux, ce touchant aspect me faisait soupirer de regret; je sentais au milieu de ma gloire que mon cœur n’était pas fait pour tant de fracas, et bientôt, sans savoir comment, je me retrouvais au milieu de mes chères bergeries, renonçant pour jamais aux travaux de Mars.
Combien l’abord de Paris démentit l’idée que j’en avais! La décoration extérieure que j’avais vue à Turin, la beauté des rues, la symétrie et l’alignement des maisons me faisaient chercher à Paris autre chose encore. Je m’étais figuré une ville aussi belle que grande, de l’aspect le plus imposant, où l’on ne voyait que de superbes rues, des palais de marbre et d’or. En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l’air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisanes et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d’abord à tel point, que tout ce que j’ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n’a pu détruire cette première impression, et qu’il m’en est resté toujours un secret dégoût pour l’habitation de cette capitale. Je puis dire que tout le temps que j’y ai vécu dans la suite ne fut employé qu’à y chercher des ressources pour me mettre en état d’en vivre éloigné. Tel est le fruit d’une imagination trop active, qui exagère par-dessus l’exagération des hommes, et voit toujours plus que ce qu’on lui dit. On m’avait tant vanté Paris, que je me l’étais figuré comme l’ancienne Babylone, dont je trouverais peut-être autant à rabattre, si je l’avais vue, du portrait que je m’en suis fait. La même chose m’arriva à l’Opéra, où je me pressai d’aller le lendemain de mon arrivée; la même chose m’arriva dans la suite à Versailles; dans la suite encore en voyant la mer; et la même chose m’arrivera toujours en voyant des spectacles qu’on m’aura trop annoncés: car il est impossible aux hommes et difficile à la nature elle-même de passer en richesse mon imagination.
À la manière dont je fus reçu de tous ceux pour qui j’avais des lettres, je crus ma fortune faite. Celui à qui j’étais le plus recommandé, et qui me caressa le moins, était M. de Surbeck, retiré du service et vivant philosophiquement à Bagneux, où je fus le voir plusieurs fois, et où jamais il ne m’offrit un verre d’eau. J’eus plus d’accueil de Mme de Merveilleux, belle-sœur de l’interprète, et de son neveu, officier aux gardes: non seulement la mère et le fils me reçurent bien, mais ils m’offrirent leur table, dont je profitai souvent durant mon séjour à Paris. Mme de Merveilleux me parut avoir été belle; ses cheveux étaient d’un beau noir, et faisaient, à la vieille mode, le crochet sur ses tempes. Il lui restait ce qui ne périt point avec les attraits, un esprit très agréable. Elle me parut goûter le mien, et fit tout ce qu’elle put pour me rendre service; mais personne ne la seconda, et je fus bientôt désabusé de tout ce grand intérêt qu’on avait paru prendre à moi. Il faut pourtant rendre justice aux Français: ils ne s’épuisent point tant qu’on dit en protestations, et celles qu’ils font sont presque toujours sincères; mais ils ont une manière de paraître s’intéresser à vous qui trompe plus que des paroles. Les gros compliments des Suisses n’en peuvent imposer qu’à des sots: les manières des Français sont plus séduisantes en cela même qu’elles sont plus simples; on croirait qu’ils ne vous disent pas tout ce qu’ils veulent faire, pour vous surprendre plus agréablement. Je dirai plus: ils ne sont point faux dans leurs démonstrations; ils sont naturellement officieux, humains, bienveillants, et même, quoi qu’on en dise, plus vrais qu’aucune autre nation; mais ils sont légers et volages. Ils ont en effet le sentiment qu’ils vous témoignent, mais ce sentiment s’en va comme il est venu. En vous parlant, ils sont pleins de vous; ne vous voient-ils plus, ils vous oublient. Rien n’est permanent dans leur cœur: tout est chez eux l’œuvre du moment.
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