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Тайны Арсена Люпена. Уровень 1 / Les Confi dences d’Arsène Lupin

Морис Леблан
Тайны Арсена Люпена. Уровень 1 / Les Confi dences d’Arsène Lupin
© Потокина А. М., подготовка текста, комментарии, упражнения, словарь, 2023
© ООО «Издательство АСТ», 2023
Maurice Leblanc
Les Confidences d'Arsène Lupin
Les jeux du soleil
«Lupin, racontez-moi donc quelque chose.
– Eh! que voulez-vous que je vous raconte? – me répondit Lupin qui somnolait sur le divan de mon cabinet de travail. – Un tas de potins[1] qui n’ont aucun intérêt.
– Aucun intérêt, votre cadeau de cinquante mille francs à la femme de Nicolas Dugrival! Aucun intérêt, la façon mystérieuse dont vous avez déchiffré l’énigme des Trois tableaux!
– Étrange énigme, en vérité, dit Lupin. Je vous propose un titre: Le signe de l’ombre[2].»
C’était l’époque où[3] Lupin, déjà célèbre, n’avait pourtant pas encore livré ses plus formidables batailles[4].
Comme il se taisait, je répétai:
«Lupin, je vous en prie!»
À ma stupéfaction, il répliqua:
«Prenez un crayon, mon cher, et une feuille de papier.»
J’obéis vivement.
– Vous y êtes?[5] dit-il. Inscrivez: 19–21 – 18–20 – 15–21 – 20
– Comment?
– Inscrivez, vous dis-je.
Il était assis sur le divan, les yeux tournés vers la fenêtre ouverte, et ses doigts roulaient une cigarette de tabac oriental.
Il prononça:
«Inscrivez: 9 – 12 – 6–1…»
Il y eut un arrêt. Puis il reprit:
«21.»
Et, après un silence:
«20 – 6…»
Était-il fou? Je le regardai: il n’avait plus les mêmes yeux indifférents qu’aux minutes précédentes, mais que ses yeux étaient attentifs.
Cependant, il dictait, avec des intervalles entre chacun des chiffres:
«21 – 9 – 18 – 5…12 – 5–4 – 1.»
Et soudain, je compris…, ou plutôt, je crus comprendre[6]. Par la fenêtre il comptait les reflets intermittents d’un rayon de soleil qui se jouait sur la façade noircie de la vieille maison, à la hauteur du[7] second étage.
«14 – 7…» me dit Lupin.
Le reflet disparut pendant quelques secondes, puis, coup sur coup[8], à intervalles réguliers, frappa la façade, et disparut de nouveau.
Instinctivement, j’avais compté, et je dis à haute voix[9]:
«5…
– Vous avez saisi? Pas dommage[10], ricana Lupin. – À votre tour, maintenant, comptez…»
J’obéis, tellement ce diable d’homme[11] avait l’air de savoir[12] où il voulait en venir. Le soleil continuait à danser en face de[13] moi, avec une précision vraiment mathématique.
«Et après? me dit Lupin, à la suite d’un silence plus long[14]…
– Ma foi[15], cela me semble terminé…»
Sans bouger de son divan, Lupin reprit:
«Ayez l’obligeance[16], mon cher, de remplacer chacun de ces chiffres par la lettre de l’alphabet qui lui correspond en comptant, n’est-ce pas, A comme 1, B comme 2, etc.»
Je notai les premières lettres: S-U-R-T-O-U-T…
«Un mot! m’écriai-je… Voici un mot qui se forme.
– Continuez donc, mon cher.»
Et je continuai.
«Ça y est? me dit Lupin, au bout d’un instant[17].
– Ça y est!.. Par exemple, il y a des fautes d’orthographe.
– Ne vous occupez pas de cela, je vous prie…, lisez lentement.»
Alors je lus cette phrase inachevée:
«Surtout il faut fuire le danger, éviter les ataques, n’affronter les forces enemies qu’avec la plus grande prudance, et…»
Lupin fit quelques pas de droite et de gauche dans la pièce, puis alluma une cigarette, et me dit:
«Ayez l’obligeance d’appeler au téléphone le baron Repstein et de le prévenir que je serai chez lui à dix heures du soir[18].
– Le baron Repstein? demandai-je, le mari de la fameuse baronne?
– Oui.
– C’est sérieux?
– Très sérieux.»
Absolument confondu, je décrochai l’appareil[19]. Mais, à ce moment, Lupin m’arrêta d’un geste autoritaire et prononça:
«Non… C’est inutile de le prévenir… Il y a quelque chose de plus urgent…»
Rapidement, il empoigna sa canne et son chapeau.
