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Опасные связи / Les liaisons dangereuses. Книга для чтения на французском языке
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Опасные связи / Les liaisons dangereuses. Книга для чтения на французском языке

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Comme nous avions six heures à passer ensemble, et que j’avais résolu que tout ce temps fût pour lui également délicieux, je modérai ses transports, et l’aimable coquetterie vint remplacer la tendresse. Je ne crois pas avoir jamais mis tant de soin à plaire, ni avoir été jamais aussi contente de moi. Après le souper, tour à tour enfant et raisonnable, folâtre et sensible, quelquefois même libertine, je me plaisais à le considérer comme un sultan au milieu de son sérail, dont j’étais tour à tour les favorites différentes. En effet, ses hommages réitérés, quoique toujours reçus par la même femme, le furent toujours par une maîtresse nouvelle.

Enfin au point du jour il fallut se séparer ; et, quoi qu’il dit, quoi qu’il fît même pour me prouver le contraire, il en avait autant de besoin que peu d’envie. Au moment où nous sortîmes, et pour dernier adieu, je pris la clef de cet heureux séjour, et la lui remettant entre les mains : « Je ne l’ai eue que pour vous, lui dis-je ; il est juste que vous en soyez maître : c’est au sacrificateur à disposer du temple. » C’est par cette adresse que j’ai prévenu les réflexions qu’aurait pu lui faire naître la propriété, toujours suspecte, d’une petite maison. Je le connais assez, pour être sûre qu’il ne s’en servira que pour moi ; et si la fantaisie me prenait d’y aller sans lui, il me reste bien une double clef. Il voulait à toute force prendre jour pour y revenir ; mais je l’aime trop encore, pour vouloir l’user si vite. Il ne faut se permettre d’excès qu’avec les gens qu’on veut quitter bientôt. Il ne sait pas cela, lui ; mais, pour son bonheur, je le sais pour deux.

Je m’aperçois qu’il est trois heures du matin, et que j’ai écrit un volume, ayant le projet de n’écrire qu’un mot. Tel est le charme de la confiante amitié : c’est elle qui fait que vous êtes toujours ce que j’aime le mieux ; mais, en vérité, le Chevalier est ce qui me plaît davantage.

De…, ce 12 août 17**.

Lettre XI. La Présidente de Tourvel à Madame de Volanges

Votre lettre sévère m’aurait effrayée, Madame, si par bonheur, je n’avais trouvé ici plus de motifs de sécurité que vous ne m’en donnez de crainte. Ce redoutable M. de Valmont, qui doit être la terreur de toutes les femmes, paraît avoir déposé ses armes meurtrières avant d’entrer dans ce château. Loin d’y former des projets, il n’y a pas même porté de prétentions, et la qualité d’homme aimable que ses ennemis mêmes lui accordent, disparaît presque ici, pour ne lui laisser que celle de bon enfant. C’est apparemment l’air de la campagne qui a produit ce miracle. Ce que je puis vous assurer, c’est qu’étant sans cesse avec moi, paraissant même s’y plaire, il ne lui est pas échappé un mot qui ressemble à l’amour, pas une de ces phrases que tous les hommes se permettent, sans avoir, comme lui, ce qu’il faut pour les justifier. Jamais il n’oblige à cette réserve, dans laquelle toute femme qui se respecte est forcée de se tenir aujourd’hui, pour contenir les hommes qui l’entourent. Il sait ne point abuser de la gaieté qu’il inspire. Il est peut-être un peu louangeur ; mais c’est avec tant de délicatesse, qu’il accoutumerait la modestie même à l’éloge. Enfin, si j’avais un frère, je désirerais qu’il fût tel que M. de Valmont se montre ici. Peut-être beaucoup de femmes lui désireraient une galanterie plus marquée ; et j’avoue que je lui sais un gré infini d’avoir su me juger assez bien pour ne pas me confondre avec elles.

Ce portrait diffère beaucoup sans doute de celui que vous me faites ; et, malgré cela, tous deux peuvent être ressemblants en fixant les époques. Lui-même convient d’avoir eu beaucoup de torts, et on lui en aura bien aussi prêté quelques-uns. Mais j’ai rencontré peu d’hommes qui parlassent des femmes honnêtes avec plus de respect, je dirais presque d’enthousiasme. Vous m’apprenez qu’au moins sur cet objet il ne trompe pas. Sa conduite avec Madame de Merteuil en est une preuve. Il nous en parle beaucoup ; et c’est toujours avec tant d’éloges et l’air d’un attachement si vrai, que j’ai cru, jusqu’à la réception de votre lettre, que ce qu’il appelait amitié entre eux deux était bien réellement de l’amour. Je m’accuse de ce jugement téméraire, dans lequel j’ai eu d’autant plus de tort, que lui-même a pris souvent le soin de la justifier. J’avoue que je ne regardais que comme finesse, ce qui était de sa part une honnête sincérité. Je ne sais ; mais il me semble que celui qui est capable d’une amitié aussi suivie pour une femme aussi estimable, n’est pas un libertin sans retour. J’ignore au reste si nous devons la conduite sage qu’il tient ici à quelques projets dans les environs, comme vous le supposez. Il y a bien quelques femmes aimables à la ronde ; mais il sort peu, excepté le matin, et alors il dit qu’il va à la chasse. Il est vrai qu’il rapporte rarement du gibier ; mais il assure qu’il est maladroit à cet exercice. D’ailleurs, ce qu’il peut faire au dehors m’inquiète peu, et si je désirais le savoir, ce ne serait que pour avoir une raison de plus de me rapprocher de votre avis ou de vous ramener au mien.

Sur ce que vous me proposez, de travailler à abréger le séjour que M. de Valmont compte faire ici, il me paraît bien difficile d’oser demander à sa tante de ne pas avoir son neveu chez elle, d’autant qu’elle l’aime beaucoup. Je vous promets pourtant, mais seulement par déférence et non pas par besoin, de saisir l’occasion de faire cette demande, soit à elle, soit à lui-même. Quant à moi, M. de Tourvel est instruit de mon projet de rester ici jusqu’à son retour, et il s’étonnerait, avec raison, de la légèreté qui m’en ferait changer.

Voilà, Madame, de bien longs éclaircissements : mais j’ai cru devoir à la vérité, un témoignage avantageux à M. de Valmont, et dont il me paraît avoir grand besoin auprès de vous. Je n’en suis pas moins sensible à l’amitié qui a dicté vos conseils. C’est à elle que je dois aussi ce que vous me dites d’obligeant à l’occasion du retard du mariage de Mademoiselle votre fille. Je vous en remercie bien sincèrement : mais, quelque plaisir que je me promette à passer ces moments avec vous, je les sacrifierais de bien bon cœur au désir de savoir Mademoiselle de Volanges plus tôt heureuse, si pourtant elle peut jamais l’être plus qu’auprès d’une mère aussi digne de toute sa tendresse et de son respect. Je partage avec elle ces deux sentiments qui m’attachent à vous, et je vous prie d’en recevoir l’assurance avec bonté.

J’ai l’honneur d’être, etc.

De…, ce 13 août 17**.

Lettre XII. Cécile Volanges à la Marquise de Merteuil

Maman est incommodée, Madame ; elle ne sortira point, et il faut que je lui tienne compagnie : ainsi je n’aurai pas l’honneur de vous accompagner à l’Opéra. Je vous assure que je regrette bien plus de ne pas être avec vous que le spectacle. Je vous prie d’en être persuadée. Je vous aime tant ! Voudriez-vous bien dire à M. le Chevalier Danceny que je n’ai point le recueil dont il m’a parlé, et que si il veut me l’apporter demain, il me fera grand plaisir. S’il vient aujourd’hui, on lui dira que nous n’y sommes pas ; mais c’est que Maman ne veut recevoir personne. J’espère qu’elle se portera mieux demain.

