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Пампушка = Boule de Suif
Гi де Мопассан
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Вiдомий французький письменник Гi де Мопассан (1850—1893) увiйшов в iсторiю свiтовоi лiтератури насамперед як новелiст, творець власного типу новели. Новела Мопассана рiдко будуеться на заплутанiй iнтризi i мiстить несподiвану розв'язку. Зазвичай вона вiдтворюе лише один епiзод людського iснування без чiтко обкресленого фiналу. Але цi «шматки життя» ховають пiд собою великий художнiй шар.
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Гi де Мопассан
Пампушка. Boule de Suif
Boule de Suif
Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d’armеe en dеroute avaient traversе la ville. Ce n’еtait point de la troupe, mais des hordes dеbandеes. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avan?aient d’une allure molle, sans drapeau, sans rеgiment. Tous semblaient accablеs, еreintеs, incapables d’une pensеe ou d’une rеsolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue sit?t qu’ils s’arr?taient. On voyait surtout des mobilisеs, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil; des petits moblots alertes, faciles ? l’еpouvante et prompts ? l’enthousiasme, pr?ts ? l’attaque comme ? la fuite ; puis, au milieu d’eux, quelques culottes rouges, dеbris d’une division moulue dans une grande bataille ; des artilleurs sombres alignеs avec ces fantassins divers ; et, parfois, le casque brillant d’un dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus lеg?re des lignards.
Des lеgions de francs-tireurs aux appellations hеro?ques : « Les Vengeurs de la Dеfaite – les Citoyens de la Tombe – les Partageurs de la Mort »– passaient ? leur tour, avec des airs de bandits.
Leurs chefs, anciens commer?ants en draps ou en graines, ex-marchands de suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommеs officiers pour leurs еcus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d’armes, de flanelle et de galons, parlaient d’une voix retentissante, discutaient plans de campagne, et prеtendaient soutenir seuls la France agonisante sur leurs еpaules de fanfarons ; mais ils redoutaient parfois leurs propres soldats, gens de sac et de corde, souvent braves ? outrance, pillards et dеbauchеs.
Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on.
La garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances tr?s prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres sentinelles, et se prеparant au combat quand un petit lapin remuait sous des broussailles, еtait rentrеe dans ses foyers. Ses armes, ses uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle еpouvantait nagu?re les bornes des routes nationales ? trois lieues ? la ronde, avaient subitement disparu.
Les derniers soldats fran?ais venaient enfin de traverser la Seine pour gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard ; et, marchant apr?s tous, le gеnеral, dеsespеrе, ne pouvant rien tenter avec ces loques disparates, еperdu lui-m?me dans la grande dеb?cle d’un peuple habituе ? vaincre et dеsastreusement battu malgrе sa bravoure lеgendaire, s’en allait ? pied, entre deux officiers d’ordonnance.
Puis un calme profond, une attente еpouvantеe et silencieuse avaient planе sur la citе. Beaucoup de bourgeois bedonnants, еmasculеs par le commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu’on ne considеr?t comme une arme leurs broches ? r?tir ou leurs grands couteaux de cuisine.
La vie semblait arr?tеe, les boutiques еtaient closes, la rue muette. Quelquefois un habitant, intimidе par ce silence, filait rapidement le long des murs.
L’angoisse de l’attente faisait dеsirer la venue de l’ennemi.
Dans l’apr?s-midi du jour qui suivit le dеpart des troupes fran?aises, quelques uhlans, sortis on ne sait d’o?, travers?rent la ville avec cеlеritе. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la c?te Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs apparaissaient par les routes de Darnetal et de Bois-guillaume. Les avant-gardes des trois corps, juste au m?me moment, se joignirent sur la place de l’H?tel-de-Ville ; et, par toutes les rues voisines, l’armеe allemande arrivait, dеroulant ses bataillons qui faisaient sonner les pavеs sous leur pas dur et rythmе.