«Partons. Si je ne me trompe pas, c’est une affaire qui demande une solution immédiate.»
Dans l’escalier, il passa son bras sous le mien et me dit:
«Je sais ce que tout le monde sait. Le baron Repstein, financier et sportsman, dont le cheval Etna a gagné cette année le Derby d’Epsom et le Grand-Prix de Longchamp, le baron Repstein a été la victime de sa femme, qui s’est enfuie voilà quinze jours[20], emportant avec elle[21] une somme de trois millions, volée à son mari[22], et toute une collection de diamants, de perles et de bijoux, que la princesse de Berny lui avait confiée[23] et qu’elle devait acheter. Le baron Repstein offre une prime de cent mille francs à qui fera retrouver sa femme.
– Seulement, je ne vois pas, en vérité, le rapport qui existe entre cette histoire et la phrase énigmatique…»
Lupin ne daigna pas me répondre. Il descendit du trottoir et se mit à examiner[24] un immeuble de construction déjà ancienne.
«D’après mes calculs, me dit-il, c’est d’ici que partaient les signaux, sans doute de cette fenêtre encore ouverte.»
Il se dirigea vers la concierge et lui demanda:
«Est-ce qu’un de vos locataires ne serait pas en relation avec le baron Repstein?
– Comment donc! Mais oui, s’écria la bonne femme, nous avons ce brave M. Lavernoux, qui est le secrétaire, l’intendant du baron. Il est bien malade, ce pauvre monsieur…
– Malade?
– Depuis quinze jours… depuis l’aventure de la baronne… Et son docteur défend qu’on entre dans sa chambre. Il m’a repris la clef.
– Qui?
– Le docteur. Un vieux à barbe grise et à lunettes, tout cassé[25]… Mais où allez-vous, monsieur?
– Je monte.»
L’un derrière l’autre[26], ils montèrent les trois étages. Lupin ouvrit la porte. Nous entrâmes. Lupin poussa un cri[27]:
«Trop tard!»
Je vis un homme à moitié nu gisait sur le tapis[28].
«Il est mort, fit Lupin, après un examen rapide. – On l’aura saisi d’une main à la gorge, et de l’autre on l’aura piqué au cœur[29]. Je dis «piqué», car vraiment, la blessure est imperceptible.»
Soudain, comme la concierge se lamentait et appelait au secours, Lupin se jeta sur elle et la bouscula:
«Taisez-vous!..[30] Écoutez-moi et répondez. C’est d’une importance considérable.[31] M. Lavernoux avait un ami dans cette rue, n’est-ce pas? à droite et sur le même côté… un ami intime?[32]
– Oui.
– Son nom?
– Monsieur Dulâtre.
– Son adresse?
– Au 92 de la rue.
– Un mot encore: ce vieux médecin, à barbe grise et à lunettes, dont vous m’avez parlé, venait depuis longtemps?
– Non. Je ne le connaissais pas. Il est venu le soir même où M. Lavernoux est tombé malade.»
Sans en dire davantage[33], Lupin m’entraîna de nouveau, redescendit et, une fois dans la rue, tourna sur la droite, ce qui nous fit passer devant[34] mon appartement. Quatre numéros plus loin, il s’arrêtait en face du 92. Lupin s’informa si M. Dulâtre se trouvait chez lui.
«M. Dulâtre est parti, répondit le marchand… voilà peut-être une demi-heure… Il semblait très agité, et il a pris une automobile, ce qui n’est pas son habitude[35]. Il a crié l’adresse assez fort! «À la Préfecture de Police»«
Lupin demanda encore si personne n’était venu après le départ de M. Dulâtre.
«Si, un vieux monsieur à barbe grise et à lunettes.
– Je vous remercie, monsieur,» dit Lupin.
Il se mit à marcher lentement, sans m’adresser la parole[36]. Nous étions arrivés sur les boulevards. Lupin entra dans un cabinet de lecture[37] et consulta très longuement les journaux de la dernière quinzaine[38].
La nuit était venue[39], nous dînâmes dans un petit restaurant et je remarquai que le visage de Lupin s’animait peu à peu. Quand nous partîmes, c’était vraiment le Lupin qui a résolu d’agir[40] et de gagner la bataille.
Le baron Repstein habitait dans un hôtel à trois étages.
«Halte![41] dit Lupin tout à coup. – Crebleu![42] le combat sera rude. Allez-vous coucher, mon bon ami. Demain, je vous raconterai mon expédition si elle ne me coûte pas la vie.»