J’ai l’honneur d’être, etc.

De…, ce 13 août 17**.

Lettre XIII. La Marquise de Merteuil à Cecile Volanges

Je suis très fâchée, ma belle, d’être privée du plaisir de vous voir, et de la cause de cette privation. J’espère que cette occasion se retrouvera. Je m’acquitterai de votre commission auprès du Chevalier Danceny, qui sera sûrement très fâché de savoir votre Maman malade. Si elle veut me recevoir demain, j’irai lui tenir compagnie. Nous attaquerons, elle et moi, le Chevalier de Belleroche[10 - C’est le même dont il est question dans les lettres de Madame de Merteuil.] au piquet ; et, en lui gagnant son argent, nous aurons, pour surcroît de plaisir, celui de vous entendre chanter avec votre aimable maître, à qui je le proposerai. Si cela convient à votre Maman et à vous, je réponds de moi et de mes deux Chevaliers. Adieu, ma belle ; mes compliments à ma chère Mme de Volanges.

Je vous embrasse bien tendrement.

De…, ce 13 août 17**.

Lettre XIV. Cécile Volanges à Sophie Carnay

Je ne t’ai pas écrit hier, ma chère Sophie : mais ce n’est pas le plaisir qui en est cause ; je t’en assure bien. Maman était malade, et je ne l’ai pas quittée de la journée. Le soir, quand je me suis retirée, je n’avais cœur à rien du tout ; et je me suis couchée bien vite, pour m’assurer que le journée fût finie : jamais je n’en avais passé de si longue. Ce n’est pas que je n’aime bien Maman ; mais je ne sais pas ce que c’était. Je devais aller à l’Opéra avec Madame de Merteuil ; le Chevalier Danceny devait y être. Tu sais bien que ce sont les deux personnes que j’aime le mieux. Quand l’heure où j’aurais dû y être aussi est arrivée, mon cœur s’est serré malgré moi. Je me déplaisais à tout, et j’ai pleuré, pleuré, sans pouvoir m’en empêcher. Heureusement, Maman était couchée, et ne pouvait pas me voir. Je suis sûre que le Chevalier Danceny aura été fâché aussi ; mais il aura été distrait par le spectacle et par tout le monde : c’est bien différent.

Par bonheur, Maman va fort bien aujourd’hui, et Mme de Merteuil viendra avec une autre personne et le Chevalier Danceny : mais elle arrive toujours bien tard, Mme de Merteuil ; et quand on est si longtemps toute seule, c’est bien ennuyeux. Il n’est encore qu’onze heures. Il est vrai qu’il faut que je joue de la harpe ; et puis ma toilette me prendra un peu de temps, car je veux être bien coiffée aujourd’hui. Je crois que la mère Perpétue a raison, et qu’on devient coquette dès qu’on est dans le monde. Je n’ai jamais eu tant d’envie d’être jolie que depuis quelques jours, et je trouve que je ne le suis pas autant que je le croyais ; et puis, auprès des femmes qui ont du rouge, on perd beaucoup. Mme de Merteuil, par exemple, je vois bien que tous les hommes la trouvent plus jolie que moi : cela ne me fâche pas beaucoup, parce qu’elle m’aime bien ; et puis elle assure que le Chevalier Danceny me trouve plus jolie qu’elle. C’est bien honnête à elle de me l’avoir dit ! elle avait même l’air d’en être bien aise. Par exemple, je ne conçois pas cela. C’est qu’elle m’aime tant ! et lui ! … oh ! ça m’a fait bien plaisir ! aussi, c’est qu’il me semble que rien que le regarder suffit pour embellir. Je le regarderais toujours, si je ne craignais de rencontrer ses yeux : car toutes les fois que cela m’arrive, cela me décontenance, et me fait comme de la peine ; mais ça ne fait rien.

Adieu, ma chère amie ; je vais me mettre à ma toilette. Je t’aime toujours comme de coutume.

Paris, ce 14 août 17**.

Lettre XV. Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Il est bien honnête à vous de ne pas m’abandonner à mon triste sort. La vie que je mène ici est réellement fatigante, par l’excès de son repos et son insipide uniformité. En lisant votre lettre et le détail de votre charmante journée, j’ai été tenté vingt fois de prétexter une affaire, de voler à vos pieds et de vous y demander, en ma faveur, une infidélité à votre Chevalier, qui, après tout, ne mérite pas son bonheur. Savez-vous que vous m’avez rendu jaloux de lui ? Que me parlez-vous d’éternelle rupture ? J’abjure ce serment prononcé dans le délire : nous n’aurions pas été dignes de le faire, si nous eussions dû le garder. Ah ! que je puisse un jour me venger dans vos bras du dépit involontaire que m’a causé le bonheur du Chevalier ! je suis indigné, je l’avoue, quand je songe que cet homme, sans raisonner, sans se donner la moindre peine, en suivant tout bêtement l’instinct de son cœur, trouve une félicité à laquelle je ne puis atteindre. Oh ! je la troublerai… Promettez-moi que je la troublerai. Vous-même n’êtes-vous pas humiliée ? Vous vous donnez la peine de le tromper, et il est plus heureux que vous. Vous le croyez dans vos chaînes ! et c’est bien vous qui êtes dans les siennes. Il dort tranquillement, tandis que vous veillez pour ses plaisirs. Que ferait de plus son esclave ?

Tenez, ma belle amie, tant que vous vous partagez entre plusieurs, je n’ai pas la moindre jalousie : je ne vois alors dans vos amants que les successeurs d’Alexandre, incapables de conserver entre eux tous cet empire où je régnais seul. Mais que vous vous donniez entièrement à un d’eux ! qu’il existe un autre homme aussi heureux que moi ! je ne le souffrirai pas ; n’espérez pas que je le souffre. Ou reprenez-moi, ou au moins prenez-en un autre ; et ne trahissez pas, par un caprice exclusif, l’amitié inviolable que nous nous sommes jurée.

C’est bien assez, sans doute, que j’aie à me plaindre de l’amour. Vous voyez que je me prête à vos idées, et que j’avoue mes torts. En effet, si l’amour est de ne pouvoir vivre sans posséder ce qu’on désire, d’y sacrifier son temps, ses plaisirs, sa vie, je suis bien réellement amoureux. Je n’en suis guère avancé. Je n’aurais même rien du tout à vous apprendre à ce sujet, sans un événement qui me donne beaucoup à réfléchir, et dont je ne sais encore si je dois craindre ou espérer.

Vous connaissez mon chasseur, trésor d’intrigue, et vrai valet de comédie ; vous jugez bien que ses instructions portaient d’être amoureux de la femme de chambre, et d’enivrer les gens. Le coquin est plus heureux que moi ; il a déjà réussi. Il vient de découvrir que Madame de Tourvel a chargé un de ses gens de prendre des informations sur ma conduite, et même de me suivre dans mes courses du matin, autant qu’il le pourrait, sans être aperçu. Que prétend cette femme ? Ainsi donc la plus modeste de toutes ose encore risquer des choses qu’à peine nous oserions nous permettre ! Je jure bien… Mais, avant de songer à me venger de cette ruse féminine, occupons-nous des moyens de la tourner à notre avantage. Jusqu’ici ces courses qu’on suspecte n’avaient aucun objet ; il faut leur en donner un. Cela mérite toute mon attention, et je vous quitte pour y réfléchir. Adieu, ma belle amie.

