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Пампушка = Boule de Suif
Пампушка = Boule de Suif
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Пампушка = Boule de Suif

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Boule de Suif tressaillit, se retourna :

« C’est moi.

– Mademoiselle, l’officier prussien veut vous parler immеdiatement.

– ? moi ?

– Oui, si vous ?tes bien Mlle Еlisabeth Rousset. »

Elle se troubla, rеflеchit une seconde, puis dеclara carrеment :

« C’est possible, mais je n’irai pas. »

Un mouvement se fit autour d’elle ; chacun discutait, cherchait la cause de cet ordre. Le comte s’approcha :

« Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultеs considеrables, non seulement pour vous, mais m?me pour tous vos compagnons. Il ne faut jamais rеsister aux gens qui sont les plus forts. Cette dеmarche assurеment ne peut prеsenter aucun danger ; c’est sans doute pour quelque formalitе oubliеe. »

Tout le monde se joignit ? lui, on la pria, on la pressa, on la sermonna, et l’on finit par la convaincre ; car tous redoutaient les complications qui pourraient rеsulter d’un coup de t?te. Elle dit enfin:

« C’est pour vous que je le fais, bien s?r ! »

La comtesse lui prit la main :

« Et nous vous en remercions. »

Elle sortit. On l’attendit pour se mettre ? table. Chacun se dеsolait de n’avoir pas еtе demandе ? la place de cette fille violente et irascible, et prеparait mentalement des platitudes pour le cas o? on l’appellerait ? son tour.

Mais au bout de dix minutes elle reparut, soufflant, rouge ? suffoquer, exaspеrеe. Elle balbutiait : « Oh la canaille ! la canaille ! »

Tous s’empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien ; et comme le comte insistait, elle rеpondit avec une grande dignitе : « Non, cela ne vous regarde pas, je ne peux pas parler. »

Alors on s’assit autour d’une haute soupi?re d’o? sortait un parfum de choux. Malgrе cette alerte, le souper fut gai. Le cidre еtait bon, le mеnage Loiseau et les bonnes sCurs en prirent, par еconomie. Les autres demand?rent du vin ; Cornudet rеclama de la bi?re. Il avait une fa?on particuli?re de dеboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de le considеrer en penchant le verre, qu’il еlevait ensuite entre la lampe et son Cil pour bien apprеcier la couleur. Quand il buvait, sa grande barbe, qui avait gardе la nuance de son breuvage aimе, semblait tressaillir de tendresse ; ses yeux louchaient pour ne point perdre de vue sa chope, et il avait l’air de remplir l’unique fonction pour laquelle il еtait nе. On e?t dit qu’il еtablissait en son esprit un rapprochement et comme une affinitе entre les deux grandes passions qui occupaient toute sa vie : le Pale-Ale et la Rеvolution ; et assurеment il ne pouvait dеguster l’un sans songer ? l’autre.

M. et Mme Follenvie d?naient tout au bout de la table. L’homme, r?lant comme une locomotive crevеe, avait trop de tirage dans la poitrine pour pouvoir parler en mangeant ; mais la femme ne se taisait jamais. Elle raconta toutes ses impressions ? l’arrivеe des Prussiens, ce qu’ils faisaient, ce qu’ils disaient, les exеcrant d’abord parce qu’ils lui co?taient de l’argent, et, ensuite, parce qu’elle avait deux fils ? l’armеe. Elle s’adressait surtout ? la comtesse, flattеe de causer avec une dame de qualitе.

Puis elle baissait la voix pour dire les choses dеlicates, et son mari, de temps en temps, l’interrompait : « Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. » Mais elle n’en tenait aucun compte, et continuait :

«Oui, madame, ces gens-l?, ?a ne fait que manger des pommes de terre et du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas croire qu’ils sont propres. – Oh non ! – Ils ordurent partout, sauf le respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l’exercice pendant des heures et des jours, ils sont l? tous dans un champ : – Et marche en avant, et marche en arri?re, et tourne par-ci, et tourne par-l?. – S’ils cultivaient la terre au moins, ou s’ils travaillaient aux routes dans leur pays ! – Mais non, madame, ces militaires, ?a n’est profitable ? personne ! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n’apprendre qu’? massacrer ! – Je ne suis qu’une vieille femme sans еducation, c’est vrai, mais en les voyant qui s’esquintent le tempеrament ? piеtiner du matin au soir, je me dis : – Quand il y a des gens qui font tant de dеcouvertes pour ?tre utiles, faut-il que d’autres se donnent tant de mal pour ?tre nuisibles ! Vraiment, n’est-ce pas une abomination de tuer des gens, qu’ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien Polonais, ou bien Fran?ais ? – Si l’on se revenge sur quelqu’un qui vous a fait tort, c’est mal, puisqu’on vous condamne ; mais quand on extermine nos gar?ons comme du gibier, avec des fusils, c’est donc bien, puisqu’on donne des dеcorations ? celui qui en dеtruit le plus ? – Non, voyez-vous, je ne comprendrai jamais cela ! »

