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M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il redescendit presque aussit?t. L’Allemand, qui connaissait la nature humaine, l’avait mis ? la porte. Il prеtendait retenir tout le monde tant que son dеsir ne serait pas satisfait.
Alors le tempеrament populacier de Mme Loiseau еclata : « Nous n’allons pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c’est son mеtier, ? cette gueuse, de faire ?a avec tous les hommes, je trouve qu’elle n’a pas le droit de refuser l’un plut?t que l’autre. Je vous demande un peu, ?a a pris tout ce qu’elle a trouvе dans Rouen, m?me des cochers ! oui, madame, le cocher de la prеfecture! Je le sais bien, moi, il ach?te son vin ? la maison. Et aujourd’hui qu’il s’agit de nous tirer d’embarras elle fait la mijaurеe, cette morveuse !… Moi, je trouve qu’il se conduit tr?s bien, cet officier. Il est peut-?tre privе depuis longtemps ; et nous еtions l? trois qu’il aurait sans doute prеfеrеes. Mais non, il se contente de celle ? tout le monde. Il respecte les femmes mariеes. Songez donc, il est le ma?tre. Il n’avait qu’? dire : « Je veux », et il pouvait nous prendre de force avec ses soldats. »
Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme Carrе-Lamadon brillaient, et elle еtait un peu p?le, comme si elle se sentait dеj? prise de force par l’officier.
Les hommes, qui discutaient ? l’еcart, se rapproch?rent. Loiseau, furibond, voulait livrer « cette misеrable » pieds et poings liеs ? l’ennemi. Mais le comte, issu de trois gеnеrations d’ambassadeurs, et douе d’un physique de diplomate, еtait partisan de l’habiletе : « Il faudrait la dеcider », dit-il.
Alors on conspira.
Les femmes se serr?rent, le ton de la voix fut baissе, et la discussion devint gеnеrale, chacun donnant son avis. C’еtait fort convenable du reste. Ces dames surtout trouvaient des dеlicatesses de tournures, des subtilitеs d’expression charmantes, pour dire les choses les plus scabreuses. Un еtranger n’aurait rien compris tant les prеcautions du langage еtaient observеes. Mais la lеg?re tranche de pudeur dont est bardеe toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles s’еpanouissaient dans cette aventure polissonne, s’amusaient follement au fond, se sentant dans leur еlеment, tripotant de l’amour avec la sensualitе d’un cuisinier gourmand qui prеpare le souper d’un autre.
La gaietе revenait d’elle-m?me, tant l’histoire leur semblait dr?le ? la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquеes, mais si bien dites qu’elles faisaient sourire. ? son tour Loiseau l?cha quelques grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point ; et la pensеe brutalement exprimеe par sa femme dominait tous les esprits : « Puisque c’est son mеtier ? cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-l? plus qu’un autre ?» La gentille Mme Carrе-Lamadon semblait m?me penser qu’? sa place elle refuserait celui-l? moins qu’un autre.
On prеpara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. Chacun convint du r?le qu’il jouerait, des arguments dont il s’appuierait, des manCuvres qu’il devrait exеcuter. On rеgla le plan des attaques, les ruses ? employer, et les surprises de l’assaut, pour forcer cette citadelle vivante ? recevoir l’ennemi dans la place.
Cornudet cependant restait ? l’еcart, compl?tement еtranger ? cette affaire.
Une attention si profonde tendait les esprits qu’on n’entendit point rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un lеger: « Chut » qui fit relever tous les yeux. Elle еtait l?. On se tut brusquement et un certain embarras emp?cha d’abord de lui parler. La comtesse, plus assouplie que les autres aux duplicitеs des salons, l’interrogea : « Еtait-ce amusant, ce bapt?me ? »
La grosse fille, encore еmue, raconta tout, et les figures, et les attitudes, et l’aspect m?me de l’еglise. Elle ajouta : « C’est si bon de prier quelquefois. »
Cependant, jusqu’au dеjeuner, ces dames se content?rent d’?tre aimables avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilitе ? leurs conseils.
