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Plus fort que Sherlock Holmès
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Plus fort que Sherlock Holmès

5

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Plus fort que Sherlock Holmès

– Il n'en a aucune à présent. Je dis, notez-le bien, pour le moment.

Stillmann continua :

– Je n'ai pas rencontré l'assassin, mais je suis sur ses traces, j'en réponds; je le crois même dans cette pièce. Je vous prierai tous de passer individuellement devant moi, ici, à la lumière pour que je puisse voir vos pieds.

Un murmure d'agitation parcourut la salle et le défilé commença.

Sherlock regardait avec la volonté bien arrêtée de conserver son sérieux. Stillmann se baissa, couvrit son front avec sa main et examina attentivement chaque paire de pieds qui passaient. Cinquante hommes défilèrent lentement sans résultat. Soixante, soixante-dix. La cérémonie commençait à devenir ridicule et Holmès remarqua avec une douce ironie :

– Les assassins se font rares, ce soir.

La salle comprit le piquant et éclata d'un bon rire franc. Dix ou douze autres candidats passèrent ou plutôt défilèrent en dansant des entrechats comiques qui excitèrent l'hilarité des spectateurs.

Soudain, Stillmann allongea le bras et cria :

– Voici l'assassin !

– Fetlock Jones! par le grand Sanhédrin! hurla la foule en accompagnant cette explosion d'étonnement de remarques et de cris confus qui dénotaient bien l'état d'âme de l'auditoire.

Au plus fort du tumulte, Holmès étendit le bras pour imposer silence. L'autorité de son grand nom et le prestige de sa personnalité électrisèrent les assistants qui obéirent immédiatement. Et au milieu du silence complet qui suivit, maître Sherlock prit la parole, disant avec componction :

– Ceci est trop grave! Il y va de la vie d'un innocent, d'un homme dont la conduite défie tout soupçon. Écoutez-moi, je vais vous en donner la preuve palpable et réduire au silence cette accusation aussi mensongère que coupable. Mes amis, ce garçon ne m'a pas quitté d'une semelle pendant toute la soirée d'hier.

Ces paroles firent une profonde impression sur l'auditoire; tous tournèrent les yeux vers Stillmann avec des regards inquisiteurs.

Lui, l'air rayonnant, se contenta de répondre :

– Je savais bien qu'il y avait un autre assassin !! !

Et ce disant, il s'approcha vivement de la table et examina les pieds d'Holmès; puis, le regardant bien dans les yeux, il lui dit :

– Vous étiez avec lui! Vous vous teniez à peine à cinquante pas de lui lorsqu'il alluma la bougie qui mit le feu à la mèche (sensation). Et, qui plus est, c'est vous-même qui avez fourni les allumettes !

Cette révélation stupéfia Holmès; le public put s'en apercevoir, car lorsqu'il ouvrit la bouche pour parler, ces mots entrecoupés purent à peine sortir :

– Ceci… ha !.. Mais c'est de la folie… C'est…

Stillmann sentit qu'il gagnait du terrain et prit confiance. Il montra une allumette carbonisée.

– En voici une, je l'ai trouvée dans le baril, tenez, en voici une autre !

Holmès retrouva immédiatement l'usage de la parole.

– Oui! Vous les avez mises là vous-même !

La riposte était bien trouvée, chacun le reconnut, mais Stillmann reprit :

– Ce sont des allumettes de cire, un article inconnu dans ce camp. Je suis prêt à me laisser fouiller pour qu'on cherche à découvrir la boîte sur moi. Êtes-vous prêt, vous aussi ?

L'hôte restait stupéfait. C'était visible aux yeux de tous. Il remua les doigts; une ou deux fois, ses lèvres s'entr'ouvrirent, mais les paroles ne venaient pas. L'assemblée n'en pouvait plus et voulait à tout prix voir le dénouement de cette situation. Stillmann demanda simplement :

– Nous attendons votre décision, monsieur Holmès.

Après un silence de quelques instants, l'hôte répondit à voix basse :

– Je défends qu'on me fouille.

Il n'y eut aucune démonstration bruyante, mais dans la salle chacun dit à son voisin :

– Cette fois, la question est tranchée! Holmès n'en mène plus large devant Archy.