Cornudet еleva la voix :

« La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible ; c’est un devoir sacrе quand on dеfend la patrie. »

La vieille femme baissa la t?te :

« Oui, quand on se dеfend, c’est autre chose ; mais si l’on ne devrait pas plut?t tuer tous les rois qui font ?a pour leur plaisir ? »

L’Cil de Cornudet s’enflamma :

« Bravo citoyenne », dit-il.

M. Carrе-Lamadon rеflеchissait profondеment. Bien qu’il f?t fanatique des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait songer ? l’opulence qu’apporteraient dans un pays tant de bras inoccupеs et par consеquent ruineux, tant de forces qu’on entretient improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu’il faudra des si?cles pour achever.

Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l’aubergiste. Le gros homme riait, toussait, crachait ; son еnorme ventre sautillait de joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis.

Le souper ? peine achevе, comme on еtait brisе de fatigue, on se coucha.

Cependant Loiseau, qui avait observе les choses, fit mettre au lit son еpouse, puis colla tant?t son oreille et tant?t son Cil au trou de la serrure, pour t?cher de dеcouvrir ce qu’il appelait : « les myst?res du corridor ».

Au bout d’une heure environ, il entendit un fr?lement, regarda bien vite, et aper?ut Boule de Suif qui paraissait plus repl?te encore sous un peignoir de cachemire bleu, bordе de dentelles blanches. Elle tenait un bougeoir ? la main et se dirigeait vers le gros numеro tout au fond du couloir. Mais une porte, ? c?tе, s’entrouvrit, et, quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, la suivait. Is parlaient bas, puis ils s’arr?t?rent. Boule de Suif semblait dеfendre l’entrеe de sa chambre avec еnergie. Loiseau, malheureusement, n’entendait pas les paroles, mais ? la fin, comme ils еlevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait avec vivacitе. Il disait:

« Voyons, vous ?tes b?te, qu’est-ce que ?a vous fait ? »

Elle avait l’air indignеe et rеpondit :

« Non, mon cher, il y a des moments o? ces choses-l? ne se font pas ; et puis, ici, ce serait une honte. »

Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle s’emporta, еlevant encore le ton :

« Pourquoi ? Vous ne comprenez pas pourquoi ? Quand il y a des Prussiens dans la maison, dans la chambre ? c?tе, peut-?tre ? »

Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point caresser pr?s de l’ennemi dut rеveiller en son cCur sa dignitе dеfaillante, car, apr?s l’avoir seulement embrassеe, il regagna sa porte ? pas de loup.

Loiseau, tr?s allumе, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure carcasse de sa compagne qu’il rеveilla d’un baiser en murmurant : « M’aimes-tu, chеrie ? »

Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bient?t s’еleva quelque part, dans une direction indеterminеe qui pouvait ?tre la cave aussi bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, rеgulier, un bruit sourd et prolongе, avec des tremblements de chaudi?re sous pression. M. Follenvie dormait.

Comme on avait dеcidе qu’on partirait ? huit heures le lendemain, tout le monde se trouva dans la cuisine ; mais la voiture, dont la b?che avait un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les еcuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se rеsolurent ? battre le pays et ils sortirent. Ils se trouv?rent sur la place, avec l’еglise au fond et, des deux c?tеs, des maisons basses o? l’on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu’ils virent еpluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique du coiffeur. Un autre, barbu jusqu’aux yeux, embrassait un mioche qui pleurait et le ber?ait sur ses genoux pour t?cher de l’apaiser ; et les grosses paysannes dont les hommes еtaient ? « l’armеe de la guerre », indiquaient par signes ? leurs vainqueurs obеissants le travail qu’il fallait entreprendre : fendre du bois, tremper la soupe, moudre du cafе ; un d’eux m?me lavait le linge de son h?tesse, une a?eule tout impotente.

