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Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке
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Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке

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– Cette fois-ci, je crois que c’est lui, reprit Robert en se levant… Vite encore un mot avant qu’il n’entre. Mon père est mort tantôt.

– Ah! fit-elle simplement.

– Cela ne vous dirait rien de devenir comtesse de Passavant?

Lilian, du coup, se renversa en arrière en riant aux éclats.

– Mais, mon cher… c’est que je crois bien me souvenir que j’ai oublié un mari en Angleterre. Quoil je ne vous l’avais pas déjà dit?

– Peut-être pas.

– Un Lord Griffith existe quelque part.

Le comte de Passavant, qui n’avait jamais cru à l’authenticité du titre de son amie, sourit. Celle-ci reprit:

– Dites un peu. Est-ce pour couvrir votre vie que vous imaginez de me proposer cela? Non, mon cher, non. Restons comme nous sommes. Amis, hein? et elle lui tendit une main qu’il baisa.

– Parbleu, j’en étais sûr, s’écria Vincent en entrant. Il s’est mis en habit, le traître.

– Oui, je lui avais promis de rester en veston pour ne pas faire honte au sien, dit Robert. Je vous demande bien pardon, cher ami, mais je me suis souvenu tout d’un coup que j’étais en deuil.

Vincent portait la tête haute; tout en lui respirait le triomphe, la joie. A son arrivée, Lilian avait bondi. Elle le dévisagea un instant, puis s’élança joyeusement sur Robert dont elle bourra le dos de coups de poing en sautant, dansant et criant (Lilian m’agace un peu lorsqu’elle fait ainsi l’enfant):

– Il a perdu son pari! Il a perdu son pari.

– Quel pari? demanda Vincent.

– Il avait parié que vous alliez de nouveau perdre. Allons! dites vite: gagné combien?

– J’ai eu le courage extraordinaire, la vertu, d’arrêter à cinquante mille, et de quitter le jeu là-dessus.

Lilian poussa un rugissement de plaisir.

– Bravo! Bravo! Bravo! criait-elle. Puis elle sauta au cou de Vincent, qui sentit tout le long de son corps la souplesse de ce corps brûlant à l’étrange parfum de santal, et Lilian l’embrassa sur le front, sur les joues, sur les lèvres. Vincent, en chancelant, se dégagea. Il sortit de sa poche une liasse de billets de banque.

– Tenez, reprenez votre avance, dit-il en en tendant cinq à Robert.

– C’est à Lady Lilian que vous les devez à présent.

Robert lui passa les billets, qu’elle jeta sur le divan. Elle était haletante. Elle alla jusqu’à la terrasse pour respirer. C’était l’heure douteuse où s’achève la nuit, et où le diable fait ses comptes. Dehors, on n’entendait pas un bruit. Vincent s’était assis sur le divan. Lilian se retourna vers lui, et, pour la première fois, le tutoyant:

– Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire?

Il prit sa tête dans ses mains et dit dans une sorte de sanglot:

– Je ne sais plus.

Lilian s’approcha de lui et posa sa main sur son front qu’il releva; ses yeux étaient secs et ardents.

– En attendant, nous allons trinquer tous les trois, dit-elle, et elle remplit de tokay les trois verres.

Après qu’ils eurent bu:

– Maintenant, quittez-moi. Il est tard, et je n’en puis plus. Elle les accompagna vers l’antichambre, puis, comme Robert passait devant, glissa dans la main de Vincent un petit objet de métal et chuchota:

– Sors avec lui, tu reviendras dans un quart d’heure.

Dans l’antichambre sommeillait un laquais, qu’elle secoua par le bras.

– Éclairez ces messieurs jusqu’en bas.

L’escalier était sombre, où il eût été simple, sans doute, de faire jouer l’éleftricité; mais Lilian tenait à ce qu’un domestique, toujours, vît sortir ses hôtes.

Le laquais alluma les bougies d’un grand candélabre qu’il tint haut devant lui, précédant Robert et Vincent dans l’escalier. L’auto de Robert attendait devant la porte que le laquais referma sur eux.

– Je crois que je vais rentrer à pied. J’ai besoin de marcher un peu pour retrouver mon équilibre, dit Vincent, comme l’autre ouvrait la portière de l’auto et lui faisait signe de monter.

– Vous ne voulez vraiment pas que je vous raccompagne? Brusquement, Robert saisit la main gauche de Vincent, que celui-ci tenait fermée. – Ouvrez la main! Allons! montrez ce que vous avez là.

Vincent avait cette naïveté de craindre la jalousie de Robert. Il rougit en desserrant les doigts. Une petite clef tomba sur le trottoir. Robert la ramassa tout aussitôt, la regarda; en riant, la rendit à Vincent.

