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Les confessions
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Les confessions

Nous la perdîmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avait été celle d’une femme d’esprit et de sens; sa mort fut celle d’un sage. Je puis dire qu’elle me rendit la religion catholique aimable par la sérénité d’âme avec laquelle elle en remplit les devoirs sans négligence et sans affectation. Elle était naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie, elle prit une sorte de gaieté trop égale pour être jouée, et qui n’était qu’un contre-poids donné par la raison même contre la tristesse de son état. Elle ne garda le lit que les deux derniers jours, et ne cessa de s’entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin, ne parlant plus, et déjà dans les combats de l’agonie, elle fit un gros pet. «Bon! dit-elle en se retournant, femme qui pète n’est pas morte». Ce furent les derniers mots qu’elle prononça.

Elle avait légué un an de leurs gages à ses bas domestiques; mais n’étant point couché sur l’état de sa maison, je n’eus rien. Cependant le comte de la Roque me fit donner trente livres, et me laissa l’habit neuf que j’avais sur le corps, et que M. Lorenzi voulait m’ôter. Il promit même de chercher à me placer et me permit de l’aller voir. J’y fus deux ou trois fois sans pouvoir lui parler. J’étais facile à rebuter, je n’y retournai plus. On verra bientôt que j’eus tort.

Que n’ai-je achevé tout ce que j’avais à dire de mon séjour chez Mme de Vercellis! Mais, bien que mon apparente situation demeurât la même, je ne sortis pas de sa maison comme j’y étais entré. J’en emportai les longs souvenirs du crime et l’insupportable poids des remords dont au bout de quarante ans ma conscience est encore chargée, et dont l’amer sentiment, loin de s’affaiblir, s’irrite à mesure que je vieillis. Qui croirait que la faute d’un enfant pût avoir des suites aussi cruelles? C’est de ces suites plus que probables que mon cœur ne saurait se consoler. J’ai peut-être fait périr dans l’opprobre et dans la misère une fille aimable, honnête, estimable, et qui sûrement valait beaucoup mieux que moi.

Il est bien difficile que la dissolution d’un ménage n’entraîne un peu de confusion dans la maison, et qu’il ne s’égare bien des choses: cependant, telle était la fidélité des domestiques et la vigilance de M. et Mme Lorenzi, que rien ne se trouva de manque sur l’inventaire. La seule Mlle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et argent, déjà vieux. Beaucoup d’autres meilleures choses étaient à ma portée; ce ruban seul me tenta, je le volai, et comme je ne le cachais guère, on me le trouva bientôt. On voulut savoir où je l’avais pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis, en rougissant, que c’est Marion qui me l’a donné. Marion était une jeune Mauriennoise dont Mme de Vercellis avait fait sa cuisinière, quand, cessant de donner à manger, elle avait renvoyé la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ragoûts fins. Non seulement Marion était jolie, mais elle avait une fraîcheur de coloris qu’on ne trouve que dans les montagnes, et surtout un air de modestie et de douceur qui faisait qu’on ne pouvait la voir sans l’aimer; d’ailleurs bonne fille, sage et d’une fidélité à toute épreuve. C’est ce qui surprit quand je la nommai. L’on n’avait guère moins de confiance en moi qu’en elle, et l’on jugea qu’il importait de vérifier lequel était le fripon des deux. On la fit venir; l’assemblé était nombreuse, le comte de la Roque y était. Elle arrive, on lui montre le ruban, je la charge effrontément; elle reste interdite, se tait, me jette un regard qui aurait désarmé les démons, et auquel mon barbare cœur résiste. Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement, m’apostrophe, m’exhorte à rentrer en moi-même, à ne pas déshonorer une fille innocente qui ne m’a jamais fait de mal; et moi, avec une impudence infernale, je confirme ma déclaration, et lui soutiens en face qu’elle m’a donné le ruban. La pauvre fille se mit à pleurer, et ne me dit que ces mots: «Ah! Rousseau, je vous croyais un bon caractère. Vous me rendez bien malheureuse; mais je ne voudrais pas être à votre place». Voilà tout. Elle continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté, mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modération, comparée à mon ton décidé, lui fit tort. Il ne semblait pas naturel de supposer d’un côté une audace aussi diabolique, et de l’autre une aussi angélique douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés étaient pour moi. Dans le tracas où l’on était, on ne se donna pas le temps d’approfondir la chose; et le comte de la Roque, en nous renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du coupable vengerait assez l’innocent. Sa prédiction n’a pas été vaine; elle ne cesse pas un seul jour de s’accomplir.