Toujours du château de…, ce 15 août 17**.

Lettre XVI. Cécile Volanges à Sophie Carnay

Ah ! ma Sophie, voici bien des nouvelles ! je ne devrais peut-être pas te les dire : mais il faut bien que j’en parle à quelqu’un ; c’est plus fort que moi. Ce Chevalier Danceny… Je suis dans un trouble, que je ne peux pas écrire : je ne sais par où commencer. Depuis que je t’avais raconté la jolie soirée[11 - La lettre où il est parlé de cette soirée ne s’est pas retrouvée. Il y lieu de croire que c’est celle proposé dans le billet de Madame de Merteuil, et dont il est aussi question dans la précédente lettre de Cécile Volanges.] que j’avais passée chez Maman avec lui et Mme de Merteuil, je ne t’en parlais plus : c’est que je ne voulais plus en parler à personne ; mais j’y pensais pourtant toujours. Depuis il était devenu triste, mais si triste, si triste que ça me faisait de la peine ; et quand je lui demandais pourquoi, il me disait que non ; mais je voyais bien que si. Enfin hier il l’était encore plus que de coutume. Ça n’a pas empêché qu’il n’ait eu la complaisance de chanter avec moi comme à l’ordinaire ; mais, toutes les fois qu’il me regardait cela me serrait le cœur. Après que nous eûmes fini de chanter, il alla renfermer ma harpe dans son étui ; et, en m’en rapportant la clef, il me pria d’en jouer encore le soir, aussitôt que je serais seule. Je ne me défiais de rien du tout ; je ne voulais même pas : mais il m’en pria tant, que je lui dis qu’oui. Il avait bien ses raisons. Effectivement, quand je fus retirée chez moi et que ma femme de chambre fut sortie, j’allai pour prendre ma harpe. Je trouvai dans les cordes une lettre, pliée seulement, et point cachetée, et qui était de lui. Ah ! si tu savais tout ce qu’il me mande ! Depuis que j’ai lu sa lettre, j’ai tant de plaisir, que je ne peux plus songer à autre chose. Je l’ai relue quatre fois tout de suite, et puis je l’ai serrée dans mon secrétaire. Je la savais par cœur ; et, quand j’ai été couchée, je l’ai tant répétée, que je ne songeais pas à dormir. Dès que je fermais les yeux, je le voyais là, qui me disait lui-même tout ce que je venais de lire. Je ne me suis endormie que bien tard ; et aussitôt que je me suis réveillée (il était encore de bien bonne heure), j’ai été reprendre sa lettre pour la relire à mon aise. Je l’ai emportée dans mon lit, et puis je l’ai baisée, comme si… C’est peut-être mal fait de baiser une lettre comme ça ? mais je n’ai pas pu m’en empêcher.

À présent, ma chère amie, si je suis bien aise, je suis aussi bien embarrassée ; car sûrement il ne faut pas que je réponde à cette lettre-là. Je sais bien que ça ne se doit pas, et pourtant il me le demande ; et, si je ne réponds pas, je suis sûre qu’il va encore être triste. C’est pourtant bien malheureux pour lui ! Qu’est-ce que tu me conseilles ? mais tu n’en sais pas plus que moi. J’ai bien envie d’en parler à Mme de Merteuil qui m’aime bien. Je voudrais bien le consoler ; mais je ne voudrais rien faire qui fût mal. On nous recommande tant d’avoir bon cœur ! et puis on nous défend de suivre ce qu’il nous inspire, quand c’est pour un homme. Dame ! Ça n’est pas juste non plus. Est-ce qu’un homme n’est pas notre prochain comme une femme, et plus encore ? car enfin n’a-t-on pas son père comme sa mère, son frère comme sa sœur ? il reste toujours le mari de plus. Cependant, si j’allais faire quelque chose qui ne fût pas bien, peut-être que M. Danceny lui-même n’aurait plus bonne idée de moi ! Oh ! ça, par exemple, j’aime encore mieux qu’il soit triste . Et puis, enfin, je serai toujours à temps. Parce qu’il a écrit hier, je ne suis pas obligée d’écrire aujourd’hui : aussi bien je verrai Mme de Merteuil ce soir, et si j’en ai le courage, je lui conterai tout. En ne faisant que ce qu’elle me dira, je n’aurai rien à me reprocher. Et puis peut-être me dira-t-elle que je peux lui répondre un peu, pour qu’il ne soit plus si triste ! Oh ! je suis bien en peine.

Adieu, ma bonne amie. Dis-moi toujours ce que tu penses.

De…, ce 19 août 17**.

Lettre XVII. Le Chevalier Danceny à Cécile Volanges

Avant de me livrer, Mademoiselle, dirai-je au plaisir ou au besoin de vous écrire ? je commence par vous supplier de m’entendre. Je sens que pour oser vous déclarer mes sentiments, j’ai besoin d’indulgence ; si je ne voulais que les justifier, elle me serait inutile. Que vais-je faire, après tout, que vous montrer votre ouvrage ? Et qu’ai-je à vous dire, que mes regards, mon embarras, ma conduite et même mon silence, ne vous aient dit avant moi ? Eh ! pourquoi vous fâcheriez-vous d’un sentiment que vous avez fait naître ? Emané de vous, sans doute il est digne de vous être offert ; s’il est brûlant comme mon âme, il est pur comme la vôtre. Serait-ce un crime d’avoir su apprécier votre charmante figure, vos talents séducteurs, vos grâces enchanteresses, et cette touchante candeur qui ajoute un prix inestimable à des qualités déjà si précieuses ? non, sans doute ; mais, sans être coupable, on peut être malheureux ; et c’est le sort qui m’attend, si vous refusez d’agréer mon hommage. C’est le premier que mon cœur ait offert. Sans vous je serais encore, non pas heureux, mais tranquille. Je vous ai vue ; le repos a fui loin de moi, et mon bonheur est incertain. Cependant vous vous étonnez de ma tristesse ; vous m’en demandez la cause : quelquefois même j’ai cru voir qu’elle vous affligeait. Ah ! dites un mot, et ma félicité deviendra votre ouvrage. Mais, avant de prononcer, songez qu’un mot peut aussi combler mon malheur. Soyez donc l’arbitre de ma destinée. Par vous je vais être éternellement heureux ou malheureux. En quelles mains plus chères puis-je remettre un intérêt plus grand ?

Je finirai, comme j’ai commencé, par implorer votre indulgence. Je vous ai demandé de m’entendre ; j’oserai plus ; je vous prierai de me répondre. Le refuser, serait me laisser croire que vous vous trouvez offensée, et mon cœur m’est garant que mon respect pour vous égale mon amour.

P. S. Vous pouvez vous servir, pour me répondre, du même moyen dont je me sers pour vous faire parvenir cette lettre ; il me parait également sûr et commode.

De…, ce 18 août 17**.

Lettre XVIII. Cécile Volanges à Sophie Carnay

Quoi ! Sophie, tu blâmes d’avance ce que je vais faire ! J’avais déjà bien assez d’inquiétudes ; voilà que tu les augmentes encore. Il est clair, dis-tu, que je ne dois pas répondre. Tu en parles bien à ton aise ; et d’ailleurs, tu ne sais pas au juste ce qui en est : tu n’es pas là pour voir. Je suis sûre que si tu étais à ma place, tu ferais comme moi. Sûrement en général on ne doit pas répondre et tu as bien vu, par ma lettre d’hier, que je ne le voulais pas non plus : mais c’est que je ne crois pas que personne se soit jamais trouvé dans le cas où je suis.