– Parbleu! fit-il; et il haussa les épaules. Puis, entrant dans l’auto, il se pencha en arrière, vers Vincent qui demeurait penaud:

– C’est jeudi. Dites à votre frère que je l’attends ce soir dès quatre heures – et vite il referma la portière, sans laisser à Vincent le temps de répliquer.

L’auto partit. Vincent fit quelques pas sur le quai, traversa la Seine, gagna cette partie des Tuileries qui se trouve en dehors des grilles, s’approcha d’un petit bassin et trempa dans l’eau son mouchoir qu’il appliqua sur son front et ses tempes. Puis, lentement, il revint vers la demeure de Lilian. Laissons-le, tandis que le diable amusé le regarde glisser sans bruit la petite clef dans la serrure…

C’est l’heure où, dans une triste chambre d’hôtel, Laura, sa maîtresse d’hier, après avoir longtemps pleuré, longtemps gémi, va s’endormir. Sur le pont du navire qui le ramène en France, Edouard, à la première clarté de l’aube, relit la lettre qu’il a reçue d’elle, lettre plaintive et où elle appelle au secours. Déjà, la douce rive de son pays natal est en vue, mais, à travers la brume, il faut un oeil exercé pour la voir. Pas un nuage au ciel, où le regard de Dieu va sourire. La paupière de l’horizon rougissant déjà se soulève. Comme il va faire chaud dans Paris! Il est temps de retrouver Bernard. Voici que dans le lit d’Olivier il s’éveille.

VI

We are ail bastards;
And that most vénérable man which
I Did call my father, was I know not where
When I was Stamp’d.

    SHAKESPEARE

Bernard a fait un rêve absurde. Il ne se souvient pas de ce qu’il a rêvé. Il ne cherche pas à se souvenir de son rêve, mais à en sortir. Il rentre dans le monde réel pour sentir le corps d’Olivier peser lourdement contre lui. Son ami, pendant leur sommeil, ou du moins pendant le sommeil de Bernard, s’était rapproché, et du reste l’étroitesse du lit ne permet pas beaucoup de distance; il s’était retourné; à présent, il dort sur le flanc et Bernard sent son souffle chaud chatouiller son cou. Bernard n’a qu’une courte chemise de jour; en travers de son corps, un bras d’Olivier opprime indiscrètement sa chair. Bernard doute un instant si son ami dort vraiment. Doucement il se dégage. Sans éveiller Olivier, il se lève, se rhabille et revient s’étendre sur le lit. Il est encore trop tôt pour partir. Quatre heures, la nuit commence à peine à pâlir. Encore une heure de repos, d’élan pour commencer vaillamment la journée. Mais c’en est fait du sommeil. Bernard contemple la vitre bleuissante, les murs gris de la petite pièce, le lit de fer où Georges s’agite en rêvant.

– Dans un instant, se dit-il, j’irai vers mon destin. Quel beau mot: l’aventure! Ce qui doit advenir. Tout le surprenant qui m’attend. Je ne sais pas si d’autres sont comme moi, mais dès que je suis réveillé, j’aime à mépriser ceux qui dorment. Olivier, mon ami, je partirai sans ton adieu. Houst! Debout, valeureux Bernard! Il est temps.

Il frotte son visage d’un coin de serviette trempée; se recoiffe; se rechausse. Il ouvre la porte, sans bruit. Dehors!

Ah! que paraît salubre à tout l’être l’air qui n’a pas encore été respiré! Bernard suit la grille du Luxembourg; il descend la rue Bonaparte, gagne les quais, traverse la Seine. Il songe à sa nouvelle règle de vie, dont il a trouvé depuis peu la formule: “Si tu ne fais pas cela, qui le fera? Si tu ne le fais pas aussitôt, quand sera-ce?” – Il songe: “De grandes choses à faire”; il lui semble qu’il va vers elles. “De grandes choses”, se répète-t-il en marchant. Si seulement il savait lesquelles!.. En attendant, il sait qu’il a faim: le voici près des Halles. Il a quatorze sous dans sa poche, pas un liard de plus. Il entre dans un bar; prend un croissant et un café au lait sur le zinc. Coût: dix sous. Il lui en reste quatre; crânement, il en abandonne deux sur le comptoir, tend les deux autres à un va-nu-pieds qui fouille une boîte à ordures. Charité? Défi? Peu importe. À présent, il se sent heureux comme un roi. Il n’a plus rien: tout est à lui! – J’attends tout de la Providence, songe-t-il. Si seulement elle consent vers midi à servir devant moi quelque beau rosbif saignant, je composerai bien avec elle (car hier soir, il n’a pas dîné). Le soleil s’est levé depuis longtemps. Bernard rejoint le quai. Il se sent léger; s’il court, il lui semble qu’il vole. Dans son cerveau bondit voluptueusement sa pensée. Il pense:

