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Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке
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Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке

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– Non, c’est toi qui vas te coucher.

– Tu plaisantes! Allons, vite – et il force Olivier à rentrer dans le lit défait.

– Mais toi? Où vas-tu dormir?

– N’importe où. Par terre. Dans un coin. Il faut bien que je m’habitue.

– Non, écoute. Je veux te dire quelque chose, mais je ne pourrai pas si je ne te sens pas tout près de moi. Viens dans mon lit. Et après que Bernard, qui s’est en un instant dévêtu, l’a rejoint: – Tu sais, ce que je t’avais dit l’autre fois… Ça y est. J’y ai été.

Bernard comprend à demi-mot. Il presse contre lui son ami, qui continue:

– Eh bien! mon vieux, c’est dégoûtant. C’est horrible… Après, j’avais envie de cracher, de vomir, de m’arracher la peau, de me tuer.

– Tu exagères.

– Ou de la tuer, elle…

– Qui était-ce? Tu n’as pas été imprudent, au moins?

– Non, c’est une gonzesse que Dhurmer connaît bien; à qui il m’avait présenté. C’est surtout sa conversation qui m’écoeurait. Elle n’arrêtait pas de parler. Et ce qu’elle est bête! Je ne comprends pas qu’on ne se taise pas à ces moments-là. J’aurais voulu la bâillonner, l’étrangler…

– Mon pauvre vieux! Tu devrais pourtant bien penser que Dhurmer ne pouvait t’offrir qu’une idiote… Était-elle belle, au moins?

– Si tu crois que je l’ai regardée!

– Tu es un idiot. Tu es un amour. Dormons… Est-ce qu’au moins tu as bien…

– Parbleu! C’est bien ça qui me dégoûte le plus: c’est que j’aie pu tout de même… tout comme si je la désirais.

– Eh bien! mon vieux, c’est épatant.

– Tais-toi donc. Si c’est ça l’amour, j’en ai soupe pour longtemps.

– Quel gosse tu fais!

– J’aurais voulu t’y voir.

– Oh! moi, tu sais, je ne cours pas après. Je te l’ai dit: j’attends l’aventure. Comme ça, froidement, ça ne me dit rien. N’empêche que si je…

– Que si tu…

– Que si elle… Rien. Dormons. Et brusquement il tourne le dos, s’écartant un peu de ce corps dont la chaleur le gêne. Mais Olivier, au bout d’un instant:

– Dis… tu crois que Barrés sera élu?

– Parbleu!… Ça te congestionne!

– Je m’en fous! Dis… Écoute un peu… Il pèse sur l’épaule de Bernard qui se retourne. – Mon frère a une maîtresse.

– Georges?

Le petit, qui fait semblant de dormir, mais qui écoute tout, l’oreille tendue dans le noir, en entendant son nom, retient son souffle.

– Tu es fou! Je te parle de Vincent. (Plus âgé qu’Olivier, Vincent vient d’achever ses premières années de médecine).

– Il te l’a dit?

– Non. Je l’ai appris sans qu’il s’en doute. Mes parents n’en savent rien.

– Qu’est-ce qu’ils diraient, s’ils apprenaient?

– Je ne sais pas. Maman serait au désespoir. Papa lui demanderait de rompre ou d’épouser.

– Parbleu! les bourgeois honnêtes ne comprennent pas qu’on puisse être honnête autrement qu’eux. Comment l’as-tu appris, toi?

– Voici: depuis quelque temps Vincent sort la nuit, après que mes parents sont couchés. Il fait le moins de bruit qu’il peut en descendant, mais je reconnais son pas dans la rue. La semaine dernière, mardi je crois, la nuit était si chaude que je ne pouvais pas rester couché. Je me suis mis à la fenêtre pour respirer mieux. J’ai entendu la porte d’en bas s’ouvrir et se refermer. Je me suis penché, et quand il a passé près du réverbère, j’ai reconnu Vincent. Il était minuit passé. C’était la première fois. Je veux dire: la première fois que je le remarquais. Mais, depuis que je suis averti, je surveille – oh! sans le vouloir… et presque chaque nuit, je l’entends sortir. Il a sa clef et mes parents lui ont arrangé notre ancienne chambre, à Georges et à moi, en cabinet de consultation, pour quand il aura de la clientèle. Sa chambre est à côté, à gauche du vestibule, tandis que le reste de l’appartement est à droite. Il peut sortir et rentrer quand il veut, sans qu’on le sache. D’ordinaire, je ne l’entends pas rentrer, mais avant-hier, lundi soir, je ne sais ce que j’avais; je songeais au projet de revue de Dhurmer… Je ne pouvais pas m’endormir. J’ai entendu des voix dans l’escalier; j’ai pensé que c’était Vincent.