J’ignore ce que devint cette victime de ma calomnie mais il n’y a pas d’apparence qu’elle ait après cela trouvé facilement à se bien placer. Elle emportait une imputation cruelle à son honneur de toutes manières. Le vol n’était qu’une bagatelle, mais enfin c’était un vol, et, qui pis est, employé à séduire un jeune garçon: enfin le mensonge et l’obstination ne laissaient rien à espérer de celle en qui tant de vices étaient réunis. Je ne regarde pas même la misère et l’abandon comme le plus grand danger auquel je l’aie exposée. Qui sait, à son âge, où le découragement de l’innocence avilie a pu la porter? Eh! si le remords d’avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu’on juge de celui d’avoir pu la rendre pire que moi!

Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime, comme s’il n’était commis que d’hier. Tant que j’ai vécu tranquille, il m’a moins tourmenté; mais au milieu d’une vie orageuse il m’ôte la plus douce consolation des innocents persécutés: il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s’endort durant un destin prospère, et s’aigrit dans l’adversité. Cependant je n’ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon cœur de cet aveu dans le sein d’un ami. La plus étroite intimité ne me l’a jamais fait faire à personne, pas même à Mme de Warens. Tout ce que j’ai pu faire a été d’avouer que j’avais à me reprocher une action atroce, mais jamais je n’ai dit en quoi elle consistait. Ce poids est donc resté jusqu’à ce jour sans allégement sur ma conscience, et je puis dire que le désir de m’en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j’ai prise d’écrire mes confessions.

J’ai procédé rondement dans celle que je viens de faire, et l’on ne trouvera sûrement pas que j’aie ici pallié la noirceur de mon forfait. Mais je ne remplirais pas le but de ce livre, si je n’exposais en même temps mes dispositions intérieures, et que je craignisse de m’excuser en ce qui est conforme à la vérité. Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment, et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée, je m’excusai sur le premier objet qui s’offrit. Je l’accusai d’avoir fait ce que je voulais faire, et de m’avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner. Quand je la vis paraître ensuite, mon cœur fut déchiré, mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu la punition, je ne craignais que la honte; mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J’aurais voulu m’enfoncer, m’étouffer dans le centre de la terre; l’invincible honte l’emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence; et plus je devenais criminel, plus l’effroi d’en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l’horreur d’être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m’ôtait tout autre sentiment. Si l’on m’eût laissé revenir à moi-même, j’aurais infailliblement tout déclaré. Si M. de la Roque m’eût pris à part, qu’il m’eût dit: «Ne perdez pas cette pauvre fille; si vous êtes coupable, avouez-le-moi», je me serais jeté à ses pieds dans l’instant, j’en suis parfaitement sûr. Mais on ne fit que m’intimider quand il fallait me donner du courage. L’âge est encore une attention qu’il est juste de faire; à peine étais-je sorti de l’enfance, ou plutôt j’y étais encore. Dans la jeunesse, les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que dans l’âge mûr: mais ce qui n’est que faiblesse l’est beaucoup moins, et ma faute au fond n’était guère autre chose. Aussi son souvenir m’afflige-t-il moins à cause du mal en lui-même qu’à cause de celui qu’il a dû causer. Il m’a même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime, par l’impression terrible qui m’est restée du seul que j’aie jamais commis; et je crois sentir que mon aversion pour le mensonge me vient en grande partie du regret d’en avoir pu faire un aussi noir. Si c’est un crime qui puisse être expié, comme j’ose le croire, il doit l’être par tant de malheurs dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture et d’honneur dans des occasions difficiles et la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que, quelque grande qu’ait été mon offense envers elle, je crains peu d’en emporter la coulpe avec moi. Voilà ce que j’avais à dire sur cet article. Qu’il me soit permis de n’en reparler jamais.