Que faire, maintenant? Personne ne semblait le savoir. La situation devenait embarrassante, car les événements avaient pris une tournure si inattendue et si subite que les esprits s'étaient laissé surprendre et battaient la breloque comme une pendule qui a reçu un choc. Mais, peu à peu, le mécanisme se rétablit et les conversations reprirent leurs cours; formant des groupes de deux à trois, les hommes se réunirent et essayèrent d'émettre leur avis sous forme de propositions. La majorité était d'avis d'adresser à l'assassin un vote de remerciements pour avoir débarrassé la communauté de Flint Buckner: cette action méritait bien qu'on le laissât en liberté. Mais les gens plus réfléchis protestèrent, alléguant que les cervelles mal équilibrées des États de l'Est crieraient au scandale et feraient un tapage épouvantable si on acquittait l'assassin.

Cette dernière considération l'emporta donc et obtint l'approbation générale.

Il fut décidé que Fetlock Jones serait arrêté et passerait en jugement.

La question semblait donc tranchée et les discussions n'avaient plus leur raison d'être maintenant. Au fond, les gens en étaient enchantés, car tous dans leur for intérieur avaient envie de sortir et de se transporter sur les lieux du drame pour voir si le baril et les autres objets y étaient réellement. Mais un incident imprévu prolongea la séance et amena de nouvelles surprises.

Fetlock Jones, qui avait pleuré silencieusement, passant presque inaperçu au milieu de l'excitation générale et des scènes émouvantes qui se succédaient depuis un moment, sortit de sa torpeur lorsqu'il entendit parler de son arrestation et de sa mise en jugement; son désespoir éclata et il s'écria :

– Non! ce n'est pas la peine! Je n'ai pas besoin de prison ni de jugement. Mon châtiment est assez dur à l'heure qu'il est; n'ajoutez rien à mon malheur, à mes souffrances. Pendez-moi et que ce soit fini! Mon crime devait être découvert, c'était fatal; rien ne peut me sauver maintenant. Il vous a tout raconté, absolument comme s'il avait été avec moi, et m'avait vu. Comment le sait-il? c'est pour moi un prodige, mais vous trouverez le baril et les autres objets. Le sort en est jeté: je n'ai plus une chance de salut! Je l'ai tué; et vous en auriez fait autant à ma place, si, comme moi, vous aviez été traité comme un chien; n'oubliez pas que j'étais un pauvre garçon faible, sans défense, sans un ami pour me secourir.

– Et il l'a bigrement mérité, s'écria Ham Sandwich.

Des voix. – Écoutez camarades !

L'agent de police. – De l'ordre, de l'ordre, Messieurs.

Une voix. – Votre oncle savait-il ce que vous faisiez ?

– Non, il n'en savait rien.

– Êtes-vous certain qu'il vous ait donné les allumettes ?

– Oui, mais il ne savait pas l'usage que j'en voulais faire.

– Lorsque vous étiez occupé à préparer votre coup, comment avez-vous pu oser l'emmener avec vous, lui, un détective? C'est inexplicable !

Le jeune homme hésita, tripota les boutons de sa veste d'un air embarrassé et répondit timidement :

– Je connais les détectives, car j'en ai dans ma famille, et je sais que le moyen le plus sûr de leur cacher un mauvais coup, c'est de les avoir avec soi au moment psychologique.

L'explosion de rires qui accueillit ce naïf aveu ne fit qu'augmenter l'embarras du pauvre petit accusé.

IV

Fetlock Jones a été mis sous les verrous dans une cabane inoccupée pour attendre son jugement. L'agent Harris lui a donné sa ration pour deux jours, en lui recommandant de ne pas faire fi de cette nourriture; il lui a promis de revenir bientôt pour renouveler ses provisions.

Le lendemain matin, nous partîmes quelques-uns avec notre ami Hillyer, pour l'aider à enterrer son parent défunt et peu regretté, Flint Buckner; je remplissais les fonctions de premier assistant et tenais les cordons du poêle; Hillyer conduisait le cortège. Au moment où nous finissions notre triste besogne, un étranger loqueteux, à l'air nonchalant, passa devant nous; il portait un vieux sac à main, marchait la tête basse et boitait. Au même instant, je sentis nettement l'odeur à la recherche de laquelle j'avais parcouru la moitié du globe. Pour mon espoir défaillant, c'était un parfum paradisiaque.