Et encore être obligée de me décider toute seule ! Mme de Merteuil, que je comptais voir hier au soir, n’est pas venue. Tout s’arrange contre moi : c’est elle qui est cause que je le connais. C’est presque toujours avec elle que je l’ai vu, que je lui ai parlé. Ce n’est pas que je lui en veuille du mal : mais elle me laisse là au moment de l’embarras. Oh ! je suis bien à plaindre !

Figure-toi qu’il est venu hier comme à l’ordinaire. J’étais si troublée, que je n’osais le regarder. Il ne pouvait pas me parler, parce que Maman était là. Je me doutais bien qu’il serait fâché, quand il verrait que je ne lui avais pas écrit. Je ne savais quelle contenance faire. Un petit moment après il me demanda si je voulais qu’il allât chercher ma harpe. Le cœur me battait si fort, que ce fut tout ce que je pus faire que de répondre que oui. Quand il revint, c’était bien pis. Je ne le regardai qu’un petit moment. Il ne me regardait pas, lui : mais il avait un air, qu’on aurait dit qu’il était malade. Ça me faisait bien de la peine. Il se mit à accorder ma harpe, et après, en me l’apportant, il me dit : « Ah ! Mademoiselle ! » … Il ne me dit que ces deux mots-là ; mais c’était d’un ton que j’en fus toute bouleversée. Je préludais sur ma harpe, sans savoir ce que je faisais. Maman demanda si nous ne chanterions pas. Lui s’excusa, en disant qu’il était un peu malade ; et moi, qui n’avais pas d’excuse, il me fallut chanter. J’aurais voulu n’avoir jamais eu de voix. Je choisis exprès un air que je ne savais pas ; car j’étais bien sûre que je ne pourrais en chanter aucun, et on se serait aperçu de quelque chose. Heureusement il vint une visite ; et, dès que j’entendis entrer un carrosse, je cessai, et le priai de rapporter ma harpe. J’avais bien peur qu’il ne s’en allât en même temps ; mais il revint.

Pendant que Maman et cette dame qui était venue causaient ensemble, je voulus le regarder encore un petit moment. Je rencontrai ses yeux, et il me fut impossible de détourner les miens. Un moment après je vis ses larmes couler, et il fut obligé de se retourner pour n’être pas vu. Pour le coup, je ne pus plus y tenir ; je sentis que j’allais pleurer aussi. Je sortis, et tout de suite j’écrivis avec mon crayon, sur un chiffon de papier : « Ne soyez donc pas si triste, je vous en prie ; je promets de vous répondre. » Sûrement tu ne peux pas dire qu’il y ait du mal à cela ; et puis c’était plus fort que moi. Je mis mon papier aux cordes de ma harpe, comme sa lettre était, et je revins dans le salon. Je me sentais plus tranquille. Il me tardait bien que cette dame s’en fût. Heureusement, elle était en visite ; elle s’en alla bientôt après. Aussitôt qu’elle fut sortie, je dis que je voulais reprendre ma leçon de harpe, et je le priai de l’aller chercher. Je vis bien, à son air, qu’il ne se doutait de rien. Mais au retour, oh ! comme il était content ! En posant ma harpe vis-à-vis de moi, il se plaça de façon que Maman ne pouvait voir, et il prit ma main qu’il serra… mais d’une façon ! … ce ne fut qu’un moment : mais je ne saurais te dire le plaisir que cela m’a fait. Je la retirai pourtant ; ainsi je n’ai rien à me reprocher.

À présent, ma bonne amie, tu vois bien que je ne peux pas me dispenser de lui écrire, puisque je le lui ai promis ; et puis, je n’irai pas lui refaire encore du chagrin ; car j’en souffre plus que lui. Si c’était pour quelque chose de mal, sûrement je ne le ferais pas. Mais quel mal peut-il y avoir à écrire, surtout quand c’est pour empêcher quelqu’un d’être malheureux ? Ce qui m’embarrasse, c’est que je ne saurai pas bien faire ma lettre ; mais il sentira bien que ce n’est pas ma faute ; et puis je suis sûre que rien que de ce qu’elle sera de moi, elle lui fera toujours plaisir.

Adieu, ma chère amie. Si tu trouves que j’aie tort, dis-le moi ; mais je ne crois pas. À mesure que le moment de lui écrire approche, mon cœur bat que ça ne se conçoit pas. Il le faut pourtant bien, puisque je l’ai promis. Adieu.

Paris, 21 août 17**.

Lettre XIX. Cécile Volanges au Chevalier Danceny

Vous étiez si triste, hier, Monsieur, et cela me faisait tant de peine, que je me suis laissée aller à vous promettre de répondre à la lettre que vous m’avez écrite. Je n’en sens pas moins aujourd’hui que je ne le dois pas : pourtant, comme je l’ai promis, je ne veux pas manquer à ma parole, et cela doit bien vous prouver l’amitié que j’ai pour vous. À présent que vous le savez, j’espère que vous ne me demanderez pas de vous écrire davantage. J’espère aussi que vous ne direz à personne que je vous ai écrit ; parce que sûrement on m’en blâmerait, et que cela pourrait me causer bien du chagrin. J’espère surtout que vous même vous n’en prendrez pas mauvaise idée de moi ; ce qui me ferait plus de peine que tout. Je peux bien vous assurer que je n’aurais pas eu cette complaisance-là pour tout autre que vous. Je voudrais bien que vous eussiez celle de ne plus être triste comme vous étiez ; ce qui m’ôte tout le plaisir que j’ai à vous voir. Vous voyez, Monsieur, que je vous parle bien sincèrement. Je ne demande pas mieux que notre amitié dure toujours ; mais, je vous en prie, ne m’écrivez plus.

J’ai l’honneur d’être,

Cécile Volanges

De…, 20 août 17**.

Lettre XX. La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Ah ! fripon, vous me cajolez, de peur que je ne me moque de vous ! Allons, je vous fais grâce : vous m’écrivez tant de folies, qu’il faut bien que je vous pardonne la sagesse où vous tient votre Présidente. Je ne crois pas que mon Chevalier eût autant d’indulgence que moi ; il serait homme à ne pas approuver notre renouvellement de bail, et à ne rien trouver de plaisant dans votre folle idée. J’en ai pourtant bien ri, et j’étais vraiment fâchée d’être obligée d’en rire toute seule. Si vous eussiez été là, je ne sais où m’aurait menée cette gaieté : mais j’ai eu le temps de la réflexion, et je me suis armée de sévérité. Ce n’est pas que je refuse pour toujours ; mais, je diffère, et j’ai raison. J’y mettrais peut-être de la vanité, et, une fois piquée au jeu, on ne sait plus où l’on s’arrête. Je serais femme à vous enchaîner de nouveau, à vous faire oublier votre Présidente ; et si j’allais, moi indigne, vous dégoûter de la vertu, voyez quel scandale ! Pour éviter ce danger, voici mes conditions.