Aussit?t ? table, on commen?a les approches. Ce fut d’abord une conversation vague sur le dеvouement. On cita des exemples anciens: Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucr?ce avec Sextus, Clеop?tre faisant passer par sa couche tous les gеnеraux ennemis, et les y rеduisant ? des servilitеs d’esclave. Alors se dеroula une histoire fantaisiste, еclose dans l’imagination de ces millionnaires ignorants, o? les citoyennes de Rome allaient endormir ? Capoue Annibal entre leurs bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. On cita toutes les femmes qui ont arr?tе des conquеrants, fait de leur corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont vaincu par leurs caresses hеro?ques des ?tres hideux ou dеtestеs, et sacrifiе leur chastetе ? la vengeance et au dеvouement.
On parla m?me en termes voilеs de cette Anglaise de grande famille qui s’еtait laissе inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la transmettre ? Bonaparte sauvе miraculeusement, par une faiblesse subite, ? l’heure du rendez-vous fatal.
Et tout cela еtait racontе d’une fa?on convenable et modеrеe, o? parfois еclatait un enthousiasme voulu propre ? exciter l’еmulation.
On aurait pu croire, ? la fin, que le seul r?le de la femme, ici-bas, еtait un perpеtuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux caprices des soldatesques.
Les deux bonnes sCurs ne semblaient point entendre, perdues en des pensеes profondes. Boule de Suif ne disait rien.
Pendant toute l’apr?s-midi on la laissa rеflеchir. Mais, au lieu de l’appeler « madame » comme on avait fait jusque-l?, on lui disait simplement « mademoiselle », sans que personne s?t bien pourquoi, comme si l’on avait voulu la faire descendre d’un degrе dans l’estime qu’elle avait escaladеe, lui faire sentir sa situation honteuse.
Au moment o? l’on servit le potage, M. Follenvie reparut, rеpеtant sa phrase de la veille : « L’officier prussien fait demander ? Mlle Еlisabeth Rousset si elle n’a point encore changе d’avis. »
Boule de Suif rеpondit s?chement : « Non, monsieur. »
Mais au d?ner la coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se battait les flancs pour dеcouvrir des exemples nouveaux et ne trouvait rien, quand la comtesse, sans prеmеditation peut-?tre, еprouvant un vague besoin de rendre hommage ? la Religion, interrogea la plus ?gеe des bonnes sCurs sur les grands faits de la vie des saints. Or beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes ? nos yeux ; mais l’Еglise absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C’еtait un argument puissant ; la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes tacites, de ces complaisances voilеes, o? excelle quiconque porte un habit ecclеsiastique, soit simplement par l’effet d’une inintelligence heureuse, d’une secourable b?tise, la vieille religieuse apporta ? la conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra hardie, verbeuse, violente. Celle-l? n’еtait pas troublеe par les t?tonnements de la casuistique ; sa doctrine semblait une barre de fer ; sa foi n’hеsitait jamais ; sa conscience n’avait point de scrupules. Elle trouvait tout simple le sacrifice d’Abraham, car elle aurait immеdiatement tuе p?re et m?re sur un ordre venu d’en haut ; et rien, ? son avis, ne pouvait dеplaire au Seigneur quand l’intention еtait louable. La comtesse, mettant ? profit l’autoritе sacrеe de sa complice inattendue, lui fit faire comme une paraphrase еdifiante de cet axiome de morale : « La fin justifie les moyens. »
Elle l’interrogeait.
« Alors, ma sCur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et pardonne le fait quand le motif est pur ?
– Qui pourrait en douter, madame ? Une action bl?mable en soi devient souvent mеritoire par la pensеe qui l’inspire. »
Et elles continuaient ainsi, dеm?lant les volontеs de Dieu, prеvoyant ses dеcisions, le faisant s’intеresser ? des choses qui, vraiment, ne le regardaient gu?re.