– Le difficile dans la vie, c’est de prendre au sérieux longtemps de suite la même chose. Ainsi, l’amour de ma mère pour celui que j’appelais mon père – cet amour, j’y ai cru quinze ans; j’y croyais hier encore. Elle non plus, parbleu! n’a pu prendre longtemps au sérieux son amour. Je voudrais bien savoir si je la méprise, ou si je Peétime davantage, d’avoir fait de son fils un bâtard?… Et puis, au fond, je ne tiens pas tant que ça à le savoir. Les sentiments pour les progéniteurs, ça fait partie des choses qu’il vaut mieux ne pas chercher trop à tirer au clair. Quand au cocu, c’est bien simple: d’aussi loin que je m’en souvienne, je l’ai toujours haï; il faut bien que je m’avoue aujourd’hui que je n’y avais pas grand mérite – et c’est tout ce que je regrette ici. Dire que si je n’avais pas forcé ce tiroir, j’aurais pu croire toute ma vie que je nourrissais à l’égard d’un père des sentiments dénaturés! Quel soulagement de savoir!.. Tout de même, je n’ai pas précisément forcé le tiroir; je ne songeais même pas à l’ouvrir… Et puis il y avait des circonstances atténuantes: d’abord je m’ennuyais effroyablement ce jour-là. Et puis cette curiosité, cette “fatale curiosité”, comme dit Fénelon, c’est ce que j’ai le plus sûrement hérité de mon vrai père, car il n’y en a pas trace dans la famille Profitendieu. Je n’ai jamais rencontré moins curieux que Monsieur le mari de ma mère; si ce n’est les enfants qu’il lui a faits. Il faudra que je repense à eux quand j’aurai dîné… Soulever la plaque de marbre d’un guéridon et s’apercevoir que le tiroir bâille, ça n’est tout de même pas la même chose que de forcer une serrure. Je ne suis pas un crocheteur. Ça peut-arriver à n’importe qui, de soulever le marbre d’un guéridon. Thésée devait avoir mon âge quand il souleva le rocher. Ce qui empêche pour le guéridon, d’ordinaire, c’est la pendule. Je n’aurais pas songé à soulever la plaque de marbre du guéridon si je n’avais pas voulu réparer la pendule… Ce qui n’arrive pas à n’importe qui, c’est de trouver là-dessous des armes; ou des lettres d’un amour coupable! Bah! l’important c’était que j’en fusse instruit. Tout le monde ne peut pas se payer, comme Hamlet, le luxe d’un speâre révélateur. Hamlet! C’est curieux comme le point de vue diffère, suivant qu’on cet le fruit du crime ou de la légitimité. Je reviendrai là-dessus quand j’aurai dîné… Est-ce que c’était mal à moi de lire ces lettres? Si c’avait été mal… non, j’aurais des remords. Et si je n’avais pas lu ces lettres, j’aurais dû continuer à vivre dans l’ignorance, le mensonge et la soumission. Aérons-nous. Gagnons le large! “Bernard! Bernard, cette verte jeunesse…”, comme dit Bossuet; assieds-la sur ce banc, Bernard. Qu’il fait beau ce matin! Il y a des jours où le soleil vraiment a l’air de caresser la terre. Si je pouvais me quitter un peu, sûrement, je ferais des vers. Étendu sur le banc, il se quitta si bien qu’il dormit.

VII

Le soleil déjà haut par la fenêtre ouverte, vient caresser le pied nu de Vincent, sur le large lit où près de Lilian il repose. Celle-ci, qui ne le sait pas réveillé, se soulève, le regarde et s’étonne à lui trouver Pair soucieux.

Lady Griffith aimait Vincent peut-être; mais elle aimait en lui le succès. Vincent était grand, beau, svelte, mais il ne savait ni se tenir, ni s’asseoir, ni se lever. Soa visage était expressif, mais il se coiffait mal. Surtout elle admirait la hardiesse, la robustesse de sa pensée; il était certainement très instruit, mais il lui paraissait inculte. Elle se penchait avec un instincl: d’amante et de mère au-dessus de ce grand enfant qu’elle prenait tâche de former. Elle en faisait son oeuvre, sa statue. Elle lui apprenait à soigner ses ongles, à séparer sur le côté ses cheveux qu’il rejetait d’abord en arrière, et son front, à demi caché par eux, paraissait plus pâle et plus haut. Enfin, elle avait remplacé par des cravates seyantes, les modestes petits noeuds tout faits qu’il portait. Décidément Lady Griffith aimait Vincent; mais elle ne le supportait pas taciturne, ou “maussade”, comme elle disait.