Aussitôt que vous aurez eu votre belle dévote, que vous pourrez m’en fournir une preuve, venez, et je suis à vous. Mais vous n’ignorez pas que dans les affaires importantes, on ne reçoit de preuves que par écrit. Par cet arrangement, d’une part, je deviendrai une récompense au lieu d’être une consolation ; et cette idée me plaît davantage ; et de l’autre, votre succès en sera plus piquant, en devenant lui-même un moyen d’infidélité. Venez donc, venez au plus tôt m’apporter le gage de votre triomphe : semblable à nos preux Chevaliers qui venaient déposer aux pieds de leur dame les fruits brillants de leur victoire. Sérieusement, je suis curieuse de voir ce que peut écrire une prude après un tel moment, et quel voile elle met sur ses actions, après n’en avoir plus laissé sur sa personne. C’est à vous de voir si je me mets à un prix trop haut ; mais je vous préviens qu’il n’y a rien à rabattre. Jusques-là, mon cher Vicomte, vous trouverez bon que je reste fidèle à mon Chevalier, et que je m’amuse à le rendre heureux, malgré le petit chagrin que cela vous cause.

Cependant si j’avais moins de mœurs, je crois qu’il aurait, dans ce moment, un rival dangereux ; c’est la petite Volanges. Je raffole de cet enfant : c’est une vraie passion. Ou je me trompe, ou elle deviendra une de nos femmes les plus à la mode. Je vois son petit cœur se développer, et c’est un spectacle ravissant. Elle aime déjà son Danceny avec fureur ; mais elle n’en sait encore rien. Lui-même, quoique très amoureux, a encore la timidité de son âge, et n’ose pas trop le lui apprendre. Tous deux sont en adoration vis-à-vis de moi. La petite surtout a grande envie de me dire son secret ; particulièrement depuis quelques jours je l’en vois vraiment oppressée, et je lui aurais rendu un grand service de l’aider un peu : mais je n’oublie pas que c’est un enfant, et je ne veux pas me compromettre. Danceny m’a parlé un peu plus clairement ; mais, pour lui, mon parti est pris, je ne veux pas l’entendre. Quant à la petite, je suis souvent tentée d’en faire mon élève ; c’est un service que j’ai envie de rendre à Gercourt. Il me laisse du temps, puisque le voilà en Corse jusqu’au mois d’octobre. J’ai dans l’idée que j’emploierai ce temps-là, et que nous lui donnerons une femme toute formée, au lieu de son innocente pensionnaire. Quelle est donc en effet l’insolente sécurité de cet homme, qui ose dormir tranquille, tandis qu’une femme, qui a à se plaindre de lui, ne s’est pas encore vengée ? Tenez, si la petite était ici dans ce moment, je ne sais ce que je ne lui dirais pas.

Adieu, Vicomte ; bonsoir et bon succès : mais, pour Dieu, avancez donc. Songez que si vous n’avez pas cette femme, les autres rougiront de vous avoir eu.

De…, ce 20 août 17**.

Lettre XXI. Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Enfin, ma belle amie, j’ai fait un pas en avant, mais un grand pas, et qui, s’il ne m’a pas conduit jusqu’au but, m’a fait connaître au moins que je suis dans la route, et a dissipé la crainte où j’étais de m’être égaré. J’ai enfin déclaré mon amour ; et quoiqu’on ait gardé le silence le plus obstiné, j’ai obtenu la réponse peut-être la moins équivoque et la plus flatteuse : mais n’anticipons pas sur les événements, et reprenons de plus haut.

Vous vous souvenez qu’on faisait épier mes démarches. En bien ! j’ai voulu que ce moyen scandaleux tournât à l’édification publique, et voici ce que j’ai fait. J’ai chargé mon confident de me trouver, dans les environs, quelque malheureux qui eût besoin de secours. Cette commission n’était pas difficile à remplir. Hier après-midi, il me rendit compte qu’on devait saisir aujourd’hui, dans la matinée, les meubles d’une famille entière qui ne pouvait payer la taille. Je m’assurai qu’il n’y eût dans cette maison aucune femme ou fille dont l’âge et la figure pussent rendre mon action suspecte ; et, quand je fus bien informé, je déclarai à souper mon projet d’aller à la chasse le lendemain. Ici je dois rendre justice à ma Présidente : sans doute elle eut quelques remords des ordres qu’elle avait donnés ; et, n’ayant pas la force de vaincre sa curiosité, elle eut au moins celle de contrarier mon désir. Il devait faire une chaleur excessive ; je risquais de me rendre malade ; je ne tuerais rien, et me fatiguerais en vain ; et pendant ce dialogue, ses yeux, qui parlaient peut-être plus qu’elle ne voulait, me faisaient assez connaître qu’elle désirait que je prisse pour bonnes ces mauvaises raisons. Je n’avais garde de m’y rendre, comme vous pouvez croire, et je résistai de même à une petite diatribe contre la chasse et les chasseurs, et à un petit nuage d’humeur qui obscurcit, toute la soirée, cette figure céleste. Je craignis un moment que ses ordres ne fussent révoqués, et que sa délicatesse ne me nuisît. Je ne calculais pas la curiosité d’une femme ; aussi me trompais-je. Mon chasseur me rassura dès le soir même, et je me couchai satisfait.

Au point du jour je me lève et je pars. A peine à cinquante pas du château, j’aperçois mon espion qui me suit. J’entre en chasse, et marche à travers champs vers le village où je voulais me rendre, sans autre plaisir, dans ma route, que de faire courir le drôle qui me suivait, et qui, n’osant pas quitter les chemins, parcourait souvent, à toute course, un espace triple du mien. A force de l’exercer, j’ai eu moi-même une extrême chaleur, et je me suis assis au pied d’un arbre. N’a-t-il pas eu l’insolence de se couler jusque derrière un buisson qui n’était pas à vingt pas de moi, et de s’y asseoir aussi ? J’ai été tenté un moment de lui envoyer mon coup de fusil, qui, quoique de petit plomb seulement, lui aurait donné une leçon suffisante sur les dangers de la curiosité : heureusement pour lui, je me suis ressouvenu qu’il était utile et même nécessaire à mes projets ; cette réflexion l’a sauvé.

Cependant j’arrive au village ; je vois de la rumeur ; je m’avance ; j’interroge ; on me raconte le fait. Je fais venir le collecteur ; et, cédant à ma généreuse compassion, je paie noblement cinquante-six livres, pour lesquelles on réduisait cinq personnes à la paille et au désespoir. Après cette action si simple, vous n’imaginez pas quel chœur de bénédictions retentit autour de moi de la part des assistants ! Quelles larmes de reconnaissance coulaient des yeux du vieux chef de cette famille, et embellissaient cette figure de patriarche, qu’un moment auparavant l’empreinte farouche du désespoir rendait vraiment hideuse ! J’examinais ce spectacle, lorsqu’un autre paysan, plus jeune, conduisant par la main une femme et deux enfants, et s’avançant vers moi à pas précipités, leur dit : « Tombons tous aux pieds de cette image de Dieu » ; et dans le même instant, j’ai été entouré de cette famille, prosternée à mes genoux. J’avouerai ma faiblesse ; mes yeux se sont mouillés de larmes, et j’ai senti en moi un mouvement involontaire, mais délicieux. Je serais tenté de croire qu’il y a vraiment du plaisir à faire du bien et qu’après tout ce que nous appellons les gens vertueux, n’ont pas tant de mérite qu’on se plaît à nous le dire. Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé juste de leur payer pour mon compte le plaisir qu’ils venaient de me faire. J’avais pris dix louis sur moi ; je les leur ai donnés. Ici ont recommencé les remerciements, mais ils n’avaient plus ce même degré de pathétique : le nécessaire avait produit le grand, le véritable effet ; le reste n’était qu’une simple expression de reconnaissance et d’étonnement pour des dons superflus.