Des commandements criеs d’une voix inconnue et gutturale montaient le long des maisons qui semblaient mortes et dеsertes, tandis que, derri?re les volets fermеs, des yeux guettaient ces hommes victorieux, ma?tres de la citе, des fortunes et des vies de par le « droit de guerre ». Les habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l’affolement que donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car la m?me sensation repara?t chaque fois que l’ordre еtabli des choses est renversе, que la sеcuritе n’existe plus, que tout ce que protеgeaient les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve ? la merci d’une brutalitе inconsciente et fеroce. Le tremblement de terre еcrasant sous les maisons croulantes un peuple entier ; le fleuve dеbordе qui roule les paysans noyеs avec les cadavres des bCufs et les poutres arrachеes aux toits, ou l’armеe glorieuse massacrant ceux qui se dеfendent, emmenant les autres prisonniers, pillant au nom du sabre et remerciant un dieu au son du canon, sont autant de flеaux effrayants qui dеconcertent toute croyance ? la justice еternelle, toute la confiance qu’on nous enseigne en la protection du ciel et la raison de l’homme.
Mais ? chaque porte des petits dеtachements frappaient, puis disparaissaient dans les maisons. C’еtait l’occupation apr?s l’invasion. Le devoir commen?ait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs.
Au bout de quelque temps, une fois la premi?re terreur disparue, un calme nouveau s’еtablit. Dans beaucoup de familles, l’officier prussien mangeait ? table. Il еtait parfois bien еlevе, et, par politesse, plaignait la France, disait sa rеpugnance en prenant part ? cette guerre. On lui еtait reconnaissant de ce sentiment ; puis on pouvait, un jour ou l’autre, avoir besoin de sa protection. En le mеnageant on obtiendrait peut-?tre quelques hommes de moins ? nourrir. Et pourquoi blesser quelqu’un dont on dеpendait tout ? fait ? Agir ainsi serait moins de la bravoure que de la tеmеritе. – Et la tеmеritе n’est plus un dеfaut des bourgeois de Rouen, comme au temps des dеfenses hеro?ques o? s’illustra leur citе. – On se disait enfin, raison supr?me tirеe de l’urbanitе fran?aise, qu’il demeurait bien permis d’?tre poli dans son intеrieur pourvu qu’on ne se montr?t pas familier en public, avec le soldat еtranger. Au-dehors on ne se connaissait plus, mais dans la maison on causait volontiers, et l’Allemand demeurait plus longtemps, chaque soir, ? se chauffer au foyer commun.
La ville m?me reprenait peu ? peu de son aspect ordinaire. Les Fran?ais ne sortaient gu?re encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui tra?naient avec arrogance leurs grands outils de mort sur le pavе, ne semblaient pas avoir pour les simples citoyens еnormеment plus de mеpris que les officiers de chasseurs, qui, l’annеe d’avant, buvaient aux m?mes cafеs.
Il y avait cependant quelque chose dans l’air, quelque chose de subtil et d’inconnu, une atmosph?re еtrang?re intolеrable, comme une odeur rеpandue, l’odeur de l’invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques, changeait le go?t des aliments, donnait l’impression d’?tre en voyage, tr?s loin, chez des tribus barbares et dangereuses.
Les vainqueurs exigeaient de l’argent, beaucoup d’argent. Les habitants payaient toujours ; ils еtaient riches d’ailleurs. Mais plus un nеgociant normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute parcelle de sa fortune qu’il voit passer aux mains d’un autre.
Cependant, ? deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de la rivi?re, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les p?cheurs ramenaient souvent du fond de l’eau quelque cadavre d’Allemand gonflе dans son uniforme, tuе d’un coup de couteau ou de savate, la t?te еcrasеe par une pierre, ou jetе ? l’eau d’une poussеe du haut d’un pont. Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et lеgitimes, hеro?smes inconnus, attaques muettes, plus pеrilleuses que les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire.
Car la haine de l’Еtranger arme toujours quelques Intrеpides pr?ts ? mourir pour une Idеe.
Enfin, comme les envahisseurs, bien qu’assujettissant la ville ? leur inflexible discipline, n’avaient accompli aucune des horreurs que la renommеe leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, on s’enhardit, et le besoin du nеgoce travailla de nouveau le cCur des commer?ants du pays. Quelques-uns avaient de gros intеr?ts engagеs au Havre que l’armеe fran?aise occupait, et ils voulurent tenter de gagner ce port en allant par terre ? Dieppe o? ils s’embarqueraient.
On employa l’influence des officiers allemands dont on avait fait la connaissance, et une autorisation de dеpart fut obtenue du gеnеral en chef.
Donc, une grande diligence ? quatre chevaux ayant еtе retenue pour ce voyage, et dix personnes s’еtant fait inscrire chez le voiturier, on rеsolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour еviter tout rassemblement.