Le comte, еtonnе, interrogea le bedeau qui sortait du presbyt?re. Le vieux rat d’еglise lui rеpondit : « Oh ! ceux-l? ne sont pas mеchants ; c’est pas des Prussiens, ? ce qu’on dit. Ils sont de plus loin ; je ne sais pas bien d’o? ; et ils ont tous laissе une femme et des enfants au pays ; ?a ne les amuse pas, la guerre, allez ! Je suis s?r qu’on pleure bien aussi l?-bas apr?s les hommes ; et ?a fournira une fameuse mis?re chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n’est pas trop malheureux pour le moment, parce qu’ils ne font pas de mal et qu’ils travaillent comme s’ils еtaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres gens, faut bien qu’on s’aide… C’est les grands qui font la guerre. »

Cornudet, indignе de l’entente cordiale еtablie entre les vainqueurs et les vaincus, se retira, prеfеrant s’enfermer dans l’auberge. Loiseau eut un mot pour rire : « Ils repeuplent. » M. Carrе-Lamadon eut un mot grave : « Ils rеparent. » Mais on ne trouvait pas le cocher. ? la fin on le dеcouvrit dans le cafе du village, attablе fraternellement avec l’ordonnance de l’officier. Le comte l’interpella :

«Ne vous avait-on pas donnе l’ordre d’atteler pour huit heures ?

– Ah bien oui, mais on m’en a donnе un autre depuis.

– Lequel ?

– De ne pas atteler du tout.

– Qui vous a donnе cet ordre ?

– Ma foi ! le commandant prussien.

– Pourquoi ?

– Je n’en sais rien. Allez lui demander. On me dеfend d’atteler, moi je n’attelle pas. – Voil?.

– C’est lui-m?me qui vous a dit cela ?

– Non, monsieur, c’est l’aubergiste qui m’a donnе l’ordre de sa part.

– Quand ?a ?

– Hier soir, comme j’allais me coucher. »

Les trois hommes rentr?rent fort inquiets.

On demanda M. Follenvie, mais la servante rеpondit que Monsieur, ? cause de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait m?me formellement dеfendu de le rеveiller plus t?t, exceptе en cas d’incendie.

On voulut voir l’officier, mais cela еtait impossible absolument, bien qu’il loge?t dans l’auberge. M. Follenvie seul еtait autorisе ? lui parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes remont?rent dans leurs chambres, et des futilitеs les occup?rent.

Cornudet s’installa sous la haute cheminеe de la cuisine o? flambait un grand feu. Il se fit apporter l? une des petites tables du cafе, une canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les dеmocrates d’une considеration presque еgale ? la sienne, comme si elle avait servi la patrie en servant ? Cornudet. C’еtait une superbe pipe en еcume admirablement culottеe, aussi noire que les dents de son ma?tre, mais parfumеe, recourbеe, luisante, famili?re ? sa main, et complеtant sa physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tant?t fixеs sur la flamme du foyer, tant?t sur la mousse qui couronnait sa chope ; et chaque fois qu’il avait bu, il passait d’un air satisfait ses longs doigts maigres dans ses longs cheveux gras pendant qu’il humait sa moustache frangеe d’еcume.

Loiseau, sous prеtexte de se dеgourdir les jambes, alla placer du vin aux dеbitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent ? causer politique. Ils prеvoyaient l’avenir de la France. L’un croyait aux d’Orlеans, l’autre ? un sauveur inconnu, un hеros qui se rеvеlerait quand tout serait dеsespеrе : un Du Guesclin, une Jeanne d’Arc peut-?tre ? ou un autre Napolеon Ier ? Ah ! si le prince impеrial n’еtait pas si jeune ! Cornudet, les еcoutant, souriait en homme qui sait le mot des destinеes. Sa pipe embaumait la cuisine.

Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l’interrogea bien vite ; mais il ne put que rеpеter deux ou trois fois, sans une variante, ces paroles : « L’officier m’a dit comme ?a : “ Monsieur Follenvie, vous dеfendrez qu’on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux pas qu’ils partent sans mon ordre. Vous entendez. ?a suffit. ” »

Alors on voulut voir l’officier. Le comte lui envoya sa carte o? M. Carrе-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit rеpondre qu’il admettrait ces deux hommes ? lui parler quand il aurait dеjeunе, c’est-?-dire vers une heure.

Les dames reparurent et l’on mangea quelque peu, malgrе l’inquiеtude. Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublеe.

On achevait le cafе quand l’ordonnance vint chercher ces messieurs.

Loiseau se joignit aux deux premiers ; comme on essayait d’entra?ner Cornudet pour donner plus de solennitе ? leur dеmarche, il dеclara fi?rement qu’il entendait n’avoir jamais aucun rapport avec les Allemands ; et il se remit dans sa cheminеe, demandant une autre canette.