En une seconde, je fus près de lui, et posai ma main doucement sur son épaule. Il s'affala par terre comme si la foudre venait de le frapper sur son chemin. Quand mes compagnons arrivèrent en courant, il fit de grands efforts pour se mettre à genoux, leva vers moi ses mains suppliantes, et de ses lèvres tremblotantes me demanda de ne plus le persécuter.

– Vous m'avez pourchassé dans tout l'univers, Sherlock Holmès, et cependant Dieu m'est témoin que je n'ai jamais fait de mal à personne !

En regardant ses yeux hagards, il était facile de voir qu'il était fou. Voilà mon œuvre, ma mère! La nouvelle de votre mort pourra seule un jour renouveler la tristesse que j'éprouvai à ce moment; ce sera ma seconde émotion.

Les jeunes gens relevèrent le vieillard, l'entourèrent de soins et furent pleins de prévenance pour lui; ils lui prodiguèrent les mots les plus touchants et cherchèrent à le consoler en lui disant de ne plus avoir peur, qu'il était maintenant au milieu d'amis, qu'ils le soigneraient, le protégeraient et pendraient le premier qui porterait la main sur lui. Ils sont comme les autres hommes, ces rudes mineurs, quand on ranime la chaleur de leur cœur; on pourrait les croire des enfants insouciants et irréfléchis jusqu'au moment où quelqu'un fait vibrer les fibres de leur cœur. Ils essayèrent de tous les moyens pour le réconforter, mais tout échoua jusqu'au moment où l'habile stratégiste qu'est Well-Fargo prit la parole et dit :

– Si c'est uniquement Sherlock Holmès qui vous inquiète, inutile de vous mettre martel en tête plus longtemps.

– Pourquoi? demanda vivement le malheureux fou.

– Parce qu'il est mort !

– Mort! mort! Oh! ne plaisantez pas avec un pauvre naufragé comme moi! Est-il mort? Sur votre honneur, jeunes gens, me dit-il la vérité ?

– Aussi vrai que vous êtes là! dit Ham Sandwich, et ils soutinrent l'affirmation de leur camarade, comme un seul homme.

– Ils l'ont pendu à San Bernardino la semaine dernière, ajouta Ferguson, tandis qu'il était à votre recherche. Ils se sont trompés et l'ont pris pour un autre. Ils le regrettent, mais n'y peuvent plus rien.

– Ils lui élèvent un monument, continua Ham Sandwich de l'air de quelqu'un qui a versé sa cotisation et est bien renseigné.

James Walker poussa un grand soupir, évidemment un soupir de soulagement; il ne dit rien, mais ses yeux perdirent leur expression d'effroi; son attitude sembla plus calme et ses traits se détendirent un peu. Nous regagnâmes tous nos cases et les jeunes gens lui préparèrent le meilleur repas que pouvaient fournir nos provisions; pendant qu'ils cuisinaient, nous l'habillâmes des pieds à la tête, Hillyer et moi; nos vêtements neufs lui donnaient un air de petit vieux bien tenu et respectable. « Vieux » est bien le mot, car il le paraissait avec son affaissement, la blancheur de ses cheveux, et les ravages que les chagrins avaient faits sur son visage; et, pourtant, il était dans la force de l'âge. Pendant qu'il mangeait, nous fumions et causions; lorsqu'il eut fini, il retrouva enfin l'usage de la parole et, de son plein gré, nous raconta son histoire. Je ne prétends pas reproduire ses propres termes, mais je m'en rapprocherai le plus possible dans mon récit :

HISTOIRE D'UN INNOCENT

« Voici ce qui m'arriva :

« J'étais à Denver, où je vivais depuis de longues années: quelquefois, je retrouve le nombre de ces années, d'autres fois, je l'oublie, mais peu m'importe. Seulement, on me signifia d'avoir à partir, sous peine d'être accusé d'un horrible crime commis il y a bien longtemps, dans l'Est. Je connaissais ce crime, mais je ne l'avais pas commis; le coupable était un de mes cousins, qui portait le même nom que moi.