Il déclama:
«Plantez un saule au cimetière,
J’aime son feuillage éploré…»[43]
Je m’éloignai aussitôt. Trois minutes plus tard Lupin sonnait à la porte de l’hôtel Repstein.
«M. le baron est-il chez lui?
– Oui, répondit le domestique.
– M. le baron connaît l’assassinat de son intendant Lavernoux?»
Une voix cria d’en haut[44]:
«Faites monter, Antoine.»
Le domestique conduisit Lupin au premier étage. Là, le baron Repstein l’attendait.
C’était un homme très grand. Il portait des vêtements de coupe élégante[45].
Il introduisit Lupin dans son cabinet de travail et demanda:
«Vous savez quelque chose?
– Oui, monsieur le baron.»
Lupin s’assit, et commença:
«– Eh bien, monsieur le baron. Tantôt, de sa chambre, Lavernoux, qui, depuis quinze jours, était tenu par son docteur en une sorte de réclusion[46], a télégraphié certaines révélations à l’aide de signaux, que j’ai notés en partie[47]. Lui-même a été surpris au milieu de cette communication[48] et assassiné.
– Mais par qui? par qui?
– Par son docteur?
– Le nom de ce docteur?
– Je l’ignore. Mais le résultat, monsieur le baron, c’est que votre hôtel est cerné. Douze agents se promènent sous vos fenêtres. Dès que le soleil sera levé, ils entreront au nom de la loi[49], et ils arrêteront le coupable.»
Le baron Repstein se leva:
«Allez jusqu’au bout[50], monsieur. Il m’est impossible d’attendre davantage.»
Lupin reprit d’une voix lente et qui hésitait:
«C’est que… voilà… l’explication devient difficile… Il s’agit aussi de votre femme, la baronne…
– Je ne comprends pas.
– Il faut pourtant que vous compreniez, Monsieur le baron… Eh bien, il y a une excellente raison pour qu’on ne l’ait pas revue après sa fuite.
– Laquelle?
– C’est que la baronne Repstein a été assassinée…
– Assassinée!.. la baronne!.. mais vous êtes fou![51]
– Assassinée, et ce soir-là, tout probablement.
– Et cet assassin?
– Celui-là même qui, depuis quinze jours, sachant que Lavernoux, par la situation qu’il occupait dans cet hôtel, a découvert la vérité, le tient enfermé; celui-là même qui, surprenant Lavernoux en train de communiquer avec un de ses amis, le supprime froidement d’un coup de stylet au cœur.
– Le docteur, alors? Mais qui est ce docteur? Et je le connais?
– Oui.
– Qui est-ce?
– Vous!
– Moi!..»
L’accusation était portée[52], précise, violente, implacable.
Il répéta:
«Vous êtes coupable, vous avez assassiné la baronne pour vous débarrasser d’elle et manger les millions[53] avec une autre femme, – oh! alors, tout s’explique.»
Le baron ayant sorti de son bureau un revolver[54] revint auprès de Lupin, mit l’arme dans sa poche, et dit très calmement:
«Vous excuserez, monsieur, cette petite précaution, que je suis obligé de prendre au cas, d’ailleurs invraisemblable, où vous seriez devenu fou.»
Il avait une voix émue, et ses yeux tristes semblaient mouillés de larmes[55].
Lupin frissonna. S’était-il trompé? Un détail attira son attention[56]: par l’échancrure du gilet, il aperçut la pointe de l’épingle[57] fixée à la cravate du baron, et il constata ainsi la longueur insolite de cette épingle. De plus, la tige d’or en était triangulaire[58], et formait comme un menu poignard[59], très fin, très délicat, mais redoutable en des mains expertes.
«Vous êtes rudement fort, car il est évident que la baronne n’a fait qu’obéir à vos ordres[60]. Et il est évident que la personne qui est sortie de votre hôtel avec un sac de voyage, n’était pas votre femme, mais une complice, votre amie, probablement. Que risque cette femme puisque c’est la baronne que l’on cherche?[61] Et comment chercherait-on une autre femme que la baronne, puisque vous avez promis une prime de cent mille francs à qui retrouverait la baronne? Dieu! que c’est drôle!»
Le baron s’avança vers Lupin et lui dit:
«Qui êtes-vous?»