Les trois hommes mont?rent et furent introduits dans la plus belle chambre de l’auberge o? l’officier les re?ut, еtendu dans un fauteuil, les pieds sur la cheminеe, fumant une longue pipe de porcelaine, et enveloppе par une robe de chambre flamboyante, dеrobеe sans doute dans la demeure abandonnеe de quelque bourgeois de mauvais go?t. Il ne se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il prеsentait un magnifique еchantillon de la goujaterie naturelle au militaire victorieux.

Au bout de quelques instants il dit enfin :

« Qu’est-ce que fous foulez ? »

Le comte prit la parole : « Nous dеsirons partir, monsieur.

– Non.

– Oserai-je vous demander la cause de ce refus ?

– Parce que che ne feux pas.

– Je vous ferai respectueusement observer, monsieur, que votre gеnеral en chef nous a dеlivrе une permission de dеpart pour gagner Dieppe ; et je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mеriter vos rigueurs.

– Che ne feux pas… foil? tout… Fous poufez tescentre. »

S’еtant inclinеs tous les trois ils se retir?rent.

L’apr?s-midi fut lamentable. On ne comprenait rien ? ce caprice d’Allemand ; et les idеes les plus singuli?res troublaient les t?tes. Tout le monde se tenait dans la cuisine, et l’on discutait sans fin, imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-?tre les garder comme otages – mais dans quel but ? – ou les emmener prisonniers ? ou, plut?t, leur demander une ran?on considеrable ? ? cette pensеe une panique les affola. Les plus riches еtaient les plus еpouvantеs, se voyant dеj? contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs pleins d’or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la cervelle pour dеcouvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs richesses, se faire passer pour pauvres, tr?s pauvres. Loiseau enleva sa cha?ne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta les apprеhensions. La lampe fut allumеe, et comme on avait encore deux heures avant le d?ner, Mme Loiseau proposa une partie de trente et un. Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-m?me, ayant еteint sa pipe par politesse, y prit part.

Le comte battit les cartes – donna – Boule de Suif avait trеnte-et-un d’emblеe et bient?t l’intеr?t de la partie apaisa la crainte qui hantait les esprits. Mais Cornudet s’aper?ut que le mеnage Loiseau s’entendait pour tricher.

Comme on allait se mettre ? table, M. Follenvie reparut ; et de sa voix graillonnante il pronon?a : « L’officier prussien fait demander ? Mlle Еlisabeth Rousset si elle n’a pas encore changе d’avis. »

Boule de Suif resta debout, toute p?le ; puis, devenant subitement cramoisie, elle eut un tel еtouffement de col?re qu’elle ne pouvait plus parler. Enfin elle еclata : « Vous lui direz ? cette crapule, ? ce saligaud, ? cette charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai ; vous entendez bien, jamais, jamais, jamais. »

Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entourеe, interrogеe, sollicitеe par tout le monde de dеvoiler le myst?re de sa visite. Elle rеsista d’abord ; mais l’exaspеration l’emporta bient?t : « Ce qu’il veut ?… ce qu’il veut ?… Il veut coucher avec moi ! » cria-t-elle. Personne ne se choqua du mot, tant l’indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en la reposant violemment sur la table. C’еtait une clameur de rеprobation contre ce soudard ignoble, un souffle de col?re, une union de tous pour la rеsistance, comme si l’on e?t demandе ? chacun une partie du sacrifice exigе d’elle. Le comte dеclara avec dеgo?t que ces gens-l? se conduisaient ? la fa?on des anciens barbares. Les femmes surtout tеmoign?rent ? Boule de Suif une commisеration еnergique et caressante. Les bonnes sCurs, qui ne se montraient qu’aux repas, avaient baissе la t?te et ne disaient rien.

On d?na nеanmoins lorsque la premi?re fureur fut apaisеe ; mais on parla peu, on songeait.

Les dames se retir?rent de bonne heure ; et les hommes, tout en fumant, organis?rent un еcartе auquel fut conviе M. Follenvie qu’on avait l’intention d’interroger habilement sur les moyens ? employer pour vaincre la rеsistance de l’officier. Mais il ne songeait qu’? ses cartes, sans rien еcouter, sans rien rеpondre ; et il rеpеtait sans cesse : « Au jeu, messieurs, au jeu. »

Son attention еtait si tendue qu’il en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d’orgue dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de l’asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu’aux enrouements aigus des jeunes coqs essayant de chanter.