Cependant, au milieu des bénédictions bavardes de cette famille, je ne ressemblais pas mal au héros d’un drame, dans la scène du dénouement. Vous remarquerez que, dans cette foule, était surtout le fidèle espion. Mon but était rempli : je me dégageai d’eux tous, et regagnai le château. Tout calculé, je me félicite de mon invention. Cette femme vaut bien dix louis et l’ayant payée d’avance, j’aurai le droit d’en disposer à ma fantaisie, sans avoir de reproches à me faire.

J’oubliais de vous dire que pour mettre tout à profit, j’ai demandé à ces bonnes gens de prier Dieu pour le succès de mes projets. Vous allez voir si déjà leurs prières n’ont pas été en partie exaucées. Mais on m’avertit que le souper est servi, et il serait trop tard pour que cette lettre partît, si je ne la fermais qu’en me retirant. Ainsi, le reste à l’ordinaire prochain. J’en suis fâché ; car le reste est le meilleur. Adieu, ma belle amie. Vous me volez un moment du plaisir de la voir.

De…, 20 août 17**.

Lettre XXII. La Présidente de Tourvel à Madame de Volanges

Vous serez sans doute bien aise, Madame, de connaître un trait de M. de Valmont, qui contraste beaucoup, ce me semble, avec tous ceux sous lesquels on vous l’a représenté. Il est si pénible de penser désavantageusement de qui que se soit, si fâcheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auraient toutes les qualités nécessaires pour faire aimer la vertu ! Enfin vous aimez tant à user d’indulgence, que c’est vous obliger que de vous donner des motifs de revenir sur un jugement rigoureux. M. de Valmont me paraît fondé à espérer cette faveur, je dirais presque cette justice de votre part ; et voici sur quoi je le pense.

Il a fait ce matin une de ces courses qui pouvaient faire supposer quelque projet de sa part dans les environs, comme l’idée vous en était venue ; idée que je m’accuse d’avoir saisie peut-être avec trop de vivacité. Heureusement pour lui, et surtout heureusement pour nous, puisque cela nous sauve d’être injustes, un de mes gens devait aller du même côté que lui[12 - Madame de Tourvel n’ose donc pas dire que c’est par son ordre.] ; et c’est par là que ma curiosité répréhensible, mais heureuse, a été satisfaite. Il nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au village de… une malheureuse famille dont on vendait les meubles, faute d’avoir pu payer les impositions, s’était empressé non seulement d’acquitter sur-le-champ la dette de ces pauvres gens, mais même leur avait donné une somme d’argent assez considérable. Mon domestique a été témoin de cette vertueuse action ; et il m’a rapporté de plus que les paysans, causant entre eux et avec lui, avaient dit qu’un domestique, qu’ils ont désigné, et que le mien croit être celui de M. de Valmont, avait pris hier des informations sur ceux des habitants du village qui pouvaient avoir besoin de secours. Si cela est ainsi, ce n’est même plus seulement une compassion passagère, et que l’occasion détermine : c’est le projet formé de faire du bien ; c’est la sollicitude de la bienfaisance ; c’est la plus belle vertu des plus belles âmes ; mais, soit hasard ou projet, c’est toujours une action honnête et louable, et dont le seul récit m’a attendrie jusqu’aux larmes. J’ajouterai de plus, et toujours par justice, que lorsque je lui ai parlé de cette action, de laquelle il ne disait mot, il a commencé par s’en défendre, et a eu l’air d’y mettre si peu de valeur, lorsqu’il en est convenu, que sa modestie en doublait le mérite.

A présent, dites-moi, ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet un libertin sans retour, s’il n’est que cela et se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes ? Quoi ! les méchants partageraient-ils avec les bons le plaisir sacré de la bienfaisance ? Dieu permettrait-il qu’une famille vertueuse reçut, de la main d’un scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à sa divine Providence ? et pourrait-il se plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé ? Non. J’aime mieux croire que des erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles ; et je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l’ennemi de la vertu. M. de Valmont n’est peut-être qu’un exemple de plus du danger des liaisons. Je m’arrête à cette idée qui me plaît. Si, d’une part, elle peut servir à le justifier dans votre esprit, de l’autre, elle me rend de plus en plus précieuse l’amitié tendre qui m’unit à vous pour la vie.

J’ai l’honneur d’être, Madame, etc.

P. S. Mme de Rosemonde et moi nous allons, dans l’instant, voir aussi l’honnête et malheureuse famille, et joindre nos secours tardifs à ceux de M. de Valmont. Nous le mènerons avec nous. Nous donnerons au moins à ces bonnes gens le plaisir de revoir leur bienfaiteur ; c’est, je crois, tout ce qu’il nous a laissé à faire.

De…, ce 20 août 17**.

Lettre XXIII. Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Nous en sommes restés à mon retour au château : je reprends mon récit.

Je n’eus que le temps de faire une courte toilette, et je me rendis au salon, où ma belle faisait de la tapisserie, tandis que le curé du lieu lisait la gazette à ma vieille tante. J’allai m’asseoir auprès du métier. Des regards, plus doux encore que de coutume, et presque caressants, me firent bientôt deviner que le domestique avait déjà rendu compte de sa mission. En effet, mon aimable curieuse ne put garder plus longtemps le secret qu’elle m’avait dérobé ; et, sans crainte d’interrompre un vénérable pasteur dont le débit ressemblait pourtant à celui d’un prône : « J’ai bien aussi ma nouvelle à débiter, » dit-elle ; et tout de suite elle raconta mon aventure avec une exactitude qui faisait honneur à l’intelligence de son historien. Vous jugez comme je déployai toute ma modestie : mais qui pourrait arrêter une femme qui fait, sans s’en douter, l’éloge de ce qu’elle aime ? Je pris donc le parti de la laisser aller. On eût dit qu’elle prêchait le panégyrique d’un saint. Pendant ce temps, j’observais, non sans espoir, tout ce que promettaient à l’amour son regard animé, son geste devenu plus libre, et surtout ce son de voix qui, par son altération déjà sensible, trahissait l’émotion de son cœur. A peine elle finissait de parler : « Venez, mon neveu, me dit Mme de Rosemonde ; venez que je vous embrasse. » Je sentis aussitôt que la jolie rêcheuse ne pourrait se défendre d’être embrassée à son tour. Cependant elle voulut fuir ; mais elle fut bientôt dans mes bras ; et, loin d’avoir la force de résister, à peine lui restait-il celle de se soutenir. Plus j’observe cette femme, et plus elle me paraît désirable. Elle s’empressa de retourner à son métier, et eut l’air, pour tout le monde, de recommencer sa tapisserie ; mais moi, je m’aperçus bien que sa main tremblante ne lui permettait pas de continuer son ouvrage.

Après le dîner, les dames voulurent aller voir les infortunés que j’avais si pieusement secourus et je les accompagnai. Je vous sauve l’ennui de cette seconde scène de reconnaissance et d’éloges. Mon cœur, pressé d’un souvenir délicieux, hâte le moment du retour au château. Pendant la route, ma belle Présidente, plus rêveuse qu’à l’ordinaire, ne disait pas un mot. Tout occupé de trouver les moyens de profiter de l’effet qu’avait produit l’événement du jour, je gardais le même silence. Mme de Rosemonde parlait seule, et n’obtenait de nous que des réponses courtes et rares. Nous dûmes l’ennuyer : j’en avais le projet et il réussit. Aussi, en descendant de voiture, elle passa dans son appartement, et nous laissa tête à tête, ma belle et moi, dans un salon mal éclairé ; obscurité douce, qui enhardit l’amour timide.