Depuis quelque temps dеj? la gelеe avait durci la terre, et le lundi, vers trois heures, de gros nuages noirs venant du nord apport?rent la neige, qui tomba sans interruption pendant toute la soirеe et toute la nuit.
? quatre heures et demie du matin, les voyageurs se rеunirent dans la cour de l’H?tel de Normandie o? l’on devait monter en voiture.
Ils еtaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous leurs couvertures. On se voyait mal dans l’obscuritе, et l’entassement des lourds v?tements d’hiver faisait ressembler tous ces corps ? des curеs ob?ses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se reconnurent, un troisi?me les aborda, ils caus?rent : « J’emm?ne ma femme », dit l’un. « J’en fais autant. » « Et moi aussi. » Le premier ajouta : « Nous ne reviendrons pas ? Rouen, et si les Prussiens approchent du Havre nous gagnerons l’Angleterre. » Tous avaient les m?mes projets, еtant de complexion semblable.
Cependant on n’attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait un valet d’еcurie, sortait de temps ? autre d’une porte obscure pour dispara?tre immеdiatement dans une autre. Des pieds de chevaux frappaient la terre, amortis par le fumier des liti?res, et une voix d’homme parlant aux b?tes et jurant s’entendait au fond du b?timent. Un lеger murmure de grelots annon?a qu’on maniait les harnais ; ce murmure devint bient?t un frеmissement clair et continu, rythmе par le mouvement de l’animal, s’arr?tant parfois, puis reprenant dans une brusque secousse qu’accompagnait le bruit mat d’un sabot ferrе battant le sol.
La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois, gelеs, s’еtaient tus ; ils demeuraient immobiles et roidis.
Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant vers la terre ; il effa?ait les formes, poudrait les choses d’une mousse de glace, et l’on n’entendait plus, dans le grand silence de la ville calme et ensevelie sous l’hiver, que ce froissement vague, innommable et flottant de la neige qui tombe, plut?t sensation que bruit, entrem?lement d’atomes lеgers qui semblaient emplir l’espace, couvrir le monde.
L’homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d’une corde un cheval triste qui ne venait pas volontiers. Il le pla?a contre le timon, attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, car il ne pouvait se servir que d’une main, l’autre portant sa lumi?re. Comme il allait chercher la seconde b?te, il remarqua tous ces voyageurs immobiles, dеj? blancs de neige, et leur dit : « Pourquoi ne montez-vous pas dans la voiture ? Vous serez ? l’abri, au moins. »
Ils n’y avaient pas songе, sans doute, et ils se prеcipit?rent. Les trois hommes install?rent leurs femmes dans le fond, mont?rent ensuite, puis les autres formes indеcises et voilеes prirent ? leur tour les derni?res places sans еchanger une parole.
Le plancher еtait couvert de paille o? les pieds s’enfonc?rent. Les dames du fond, ayant apportе des petites chaufferettes en cuivre avec un charbon chimique, allum?rent ces appareils, et, pendant quelque temps, ? voix basse, elles en еnumеr?rent les avantages, se rеpеtant des choses qu’elles savaient dеj? depuis longtemps.
Enfin, la diligence еtant attelеe avec six chevaux au lieu de quatre ? cause du tirage plus pеnible, une voix du dehors demanda : « Tout le monde est-il montе ? » Une voix du dedans rеpondit : « Oui. » On partit.
La voiture avan?ait lentement, lentement, ? tout petits pas. Les roues s’enfon?aient dans la neige ; le coffre entier geignait avec des craquements sourds; les b?tes glissaient, soufflaient, fumaient, et le fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les c?tеs, se nouant et se dеroulant comme un serpent mince, et cinglant brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort plus violent.
Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons lеgers qu’un voyageur, Rouennais pur sang, avait comparеs ? une pluie de coton, ne tombaient plus. Une lueur sale filtrait ? travers de gros nuages obscurs et lourds qui rendaient plus еclatante la blancheur de la campagne o? apparaissaient tant?t une ligne de grands arbres v?tus de givre, tant?t une chaumi?re avec un capuchon de neige.
Dans la voiture, on se regardait curieusement, ? la triste clartе de cette aurore.
Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l’un de l’autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vin en gros de la rue Grand-Pont.
Ancien commis d’un patron ruinе dans les affaires, Loiseau avait achetе le fonds et fait fortune. Il vendait ? tr?s bon marchе de tr?s mauvais vin aux petits dеbitants des campagnes et passait parmi ses connaissances et ses amis pour un fripon madrе, un vrai Normand plein de ruses et de jovialitе.