« Que faire? Je perdais la tête, ne savais plus que devenir. On ne me donnait que très peu de temps, vingt-quatre heures, je crois. J'étais perdu si mon nom venait à être connu. La population m'aurait lynché sans admettre d'explications. C'est toujours ce qui arrive avec les lynchages; lorsqu'on découvre qu'on s'est trompé on se désole, mais il est trop tard… (vous voyez que la même chose est arrivée pour M. Holmès). Alors, je résolus de tout vendre, de faire argent de tout, et de fuir jusqu'à ce que l'orage fût passé; plus tard, je reviendrais avec la preuve de mon innocence. Je partis donc de nuit, et me sauvai bien loin, dans la montagne, où je vécus, déguisé sous un faux nom.

« Je devins de plus en plus inquiet et anxieux; dans mon trouble je voyais des esprits, j'entendais des voix et il me devenait impossible de raisonner sainement sur le moindre sujet; mes idées s'obscurcirent tellement que je dus renoncer à penser, tant je souffrais de la tête. Cet état ne fit qu'empirer. Toujours des voix, toujours des esprits m'entouraient. Au début, ils ne me poursuivaient que la nuit, bientôt ce fut aussi le jour. Ils murmuraient à mon oreille autour de mon lit et complotaient contre moi; je ne pouvais plus dormir et me sentais brisé de fatigue.

« Une nuit, les voix me dirent à mon oreille: « Jamais nous n'arriverons à notre but parce que nous ne pouvons ni l'apercevoir, ni par conséquent le désigner au public. »

« Elles soupirèrent, puis l'une dit: « Il faut que nous amenions Sherlock Holmès; il peut être ici dans douze jours. » Elles approuvèrent, chuchotèrent entre elles et gambadèrent de joie.

« Mon cœur battait à se rompre; car j'avais lu bien des récits sur Holmès et je pressentais quelle chasse allait me donner cet homme avec sa ténacité surhumaine et son activité infatigable.

« Les esprits partirent le chercher; je me levai au milieu de la nuit et m'enfuis, n'emportant que le sac à main qui contenait mon argent: trente mille dollars. Les deux tiers sont encore dans ce sac. Il fallut quarante jours à ce démon pour retrouver ma trace. Je lui échappai. Par habitude, il avait d'abord inscrit son vrai nom sur le registre de l'hôtel, puis il l'avait effacé pour mettre à la place celui de « Dagget Barclay ». Mais la peur vous rend perspicace. Ayant lu le vrai nom, malgré les ratures, je filai comme un cerf.

« Depuis trois ans et demi, il me poursuit dans les États du Pacifique, en Australie et aux Indes, dans tous les pays imaginables, de Mexico à la Californie, me donnant à peine le temps de me reposer; heureusement, le nom des registres m'a toujours guidé, et j'ai pu sauver ma pauvre personne !

« Je suis mort de fatigue! Il m'a fait passer un temps bien cruel, et pourtant, je vous le jure, je n'ai jamais fait de mal ni à lui, ni à aucun des siens. »

Ainsi se termina le récit de cette lamentable histoire qui bouleversa tous les jeunes gens; quant à moi, chacune de ces paroles me brûla le cœur comme un fer rouge. Nous décidâmes d'adopter le vieillard, qui deviendrait mon hôte et celui d'Hyllyer. Ma résolution est bien arrêtée maintenant; je l'installerai à Denver et le réhabiliterai.

Mes camarades lui donnèrent la vigoureuse poignée de main de bienvenue des mineurs et se dispersèrent pour répandre la nouvelle.

A l'aube, le lendemain matin, Well-Fargo, Ferguson et Ham Sandwich nous appelèrent à voix basse et nous dirent confidentiellement :

– La nouvelle des mauvais traitements endurés par cet étranger s'est répandue aux alentours et tous les camps des mineurs se soulèvent. Ils arrivent en masse de tous côtés, et vont lyncher le professeur. L'agent Harry a une frousse formidable et a téléphoné au shériff.

– Allons, venez !