Je n’eus pas la peine de diriger la conversation où je voulais la conduire. La ferveur de l’aimable prêcheuse me servit mieux que n’aurait pu faire mon adresse. « Quand on est si digne de faire le bien, me dit-elle, en arrêtant sur moi son doux regard, comment passe-t-on sa vie à mal faire ? – Je ne mérite, lui répondis-je, ni cet éloge, ni cette censure et je ne conçois pas qu’avec autant d’esprit que vous en avez, vous ne m’ayez pas encore deviné. Dût ma confiance me nuire auprès de vous, vous en êtes trop digne, pour qu’il me soit possible de vous la refuser. Vous trouverez la clef de ma conduite dans un caractère malheureusement trop facile. Entouré de gens sans mœurs, j’ai imité leurs vices ; j’ai peut-être mis de l’amour-propre à les surpasser. Séduit de même ici par l’exemple des vertus, sans espérer de vous atteindre, j’ai au moins essayé de vous suivre. Eh ! peut-être l’action dont vous me louez aujourd’hui perdrait-elle tout son prix à vos yeux, si vous en connaissiez le véritable motif (Vous voyez, ma belle amie, combien j’étais près de la vérité ! ). Ce n’est pas à moi, continuai-je, c’est à vous que ces malheureux ont dû mes secours. Où vous croyez voir une action louable, je ne cherchais qu’un moyen de plaire. Je n’étais, puisqu’il faut le dire, que le faible agent de la divinité que j’adore (Ici elle voulut m’interrompre ; mais je ne lui en donnai pas le temps). Dans ce moment même, ajoutai-je, mon secret ne m’échappe que par faiblesse ; que parce qu’il est plus fort que moi. Je m’étais promis de vous le taire ; je me faisais un bonheur de rendre à vos vertus comme à vos appas un hommage pur que vous ignoreriez toujours : mais, incapable de tromper, quand j’ai sous les yeux l’exemple de la candeur, je n’aurai point à me reprocher vis-à-vis de vous une dissimulation coupable. Ne croyez pas que je vous outrage par une criminelle espérance. Je serai malheureux, je le sais ; mais mes souffrances me seront chères : elle me prouveront l’excès de mon amour ; c’est à vos pieds, c’est dans votre sein que je déposerai mes peines éternelles. J’y puiserai des forces pour souffrir de nouveau ; j’y trouverai la bonté compatissante, et je me croirai consolé, parce que vous m’aurez plaint. Ô vous que j’adore ! écoutez-moi, plaignez-moi, secourez-moi. » Cependant j’étais à ses genoux, et je serrais ses mains dans les miennes : mais elle, les dégageant tout à coup, et les croisant sur ses yeux avec l’expression du désespoir : « Ah ! malheureuse ! » s’écria-t-elle ; puis elle fondit en larmes. Par bonheur, je m’étais livré à tel point, que je pleurais aussi ; et, reprenant ses mains, je les baignai de pleurs. Cette précaution était bien nécessaire ; car elle était si occupée de sa douleur, qu’elle ne se serait pas aperçue de la mienne, si je n’avais trouvé ce moyen de l’en avertir. J’y gagnai, de plus de considérer à loisir cette charmante figure, embellie encore par l’attrait puissant des larmes. Ma tête s’échauffait, et j’étais si peu maître de moi, que je fus tenté de profiter de ce moment.

Quelle est donc notre faiblesse ! quel est l’empire des circonstances ! si moi-même, oubliant mes projets, j’ai risqué de perdre, par un triomphe prématuré, le charme des longs combats et les détails d’une pénible défaite ; si, séduit par un désir de jeune homme, j’ai pensé exposer le vainqueur de Mme de Tourvel à ne recueillir, pour fruit de ses travaux, que l’insipide avantage d’avoir eu une femme de plus ! Ah ! qu’elle se rende, mais qu’elle combatte ; que, sans avoir la force de vaincre, elle ait celle de résister ; qu’elle savoure à loisir le sentiment de sa faiblesse, et soit contrainte d’avouer sa défaite. Laissons le braconnier obscur tuer à l’affût le cerf qu’il a surpris ; le vrai chasseur doit le forcer. Ce projet est sublime, n’est-ce pas ? mais peut-être serais-je à présent au regret de ne l’avoir pas suivi, si le hasard ne fût venu au secours de ma prudence.

Nous entendîmes du bruit. On venait au salon. Mme de Tourvel, effrayée, se leva précipitamment, se saisit d’un des flambeaux, et sortit. Il fallut bien la laisser faire. Ce n’était qu’un domestique. Aussitôt que j’en fus assuré, je la suivis. A peine eus-je fait quelques pas, que, soit qu’elle me reconnût, soit un sentiment vague d’effroi, je l’entendis précipiter sa marche, et se jeter plutôt qu’entrer dans son appartement dont elle ferma la porte sur elle. J’y allai ; mais la clef était en dedans. Je me gardai bien de frapper ; c’eût été lui fournir l’occasion d’une résistance trop facile. J’eus l’heureuse et simple idée de tenter de voir à travers la serrure, et je vis en effet cette femme adorable à genoux, baignée de larmes, et priant avec ferveur. Quel Dieu osait-elle invoquer ? en est-il d’assez puissant contre l’amour ? En vain cherche-t-elle à présent des secours étrangers : c’est moi qui réglerai son sort.

Croyant en avoir assez fait pour un jour, je me retirai aussi dans mon appartement et me mis à vous écrire. J’espérais la revoir au souper ; mais elle fit dire qu’elle s’était trouvée indisposée et s’était mise au lit. Mme de Rosemonde voulut monter chez elle ; mais la malicieuse malade prétexta un mal de tête qui ne lui permettait de voir personne. Vous jugez qu’après le souper la veillée fut courte, et que j’eus aussi mon mal de tête. Retiré chez moi, j’écrivis une longue lettre pour me plaindre de cette rigueur, et je me couchai, avec le projet de la remettre ce matin. J’ai mal dormi, comme vous pouvez voir par la date de cette lettre. Je me suis levé, et j’ai relu mon épître. Je me suis aperçu que je ne m’y étais pas assez observé ; que j’y montrais plus d’ardeur que d’amour, et plus d’humeur que de tristesse. Il faudra la refaire ; mais il faudrait être plus calme.

J’aperçois le point du jour, et j’espère que la fraîcheur qui l’accompagne m’amènera le sommeil. Je vais me remettre au lit ; et, quel que soit l’empire de cette femme, je vous promets de ne pas m’occuper tellement d’elle, qu’il ne me reste le temps de songer beaucoup à vous. Adieu, ma belle amie.

De …, ce 21 août 17**, à 4 heures du matin.

Lettre XXIV. Le Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel

Ah ! par pitié, Madame, daignez calmer le trouble de mon âme ; daignez m’apprendre ce que je dois espérer ou craindre. Placé entre l’excès du bonheur et celui de l’infortune, l’incertitude est un tourment cruel. Pourquoi vous ai-je parlé ? que n’ai-je su résister au charme impérieux qui vous livrait mes pensées ! Content de vous adorer en silence, je jouissais au moins de mon amour ; et ce sentiment pur, que ne troublait point alors l’image de votre douleur, suffisait à ma félicité : mais cette source de bonheur en est devenue une de désespoir, depuis que j’ai vu couler vos larmes ; depuis que j’ai entendu ce cruel Ah ! malheureuse ! Madame, ces deux mots retentiront longtemps dans mon cœur. Par quelle fatalité, le plus doux des sentiments ne peut-il vous inspirer que l’effroi ? quelle est donc cette crainte ? Ah ! ce n’est pas celle de le partager : votre cœur, que j’ai mal connu, n’est pas fait pour l’amour ; le mien, que vous calomniez sans cesse, est le seul qui soit sensible ; le vôtre est même sans pitié. S’il n’était pas ainsi, vous n’auriez pas refusé un mot de consolation au malheureux qui vous racontait ses souffrances ; vous ne vous seriez pas soustraite à ses regards, quand il n’a d’autre plaisir que celui de vous voir ; vous ne vous seriez pas fait un jeu cruel de son inquiétude, en lui faisant annoncer que vous étiez malade, sans lui permettre d’aller s’informer de votre état ; vous auriez senti que cette même nuit, qui n’était pour vous que douze heures de repos, allait être pour lui un siècle de douleurs.