Lupin éclata de rire[62]:
«Mettons que je sois l’envoyé du destin[63], et que je surgisse de l’ombre pour vous perdre! Ou pour te sauver, baron. Écoute-moi. Ta fuite est prête. Cette nuit, bien déguisé, méconnaissable, toutes tes précautions prises, tu rejoignais ta maîtresse[64], celle pour qui tu as tué: Nelly Darbel. Un seul obstacle, soudain, imprévu, la police, les douze agents que les révélations de Lavernoux ont postés sous tes fenêtres. Tu es fichu![65] Eh bien, je te sauve. Un coup de téléphone et, vers trois ou quatre heures du matin, vingt de mes amis suppriment l’obstacle. Comme condition, presque rien, une bêtise pour toi, le partage des millions et des bijoux. Ça colle?[66]«
Le baron chuchota:
«Je commence à comprendre, c’est du chantage…
– Chantage ou non, appelle ça comme tu veux, mon bonhomme.»
Un geste brusque. Le baron empoigna son revolver et tira deux fois. Lupin se jeta de côté[67] d’abord, puis s’abattit aux genoux du baron qu’il saisit par les jambes et fit basculer.
Tout à coup, Lupin sentit une douleur à la poitrine.
«Ah! canaille, – hurla-t-il. – C’est comme avec Lavernoux. L’épingle!..»
Il se raidit désespérément, maîtrisa le baron et l’étreignit à la gorge[68].
«Alors, soyez sage[69]… Bien, une toute petite ficelle autour des poignets… Vous permettez? Et maintenant, petit frère, attention! Et mille excuses!..»
Et Lupin lui assena au creux de l’estomac[70] un coup de poing effroyable. Puis il se mit à fouiller les poches[71] du baron, prit un trousseau de clefs et se dirigea vers le coffre-fort.
Mais à ce moment, il s’arrêta court; il entendait du bruit quelque part. Il écouta. Le bruit provenait d’en bas: les agents frappaient à la grande porte sans attendre le lever du jour.
«Crebleu! dit-il, – Voilà ces Messieurs maintenant… Voyons, voyons, Lupin, du sang-froid[72]! De quoi s’agit-il? D’ouvrir en vingt secondes un coffre dont tu ignores le secret. Combien qu’il y a de lettres dans le mot? Quatre?»
Il continuait à réfléchir tout en parlant et tout en écoutant les allées et venues de l’extérieur. Il ferma à double tour la porte de l’antichambre, puis il revint au coffre.
«Quatre chiffres… Quatre lettres… Quatre lettres… Qui diable pourrait me donner un petit coup de main…[73] Qui? Mais Lavernoux, parbleu![74] Dieu! que je suis bête. Mais oui, mais oui, nous y sommes! Crénom![75] Lupin, tu vas compter jusqu’à dix et comprimer les battements trop rapides de ton cœur. Sinon, c’est de la mauvaise ouvrage.»
Ayant compté jusqu’à dix, tout à fait calme, il s’agenouilla devant le coffre-fort. Après quelques tentatives la serrure fonctionna.
«À nous les millions, dit-il.»
Mais, d’un bond[76], il sauta en arrière. Dans le coffre-fort il vit un corps de femme à moitié vêtu.
«La baronne! bégaya-t-il, la baronne!.. Oh! le monstre!..»
Cependant, aux étages supérieurs, des cris répondaient à l’appel des agents. Il était temps de songer à la retraite.[77]
Lupin passa dans la chambre voisine. Elle donnait sur un jardin. À la minute même où les agents étaient introduits, il enjambait le balcon et se laissait glisser le long d’une gouttière.
«Eh bien, qu’en dites-vous, du baron Repstein?» s’écria Lupin, après m’avoir raconté tous les détails de cette nuit tragique.
Je lui demandai:
«Mais… les millions? les bijoux de la princesse?
– Ils étaient dans le coffre. Je me rappelle très bien avoir aperçu le paquet.
– Alors?
– Ils y sont toujours.
– Pas possible…
– Ma foi, oui. Je pourrais vous dire que j’ai eu peur des agents, ou bien alléguer une délicatesse subite.[78] La vérité est plus simple… et plus prosaïque… Ça sentait trop mauvais!.. Est-ce assez idiot? Tenez, voilà tout ce que j’ai rapporté de mon expédition, l’épingle de cravate…
– Encore une question, repris-je. Le mot du coffre-fort? Comment l’avez-vous deviné?