– Il était quelle heure? demande Bernard, non tant par désir de le savoir que pour marquer son intérêt.

– Trois heures du matin, je pense. Je me suis levé et j’ai mis mon oreille contre la porte. Vincent causait avec une femme. Ou plutôt c’était elle seule qui parlait.

– Alors comment savais-tu que c’était lui? Tous les locataires passent devant ta porte.

– C’est même rudement gênant quelquefois: plus il est tard, plus ils font de chahut en montant; ce qu’ils se fichent des gens qui dorment!… Ça ne pouvait être que lui; j’entendais la femme répéter son nom. Elle lui disait… oh! ça me dégoûte de redire ça…

– Va donc.

– Elle lui disait: “Vincent, mon amant, mon amour, ah! ne me quittez pas!”

– Elle lui disait vous?

– Oui. N’est-ce pas que c’est curieux?

– Raconte encore.

– “Vous n’avez plus le droit de m’abandonner à présent. Que voulez-vous que je devienne? Où voulez-vous que j’aille? Dites-moi quelque chose. Oh! parlez-moi.” – Et elle l’appelait de nouveau par son nom et répétait: “Mon amant, mon amant”, d’une voix de plus en plus triste et de plus en plus basse. Et puis j’ai entendu un bruit (ils devaient être sur les marches) – un bruit comme de quelque chose qui tombe. Je pense qu’elle s’est jetée à genoux.

– Et lui, il ne répondait rien?

– Il a dû monter les dernières marches; j’ai entendu la porte de l’appartement qui se refermait. Et ensuite elle est restée longtemps tout près, presque contre ma porte. Je l’entendais sangloter.

– Tu aurais dû lui ouvrir.

– Je n’ai pas osé. Vincent serait furieux s’il savait que je suis au courant de ses affaires. Et puis j’ai eu peur qu’elle ne soit très gênée d’être surprise en train de pleurer. Je ne sais pas ce que j’aurais pu lui dire.

Bernard s’était retourné vers Olivier.

– A ta place, moi, j’aurais ouvert.

– Oh! parbleu, toi tu oses toujours tout. Tout ce qui te passe par la tête, tu le fais.

– Tu me le reproches?

– Non, je t’envie.

– Tu vois qui ça pouvait être, cette femme?

– Comment veux-tu que je sache? Bonne nuit.

– Dis… tu es sûr que Georges ne nous a pas entendus? chuchote Bernard à l’oreille d’Olivier. Ils restent un moment aux aguets.

– Non, il dort, reprend Olivier de sa voix naturelle; et puis il n’aurait pas compris. Sais-tu ce qu’il a demandé, l’autre jour, à papa?… Pourquoi les…

Cette fois Georges n’y tient plus; il se dresse à demi sur son lit et coupant la parole à son frère:

– Imbécile, crie-t-il; tu n’as donc pas vu que je faisais exprès?… Parbleu, oui, j’ai entendu tout ce que vous avez dit tout à l’heure; oh! c’est pas la peine de vous frapper. Pour Vincent je savais ça déjà depuis longtemps. Seulement, mes petits, tâchez maintenant de parler plus bas, parce que j’ai sommeil. Ou taisez-vous.

Olivier se tourne du côté du mur. Bernard, qui ne dort pas, contemple la pièce. Le clair de lune la fait paraître plus grande. Au fait, il la connaît à peine. Olivier ne s’y tient jamais dans la journée; les rares fois qu’il a reçu Bernard, c’a été dans l’appartement du dessus. Le clair de lune touche à présent le pied du lit où Georges enfin s’est endormi; il a presque tout entendu de ce qu’a raconté son frère; il a de quoi rêver. Au-dessus du lit de Georges, on distingue une petite bibliothèque à deux rayons, où sont des livres de classe. Sur une table, près du lit d’Olivier, Bernard aperçoit un livre de plus grand format; il étend le bras, le saisit pour regarder le titre: – Tacqueville; mais quand il veut le reposer sur la table, le livre tombe et le bruit réveille Olivier.

– Tu lis du Tocqueville, à présent?

– C’est Dubac qui m’a prêté ça.

– Ça te plaît?