Sa rеputation de filou еtait si bien еtablie qu’un soir, ? la prеfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant et fin, une gloire locale, avait proposе aux dames qu’il voyait un peu somnolentes de faire une partie de « Loiseau vole » ; le mot lui-m?me vola ? travers les salons du prеfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait fait rire pendant un mois toutes les m?choires de la province.
Loiseau еtait en outre cеl?bre par ses farces de toute nature, ses plaisanteries bonnes ou mauvaises ; et personne ne pouvait parler de lui sans ajouter immеdiatement : « Il est impayable, ce Loiseau. »
De taille exigu?, il prеsentait un ventre en ballon surmontе d’une face rougeaude entre deux favoris grisonnants.
Sa femme, grande, forte, rеsolue, avec la voix haute et la dеcision rapide, еtait l’ordre et l’arithmеtique de la maison de commerce, qu’il animait par son activitе joyeuse.
? c?tе d’eux se tenait, plus digne, appartenant ? une caste supеrieure, M. Carrе-Lamadon, homme considеrable, posе dans les cotons, propriеtaire de trois filatures, officier de la Lеgion d’honneur et membre du Conseil gеnеral. Il еtait restе tout le temps de l’Empire chef de l’opposition bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement ? la cause qu’il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre expression. Mme Carrе-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyеs ? Rouen en garnison.
Elle faisait vis-?-vis ? son еpoux, toute petite, toute mignonne, toute jolie, pelotonnеe dans ses fourrures, et regardait d’un Cil navrе l’intеrieur lamentable de la voiture.
Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Brеville, portaient un des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, vieux gentilhomme de grande tournure, s’effor?ait d’accentuer, par les artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri IV, qui, suivant une lеgende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse une dame de Brеville, dont le mari, pour ce fait, еtait devenu comte et gouverneur de province.
Coll?gue de M. Carrе-Lamadon au Conseil gеnеral, le comte Hubert reprеsentait le parti orlеaniste dans le dеpartement. L’histoire de son mariage avec la fille d’un petit armateur de Nantes еtait toujours demeurеe mystеrieuse. Mais, comme la comtesse avait grand air, recevait mieux que personne, passait m?me pour avoir еtе aimеe par un des fils de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait f?te, et son salon demeurait le premier du pays, le seul o? se conserv?t la vieille galanterie, et dont l’entrеe f?t difficile.
La fortune des Brеville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, cinq cent mille livres de revenu.
Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le c?tе de la sociеtе rentеe, sereine et forte, des honn?tes gens autorisеs qui ont de la Religion et des Principes.
Par un hasard еtrange toutes les femmes se trouvaient sur le m?me banc ; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes sCurs qui еgrenaient de longs chapelets en marmottant des Pater et des Ave. L’une еtait vieille avec une face dеfoncеe par la petite vеrole comme si elle e?t re?u ? bout portant une bordеe de mitraille en pleine figure. L’autre, tr?s chеtive, avait une t?te jolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongеe par cette foi dеvorante qui fait les martyrs et les illuminеs.
En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les regards de tous.
L’homme, bien connu, еtait Cornudet le dеmoc, la terreur des gens respectables. Depuis vingt ans il trempait sa grande barbe rousse dans les bocks de tous les cafеs dеmocratiques. Il avait mangе avec les fr?res et amis une assez belle fortune qu’il tenait de son p?re, ancien confiseur, et il attendait impatiemment la Rеpublique pour obtenir enfin la place mеritеe par tant de consommations rеvolutionnaires. Au quatre septembre, par suite d’une farce peut-?tre, il s’еtait cru nommе prеfet ; mais quand il voulut entrer en fonctions, les gar?ons de bureau, demeurеs seuls ma?tres de la place, refus?rent de le reconna?tre, ce qui le contraignit ? la retraite. Fort bon gar?on, du reste, inoffensif et serviable, il s’еtait occupе avec une ardeur incomparable d’organiser la dеfense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous les jeunes arbres des for?ts voisines, semе des pi?ges sur toutes les routes, et, ? l’approche de l’ennemi, satisfait de ses prеparatifs, il s’еtait vivement repliе vers la ville. Il pensait maintenant se rendre plus utile au Havre, o? de nouveaux retranchements allaient ?tre nеcessaires.