– Il était contenu dans les révélations télégraphiées par ce pauvre Lavernoux. Voyons, mon cher, les fautes d’ortographe… Serait-il admissible que le secrétaire, que l’intendant du baron, fît des fautes d’orthographe et qu’il écrivît fuire avec un e final, ataque avec un seul t, enemies avec un seul n et prudance avec un a? J’ai réuni les quatre lettres, et j’ai obtenu le mot ETNA, le nom du fameux cheval.
– Et voilà, m’écriai-je, c’est tout simple!
– Très simple. Et l’aventure prouve une fois de plus qu’il y a, dans la découverte des crimes, quelque chose de bien supérieur à l’examen des faits, à l’observation, déduction, c’est, je le répète, l’intuition… l’intuition et l’intelligence… Et Arsène Lupin, sans se vanter, ne manque ni de l’une ni de l’autre.»
L’anneau nuptial
Yvonne d’Origny embrassa son fils et lui recommanda d’être bien sage[79].
«Tu sais que ta grand-mère d’Origny n’aime pas beaucoup les enfants. Pour une fois qu’elle te fait venir chez elle, il faut lui montrer que tu es un petit garçon raisonnable.»
Et s’adressant à la gouvernante:
«Surtout, fraulein, ramenez-le tout de suite après dîner… Monsieur est encore ici?
– Oui, Madame, Monsieur le comte est dans son cabinet de travail.»
Aussitôt seule, Yvonne d’Origny marcha vers la fenêtre afin d’apercevoir son fils dès qu’il serait dehors. Elle vit soudain un homme qui descendait d’une automobile et qui s’approchait de lui. Cet homme – elle reconnut Bernard, le domestique de confiance de son mari – cet homme saisit l’enfant par le bras, le fit monter dans l’automobile ainsi que la gouvernante, et donna l’ordre au chauffeur de s’éloigner.
Yvonne, bouleversée, courut jusqu’à la chambre, empoigna un vêtement se dirigea vers la porte.
La porte était fermée à clef, et il n’y avait point de clef sur la serrure. La porte de son boudoir était fermée également.
Tout de suite, l’image de son mari la heurta.[80]
«C’est lui!.. c’est lui!.. se dit-elle… il a pris l’enfant… Ah! c’est horrible!»
Elle frappa la porte. Un bruit de serrure… La porte s’ouvrit violemment. Le comte apparut au seuil du boudoir. Et l’expression de son visage était si terrible qu’Yvonne se mit à trembler.
Le comte se précipita et la saisit à la gorge.
«Tais-toi… disait-il d’une voix sourde»
Voyant qu’elle n’essayait pas de se défendre, il desserra son étreinte[81] et sortit de sa poche des bandes de toile toutes prêtes et de longueurs différentes. En quelques minutes la jeune femme eut les poignets liés, les bras attachés le long du corps, et fut étendue sur un divan.
Le comte alluma l’électricité et se dirigea vers un petit secrétaire où Yvonne avait l’habitude de ranger ses lettres. Ne parvenant pas à l’ouvrir, il le fractura à l’aide d’un crochet de fer, vida les tiroirs, et, de tous les papiers, fit un monceau qu’il emporta dans un carton.
Comme il s’en allait, il fut rejoint près de la porte par son domestique Bernard. Ils conversèrent tous deux à voix basse, mais Yvonne entendit ces mots que prononçait le domestique:
«J’ai reçu la réponse de l’ouvrier bijoutier. Il est à ma disposition.[82]«
Et le comte répliqua:
«La chose est remise à demain midi. Ma mère vient de me téléphoner qu’elle ne pouvait venir auparavant.»
Ensuite Yvonne perçut le cliquetis de la serrure. Elle comprenait peu à peu que son fils ne reviendrait pas, et qu’elle ne le reverrait jamais. Exaspérée par la douleur, de tous ses nerfs, de tous ses muscles, elle se raidit, en un effort brutal. Elle fut stupéfaite: sa main droite conservait une certaine liberté.
Comme la pendule frappait huit coups, la dernière entrave tomba. Elle était libre!
Elle ouvrit la fenêtre. Un agent de police se promenait sur le trottoir. Elle se pencha. Mais l’air vif de la nuit l’ayant frappée au visage, plus calme, elle songea au scandale, à l’enquête, aux interrogatoires, à son fils. Elle dit tout bas, à plusieurs reprises[83]: «Au secours… au secours…». Puis, avec des gestes mécaniques, elle allongea le bras vers une petite bibliothèque suspendue au-dessus du secrétaire, saisit un livre et trouva entre les pages une carte de visite: Horace Velmont, et cette adresse écrite au crayon: Cercle de la rue Royale.