Livre III

Sorti de chez Mme de Vercellis à peu près comme j’y étais entré, je retournai chez mon ancienne hôtesse, et j’y restai cinq ou six semaines, durant lesquelles la santé, la jeunesse et l’oisiveté me rendirent souvent mon tempérament importun. J’étais inquiet, distrait, rêveur; je pleurais, je soupirais, je désirais un bonheur dont je n’avais pas l’idée, et dont je sentais pourtant la privation. Cet état ne peut se décrire; et peu d’hommes même le peuvent imaginer, parce que la plupart ont prévenu cette plénitude de vie, à la fois tourmentante et délicieuse, qui, dans l’ivresse du désir, donne un avant-goût de la jouissance. Mon sang allumé remplissait incessamment mon cerveau de filles et de femmes: mais, n’en sentant pas le véritable usage, je les occupais bizarrement en idée à mes fantaisies sans en savoir rien faire de plus; et ces idées tenaient mes sens dans une activité très incommode, dont, par bonheur, elles ne m’apprenaient point à me délivrer. J’aurais donné ma vie pour retrouver un quart d’heure une demoiselle Goton. Mais ce n’était plus le temps où les jeux de l’enfance allaient là comme d’eux-mêmes. La honte, compagne de la conscience du mal, était venue avec les années; elle avait accru ma timidité naturelle au point de la rendre invincible; et jamais, ni dans ce temps-là ni depuis, je n’ai pu parvenir à faire une proposition lascive, que celle à qui je la faisais ne m’y ait en quelque sorte contraint par ses avances, quoique sachant qu’elle n’était pas scrupuleuse, et presque assuré d’être pris au mot.

Mon agitation crût au point que, ne pouvant contenter mes désirs, je les attisais par les plus extravagantes manœuvres. J’allais chercher des allées sombres, des réduits cachés, où je pusse m’exposer de loin aux personnes du sexe dans l’état où j’aurais voulu pouvoir être auprès d’elles. Ce qu’elles voyaient n’était pas l’objet obscène, je n’y songeais même pas; c’était l’objet ridicule. Le sot plaisir que j’avais de l’étaler à leurs yeux ne peut se décrire. Il n’y avait de là plus qu’un pas à faire pour sentir le traitement désiré, et je ne doute pas que quelque résolue, en passant, ne m’en eût donné l’amusement, si j’eusse eu l’audace d’attendre. Cette folie eut une catastrophe à peu près aussi comique, mais un peu moins plaisante pour moi.

Un jour j’allai m’établir au fond d’une cour, dans laquelle était un puits où les filles de la maison venaient souvent chercher de l’eau. Dans ce fond il y avait une petite descente qui menait à des caves par plusieurs communications. Je sondai dans l’obscurité ces allées souterraines, et, les trouvant longues et obscures, je jugeai qu’elles ne finissaient point, et que, si j’étais vu et surpris, j’y trouverais un refuge assuré. Dans cette confiance, j’offrais aux filles qui venaient au puits un spectacle plus risible que séducteur. Les plus sages feignirent de ne rien voir; d’autres se mirent à rire; d’autres se crurent insultées et firent du bruit. Je me sauvai dans ma retraite: j’y fus suivi. J’entendis une voix d’homme sur laquelle je n’avais pas compté, et qui m’alarma. Je m’enfonçai dans les souterrains au risque de m’y perdre: le bruit, les voix, la voix d’homme me suivaient toujours. J’avais compté sur l’obscurité, je vis de la lumière. Je frémis, je m’enfonçai davantage. Un mur m’arrêta, et, ne pouvant aller plus loin, il fallut attendre là ma destinée. En un moment je fus atteint et saisi par un grand homme portant une grande moustache, un grand chapeau, un grand sabre, escorté de quatre ou cinq vieilles femmes armées chacune d’un manche à balai, parmi lesquelles j’aperçus la petite coquine qui m’avait décelé, et qui voulait sans doute me voir au visage.

L’homme au sabre, en me prenant par le bras, me demanda rudement ce que je faisais-là. On conçoit que ma réponse n’était pas prête. Je me remis cependant; et, m’évertuant dans ce moment critique, je tirai de ma tête un expédient romanesque qui me réussit. Je lui dis, d’un ton suppliant, d’avoir pitié de mon âge et de mon état; que j’étais un jeune étranger de grande naissance, dont le cerveau s’était dérangé; que je m’étais échappé de la maison paternelle parce qu’on voulait m’enfermer; que j’étais perdu s’il me faisait connaître; mais que, s’il voulait bien me laisser aller, je pourrais peut-être un jour reconnaître cette grâce. Contre toute attente, mon discours et mon air firent effet: l’homme terrible en fut touché; et après une réprimande assez courte, il me laissa doucement aller sans me questionner davantage. À l’air dont la jeune et les vieilles me virent partir, je jugeai que l’homme que j’avais tant craint m’était fort utile, et qu’avec elles seules je n’en aurais pas été quitte à si bon marché. Je les entendis murmurer je ne sais quoi dont je ne me souciais guère; car, pourvu que le sabre et l’homme ne s’en mêlassent pas, j’étais bien sûr, leste et vigoureux comme j’étais, de me délivrer bientôt et de leurs tricots et d’elles.