Nous partîmes en courant. Les autres avaient le droit d'interpréter cette aventure à leur façon. Mais dans mon for intérieur, je souhaitais vivement que le shériff pût arriver à temps, car je n'avais nulle envie d'assister de sang-froid à la pendaison de Sherlock Holmès. J'avais entendu beaucoup parler du shériff, mais j'éprouvai quand même le besoin de demander: « Est-il vraiment capable de contenir la foule? »

– Contenir la foule! lui, Jack Fairfak, contenir la foule! Mais vous plaisantez! Vous oubliez que cet énergumène a dix-neuf scalps à son acquit, oui! dix-neuf scalps !

En approchant nous entendîmes nettement des cris, des gémissements, des hurlements qui s'accentuèrent à mesure que nous avancions; ces cris devinrent de plus en plus forts, et lorsque nous atteignîmes la foule massée sur la place devant la taverne, le bruit nous assourdit complètement.

Plusieurs gaillards de « Dalys Gorge » s'étaient brutalement saisis de Holmès, qui pourtant affectait un calme imperturbable.

Un sourire de mépris se dessinait sur ses lèvres et, en admettant que son cœur de Breton ait pu un instant connaître la peur de la mort, son énergie de fer avait vite repris le dessus et maîtrisait tout autre sentiment.

– Venez vite voter, vous autres! cria Shadbelly Higgins, un compagnon de la bande Daly: vous avez le choix entre pendu ou fusillé !

– Ni l'un ni l'autre! hurla un de ses camarades. Il ressusciterait la semaine prochaine! le brûler, voilà le seul moyen de ne plus le voir revenir.

Les mineurs, dans tous les groupes, répondirent par un tonnerre d'applaudissements et se portèrent en masse vers le prisonnier; ils l'entourèrent en criant: « Au bûcher! Au bûcher! » Puis ils le traînèrent au poteau, l'y adossèrent en l'enchaînant et l'entourèrent jusqu'à la ceinture de bois et de pommes de pin. Au milieu de ces préparatifs, sa figure ferme ne bronchait pas et le même sourire de dédain restait esquissé sur ses lèvres fines.

– Une allumette! Apportez une allumette !

Shadbelly la frotta, abrita la flamme de sa main, se baissa et alluma les pommes de pin. Un silence profond régnait sur la foule; le feu prit et une petite flamme lécha les pommes de pin. Il me sembla entendre un bruit lointain de pas de chevaux. Ce bruit se rapprocha et devint de plus en plus distinct, mais la foule absorbée paraissait ne rien entendre.

L'allumette s'éteignit. L'homme en frotta une autre, se baissa et de nouveau la flamme jaillit. Cette fois elle courut rapidement au travers des brins de bois. Dans l'assistance, quelques hommes détournèrent la tête. Le bourreau tenait à la main son allumette carbonisée et surveillait la marche du feu. Au même instant, un cheval déboucha à plein galop du tournant des rochers, venant dans notre direction.

Un cri retentit :

– Le shériff !

Fendant la foule, le cavalier se fraya un passage jusqu'au bûcher; arrivé là, il arrêta son cheval sur les jarrets et s'écria :

– Arrière, tas de vauriens !

Tous obéirent à l'exception du chef qui se campa résolument et saisit son revolver. Le shériff fonça sur lui, criant :

– Vous m'entendez, espèce de forcené. Éteignez le feu, et enlevez au prisonnier ses chaînes.

Il finit par obéir. Le shériff prit la parole, rassemblant son cheval dans une attitude martiale; il ne s'emporta pas et parla sans véhémence, sur un ton compassé et pondéré, bien fait pour ne leur inspirer aucune crainte.

– Vous faites du propre, vous autres! Vous êtes tout au plus dignes de marcher de pair avec ce gredin de Shadbelly Higgins, cet infâme… reptile qui attaque les gens par derrière et se croit un héros.

Ce que je méprise par-dessus tout, c'est une foule qui se livre au lynchage. Je n'y ai jamais rencontré un homme à caractère. Il faut en éliminer cent avant d'en trouver un qui ait assez de cœur au ventre pour oser attaquer seul un homme même infirme. La foule n'est qu'un ramassis de poltrons et quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent le shériff lui-même est le roi des lâches.