Tout cela еtait enveloppе, habile, discret. Mais chaque parole de la sainte fille en cornette faisait br?che dans la rеsistance indignеe de la courtisane. Puis, la conversation se dеtournant un peu, la femme aux chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa supеrieure, d’elle-m?me, et de sa mignonne voisine la ch?re sCur Saint-Nicеphore. On les avait demandеes au Havre pour soigner dans les h?pitaux des centaines de soldats atteints de la petite vеrole. Elle les dеpeignit, ces misеrables, dеtailla leur maladie. Et tandis qu’elles еtaient arr?tеes en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de Fran?ais pouvaient mourir qu’elles auraient sauvеs peut-?tre ! C’еtait sa spеcialitе, ? elle, de soigner les militaires ; elle avait еtе en Crimеe, en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se rеvеla tout ? coup une de ces religieuses ? tambours et ? trompettes qui semblent faites pour suivre les camps, ramasser des blessеs dans les remous des batailles, et, mieux qu’un chef, dompter d’un mot les grands soudards indisciplinеs ; une vraie bonne sCur Ran-tan-plan dont la figure ravagеe, crevеe de trous sans nombre, paraissait une image des dеvastations de la guerre.
Personne ne dit rien apr?s elle, tant l’effet semblait excellent.
Aussit?t le repas terminе on remonta bien vite dans les chambres pour ne descendre, le lendemain, qu’assez tard dans la matinеe.
Le dеjeuner fut tranquille. On donnait ? la graine semеe la veille le temps de germer et de pousser ses fruits.
La comtesse proposa de faire une promenade dans l’apr?s-midi ; alors le comte, comme il еtait convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura derri?re les autres, avec elle.
Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dеdaigneux, que les hommes posеs emploient avec les filles, l’appelant : « ma ch?re enfant », la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilitе indiscutеe. Il pеnеtra tout de suite au vif de la question :
« Donc vous prеfеrez nous laisser ici, exposеs comme vous-m?me ? toutes les violences qui suivraient un еchec des troupes prussiennes, plut?t que de consentir ? une de ces complaisances que vous avez eues si souvent en votre vie ? »
Boule de Suif ne rеpondit rien.
Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il sut rester « monsieur le comte », tout en se montrant galant quand il le fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu’elle leur rendrait, parla de leur reconnaissance ; puis soudain, la tutoyant gaiement : « Et tu sais, ma ch?re, il pourrait se vanter d’avoir go?tе d’une jolie fille comme il n’en trouvera pas beaucoup dans son pays. »
Boule de Suif ne rеpondit pas et rejoignit la sociеtе.
Aussit?t rentrеe, elle monta chez elle et ne reparut plus. L’inquiеtude еtait extr?me. Qu’allait-elle faire ? Si elle rеsistait, quel embarras !
L’heure du d?ner sonna ; on l’attendit en vain. M. Follenvie, entrant alors, annon?a que Mlle Rousset se sentait indisposеe, et qu’on pouvait se mettre ? table. Tout le monde dressa l’oreille. Le comte s’approcha de l’aubergiste, et, tout bas : « ?a y est ? – Oui. » Par convenance, il ne dit rien ? ses compagnons, mais il leur fit seulement un lеger signe de la t?te. Aussit?t un grand soupir de soulagement sortit de toutes les poitrines, une allеgresse parut sur les visages. Loiseau cria : « Saperlipopette ! je paye du champagne si l’on en trouve dans l’еtablissement » ; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun еtait devenu subitement communicatif et bruyant ; une joie еgrillarde emplissait les cCurs. Le comte parut s’apercevoir que Mme Carrе-Lamadon еtait charmante, le manufacturier fit des compliments ? la comtesse. La conversation fut vive, enjouеe, pleine de traits.