– C’est un peu rasoir. Mais il y a des choses très bien.

– Écoute. Qu’est-ce que tu fais demain?

Le lendemain, jeudi, les lycéens sont libres. Bernard songe à retrouver peut-être son ami. Il a l’intention de ne plus retourner au lycée; il prétend se passer des derniers cours et préparer son examen tout seul.

– Demain, dit Olivier, je vais à onze heures et demie à la gare Saint-Lazare, pour l’arrivée du train de Dieppe, à la rencontre de mon oncle Edouard qui revient d’Angleterre. L’après-midi, à trois heures, j’irai retrouver Dhurmer au Louvre. Le reste du temps il faut que je travaille.

– Ton oncle Edouard?

– Oui, c’est un demi-frère de maman. Il est absent depuis six mois, et je ne le connais qu’à peine; mais je l’aime beaucoup. Il ne sait pas que je vais à sa rencontre et j’ai peur de ne pas le reconnaître. Il ne ressemble pas du tout au reste de ma famille; c’est quelqu’un de très bien.

– Qu’est-ce qu’il fait?

– Il écrit. J’ai lu presque tous ses livres; mais voici longtemps qu’il n’a plus rien publié.

– Des romans?

– Oui; des espèces de romans.

– Pourquoi est-ce que tu ne m’en as jamais parlé?

– Parce que tu aurais voulu les lire; et si tu ne les avais pas aimés…

– Eh bien! achève.

– Eh bien, ça m’aurait fait de la peine. Voilà.

– Qu’est-ce qui te fait dire qu’il est très bien?

– Je ne sais pas trop. Je t’ai dit que je ne le connais presque pas. C’est plutôt un pressentiment. Je sens qu’il s’intéresse à beaucoup de choses qui n’intéressent pas mes parents, et qu’on peut lui parler de tout. Un jour, c’était peu de temps avant son départ; il avait déjeuné chez nous; tout en causant avec mon père, je sentais qu’il me regardait constamment et ça commençait à me gêner; j’allais sortir de la pièce – c’était la salle à manger, où l’on s’attardait après le café; mais il a commencé à questionner mon père à mon sujet, ce qui m’a gêné encore bien plus; et tout d’un coup papa s’est levé pour aller chercher des vers que je venais de faire et que j’avais été idiot de lui montrer.

– Des vers de toi?

– Mais si; tu connais; c’est cette pièce de vers que tu trouvais qui ressemblait au Balcon. Je savais qu’ils ne valaient rien ou pas grand-chose, et j’étais extrêmement fâché que papa sortît ça. Un instant, pendant que papa cherchait ces vers, nous sommes restés tous les deux seuls dans la pièce, l’oncle Edouard et moi, et j’ai senti que je rougissais énormément; je ne trouvais rien à lui dire; je regardais ailleurs – lui aussi du reste; il a commencé par rouler une cigarette; puis, sans doute pour me mettre un peu à l’aise, car certainement il a vu que je rougissais, il s’est levé et s’est mis à regarder par la fenêtre. Il sifflotait. Tout à coup il m’a dit: “Je suis bien plus gêné que toi.” Mais je crois que c’était par gentillesse. A la fin papa est rentré; il a tendu mes vers à l’oncle Edouard, qui s’est mis à les lire. J’étais si énervé que, s’il m’avait fait des compliments, je crois que je lui aurais dit des injures. Évidemment, papa en attendait, – des compliments; et, comme mon oncle ne disait rien, il a demandé: “Eh bien? qu’est-ce que tu en penses?” Mais mon oncle lui a dit en riant: “Ça me gêne de lui en parler devant toi.” Alors papa est sorti en riant aussi. Et quand nous nous sommes trouvés de nouveau seuls, il m’a dit qu’il trouvait mes vers très mauvais; mais ça m’a fait plaisir de le lui entendre dire; et ce qui m’a fait plus de plaisir encore c’est que, tout d’un coup, il a piqué du doigt deux vers, les deux seuls qui me plaisaient dans le poème; il m’a regardé en souriant et a dit: “Ça c’est bon.” N’est-ce pas que c’est bien? Et si tu savais de quel ton il m’a dit ça! Je l’aurais embrassé. Puis il m’a dit que mon erreur était de partir d’une idée, et que je ne me laissais pas assez guider par les mots. Je ne l’ai pas bien compris d’abord; mais je crois que je vois à présent ce qu’il voulait dire – et qu’il a raison. Je t’expliquerai ça une autre fois.