Sur le front de Vincent elle promène doucement son doigt, comme pour effacer une ride, double pli qui, parti des sourcils, creuse deux barres verticales et semble presque douloureux.

– Si tu dois m’apporter ici des regrets, des soucis, des remords, autant vaut ne pas revenir, murmure-t-elle en se penchant vers lui.

Vincent ferme les yeux comme devant une clarté trop vive. La jubilation des regards de Lilian l’éblouit.

– Ici, c’est comme dans les mosquées; on se déchausse en entrant pour ne pas apporter la boue du dehors. Si tu crois que je ne sais pas à quoi tu penses! – Puis, comme Vincent veut lui mettre la main devant la bouche, elle se débat mutinement:

– Non, laisse-moi te parler sérieusement. J’ai beaucoup réfléchi à ce que tu me disais l’autre jour. On croit toujours que les femmes ne savent pas réfléchir, mais tu verras que cela dépend desquelles… Ce que tu me disais sur les produits de croisement… et qu’on n’obtenait rien de fameux par mélange, mais plutôt par sélection… Hein! j’ai bien retenu ta leçon?.. Eh bien! ce matin, je crois que tu nourris un monstre, quelque chose de tout à fait ridicule et que tu ne pourras jamais sevrer: un hybride de bacchante et de Saint-Esprit. Pas vrai?.. Tu te dégoûtes d’avoir plaqué Laura: je lis ça dans le pli de ton front. Si tu veux retourner auprès d’elle, dis-le tout de suite et quitte-moi; c’est que je me serais trompée sur ton compte, et je te laisserais partir sans regrets. Mais, si tu prétends rester avec moi, quitte cette figure d’enterrement. Tu me rappelles certains Anglais: plus leur pensée s’émancipe, plus ils se raccrochent à la morale; c’est au point qu’il n’y a pas plus puritain que certains dé leurs libres penseurs… Tu me prends pour une sans-coeur? Tu te trompes: Je comprends très bien que tu aies pitié de Laura. Mais alors, qu’est-ce que tu fais ici?

Puis, comme Vincent se détournait d’elle:

– Écoute: tu vas passer dans la salle de bain et tâcher de laisser tes regrets sous la douche. Je sonne pour le thé, hein? Et quand tu reparaîtras, je t’expliquerai quelque chose que tu n’as pas l’air de bien comprendre.

Il s’était levé. Elle bondit à sa suite.

– Ne te rhabille pas tout de suite. Dans l’armoire à droite du chauffe-bain, tu trouveras des burnous, des haïks, des pyjamas… enfin tu choisiras.

Vincent reparaît vingt minutes plus tard, couvert d’une djellabah de soie vert pistache.

– Oh! attends! attends que je t’arrange, s’écria Lilian ravie. Elle sortit d’un coffre oriental deux larges écharpes aubergine, ceintura Vincent de la plus sombre, Penturbanna de l’autre.

– Mes pensées sont toujours de la couleur de mon coutume (elle avait revêtu un pyjama pourpre lamé d’argent). Je me souviens d’un jour, quand j’étais toute petite, à San Francisco; on a voulu me mettre en noir, sous prétexte qu’une soeur de ma mère venait de mourir; une vieille tante que je n’avais jamais vue. Toute la journée j’ai pleuré; j’étais triste, triste; je me suis figuré que j’avais beaucoup de chagrin, que je regrettais immensément ma tante… rien qu’à cause du noir. Si les hommes sont aujourd’hui plus sérieux que les femmes, c’est qu’ils sont vêtus plus sombrement. Je parie que déjà tu n’as plus les mêmes idées que tout à l’heure. Assieds-toi là, au bord du lit; et quand tu auras bu un gobelet de vodka, une tasse de thé, et mangé deux ou trois sandwiches, je te raconterai une histoire. Tu me diras quand je peux commencer…

Elle s’est assise, sur la descente de lit, entre les jambes de Vincent, pelotonnée comme une stèle égyptienne, le menton sur les genoux. Après avoir elle-même bu et mangé, elle commence:

– J’étais sur la Bourgogne, tu sais, le jour où elle a fait naufrage. J’avais dix-sept ans. C’est te dire mon âge aujourd’hui. J’étais excellente nageuse; et pour te prouver que je n’ai pas le coeur trop sec, je te dirai que, si ma première pensée a été de me sauver moi-même, ma seconde a été de sauver quelqu’un. Même je ne suis pas bien sûre que ce n’ait pas été la première. Ou plutôt, je crois que je n’ai pensé à rien du tout; mais rien ne me dégoûte autant que ceux qui, dans ces moments-là, ne songent qu’à eux-mêmes; si: les femmes qui poussent des cris. Il y eut un premier canot de sauvetage qu’on avait empli principalement de femmes et d’enfants; et certaines de celles-ci poussaient de tels hurlements qu’il y avait de quoi faire perdre la tête. La manoeuvre fut si mal faite que le canot, au lieu de poser à plat sur la mer, piqua du nez et se vida de tout son monde avant même de s’être empli d’eau. Tout cela se passait à la lumière de torches, de fanaux et de projecteurs. Tu n’imagines pas ce que c’était lugubre. Les vagues étaient assez fortes, et tout ce qui n’était pas dans la clarté disparaissait de l’autre côté de la colline d’eau, dans la nuit. Je n’ai jamais vécu d’une vie plus intense; mais j’étais aussi incapable de réfléchir qu’un terre-neuve, je suppose, qui se jette à l’eau. Je ne comprends même plus bien ce qui a pu se passer; je sais seulement que j’avais remarqué, dans le canot, une petite fille de cinq ou six ans, un amour; et tout de suite, quand j’ai vu chavirer la barque, c’est elle que j’ai résolu de sauver. Elle était d’abord avec sa mère; mais celle-ci ne savait pas bien nager; et puis elle était gênée, comme toujours dans ces cas-là, par sa jupe. Pour moi, j’ai dû me dévêtir machinalement; on m’appelait pour prendre place dans le canot suivant. J’ai dû y monter; puis sans doute j’ai sauté à la mer de ce canot même; je me souviens seulement d’avoir nagé assez longtemps avec l’enfant cramponné à mon cou. Il était terrifié et me serrait la gorge si fort que je ne pouvais plus respirer. Heureusement, on a pu nous voir du canot et nous attendre, ou ramer vers nous. Mais ce n’est pas pour ça que je te raconte cette histoire. Le souvenir qui est demeuré le plus vif, celui que jamais rien ne pourra effacer de mon cerveau ni de mon coeur: dans ce canot, nous étions, entassés, une quarantaine, après avoir recueilli plusieurs nageurs désespérés, comme on m’avait recueillie moi-même. L’eau venait presque à ras du bord. J’étais à l’arrière et je tenais pressée contre moi la petite fille que je venais de sauver, pour la réchauffer; et pour l’empêcher de voir ce que, moi, je ne pouvais pas ne pas voir: deux marins, l’un armé d’une hache et l’autre d’un couteau de cuisine, et sais-tu ce qu’ils faisaient?… Ils coupaient les doigts, les poignets de quelques nageurs qui, s’aidant des cordes, s’efforçaient de monter dans notre barque. L’un de ces deux marins (l’autre était un nègre) s’est retourné vers moi qui claquais des dents de froid, d’épouvante et d’horreur: “S’il en monte un seul de plus, nous sommes tous foutus. La barque est pleine.” Il a ajouté que dans tous les naufrages on est forcé de faire comme ça; mais que naturellement on n’en parle pas.

“Alors, je crois que je me suis évanouie; en tout cas, je ne me souviens plus de rien, comme on reste sourd assez longtemps après un bruit trop formidable. Et quand, à bord du X, qui nous a recueillis, je suis revenue à moi, j’ai compris que je n’étais plus, que je ne pourrais plus jamais être la même, la sentimentale jeune fille d’auparavant; j’ai compris que j’avais laissé une partie de moi sombrer avec la Bourgogne, qu’à un tas de sentiments délicats, désormais, je couperais les doigts et les poignets pour les empêcher de monter et de faire sombrer mon coeur.

Elle regarda Vincent du coin de l’oeil, et, cambrant le torse en arrière:

– C’est une habitude à prendre.

Puis, comme ses cheveux mal retenus s’étaient défaits et retombaient, sur ses épaules, elle se leva, s’approcha d’un miroir, et, tout en parlant, s’occupa de sa coiffure.

– Quand j’ai quitté l’Amérique, peu de temps après, il me semblait que j’étais la toison d’or et que je partais à la recherche d’un conquéreur. J’ai pu parfois me tromper; j’ai pu commettre des erreurs… et peut-être que j’en commets une aujourd’hui en te parlant comme je fais. Mais toi, ne va pas t’imaginer, parce que je me suis donnée à toi, que tu m’as conquise. Persuade-toi de ceci: j’abomine les médiocres et je ne puis aimer qu’un vainqueur. Si tu veux de moi, que ce soit pour t’aider à vaincre. Mais si c’est pour te faire plaindre, consoler, dorloter.., autant te le dire tout de suite: non, mon vieux Vincent, ce n’est pas moi qu’il te faut: c’est Laura.