Tout ? coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla : « Silence ! » Tout le monde se tut, surpris, presque effrayе dеj?. Alors il tendit l’oreille en faisant « Chut ! » des deux mains, leva les yeux vers le plafond, еcouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle : « Rassurez-vous, tout va bien. »
On hеsitait ? comprendre, mais bient?t un sourire passa.
Au bout d’un quart d’heure il recommen?a la m?me farce, la renouvela souvent dans la soirеe ; et il faisait semblant d’interpeller quelqu’un ? l’еtage au-dessus, en lui donnant des conseils ? double sens puisеs dans son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour soupirer : « Pauvre fille ! » ou bien il murmurait entre ses dents d’un air rageur : « Gueux de Prussien, va ! » Quelquefois, au moment o? l’on n’y songeait plus, il poussait d’une voix vibrante plusieurs : « Assez ! assez ! » et ajoutait, comme se parlant ? lui-m?me : « Pourvu que nous la revoyions ; qu’il ne l’en fasse pas mourir, le misеrable ! »
Bien que ces plaisanteries fussent d’un go?t dеplorable, elles amusaient et ne blessaient personne, car l’indignation dеpend des milieux comme le reste, et l’atmosph?re qui s’еtait peu ? peu crееe autour d’eux еtait chargеe de pensеes grivoises. Au dessert, les femmes elles-m?mes firent des allusions spirituelles et discr?tes. Les regards luisaient ; on avait bu beaucoup. Le comte, qui conservait m?me en ses еcarts sa grande apparence de gravitе, trouva une comparaison fort go?tеe sur la fin des hivernages au p?le et la joie des naufragеs qui voient s’ouvrir une route vers le sud.
Loiseau, lancе, se leva, un verre de Champagne ? la main : « Je bois ? notre dеlivrance ! » Tout le monde fut debout ; on l’acclamait. Les deux bonnes sCurs, elles-m?mes, sollicitеes par ces dames, consentirent ? tremper leurs l?vres dans ce vin mousseux dont elles n’avaient jamais go?tе. Elles dеclar?rent que cela ressemblait ? la limonade gazeuse, mais que c’еtait plus fin cependant.
Loiseau rеsuma la situation.
« C’est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu’on pourrait pincer un quadrille. »
Cornudet n’avait pas dit un mot, pas fait un geste ; il paraissait m?me plongе dans des pensеes tr?s graves, et tirait parfois, d’un geste furieux, sa grande barbe qu’il semblait vouloir allonger encore. Enfin, vers minuit, comme on allait se sеparer, Loiseau qui titubait, lui tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant : « Vous n’?tes pas farce, vous, ce soir ; vous ne dites rien, citoyen ? » Mais Cornudet releva brusquement la t?te et parcourant la sociеtе d’un regard luisant et terrible : « Je vous dis ? tous que vous venez de faire une infamie ! » Il se leva, gagna la porte, rеpеta encore une fois : « Une infamie ! » et disparut.
Cela jeta un froid d’abord. Loiseau interloquе restait b?te ; mais il reprit son aplomb, puis, tout ? coup, se tordit en rеpеtant : « Ils sont trop verts mon vieux, ils sont trop verts. » Comme on ne comprenait pas, il raconta : « les myst?res du corridor ». Alors il y eut une reprise de gaietе formidable. Ces dames s’amusaient comme des folles. Le comte et M. Carrе-Lamadon pleuraient ? force de rire. Ils ne pouvaient croire.
« Comment. Vous ?tes s?r? Il voulait…
– Je vous dis que je l’ai vu.
– Et, elle a refusе…
– Parce que le Prussien еtait dans la chambre ? c?tе.
– Pas possible ?
– Je vous le jure. »
Le comte еtouffait. L’industriel se comprimait le ventre ? deux mains. Loiseau continuait :
« Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas dr?le, mais pas du tout. »
Et tous les trois repartaient, malades, essoufflеs, toussant.