– Je comprends maintenant que tu veuilles te trouver à son arrivée.

– Oh! ce que je te raconte là n’est rien, et je ne sais pas pourquoi je te le raconte. Nous nous sommes dit encore beaucoup d’autres choses.

– A onze heures et demie, tu dis? Comment sais-tu qu’il arrive par ce train?

– Parce qu’il l’a écrit à maman sur une carte postale; et puis j’ai vérifié sur l’indicateur.

– Tu déjeuneras avec lui?

– Oh! non, il faut que je sois de retour ici pour midi. J’aurai juste le temps de lui serrer la main; mais ça me suffit… Ah! dis encore, avant que je ne m’endorme: quand est-ce que je te revois?

– Pas avant quelques jours. Pas avant que je ne me sois tiré d’affaire.

– Mais tout de même… si je pouvais t’aider.

– Si tu m’aidais? – Non. Ça ne serait pas de jeu. Il me semblerait que je triche. Dors bien.

IV

Mon père était une bête, mais ma mère avait de l’esprit, elle était quiétiste; c’était une petite femme douce qui me disait souvent: Mon fils, vous serez damné. Mais cela ne lui faisait point de peine.

    FONTENELLE

Non, ce n’était pas chez sa maîtresse que Vincent Molinier s’en allait ainsi chaque soir. Encore qu’il marche vite, suivons-le. Du haut de la rue Notre-Dame-des-Champs où il habite, Vincent descend jusqu’à la rue Saint-Placide qui la prolonge; puis rue du Bac où quelques bourgeois attardés circulent encore. Il s’arrête rue de Babylone devant une porte cochère, qui s’ouvre. Le voici chez le comte de Passavant. S’il ne venait pas ici souvent, il n’entrerait pas si crânement dans ce fastueux hôtel. Le laquais qui lui ouvre sait très bien ce qui se cache de timidité sous cette feinte assurance. Vincent affecte de ne pas lui tendre son chapeau que, de loin, il jette sur un fauteuil. Pourtant, il n’y a pas longtemps que Vincent vient ici. Robert de Passavant, qui se dit maintenant son ami, ést l’ami de beaucoup de monde. Je ne sais trop comment Vincent et lui se sont connus. Au lycée sans doute, encore que Robert de Passavant soit sensiblement plus âgé que Vincent; ils s’étaient perdus de vue quelques années, puis, tout dernièrement, rencontrés de nouveau, certain soir que, par extraordinaire, Olivier accompagnait son frère au théâtre; pendant l’entrante Passavant leur avait à tous deux offert des glaces; il avait appris ce soir-là que Vincent venait d’achever son externat, qu’il était indécis, ne sachant pas s’il se présenterait comme interne; les sciences naturelles, à dire vrai, l’attiraient plus que la médecine; mais la nécessité de gagner sa vie… Bref, Vincent avait accepté volontiers la proposition rémunératrice que lui fît peu de temps après Robert de Passavant, de venir chaque nuit soigner son vieux père, qu’une opération assez grave laissait fort ébranlé: il s’agissait de pansements à renouveler, de délicats sondages, de piqûres, enfin de je ne sais trop quoi qui exigeait des mains expertes. Mais, en plus de ceci, le vicomte avait de secrètes raisons pour se rapprocher de Vincent; et celui-ci en avait d’autres encore pour accepter. La raison secrète de Robert, nous tâcherons de la découvrir par la suite; quant à celle de Vincent, la voici: un grand besoin d’argent le pressait. Lorsqu’on a le coeur bien en place, et qu’une saine éducation vous a inculqué de bonne heure le sens des responsabilités, on ne fait pas un enfant à une femme sans se sentir quelque peu engagé vis-à-vis d’elle, surtout lorsque cette femme a quitté son mari pour vous suivre. Vincent avait mené jus qu’alors une vie assez vertueuse. Son aventure avec Laura lui paraissait, suivant les heures du jour, ou monstrueuse ou toute naturelle. Il suffit, bien souvent, de l’addition d’une quantité de petits faits très simples et très naturels, chacun pris à part, pour obtenir un total monstrueux. Il se redisait cela tout en marchant et cela ne le tirait pas d’affaire. Certes il n’avait jamais songé à prendre cette femme définitivement à sa charge, à l’épouser après divorce ou à vivre avec elle sans l’épouser; il était bien forcé de s’avouer qu’il ne ressentait pas pour elle un grand amour; mais il la savait à Paris sans ressources; il avait causé sa détresse: il lui devait, à tout le moins, cette première assistance précaire qu’il se sentait fort en peine de lui assurer – aujourd’hui moins qu’hier encore, moins que ces jours derniers. Car, la semaine dernière il possédait encore les cinq mille francs que sa mère avait patiemment et péniblement mis de côté pour faciliter le début de sa carrière; ces cinq mille francs eussent suffi sans doute pour les couches de sa maîtresse, sa pension dans une clinique, les premiers soins donnés à l’enfant. De quel démon alors avait-il écouté le conseil? – la somme, déjà remise en pensée à cette femme, cette somme qu’il lui vouait, lui consacrait, et dont il se fût trouvé bien coupable de rien distraire, quel démon lui souffla, certain soir, qu’elle serait probablement insuffisante? Non, ce n’était pas Robert de Passavant. Robert jamais n’avait rien dit de semblable: mais sa proposition d’emmener Vincent dans un salon de jeu, tomba précisément ce soir-là. Et Vincent avait accepté.