Par où, dites-moi, ai-je mérité cette rigueur désolante ? Je ne crains pas de vous prendre pour juge : qu’ai-je donc fait que céder à un sentiment involontaire, inspiré par la beauté et justifié par la vertu ; toujours contenu par le respect, et dont l’innocent aveu fut l’effet de la confiance et non de l’espoir : la trahirez-vous, cette confiance que vous-même avez semblé me permettre, et à laquelle je me suis livré sans réserve ? Non, je ne puis le croire ; ce serait vous supposer un tort, et mon cœur se révolte à la seule idée de vous en trouver un : je désavoue mes reproches ; j’ai pu les écrire, mais non pas les penser. Ah ! laissez-moi vous croire parfaite ; c’est le seul plaisir qui me reste. Prouvez-moi que vous l’êtes en m’accordant vos soins généreux. Quel malheureux avez-vous secouru, qui en eût autant de besoin que moi ? ne m’abandonnez pas dans le délire où vous m’avez plongé : prêtez-moi votre raison, puisque vous avez ravi la mienne ; après m’avoir corrigé, éclairez-moi pour finir votre ouvrage.

Je ne veux pas vous tromper, vous ne parviendrez point à vaincre mon amour ; mais vous m’apprendrez à le régler ; en guidant mes démarches, en dictant mes discours, vous me sauverez au moins du malheur affreux de vous déplaire. Dissipez surtout cette crainte désespérante ; dites-moi que vous me pardonnez, que vous me plaignez ; assurez-moi de votre indulgence. Vous n’aurez jamais toute celle que je vous désirerais ; mais je réclame celle dont j’ai besoin : me la refuserez-vous ?

Adieu, Madame ; recevez avec bonté l’hommage de mes sentiments ; il ne nuit point à celui de mon respect.

De …, ce 20 août 17**.

Lettre XXV. Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Voici le bulletin d’hier .

À onze heures j’entrai chez Mme de Rosemonde ; et, sous ses auspices, je fus introduit chez la feinte malade, qui était encore couchée. Elle avait les yeux très battus ; j’espère qu’elle avait aussi mal dormi que moi. Je saisis un moment, où Mme de Rosemonde s’était éloignée, pour remettre ma lettre : on refusa de la prendre ; mais je la laissai sur le lit, et allai bien honnêtement approcher le fauteuil de ma vieille tante, qui voulait être auprès de sa chère enfant : il fallut bien serrer la lettre pour éviter le scandale. La malade dit, maladroitement, qu’elle croyait avoir un peu de fièvre. Mme de Rosemonde m’engagea à lui tâter le pouls, en vantant beaucoup mes connaissances en médecine. Ma belle eut donc le double chagrin d’être obligée de me livrer son bras, et de sentir que son petit mensonge allait être découvert. En effet, je pris sa main que je serrai dans une des miennes, pendant que de l’autre je parcourais son bras frais et potelé ; la malicieuse personne ne répondit à rien, ce qui me fit dire, en me retirant : « Il n’y a pas même la plus petite émotion. » Je me doutai que ses regards devaient être sévères, et, pour la punir, je ne les cherchai pas ; un moment après, elle dit qu’elle voulait se lever, et nous la laissâmes seule. Elle parut au dîner, qui fut triste ; elle annonça qu’elle n’irait pas se promener, ce qui était me dire que je n’aurais pas l’occasion de lui parler. Je sentis bien qu’il fallait placer là un soupir et un regard douloureux ; sans doute elle s’y attendait, car ce fut le seul moment de la journée où je parvins à rencontrer ses yeux. Toute sage qu’elle est, elle a ses petites ruses comme une autre. Je trouvai le moment de lui demander si elle avait eu la bonté de m’instruire de mon sort, et je fus un peu étonné de l’entendre me répondre : Oui, Monsieur, je vous ai écrit. J’étais fort empressé d’avoir cette lettre ; mais soit ruse encore, ou maladresse, ou timidité, elle ne me la remit que le soir, au moment de se retirer chez elle. Je vous l’envoie ainsi que le brouillon de la mienne ; lisez et jugez ; voyez avec quelle insigne fausseté elle affirme qu’elle n’a point d’amour quand je suis sûr du contraire ; et puis elle se plaindra si je la trompe après, lorsqu’elle ne craint pas de me tromper avant ! Ma belle amie, l’homme le plus adroit ne peut encore que se tenir au courant de la femme la plus vraie. Il faudra pourtant feindre de croire à tout ce radotage, et se fatiguer de désespoir, parce qu’il plaît à Madame de jouer la rigueur ! Le moyen de ne se pas venger de ces noirceurs-là !… Ah ! patience… mais adieu. J’ai encore beaucoup à écrire.

À propos, vous me renverrez la lettre de l’inhumaine ; il se pourrait faire par la suite qu’elle voulût qu’on mît du prix à ces misères-là, et il faut être en règle.

Je ne vous parle pas de la petite Volanges ; nous en causerons au premier jour.

Du château, ce 22 août 17**.

Lettre XXVI. La Présidente de Tourvel au Vicomte de Valmont

Sûrement, Monsieur, vous n’auriez eu aucune lettre de moi, si ma sotte conduite d’hier au soir ne me forçait d’entrer aujourd’hui en explication avec vous. Oui, j’ai pleuré, je l’avoue ; peut-être aussi les deux mots, que vous me citez avec tant de soin, me sont-ils échappés ; larmes et paroles, vous avez tout remarqué ; il faut donc vous expliquer tout.

Accoutumée à n’inspirer que des sentiments honnêtes, à n’entendre que des discours que je puis écouter sans rougir, à jouir par conséquent d’une sécurité que j’ose dire que je mérite, je ne sais ni dissimuler ni combattre les impressions que j’éprouve. L’étonnement et l’embarras où m’a jetée votre procédé ; je ne sais quelle crainte, inspirée par une situation qui n’eût jamais dû être faite pour moi ; peut-être l’idée révoltante de me voir confondue avec des femmes que vous méprisez, et traitée aussi légèrement qu’elles ; toutes ces causes réunies ont provoqué mes larmes, et on pu me faire dire, avec raison, je crois, que j’étais malheureuse. Cette expression, que vous trouvez si forte, serait sûrement beaucoup trop faible encore, si mes pleurs et mes discours avaient eu un autre motif ; si, au lieu de désapprouver des sentiments qui doivent m’offenser, j’avais pu craindre de les partager.

Non, Monsieur, je n’ai pas cette crainte ; si je l’avais, je fuirais à cent lieues de vous ; j’irais pleurer dans un désert le malheur de vous avoir connu. Peut-être même, malgré la certitude où je suis de ne vous point aimer, de ne vous aimer jamais, peut-être aurais-je mieux fait de suivre les conseils de mes amis ; de ne pas vous laisser approcher de moi.