La femme, une de celles appelеes galantes, еtait cеl?bre par son embonpoint prеcoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. Petite, ronde de partout, grasse ? lard, avec des doigts bouffis, еtranglеs aux phalanges, pareils ? des chapelets de courtes saucisses, avec une peau luisante et tendue, une gorge еnorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appеtissante et courue, tant sa fra?cheur faisait plaisir ? voir. Sa figure еtait une pomme rouge, un bouton de pivoine pr?t ? fleurir, et l?-dedans s’ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques, ombragеs de grands cils еpais qui mettaient une ombre dedans ; en bas, une bouche charmante, еtroite, humide pour le baiser, meublеe de quenottes luisantes et microscopiques.
Elle еtait de plus, disait-on, pleine de qualitеs inapprеciables.
Aussit?t qu’elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes honn?tes, et les mots de « prostituеe », de « honte publique » furent chuchotes si haut qu’elle leva la t?te. Alors elle promena sur ses voisins un regard tellement provocant et hardi qu’un grand silence aussit?t rеgna, et tout le monde baissa les yeux ? l’exception de Loiseau, qui la guettait d’un air еmoustillе.
Mais bient?t la conversation reprit entre les trois dames, que la prеsence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignitеs d’еpouses en face de cette vendue sans vergogne ; car l’amour lеgal le prend toujours de haut avec son libre confr?re.
Les trois hommes aussi, rapprochеs par un instinct de conservateurs ? l’aspect de Cornudet, parlaient argent d’un certain ton dеdaigneux pour les pauvres. Le comte Hubert disait les dеg?ts que lui avaient fait subir les Prussiens, les pertes qui rеsulteraient du bеtail volе et des rеcoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix fois millionnaire que ces ravages g?neraient ? peine une annеe. M. Carrе-Lamadon, fort еprouvе dans l’industrie cotonni?re, avait eu soin d’envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif qu’il se mеnageait ? toute occasion. Quant ? Loiseau, il s’еtait arrangе pour vendre ? l’Intendance fran?aise tous les vins communs qui lui restaient en cave, de sorte que l’Еtat lui devait une somme formidable qu’il comptait bien toucher au Havre.
Et tous les trois se jetaient des coups d’Cil rapides et amicaux. Bien que de conditions diffеrentes, ils se sentaient fr?res par l’argent, de la grande franc-ma?onnerie de ceux qui poss?dent, qui font sonner de l’or en mettant la main dans la poche de leur culotte.
La voiture allait si lentement qu’? dix heures du matin on n’avait pas fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des c?tes ? pied. On commen?ait ? s’inquiеter, car on devait dеjeuner ? T?tes et l’on dеsespеrait maintenant d’y parvenir avant la nuit. Chacun guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige, et il fallut deux heures pour la dеgager.
L’appеtit grandissait, troublait les esprits, et aucune gargote, aucun marchand de vin ne se montraient, l’approche des Prussiens et le passage des troupes fran?aises affamеes ayant effrayе toutes les industries.
Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du chemin, mais ils n’y trouv?rent pas m?me de pain, car le paysan, dеfiant, cachait ses rеserves dans la crainte d’?tre pillе par les soldats qui, n’ayant rien ? se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu’ils dеcouvraient.
Vers une heure de l’apr?s-midi, Loiseau annon?a que dеcidеment il se sentait un rude creux dans l’estomac. Tout le monde souffrait comme lui depuis longtemps, et le violent besoin de manger, augmentant toujours, avait tuе les conversations.
De temps en temps quelqu’un b?illait ; un autre presque aussit?t l’imitait, et chacun, ? tour de r?le, suivant son caract?re, son savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou modestement en portant vite sa main devant le trou bеant d’o? sortait une vapeur.
Boule de Suif, ? plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait quelque chose sous ses jupons. Elle hеsitait une seconde, regardait ses voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures еtaient p?les et crispеes. Loiseau affirma qu’il paierait mille francs un jambonneau. Sa femme fit un geste comme pour protester, puis elle se calma. Elle souffrait toujours en entendant parler d’argent gaspillе, et ne comprenait m?me pas les plaisanteries sur ce sujet. « Le fait est que je ne me sens pas bien, dit le comte ; comment n’ai-je pas songе ? apporter des provisions ? » Chacun se faisait le m?me reproche.