Elle dit tout cela sans se retourner, tout en continuant d’arranger ses cheveux rebelles; mais Vincent rencontra son regard dans la glace.

– Tu permettras que je ne te réponde que ce soir, dit-il en se levant et quittant ses vêtements orientaux pour reprendre ceux de la ville. A présent, il faut que je rentre vite avant que mon frère Olivier soit sorti; j’ai quelque chose d’urgent à lui dire.

Il dit cela en manière d’excuse et pour coloret son départ; mais quand il s’approcha de Lilian, celle-ci se retourna, souriante et si belle qu’il hésita:

– A moins que je ne lui laisse un mot qu’il trouve à déjeuner, reprit-il.

– Vous vous parlez beaucoup?

– Presque pas. Non, c’est une invitation pour ce soir, que j’ai à lui transmettre.

– De la part de Robert… Oh! I see.., dit-elle en souriant bizarrement. De celui-là aussi il faudra que nous reparlions… Alors, pars vite. Mais reviens à six heures, car, à sept, son auto nous prendra pour nous emmener dîner au Bois.

Vincent, tout en marchant, médite; il éprouve que du rassasiement des désirs peut naître, accompagnant la joie et comme s’abritant derrière elle, une sorte de désespoir.

VIII

Il faut choisir d’aimer les femmes, ou de les connaître; il n’y a pas de milicu.

    CHAMFORT

Dans le rapide de Paris, Edouard lit le livre de Passavant: La Barre fixe – frais paru, et qu’il vient d’acheter en gare de Dieppe. Sans doute ce livre l’attend à Paris; mais Edouard est impatient de le connaître. On en parle partout. Jamais aucun de ses livres à lui n’a eu l’honneur de figurer aux bibliothèques des gares. On lui a bien parlé de telle démarche qu’il suffirait de faire pour en obtenir le dépôt; mais il n’y tient pas. Il se redit qu’il se soucie fort peu que ses livres soient exposés aux bibliothèques des gares, mais il a besoin de se le redire, en y voyant le livre de Passavant. Tout ce que fait Passavant l’indispose, et tout ce qui se fait autour de Passavant: les articles, par exemple, où l’on porte son livre aux nues. Oui, c’est comme un fait exprès: chacun des trois journaux qu’il achète, à peine débarqué, contient un éloge de La Barre fixe. Un quatrième contient une lettre de Passavant, protestation à un article un peu moins louangeur que les autres, paru précédemment dans ce journal; Passavant y défend son livre et l’explique. Cette lettre irrite Edouard plus encore que les articles. Passavant prétend éclairer l’opinion; c’est-à-dire qu’habilement il l’incline. Jamais aucun des livres d’Edouard n’a fait lever tant d’articles; aussi bien Edouard n’a jamais rien fait pour s’attirer les bonnes grâces des critiques. Si ceux-ci lui battent froid, peu lui importe. Mais en lisant les articles sur le livre de son rival, il a besoin de se redire que peu lui importe.

Ce n’est pas qu’il détecte Passavant. Il l’a rencontré parfois et l’a trouvé charmant. Passavant s’est du reste toujours montré pour lui des plus aimables. Mais les livres de Passavant lui déplaisent; Passavant lui paraît moins un artiste qu’un faiseur. Assez penser à lui…

Edouard sort de la poche de son veston la lettre de Laura, cette lettre qu’il relisait sur le pont du navire; il la relit encore:

“Mon ami,

“La dernière fois que je vous ai vu – c’était, vous en souvenez-vous, à St. James’s Park, le deux avril, la veille de mon départ pour le Midi – vous m’avez fait promettre de vous écrire si je me trouvais dans rembarras. Je tiens ma promesse, a qui d’autre que vous en appellerais-je? Ceux sur qui je voudrais pouvoir m’appuyer, c’est à eux surtout que je dois cacher ma détresse. Mon ami, je suis dans une grande détresse. Ce qu’a été ma vie depuis que j’ai quitté Félix, je vous le raconterai peut-être un jour. Il m’a accompagnée jusqu’à Pau, puis a regagné seul Cambridge, rappelé par son cours. Ce que je suis devenue là-bas, seule et abandonnée à moi-même, à la convalescence, au printemps… Vais-je oser vous avouer à vous ce qu’à Félix je ne puis dire? Le moment est venu que je devrais le rejoindre. Hélas je ne suis plus digne de le revoir. Les lettres que je lui écris depuis quelque temps sont menteuses et celles que je reçois de lui ne parlent que de sa joie de me savoir mieux portante. Que ne suis-je demeurée malade! que ne.suis-je morte là-bas!..”. Mon ami, j’ai dû me rendre à l’évidence; je suis enceinte; et l’enfant que j’attends n’est pas de lui. J’ai quitté Félix il y a plus de trois mois; de toute manière, à lui du moins je ne pourrai donner le change. Je n’ose retourner près de lui. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Il est trop bon. Il me pardonnerait sans doute et je ne mérite pas, je ne veux pas qu’il me pardonne. Je n’ose retourner près de mes parents qui me croient encore à Pau. Mon père, s’il apprenait, s’il comprenait, serait capable de me maudire. Il me repousserait. Comment affronterais-je sa vertu, son horreur du mal, du mensonge, de tout ce qui est impur? J’ai peur aussi de désoler ma mère et ma soeur. Quant à celui qui… mais je ne veux pas l’accuser; lorsqu’il m’a promis de m’aider, il était en état de le faire. Mais pour être mieux à même de m’aider, il s’est malheureusement mis à jouer. Il a perdu la somme qui devait servir à mon entretien, à mes couches. Il a tout perdu. J’avais d’abord pensé partir avec lui, n’importe où, vivre avec lui, quelque temps du moins, car je ne voulais pas le gêner, ni lui être à charge; j’aurais bien fini par trouver à gagner ma vie; mais je ne peux pas tout de suite. Je vois bien qu’il souffre de m’abandonner et qu’il ne peut pas faire autrement, aussi je ne l’accuse pas, mais il m’abandonne tout de même. Je suis ici sans argent. Je vis à crédit, dans un petit hôtel. Mais cela ne peut pas durer. Je ne sais plus que devenir. Hélas! des chemins si délicieux ne pouvaient mener qu’aux abîmes. Je vous écris à cette adresse de Londres que vous m’avez donnée, mais quand cette lettre vous parviendra-t-elle? Et moi qui souhaitais tant d’être mère! Je ne fais que pleurer tout le jour. Conseillez-moi, je n’espère plus rien que de vous. Secourez-moi, si cela vous est possible, et sinon… Hélas, en d’autres temps j’aurais eu plus de courage, mais à présent ce n’est plus moi seule qui meurs. Si vous n’arrivez pas, si vous m’écrivez: “Je ne puis rien”, je n’aurai contre vous pas un reproche. En vous disant adieu, je tâcherai de ne pas trop regretter la vie, mais je crois que vous n’avez jamais très bien compris que l’amitié que vous eûtes pour moi reste ce que j’aurai connu de meilleur – pas bien compris que ce que j’appelais mon amitié pour vous portait un autre nom dans mon coeur”

    LAURA FÉLIX DOUVIERS.

“P. S. Avant de jeter cette lettre à la poste, je vais le revoir une dernière fois. Je J’attendrai chez lui ce soir. Si vous recevez ceci, c’est donc vraiment que… adieu, adieu, je ne sais plus ce que j’écris.”

Edouard a reçu cette lettre le matin même de son départ. Cest-à-dire qu’il s’est décidé à partir aussitôt après l’avoir reçue. De toute manière, il n’avait pas l’intention de prolonger beaucoup son séjour en Angleterre. Je ne prétends point insinuer qu’il n’eût pas été capable de revenir à Paris spécialement pour secourir Laura; je dis qu’il est heureux de revenir. Il a été terriblement sevré de plaisir, ces temps derniers, en Angleterre; à Paris, la première chose qu’il fera, c’est d’aller dans un mauvais lieu; et, comme il ne veut pas emporter là-bas de papiers personnels, il atteint dans le filet du compartiment sa valise, l’ouvre pour y glisser la lettre de Laura.

La place de cette lettre n’est pas entre un veston et des chemises; il atteint, sous les vêtements, un cahier cartonné à demi rempli de son écriture; y recherche, tout au commencement du cahier, tels feuillets, écrits l’an passé, qu’il relit, entre lesquels la lettre de Laura prendra place.