On se sеpara l?-dessus. Mais Mme Loiseau, qui еtait de la nature des orties, fit remarquer ? son mari, au moment o? ils se couchaient, que « cette chipie » de petite Carrе-Lamadon avait ri jaune toute la soirеe : « Tu sais, les femmes, quand ?a en tient pour l’uniforme, qu’il soit Fran?ais ou bien Prussien ?a leur est, ma foi, bien еgal. Si ce n’est pas une pitiе, Seigneur Dieu ! »
Et toute la nuit, dans l’obscuritе du corridor coururent comme des frеmissements, des bruits lеgers ? peine sensibles, pareils ? des souffles, des effleurements de pieds nus, d’imperceptibles craquements. Et l’on ne dormit que tr?s tard, assurеment, car des filets de lumi?re gliss?rent longtemps sous les portes. Le Champagne a de ces effets-l? ; il trouble, dit-on, le sommeil.
Le lendemain, un clair soleil d’hiver rendait la neige еblouissante. La diligence, attelеe enfin, attendait devant la porte, tandis qu’une armеe de pigeons blancs, rengorgеs dans leurs plumes еpaisses, avec un Cil rosе, tachе, au milieu, d’un point noir, se promenaient gravement entre les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin fumant qu’ils еparpillaient.
Le cocher, enveloppе dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le si?ge, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des provisions pour le reste du voyage.
On n’attendait plus que Boule de Suif. Elle parut.
Elle semblait un peu troublеe, honteuse ; et elle s’avan?a timidement vers ses compagnons, qui, tous, d’un m?me mouvement, se dеtourn?rent comme s’ils ne l’avaient pas aper?ue. Le comte prit avec dignitе le bras de sa femme et l’еloigna de ce contact impur.
La grosse fille s’arr?ta, stupеfaite ; alors, ramassant tout son courage, elle aborda la femme du manufacturier d’un « bonjour, madame » humblement murmurе. L’autre fit de la t?te seule un petit salut impertinent qu’elle accompagna d’un regard de vertu outragеe. Tout le monde semblait affairе, et l’on se tenait loin d’elle comme si elle e?t apportе une infection dans ses jupes. Puis on se prеcipita vers la voiture, o? elle arriva seule, la derni?re, et reprit en silence la place qu’elle avait occupеe pendant la premi?re partie de la route.
On semblait ne pas la voir, ne pas la conna?tre ; mais Mme Loiseau, la considеrant de loin avec indignation, dit ? mi-voix ? son mari : « Heureusement que je ne suis pas ? c?tе d’elle. »
La lourde voiture s’еbranla, et le voyage recommen?a.
On ne parla point d’abord. Boule de Suif n’osait pas lever les yeux. Elle se sentait en m?me temps indignеe contre tous ses voisins, et humiliеe d’avoir cеdе, souillеe par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l’avait hypocritement jetеe.
Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carrе-Lamadon, rompit bient?t ce pеnible silence.
« Vous connaissez, je crois, Mme d’Еtrelles ?
– Oui, c’est une de mes amies.
– Quelle charmante femme !
– Ravissante ! Une vraie nature d’еlite, fort instruite d’ailleurs, et artiste jusqu’au bout des doigts ; elle chante ? ravir et dessine dans la perfection. »
Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des vitres un mot parfois jaillissait : « Coupon – еchеance – prime – ? terme. »
Loiseau, qui avait chipе le vieux jeu de cartes de l’auberge engraissе par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyеes, attaqua un bеsigue avec sa femme.
Les bonnes sCurs prirent ? leur ceinture le long rosaire qui pendait, firent ensemble le signe de la croix, et tout ? coup leurs l?vres se mirent ? remuer vivement, se h?tant de plus en plus, prеcipitant leur vague murmure comme pour une course d’Oremus, et de temps en temps elles baisaient une mеdaille, se signaient de nouveau, puis recommen?aient leur marmottement rapide et continu.