Cependant Cornudet avait une gourde pleine de rhum ; il en offrit : on refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu’il rendit la gourde, il remercia : « C’est bon tout de m?me, ?a rеchauffe, et ?a trompe l’appеtit. » L’alcool le mit en belle humeur et il proposa de faire comme sur le petit navire de la chanson : de manger le plus gras des voyageurs. Cette allusion indirecte ? Boule de Suif choqua les gens bien еlevеs. On ne rеpondit pas ; Cornudet seul eut un sourire. Les deux bonnes sCurs avaient cessе de marmotter leur rosaire, et, les mains enfoncеes dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, baissant obstinеment les yeux, offrant sans doute au ciel la souffrance qu’il leur envoyait.
Enfin, ? trois heures, comme on se trouvait au milieu d’une plaine interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif, se baissant vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d’une serviette blanche.
Elle en sortit d’abord une petite assiette de fa?ence, une fine timbale en argent puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, tout dеcoupеs, avaient confit sous leur gelеe, et l’on apercevait encore dans le panier d’autres bonnes choses enveloppеes, des p?tеs, des fruits, des friandises, les provisions prеparеes pour un voyage de trois jours, afin de ne point toucher ? la cuisine des auberges. Quatre goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle prit une aile de poulet et, dеlicatement, se mit ? la manger avec un de ces petits pains qu’on appelle « Rеgence » en Normandie.
Tous les regards еtaient tendus vers elle. Puis l’odeur se rеpandit, еlargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante avec une contraction douloureuse de la m?choire sous les oreilles. Le mеpris des dames pour cette fille devenait fеroce, comme une envie de la tuer, ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions.
Mais Loiseau dеvorait des yeux la terrine de poulet. Il dit : « ? la bonne heure, madame a eu plus de prеcaution que nous. Il y a des personnes qui savent toujours penser ? tout. » Elle leva la t?te vers lui : « Si vous en dеsirez, monsieur ? C’est dur de je?ner depuis le matin. » Il salua : « Ma foi, franchement, je ne refuse pas, je n’en peux plus. ? la guerre comme ? la guerre, n’est-ce pas, madame ? » Et, jetant un regard circulaire, il ajouta : « Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver des gens qui vous obligent. » Il avait un journal, qu’il еtendit pour ne point tacher son pantalon, et sur la pointe d’un couteau toujours logе dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelеe, la dеpe?a des dents, puis la m?cha avec une satisfaction si еvidente qu’il y eut dans la voiture un grand soupir de dеtresse.
Mais Boule de Suif, d’une voix humble et douce, proposa aux bonnes sCurs de partager sa collation. Elles accept?rent toutes les deux instantanеment et, sans lever les yeux, se mirent ? manger tr?s vite apr?s avoir balbutiе des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus les offres de sa voisine, et l’on forma avec les religieuses une sorte de table en dеveloppant des journaux sur les genoux.
Les bouches s’ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient, engloutissaient fеrocement. Loiseau, dans son coin, travaillait dur, et, ? voix basse, il engageait sa femme ? l’imiter. Elle rеsista longtemps, puis, apr?s une crispation qui lui parcourut les entrailles, elle cеda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda ? leur « charmante compagne » si elle lui permettait d’offrir un petit morceau ? Mme Loiseau. Elle dit : « Mais oui, certainement, monsieur », avec un sourire aimable, et tendit la terrine.
Un embarras se produisit lorsqu’on eut dеbouchе la premi?re bouteille de bordeaux : il n’y avait qu’une timbale. On se la passa apr?s l’avoir essuyеe. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses l?vres ? la place humide encore des l?vres de sa voisine.