JOURNAL D’EDOUARD

“18 octobre. – Laura ne semble pas se douter de sa puissance; pour moi qui pénètre dans le secret de mon coeur, je sais bien que jusqu’à ce jour, je n’ai pas écrit une ligne qu’elle n’ait indirectement inspirée. Près de moi, je la sens enfantine encore, et toute l’habileté de mon discours, je ne la dois qu’à mon désir constant de l’instruire, de la convaincre, de la séduire. Je ne vois rien, je n’entends rien, sans penser aussitôt: qu’en dirait-elle? J’abandonne mon émotion et ne connais plus que la sienne. Il me paraît même que si elle n’était pas là pour me préciser, ma propre personnalité s’éperdrait en contours trop vagues; je ne me rassemble et ne me définis qu’autour d’elle. Par quelle illusion ai-je pu croire jusqu’à ce jour que je la façonnerais à ma ressemblance? Tandis qu’au contraire c’est moi qui me pliais à la sienne; et je ne le remarquais pas! Ou plutôt: par un étrange croisement d’influences amoureuses, nos deux êtres, réciproquement, se déformaient. Involontairement, inconsciemment, chacun des deux êtres qui s’aiment se façonne selon l’exigence de l’autre, travaille à ressembler à cette idole qu’il contemple dans le coeur de l’autre… Quiconque aime vraiment renonce à la sincérité.

“C’est ainsi qu’elle m’a donné le change. Sa pensée accompagnait partout la mienne. J’admirais son goût, sa curiosité, sa culture et je ne savais pas que ce n’était que par amour pour moi qu’elle s’intéressait si passionnément à tout ce dont elle me voyait m’éprendre. Car elle ne savait rien découvrir. Chacune de ses admirations, je le comprends aujourd’hui, n’était poux elle qu’un lit de repos où allonger sa pensée contre la mienne; rien ne répondait en ceci à l’exigence profonde de sa nature. “Je ne m’ornais et ne me parais que pour toi”, dira-t-elle. Précisément, j’aurais voulu que ce ne fût que pour elle et qu’elle cédât, ce faisant, à quelque intime besoin personnel. Mais de tout cela, qu’elle ajoutait à elle pour moi, rien ne restera, pas même un regret, pas même le sentiment d’un manque. Un jour vient où l’être vrai reparaît, que le temps lentement déshabille de tous ses vêtements d’emprunt; et, si c’est de ces ornements que l’autre est épris, il ne presse plus contre son coeur qu’une parure désha-bitée, qu’un souvenir… que du deuil et du désespoir. “Ah! de combien de vertus, de combien de perfections Pai-je ornée!

“Que cette question de la sincérité est irritante! Sincérité! Quand j’en parle, je ne songe qu’à sa sincérité à elle. Si je me retourne vers moi, je cesse de comprendre ce que ce mot veut dire. Je ne suis jamais que ce que je crois que je suis – et cela varie sans cesse, de sorte que souvent, si je n’étais là pour les accointer, mon être du matin ne reconnaîtrait pas celui du soir. Rien ne saurait être plus différent de moi, que moi-même. Ce n’est que dans la solitude que parfois le substrat m’apparaît et que j’atteins à une certaine continuité foncière; mais alors il me semble que ma vie s’alentit, s’arrête et que je vais proprement cesser d’être. Mon coeur ne bat que par sympathie; je ne vis que par autrui; par procuration, pourrais-je dire, par épousaille, et ne me sens jamais vivre plus intensément que quand je m’échappe à moi-même pour devenir n’importe qui.

“Cette force antiégoïste de décentralisation est telle qu’elle volatilise en moi le sens de la propriété – et, partant, de la responsabilité. Un tel être n’est pas de ceux qu’on épouse. Comment faire comprendre cela à Laura?

“26 oct. – Rien n’a pour moi d’existence, que poétique (et je rends à ce mot son plein sens) – à commencer par moi-même. Il me semble parfois que je n’existe pas vraiment, mais simplement que j’imagine que je suis. Ce à quoi je parviens le plus difficilement à croire, c’est à ma propre réalité. Je m’échappe sans cesse et ne comprends pas bien, lorsque je me regarde agir, que celui que je vois agir soit le même que celui qui regarde, et qui s’étonne, et doute qu’il puisse être afteur et contemplateur à la fois.

“L’analyse psychologique a perdu pour moi tout intérêt du jour où je me suis avisé que l’homme éprouve ce qu’il s’imagine éprouver. De là à penser qu’il s’imagine éprouver ce qu’il éprouve… Je le vois bien avec mon amour: entre aimer Laura et m’imaginer que je l’aime – entre m’imaginer que je l’aime moins, et l’aimer moins, quel dieu verrait la différence? Dans le domaine des sentiments, le réel ne se distingue pas de l’imaginaire. Et, s’il suffit d’imaginer qu’on aime pour aimer, ainsi suffit-il de se dire qu’on imagine aimer, quand on aime, pour aussitôt aimer un peu moins, et même pour se détacher un peu de ce qu’on aime – ou pour en détacher quelques cristaux. Mais pour se dire cela ne faut-il pas déjà aimer un peu moins?

“C’est par un tel raisonnement que X, dans mon livre, s’efforcera de se détacher de Z – et surtout s’efforcera de la détacher de lui.