Cornudet songeait, immobile.
Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes : « Il fait faim », dit-il.
Alors sa femme atteignit un paquet ficelе d’o? elle fit sortir un morceau de veau froid. Elle le dеcoupa proprement par tranches minces et fermes, et tous deux se mirent ? manger.
« Si nous en faisions autant », dit la comtesse. On y consentit et elle dеballa les provisions prеparеes pour les deux mеnages. C’еtait, dans un de ces vases allongеs dont le couvercle porte un li?vre en fa?ence, pour indiquer qu’un li?vre en p?tе g?t au-dessous, une charcuterie succulente, o? de blanches rivi?res de lard traversaient la chair brune du gibier, m?lеe ? d’autres viandes hachеes fin. Un beau carrе de gruy?re, apportе dans un journal, gardait imprimе : « faits divers » sur sa p?te onctueuse.
Les deux bonnes sCurs dеvelopp?rent un rond de saucisson qui sentait l’ail ; et Cornudet, plongeant les deux mains en m?me temps dans les vastes poches de son paletot sac, tira de l’une quatre Cufs durs et de l’autre le cro?ton d’un pain. Il dеtacha la coque, la jeta sous ses pieds dans la paille et se mit ? mordre ? m?me les Cufs, faisant tomber sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, l?-dedans, des еtoiles.
Boule de Suif, dans la h?te et l’effarement de son lever, n’avait pu songer ? rien ; et elle regardait exaspеrеe, suffoquant de rage, tous ces gens qui mangeaient placidement. Une col?re tumultueuse la crispa d’abord et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot d’injures qui lui montait aux l?vres ; mais elle ne pouvait pas parler tant l’exaspеration l’еtranglait.
Personne ne la regardait, ne songeait ? elle. Elle se sentait noyеe dans le mеpris de ces gredins honn?tes qui l’avaient sacrifiеe d’abord, rejetеe ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea ? son grand panier tout plein de bonnes choses qu’ils avaient goul?ment dеvorеes, ? ses deux poulets luisants de gelеe, ? ses p?tеs, ? ses poires, ? ses quatre bouteilles de bordeaux ; et sa fureur tombant soudain comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit pr?te ? pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses paupi?res, et bient?t deux grosses larmes se dеtachant des yeux roul?rent lentement sur ses joues. D’autres les suivirent plus rapides, coulant comme les gouttes d’eau qui filtrent d’une roche, et tombant rеguli?rement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et p?le, espеrant qu’on ne la verrait pas.
Mais la comtesse s’en aper?ut et prеvint son mari d’un signe. Il haussa les еpaules comme pour dire : « Que voulez-vous, ce n’est pas ma faute. » Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura : « Elle pleure sa honte. »
Les deux bonnes sCurs s’еtaient remises ? prier, apr?s avoir roulе dans un papier le reste de leur saucisson.
Alors Cornudet, qui digеrait ses Cufs, еtendit ses longues jambes sous la banquette d’en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit ? siffloter La Marseillaise.
Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurеment, ne plaisait point ? ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacеs, et avaient l’air pr?ts ? hurler comme des chiens qui entendent un orgue de barbarie.
Il s’en aper?ut, ne s’arr?ta plus. Parfois m?me il fredonnait les paroles :
Amour sacrе de la patrie,
Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,
Libertе, libertе chеrie,
Combats avec tes dеfenseurs !
On fuyait plus vite, la neige еtant plus dure ; et jusqu’? Dieppe, pendant les longues heures mornes du voyage, ? travers les cahots du chemin, par la nuit tombante, puis dans l’obscuritе profonde de la voiture, il continua, avec une obstination fеroce, son sifflement vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspеrеs ? suivre le chant d’un bout ? l’autre, ? se rappeler chaque parole qu’ils appliquaient sur chaque mesure.
Et Boule de Suif pleurait toujours ; et parfois un sanglot qu’elle n’avait pu retenir passait, entre deux couplets, dans les tеn?bres.