Alors, entourеs de gens qui mangeaient, suffoquеs par les еmanations des nourritures, le comte et la comtesse de Brеville, ainsi que M. et Mme Carrе-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardе le nom de Tantale. Tout d’un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir qui fit retourner les t?tes ; elle еtait aussi blanche que la neige du dehors ; ses yeux se ferm?rent, son front tomba : elle avait perdu connaissance. Son mari, affolе, implorait le secours de tout le monde. Chacun perdait l’esprit, quand la plus ?gеe des bonnes sCurs, soutenant la t?te de la malade, glissa entre ses l?vres la timbale de Boule de Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, ouvrit les yeux, sourit, et dеclara d’une voix mourante qu’elle se sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvel?t plus, la religieuse la contraignit ? boire un plein verre de bordeaux, et elle ajouta : « C’est la faim, pas autre chose. »
Alors Boule de Suif, rougissante et embarrassеe, balbutia en regardant les quatre voyageurs restеs ? jeun : « Mon Dieu, si j’osais offrir ? ces messieurs et ? ces dames… » Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole : « Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est fr?re et doit s’aider. Allons, mesdames, pas de cеrеmonie : acceptez, que diable ! Savons-nous si nous trouverons seulement une maison o? passer la nuit ? Du train dont nous allons, nous ne serons pas ? T?tes avant demain midi. » On hеsitait, personne n’osant assumer la responsabilitе du « oui ». Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille intimidеe, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit : « Nous acceptons avec reconnaissance, madame. »
Le premier pas seul co?tait. Une fois le Rubicon passе, on s’en donna carrеment. Le panier fut vidе. Il contenait encore un p?tе de foie gras, un p?tе de mauviettes, un morceau de langue fumеe, des poires de Crassane, un pavе de pont-1’еv?que, des petits fours et une tasse pleine de cornichons et d’oignons au vinaigre : Boule de Suif, comme toutes les femmes, adorant les cruditеs.
On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc on causa, avec rеserve d’abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on s’abandonna davantage. Mmes de Brеville et Carrе-Lamadon, qui avaient un grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec dеlicatesse. La comtesse surtout montra cette condescendance aimable des tr?s nobles dames qu’aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme Loiseau, qui avait une ?me de gendarme, resta rev?che, parlant peu et mangeant beaucoup.
On s’entretint de la guerre naturellement. On raconta des faits horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Fran?ais ; et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les histoires personnelles commenc?rent bient?t et Boule de Suif raconta, avec une еmotion vraie, avec cette chaleur de parole qu’ont parfois les filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait quittе Rouen: «J’ai cru d’abord que je pourrais rester, disait-elle. J’avais ma maison pleine de provisions, et j’aimais mieux nourrir quelques soldats que m’expatrier je ne sais o?. Mais quand je les ai vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi ! Ils m’ont tournе le sang de col?re ; et j’ai pleurе de honte toute la journеe. Oh ! si j’еtais un homme, allez ! Je les regardais de ma fen?tre, ces gros porcs avec leur casque ? pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m’emp?cher de leur jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi ; alors j’ai sautе ? la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles ? еtrangler que d’autres ! Et je l’aurais terminе, celui-l?, si l’on ne m’avait pas tirеe par les cheveux. Il a fallu me cacher apr?s ?a. Enfin, quand j’ai trouvе une occasion, je suis partie, et me voici. »
On la fеlicita beaucoup. Elle grandissait dans l’estime de ses compagnons qui ne s’еtaient pas montrеs si cr?nes ; et Cornudet, en l’еcoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d’ap?tre ; de m?me un pr?tre entend un dеvot louer Dieu, car les dеmocrates ? longue barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont celui de la religion. Il parla ? son tour d’un ton doctrinaire, avec l’emphase apprise dans les proclamations qu’on collait chaque jour aux murs, et il finit par un morceau d’еloquence o? il еtrillait magistralement cette « crapule de Badinguet ».
Mais Boule de Suif aussit?t se f?cha, car elle еtait bonapartiste. Elle devenait plus rouge qu’une guigne et, bеgayant d’indignation : « J’aurais bien voulu vous voir ? sa place, vous autres. ?a aurait еtе du propre, ah oui ! C’est vous qui l’avez trahi, cet homme ! On n’aurait plus qu’? quitter la France si l’on еtait gouvernе par des polissons comme vous ! » Cornudet, impassible, gardait un sourire dеdaigneux et supеrieur, mais on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s’interposa et calma, non sans peine, la fille exaspеrеe, en proclamant avec autoritе que toutes les opinions sinc?res еtaient respectables. Cependant la comtesse et la manufacturi?re, qui avaient dans l’?me la haine irraisonnеe des gens comme il faut pour la Rеpublique, et cette instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les gouvernements ? panache et despotiques, se sentaient, malgrе elles, attirеes vers cette prostituеe pleine de dignitе, dont les sentiments ressemblaient si fort aux leurs.
Le panier еtait vide. ? dix on l’avait tari sans peine, en regrettant qu’il ne f?t pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un peu refroidie nеanmoins depuis qu’on avait fini de manger.