Quelques jours après, passant dans une rue avec un jeune abbé, mon voisin, j’allai donner du nez contre l’homme au sabre. Il me reconnut, et me contrefaisant d’un ton railleur: «Je suis prince, me dit-il, je suis prince; et moi je suis un coton: mais que Son Altesse n’y revienne pas». Il n’ajouta rien de plus, et je m’esquivai en baissant la tête et le remerciant, dans mon cœur, de sa discrétion. J’ai jugé que ces maudites vieilles lui avaient fait honte de sa crédulité. Quoi qu’il en soit, tout Piémontais qu’il était, c’était un bon homme, et jamais je ne pense à lui, sans un mouvement de reconnaissance: car l’histoire était si plaisante, que, par le seul désir de faire rire, tout autre à sa place m’eût déshonoré. Cette aventure, sans avoir les suites que j’en pouvais craindre, ne laissa pas de me rendre sage pour longtemps.

Mon séjour chez Mme de Vercellis m’avait procuré quelques connaissances, que j’entretenais dans l’espoir qu’elles pourraient m’être utiles. J’allais voir quelquefois entre autres un abbé savoyard appelé M. Gaime, précepteur des enfants du comte de Mellarède. Il était jeune encore et peu répandu, mais plein de bon sens, de probité, de lumières, et l’un des plus honnêtes hommes que j’aie connus. Il ne me fut d’aucune ressource pour l’objet qui m’attirait chez lui: il n’avait pas assez de crédit pour me placer; mais je trouvai près de lui des avantages plus précieux qui m’ont profité toute ma vie, les leçons de la saine morale et les maximes de la droite raison. Dans l’ordre successif de mes goûts et de mes idées, j’avais toujours été trop haut ou trop bas; Achille ou Thersite, tantôt héros et tantôt vaurien. M. Gaime prit le soin de me mettre à ma place et de me montrer à moi-même, sans m’épargner ni me décourager. Il me parla très honorablement de mon naturel et de mes talents; mais il ajouta qu’il en voyait naître les obstacles qui m’empêcheraient d’en tirer parti; de sorte qu’ils devaient, selon lui, bien moins me servir de degrés pour monter à la fortune que de ressources pour m’en passer. Il me fit un tableau vrai de la vie humaine, dont je n’avais que de fausses idées; il me montra comment, dans un destin contraire, l’homme sage peut toujours tendre au bonheur et courir au plus près du vent pour y parvenir; comment il n’y a point de vrai bonheur sans sagesse, et comment la sagesse est de tous les états. Il amortit beaucoup mon admiration pour la grandeur en me prouvant que ceux qui dominaient les autres n’étaient ni plus sages ni plus heureux qu’eux. Il me dit une chose qui m’est souvent revenue à la mémoire, c’est que si chaque homme pouvait lire dans les cœurs de tous les autres, il y aurait plus de gens qui voudraient descendre que de ceux qui voudraient monter. Cette réflexion, dont la vérité frappe, et qui n’a rien d’outré, m’a été d’un grand usage dans le cours de ma vie pour me faire tenir à ma place paisiblement. Il me donna les premières vraies idées de l’honnête, que mon génie ampoulé n’avait saisi que dans ses excès. Il me fit sentir que l’enthousiasme des vertus sublimes était peu d’usage dans la société, qu’en s’élançant trop haut on était sujet aux chutes; que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne demandait pas moins de force que les actions héroïques; qu’on en tirait meilleur parti pour l’honneur et pour le bonheur; et qu’il valait infiniment mieux avoir toujours l’estime des hommes que quelquefois leur admiration.