Et sa mémoire évoqua la phrase bizarre que cet homme lui avait dite quelques années auparavant:
«Si vous avez besoin de secours, n’hésitez pas, jetez à la poste cette carte que je mets dans ce livre et quelle que soit l’heure, quels que soient les obstacles, je viendrai.[84]«
Yvonne prit une enveloppe, introduisit la carte de visite, inscrivit les deux lignes: Horace Velmont, Cercle de la rue Royale. Puis elle s’approcha de la fenêtre et lança l’enveloppe, la confiant au hasard.
Les douze coups de minuit… Puis la demie… Puis une heure… La clef venait de tourner dans la serrure. Du regard, Yvonne chercha une arme pour se défendre. Mais la porte fut poussée vivement, et, stupéfaite la jeune femme balbutia:
«Vous!.. vous!..»
Un homme s’avançait vers elle, et cet homme jeune, de taille mince, élégant, elle l’avait reconnu, c’était Horace Velmont.
«Est-ce possible! Est-ce possible que ce soit vous!..[85]«
Il parut très étonné.
«N’avais-je pas promis de me rendre à votre appel?
– Oui… mais…
– Eh bien, me voici,» dit-il en souriant.
Il examina les bandes de toile dont Yvonne avait réussi à se délivrer.
«J’ai vu également que le compte d’Origny vous avait emprisonnée… Il est sorti depuis dix minutes.
– Où est-il?
– Chez sa mère, la comtesse d’Origny.
– Comment le savez-vous?
– Oh! très simplement. Il a reçu un coup de téléphone pendant que, moi, j’en attendais le résultat au coin de cette rue et du boulevard.»
Il racontait cela le plus naturellement du monde, de même que l’on raconte, dans un salon, une petite anecdote insignifiante. Mais Yvonne demanda, reprise d’une inquiétude soudaine[86]:
«Alors, ce n’est pas vrai?… Sa mère n’est pas malade?… Partons… je ne veux pas qu’il me retrouve ici… je rejoins mon fils.
– Un instant…
– Un instant!.. Mais vous ne savez donc pas qu’on me l’enlève? qu’on lui fait du mal, peut-être?…»
Avec beaucoup de douceur, Velmont la contraignit à s’asseoir et prononça d’un ton grave:
«Écoutez-moi, madame, et ne perdons pas un temps dont chaque minute est précieuse. Il faut m’obéir aveuglément. De même que je suis venu à travers tous les obstacles, de même je vous sauverai, quelle que soit la situation.»
La tranquillité d’Horace Velmont, sa voix impérieuse aux intonations amicales, apaisaient peu à peu la jeune femme.
«Que dois-je faire? dit-elle.
– Me répondre, et très nettement. Nous avons vingt minutes. C’est assez. Ce n’est pas trop.
– Interrogez-moi.
– Croyez-vous que le comte ait eu des projets… criminels?
– Non.
– Il s’agit donc de votre fils?
– Oui.
– Il vous l’enlève, n’est-ce pas, parce qu’il veut divorcer et épouser une autre femme, une de vos anciennes amies[87], que vous avez chassée de votre maison?…
– Oui.
– Cette femme n’a pas d’argent. De son côté[88], votre mari, qui s’est ruiné, n’a d’autres ressources que la pension qui lui est servie par sa mère, la comtesse d’Origny, et les revenus de la grosse fortune que votre fils a héritée de deux de vos oncles. Votre mari veut l’argent de votre fils, mais il ne peut rien contre vous ni contre lui. Alors, si un homme comme le comte, après tant d’hésitations et malgré tant d’impossibilités, se risque dans une aventure aussi incertaine, c’est qu’il a, ou qu’il croit avoir entre les mains[89], des armes.
– Quelles armes?
– Je l’ignore. Mais elles existent… Le comte n’a pas un ami plus intime… auquel il se confie?…
– Non.
– Personne n’est venu le voir hier?
– Personne.
– Il était seul quand il vous a liée et enfermée?
– À ce moment, oui.
– Mais après?
– Après, son domestique l’a rejoint près de la porte, et j’ai entendu qu’ils parlaient d’un ouvrier bijoutier…
– C’est tout?
– Et d’une chose qui aurait lieu le lendemain, c’est-à-dire aujourd’hui, à midi, parce que la comtesse d’Origny ne pouvait venir auparavant.»
Velmont réfléchit.
«– Où sont vos bijoux?
– Mon mari les a vendus.
– Il ne vous en reste pas un seul?
– Non, dit-elle en montrant ses mains, rien que cet anneau.