La nuit tombait, l’obscuritе peu ? peu devint profonde, et le froid, plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, malgrе sa graisse. Alors Mme de Brеville lui proposa sa chaufferette dont le charbon depuis le matin avait еtе plusieurs fois renouvelе, et l’autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds gelеs. Mmes Carrе-Lamadon et Loiseau donn?rent les leurs aux religieuses.
Le cocher avait allumе ses lanternes. Elles еclairaient d’une lueur vive un nuage de buеe au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des deux c?tеs de la route, la neige qui semblait se dеrouler sous le reflet mobile des lumi?res.
On ne distinguait plus rien dans la voiture ; mais tout ? coup un mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet ; et Loiseau, dont l’Cil fouillait l’ombre, crut voir l’homme ? la grande barbe s’еcarter vivement comme s’il e?t re?u quelque bon coup lancе sans bruit.
Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C’еtait T?tes. On avait marchе onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos laissеes en quatre fois aux chevaux pour manger l’avoine et souffler, faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l’H?tel du Commerce on s’arr?ta.
La porti?re s’ouvrit. Un bruit bien connu fit tressaillir tous les voyageurs ; c’еtaient les heurts d’un fourreau de sabre sur le sol. Aussit?t la voix d’un Allemand cria quelque chose.
Bien que la diligence f?t immobile, personne ne descendait, comme si l’on se f?t attendu ? ?tre massacrе ? la sortie. Alors le conducteur apparut tenant ? la main une de ses lanternes qui еclaira subitement jusqu’au fond de la voiture les deux rangs de t?tes effarеes, dont les bouches еtaient ouvertes et les yeux еcarquillеs de surprise et d’еpouvantе.
? c?tе du cocher se tenait, en pleine lumi?re, un officier allemand, un grand jeune homme excessivement mince et blond, serrе dans son uniforme comme une fille en son corset, et portant sur le c?tе sa casquette plate et cirеe qui le faisait ressembler au chasseur d’un h?tel anglais. Samoustache dеmesurеe, ? longs poils droits, s’amincissant indеfiniment de chaque c?tе et terminеe par un seul fil blond si mince qu’on n’en apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, tirant la joue, imprimait aux l?vres un pli tombant.
Il invita en fran?ais d’Alsacien les voyageurs ? sortir, disant d’un ton raide : « Foulez-fous tescentre, messieurs et tames ? »
Les deux bonnes sCurs obеirent les premi?res avec une docilitе de saintes filles habituеes ? toutes les soumissions. Le comte et la comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis de Loiseau poussant devant lui sa grande moitiе. Celui-ci, en mettant pied ? terre, dit ? l’officier : « Bonjour, monsieur », par un sentiment de prudence bien plus que de politesse. L’autre, insolent comme les gens tout-puissants, le regarda sans rеpondre.
Boule de Suif et Cornudet, bien que pr?s de la porti?re, descendirent les derniers, graves et hautains devant l’ennemi. La grosse fille t?chait de se dominer et d’?tre calme ; le dеmoc tourmentait d’une main tragique et un peu tremblante sa longue barbe rouss?tre. Ils voulaient garder de la dignitе, comprenant qu’en ces rencontres-l? chacun reprеsente un peu son pays ; et pareillement rеvoltеs par la souplesse de leurs compagnons, elle, t?chait de se montrer plus fi?re que ses voisines les femmes honn?tes, tandis que lui, sentant bien qu’il devait l’exemple, continuait en toute son attitude sa mission de rеsistance commencеe au dеfoncement des routes.
On entra dans la vaste cuisine de l’auberge, et l’Allemand, s’еtant fait prеsenter l’autorisation de dеpart signеe par le gеnеral en chef et o? еtaient mentionnеs les noms, le signalement et la profession de chaque voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux renseignements еcrits.
Puis il dit brusquement : « C’est pien », et il disparut.
Alors on respira. On avait faim encore ; le souper fut commandе. Une demi-heure еtait nеcessaire pour l’appr?ter ; et, pendant que deux servantes avaient l’air de s’en occuper, on alla visiter les chambres. Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte vitrеe marquеe d’un numеro parlant.
Enfin on allait se mettre ? table, quand le patron de l’auberge parut lui-m?me. C’еtait un ancien marchand de chevaux, un gros homme asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des chants de glaires dans le larynx. Son p?re lui avait transmis le nom de Follenvie.
Il demanda :
« Mademoiselle Еlisabeth Rousset ? »