Pour établir les devoirs de l’homme il fallait bien remonter à leur principe. D’ailleurs, le pas que je venais de faire, et dont mon état présent était la suite, nous conduisait à parler de religion. L’on conçoit déjà que l’honnête M. Gaime est, du moins en grande partie, l’original du Vicaire savoyard. Seulement, la prudence l’obligeant à parler avec plus de réserve, il s’expliqua moins ouvertement sur certains points; mais au reste ses maximes, ses sentiments, ses avis furent les mêmes, et, jusqu’au conseil de retourner dans ma patrie, tout fut comme je l’ai rendu depuis au public. Ainsi, sans m’étendre sur des entretiens dont chacun peut voir la substance, je dirai que ses leçons, sages, mais d’abord sans effet, furent dans mon cœur un germe de vertu et de religion qui ne s’y étouffa jamais, et qui n’attendait, pour fructifier, que les soins d’une main plus chérie.

Quoique alors ma conversion fût peu solide, je ne laissais pas d’être ému. Loin de m’ennuyer de ses entretiens, j’y pris goût à cause de leur clarté, de leur simplicité, et surtout d’un certain intérêt de cœur dont je sentais qu’ils étaient pleins. J’ai l’âme aimante et je me suis toujours attaché aux gens moins à proportion du bien qu’ils m’ont fait que de celui qu’ils m’ont voulu, et c’est sur quoi mon tact ne me trompe guère. Aussi je m’affectionnais véritablement à M. Gaime; j’étais pour ainsi dire son second disciple; et cela me fit pour le moment même l’inestimable bien de me détourner de la pente du vice où m’entraînait mon oisiveté.

Un jour que je ne pensais à rien moins, on vint me chercher de la part du comte de la Roque. À force d’y aller et de ne pouvoir lui parler, je m’étais ennuyé, je n’y allais plus: je crus qu’il m’avait oublié, ou qu’il lui était resté de mauvaises impressions de moi. Je me trompais. Il avait été témoin plus d’une fois du plaisir avec lequel je remplissais mon devoir auprès de sa tante; il le lui avait même dit, et il m’en reparla quand moi-même je n’y songeais plus. Il me reçut bien, me dit que, sans m’amuser de promesses vagues, il avait cherché à me placer, qu’il avait réussi, qu’il me mettait en chemin de devenir quelque chose, que c’était à moi de faire le reste; que la maison où il me faisait entrer était puissante et considérée, que je n’avais pas besoin d’autres protecteurs pour m’avancer, et que quoique traité d’abord en simple domestique, comme je venais de l’être, je pouvais être assuré que si l’on me jugeait par mes sentiments et par ma conduite au-dessus de cet état, on était disposé à ne m’y pas laisser. La fin de ce discours démentit cruellement les brillantes espérances que le commencement m’avait données. Quoi! toujours laquais! me dis-je en moi-même avec un dépit amer que la confiance effaça bientôt. Je me sentais trop peu fait pour cette place pour craindre qu’on m’y laissât.

Il me mena chez le comte de Gouvon, premier écuyer de la reine, et chef de l’illustre maison de Solar. L’air de dignité de ce respectable vieillard me rendit plus touchante l’affabilité de son accueil. Il m’interrogea avec intérêt, et je lui répondis avec sincérité. Il dit au comte de la Roque que j’avais une physionomie agréable et qui promettait de l’esprit; qu’il lui paraissait qu’en effet je n’en manquais pas, mais que ce n’était pas là tout, et qu’il fallait voir le reste; puis, se tournant vers moi: «Mon enfant, me dit-il, presque en toutes choses les commencements sont rudes; les vôtres ne le seront pourtant pas beaucoup. Soyez sage et cherchez à plaire ici à tout le monde; voilà, quant à présent, votre unique emploi: du reste, ayez bon courage; on veut prendre soin de vous». Tout de suite il passa chez la marquise de Breil, sa belle-fille, et me présenta à elle, puis à l’abbé de Gouvon, son fils. Ce début me parut de bon augure. J’en savais assez déjà pour juger qu’on ne fait pas tant de façon à la réception d’un laquais. En effet, on ne me traita pas comme tel. J’eus la table de l’office; on ne me donna point d’habit de livrée, et le comte de Favria, jeune étourdi, m’ayant voulu faire monter derrière son carrosse, son grand-père défendit que je montasse derrière aucun carrosse, et que je suivisse personne hors de la maison. Cependant, je servais à table, et je faisais à peu près au-dedans le service d’un laquais; mais je le faisais en quelque façon librement, sans être attaché nommément à personne. Hors quelques lettres qu’on me dictait, et des images que le comte de Favria me faisait découper, j’étais presque le maître de tout mon temps dans la journée. Cette épreuve dont je ne m’apercevais pas, était assurément très dangereuse; elle n’était pas même fort humaine; car cette grande oisiveté pouvait me faire contracter des vices que je n’aurais pas eus sans cela.