Пампушка
Кiлька днiв поспiль мiстом проходили недобитки армii. Це вже було не вiйсько, а якiсь безладнi ватаги. Солдати, з довгими брудними бородами, в лахмiттi замiсть мундирiв, сунули млявою ходою, без прапорiв, розбродом. Вони були знеможенi, виснаженi, нездатнi нi думати, нi дiяти i йшли тiльки за звичкою, падаючи вiд утоми, де лише спинялися. Найбiльше серед них було з посполитого рушення – людей миролюбних, спокiйних рантье, що згинались пiд тягарем рушниць, i молодих новобранцiв, легких на переляк i швидких на ентузiазм, однаково готових до наступу, як i до втечi; зрiдка серед них маяли червонi штани – недобитки дивiзii, погромленоi у великiй сутичцi; у лавi з рiзними пiхотинцями траплялися гарматники, iнколи прохоплювалася блискуча каска важконогого драгуна, що ледве встигав за легшими на ходу пiхотинцями.
Проходили й легiони вiльних стрiльцiв з героiчними назвами: «Месники за поразку», «Громадяни домовини», «Рокованi на смерть», причому вони бiльше скидалися на розбишак.
Їхнi офiцери, колишнi комерсанти-сукнарi, гендлярi зерном, лоем або милом, випадковi вояки, призначенi на офiцерiв за грошi або за довгi вуса, зодягнутi в мундири з галунами, обвiшанi зброею, голосно просторiкували, обмiрковуючи плани кампанii й пихато запевняючи, що знесилена Францiя тримаеться лише на iхнiх плечах; проте вони боялися iнодi своiх же солдатiв, часто хоробрих до краю – грабiжникiв та бешкетникiв.
Була чутка, що пруссаки от-от уступлять до Руана.
Нацiональна гвардiя, що вже два мiсяцi провадила обережну розвiдку по сусiднiх лiсах, не раз пiдстрелюючи власних вартових i готуючись до бою, ледве якесь там кроленятко зашамотить у кущах, повернулася до своiх домiвок; ii зброя, мундири, все убивче знаряддя, яким вона залякувала недавно верстовi стовпи битих шляхiв за три милi довкола, раптом десь зникло.
Нарештi, останнi французькi солдати тiльки що перейшли Сену, прямуючи до Понт-Одемера через Сен-Север та Бург-Ашар; а позаду всiх iшов пiшки при двох ординарцях генерал, вiн геть занепав духом, не знав, що вдiяти з оцими розрiзненими купками людей, сам стерявшись у великому розгромi народу, звиклого до перемоги, але ж ущент побитого, невважаючи на його легендарну хоробрiсть.
І от мiсто опанувала глибока тиша, жахливе та мовчазне чекання. Багато пузатих буржуа, котрi у своiй комерцii зовсiм збабилися, з сумом чекали переможцiв i тремтiли вiд ляку, як би тi часом не залiчили до зброi iхнi шпичаки та iхнi великi кухоннi ножi.
Життя, здавалося, завмерло; крамницi були зачиненi, вулиця занiмiла. Лише iнодi вздовж стiни скрадався обиватель, наляканий цiею тишею.
Чекання було нудне, хотiлося, щоб ворог прийшов скорiше.
Другого дня пiсля вiдходу французького вiйська, опiвднi, кiлька уланiв, що хтозна-звiдки взялися, промчали мiстом. Потiм, трохи пiзнiш, темна лава спустилася узбiччям Сент-Катрiн, а двi iншi хвилi з’явилися на шляхах до Дарнеталя й Буагiйома. Авангарди цих трьох частин зiйшлися одночасно на майданi коло ратушi; а всiма сумiжними вулицями все надходило нiмецьке вiйсько, розгортаючи своi батальйони, аж брукiвка гула пiд iхньоi твердою солдатською ступою.