Ce tripot avait ceci de perfide, que tout s’y passait entre gens du monde, entre amis. Robert présenta son ami Vincent aux uns et aux autres. Vincent, pris au dépourvu, ne put pas jouer gros jeu ce premier soir. Il n’avait presque rien sur lui et refusa les quelques billets que proposa de lui avancer le vicomte. Mais, comme il gagnait, il regretta de n’avoir point risqué davantage et promit de revenir le lendemain.

– A présent, tout le monde ici vous connaît; ce n’est plus la peine que je vous accompagne, lui dit Robert.

Ceci se passait chez Pierre de Brouville, qu’on appelais plus communément Pedro. A partir de ce premier soir, Robert de Passavant avait mis son auto à la disposition de son nouvel ami. Vincent s’amenait vers onze heures, causait un quart d’heure avec Robert en fumant une cigarette, puis montait au premier, et s’attardait auprès du comte plus ou moins de temps suivant l’humeur de celui-ci, sa patience et l’exigence de son état; puis l’auto l’emmenait rue Saint-Florentin, chez Pedro, d’où elle le ramenait une heure plus tard et le reconduisait, non pas précisément chez lui, car il eût craint d’attirer l’attention, mais au plus prochain carrefour.

La nuit avant-dernière, Laura Douviers, assise sur les marches de l’escalier qui mène à l’appartement des Molinier, avait attendu Vincent jusqu’à trois heures; c’est alors seulement qu’il était rentré. Cette nuit-là, du reste, Vincent n’était pas allé chez Pedro. Il n’avait plus rien à y perdre. Depuis deux jours, il ne lui restait des cinq mille francs, plus un sou. Il en avait avisé Laura; il lui avait écrit qu’il ne pouvait plus rien pour elle; qu’il lui conseillait de retourner auprès de son mari, ou de son père; d’avouer tout. Mais l’aveu paraissait désormais impossible à Laura, et même elle ne le pouvait envisager de sang-froid. Les objurgations de son amant ne soulevaient en elle qu’indignation et cette indignation ne la quittait que pour l’abandonner au désespoir. C’est dans cet état que l’avait retrouvée Vincent. Elle avait voulu le retenir; il s’était arraché d’entre ses bras. Certes, il avait dû se raidir, car il était de coeur sensible; mais plus voluptueux qu’aimant, il s’était fait facilement, de la dureté même, un devoir. Il n’avait rien répondu à ses supplications, à ses plaintes; et, comme Olivier qui les entendit le racontait ensuite à Bernard, elle était restée, après que Vincent eut refermé sa porte sur elle, effondrée sur les marches, à sangloter longtemps, dans le noir.

Depuis cette nuit, plus de quarante heures s’étaient écoulées. Vincent, la veille, n’était pas allé chez Robert de Passavant dont le père semblait se remettre; mais ce soir un télégramme l’avait rappelé. Robert voulait le revoir. Quand Vincent entra dans cette pièce qui servait à Robert de cabinet de travail et de fumoir, où il se tenait le plus souvent et qu’il avait pris soin d’aménager et d’orner à sa guise, Robert lui tendit la main, négligemment, par-dessus son épaule, sans se lever.

Robert écrit. Il est assis devant un bureau couvert de livres. Devant lui, la porte-fenêtre qui donne sur le jardin est grande ouverte au clair de lune. Il parle sans se retourner.