Mais c’est ce qui très heureusement n’arriva point. Les leçons de M. Gaime avaient fait impression sur mon cœur, et j’y pris tant de goût que je m’échappais quelquefois pour aller les entendre encore. Je crois que ceux qui me voyaient sortir ainsi furtivement ne devinaient guère où j’allais. Il ne se peut rien de plus sensé que les avis qu’il me donna sur ma conduite. Mes commencements furent admirables; j’étais d’une assiduité, d’une attention, d’un zèle, qui charmaient tout le monde. L’abbé Gaime m’avait sagement averti de modérer cette première ferveur, de peur qu’elle ne vînt à se relâcher et qu’on n’y prît garde. Votre début, me dit-il, est la règle de ce qu’on exigera de vous: tâchez de vous ménager de quoi faire plus dans la suite, mais gardez-vous de faire jamais moins.

Comme on ne m’avait guère examiné sur mes petits talents, et qu’on ne me supposait que ceux que m’avait donnés la nature, il ne paraissait pas, malgré ce que le comte de Gouvon m’avait pu dire, qu’on songeât à tirer parti de moi. Des affaires vinrent à la traverse, et je fus à peu près oublié. Le marquis de Breil, fils du comte de Gouvon, était alors ambassadeur à Vienne. Il survint des mouvements à la cour qui se firent sentir dans la famille, et l’on y fut quelques semaines dans une agitation qui ne laissait guère le temps de penser à moi. Cependant jusque-là je m’étais peu relâché. Une chose me fit du bien et du mal, en m’éloignant de toute dissipation extérieure, mais en me rendant un peu plus distrait sur mes devoirs.

Mlle de Breil était une jeune personne à peu près de mon âge, bien faite, assez belle, très blanche, avec des cheveux très noirs, et, quoique brune, portant sur son visage cet air de douceur des blondes auquel mon cœur n’a jamais résisté. L’habit de cour, si favorable aux jeunes personnes, marquait sa jolie taille, dégageait sa poitrine et ses épaules, et rendait son teint encore plus éblouissant par le deuil qu’on portait alors. On dira que ce n’est pas à un domestique de s’apercevoir de ces choses-là. J’avais tort, sans doute; mais je m’en apercevais toutefois, et même je n’étais pas le seul. Le maître d’hôtel et les valets de chambre en parlaient quelquefois à table avec une grossièreté qui me faisait cruellement souffrir. La tête ne me tournait pourtant pas au point d’être amoureux tout de bon. Je ne m’oubliais point; je me tenais à ma place, et mes désirs même ne s’émancipaient pas. J’aimais à voir Mlle de Breil, à lui entendre dire quelques mots qui marquaient de l’esprit, du sens, de l’honnêteté: mon ambition, bornée au plaisir de la servir, n’allait point au-delà de mes droits. À table j’étais attentif à chercher l’occasion de les faire valoir. Si son laquais quittait un moment sa chaise, à l’instant on m’y voyait établi: hors de là je me tenais vis-à-vis d’elle; je cherchais dans ses yeux ce qu’elle allait demander, j’épiais le moment de changer son assiette. Que n’aurais-je point fait pour qu’elle daignât m’ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot! Mais point: j’avais la mortification d’être nul pour elle; elle ne s’apercevait pas même que j’étais là. Cependant, son frère, qui m’adressait quelquefois la parole à table, m’ayant dit je ne sais quoi de peu obligeant, je lui fis une réponse si fine et si bien tournée, qu’elle y fit attention, et jeta les yeux sur moi. Ce coup d’œil, qui fut court, ne laissa pas de me transporter. Le lendemain, l’occasion se présenta d’en obtenir un second, et j’en profitai. On donnait ce jour-là un grand dîner, où, pour la première fois, je vis avec beaucoup d’étonnement le maître d’hôtel servir l’épée au côté et le chapeau sur la tête. Par hasard on vint à parler de la devise de la maison de Solar qui était sur la tapisserie avec les armoiries: Tel fiert qui ne tue pas. Comme les Piémontais ne sont pas pour l’ordinaire consommés dans la langue française, quelqu’un trouva dans cette devise une faute d’orthographe, et dit qu’au mot fiert il ne fallait point de t.

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