Il refusa m?me de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle еtait « du matin », toujours levеe avec le soleil, tandis que son homme еtait « du soir », toujours pr?t ? passer la nuit avec des amis. Il lui cria : « Tu placeras mon lait de poule devant le feu », et se remit ? sa partie. Quand on vit bien qu’on n’en pourrait rien tirer on dеclara qu’il еtait temps de s’en aller, et chacun gagna son lit.

On se leva encore d’assez bonne heure le lendemain avec un espoir indеterminе, un dеsir plus grand de s’en aller, une terreur du jour ? passer dans cette horrible petite auberge.

Hеlas ! les chevaux restaient ? l’еcurie, le cocher demeurait invisible. On alla, par dеsCuvrement, tourner autour de la voiture.

Le dеjeuner fut bien triste, et il s’еtait produit comme un refroidissement vis-?-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte conseil, avait un peu modifiе les jugements. On en voulait presque ? cette fille, maintenant, de n’avoir pas еtе trouver secr?tement le Prussien, afin de mеnager, au rеveil, une bonne surprise ? ses compagnons. Quoi de plus simple ? Qui l’e?t su, d’ailleurs ? Elle aurait pu sauver les apparences en faisant dire ? l’officier qu’elle prenait en pitiе leur dеtresse. Pour elle ?a avait si peu d’importance !

Mais personne n’avouait encore ces pensеes.

Dans l’apr?s-midi, comme on s’ennuyait ? pеrir, le comte proposa de faire une promenade aux alentours du village. Chacun s’enveloppa avec soin et la petite sociеtе partit, ? l’exception de Cornudet, qui prеfеrait rester pr?s du feu, et des bonnes sCurs, qui passaient leurs journеes dans l’еglise ou chez le curе.

Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et les oreilles ; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas еtait une souffrance ; et lorsque la campagne se dеcouvrit, elle leur apparut si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitеe que tout le monde aussit?t retourna, l’?me glacеe et le cCur serrе.

Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu derri?re.

Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout ? coup si cette « garce-l? » allait les faire rester longtemps encore dans un pareil endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu’on ne pouvait exiger d’une femme un sacrifice aussi pеnible, et qu’il devait venir d’elle-m?me. M. Carrе-Lamadon remarqua que si les Fran?ais faisaient, comme il en еtait question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir lieu qu’? T?tes. Cette rеflexion rendit les deux autres soucieux. « Si l’on se sauvait ? pied», dit Loiseau. Le comte haussa les еpaules: «Y songez-vous, dans cette neige ? avec nos femmes ? Et puis nous serions tout de suite poursuivis, rattrapеs en dix minutes, et ramenеs prisonniers ? la merci des soldats. » C’еtait vrai ; on se tut.

Les dames parlaient toilette ; mais une certaine contrainte semblait les dеsunir.

Tout ? coup, au bout de la rue, l’officier parut. Sur la neige qui fermait l’horizon il profilait sa grande taille de gu?pe en uniforme, et marchait, les genoux еcartеs, de ce mouvement particulier aux militaires qui s’efforcent de ne point maculer leurs bottes soigneusement cirеes.

Il s’inclina en passant pr?s des dames, et regarda dеdaigneusement les hommes qui eurent, du reste, la dignitе de ne se point dеcouvrir, bien que Loiseau еbauch?t un geste pour retirer sa coiffure.

Boule de Suif еtait devenue rouge jusqu’aux oreilles ; et les trois femmes mariеes ressentaient une grande humiliation d’?tre ainsi rencontrеes par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu’il avait si cavali?rement traitеe.

Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carrе-Lamadon, qui avait connu beaucoup d’officiers et qui les jugeait en connaisseur, trouvait celui-l? pas mal du tout ; elle regrettait m?me qu’il ne f?t pas Fran?ais, parce qu’il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes assurеment raffoleraient.

Une fois rentrеs, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent m?me еchangеes ? propos de choses insignifiantes. Le d?ner silencieux, dura peu, et chacun monta se coucher, espеrant dormir pour tuer le temps.

On descendit le lendemain avec des visages fatiguеs et des cCurs exaspеrеs. Les femmes parlaient ? peine ? Boule de Suif.

Une cloche tinta. C’еtait pour un bapt?me. La grosse fille avait un enfant еlevе chez des paysans d’Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois l’an, et n’y songeait jamais ; mais la pensеe de celui qu’on allait baptiser lui jeta au cCur une tendresse subite et violente pour le sien, et elle voulut absolument assister ? la cеrеmonie.

Aussit?t qu’elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha les chaises, car on sentait bien qu’? la fin il fallait dеcider quelque chose. Loiseau eut une inspiration : il еtait d’avis de proposer ? l’officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir les autres.