Il s'arrêta, évidemment pour savourer ces dernières paroles et juger de l'effet produit, puis il reprit :

– Le shériff qui abandonne un prisonnier à la fureur aveugle de la foule est le dernier des lâches. Les statistiques constatent qu'il y a eu cent quatre-vingt-deux shériffs, l'année dernière, qui ont touché des appointements injustement gagnés. Au train où marchent les choses, on verra bientôt figurer une nouvelle maladie dans les livres de médecine sous le nom de « mal des shériffs ».

Les gens demanderont: « Le shériff est encore malade? »

Oui! il souffre toujours de la même maladie incurable.

On ne dira plus: « Un tel est allé chercher le shériff du comité de Rapalso! » mais: un tel est allé chercher le « froussard » de Rapalso! Mon Dieu! qu'il faut donc être lâche pour avoir peur d'une foule en train de lyncher un homme !

Il regarda le prisonnier du coin de l'œil et lui demanda :

– Étranger, qui êtes-vous et qu'avez-vous fait ?

– Je m'appelle Sherlock Holmès; je n'ai rien à me reprocher.

Ce nom produisit sur le shériff une impression prodigieuse. Il se remit à haranguer la foule, disant que c'était une honte pour le pays d'infliger un outrage aussi ignominieux à un homme dont les exploits étaient connus du monde entier pour leur caractère merveilleux, et dont les aventures avaient conquis les bonnes grâces de tous les lecteurs par le charme et le piquant de leur exposition littéraire. Il présenta à Holmès les excuses de toute la nation, le salua très courtoisement et ordonna à l'agent Harris de le ramener chez lui, lui signifiant qu'il le rendrait personnellement responsable si Holmès était de nouveau maltraité. Se tournant ensuite vers la foule, il s'écria :

– Regagnez vos tannières, tas de racailles !

Ils obéirent; puis s'adressant à Shadbelly :

– Vous, suivez-moi, je veux moi-même régler votre compte. Non, gardez ce joujou qui vous sert d'arme; le jour où j'aurai peur de vous sentir derrière moi avec votre revolver, il sera temps pour moi d'aller rejoindre les cent quatre-vingt-deux poltrons de l'année dernière. – Et, ce disant, il partit au pas de sa monture suivi de Shadbelly.

En rentrant chez nous vers l'heure du déjeuner, nous apprîmes que Fetlock Jones était en fuite; il s'était évadé de la prison et battait la campagne. Personne n'en fut fâché au fond. Que son oncle le poursuive, s'il veut; c'est son affaire; le camp tout entier s'en lave les mains.

V

LE JOURNAL REPREND

Dix jours plus tard.

« James Walker » va bien physiquement, et son cerveau est en voie de guérison. Je pars avec lui pour Denver demain matin.

La nuit suivante.

Quelques mots envoyés à la hâte d'une petite gare. En me quittant, ce matin, Hillyer m'a chuchoté à l'oreille :

– Ne parlez de ceci à Walker que quand vous serez bien certain de ne pas lui faire de mal en arrêtant les progrès de son rétablissement. Le crime ancien auquel il a fait allusion devant nous a bien été commis, comme il le dit, par son cousin.

Nous avons enterré le vrai coupable l'autre soir, l'homme le plus malheureux du siècle, Flint Buckner. Son véritable nom était « Jacob Fuller ».

Ainsi, ma chère mère, ma mission est terminée. Je viens d'accomplir mon mandat. Sans m'en douter, j'ai conduit à sa dernière demeure votre mari, mon père. Qu'il repose en paix !

FIN

CANNIBALISME EN VOYAGE

Je revenais dernièrement de visiter Saint-Louis, lorsqu'à la bifurcation de Terre-Haute (territoire d'Indiana), un homme de quarante à cinquante ans, à la physionomie sympathique, aux manières affables, monta dans mon compartiment et s'assit près de moi; nous causâmes assez longtemps pour me permettre d'apprécier son intelligence et le charme de sa conversation. Lorsqu'au cours de notre entretien, il apprit que j'étais de Washington, il se hâta de me demander des « tuyaux » sur les hommes politiques, sur les affaires gouvernementales; je m'aperçus d'ailleurs très vite qu'il était au courant de tous les détails, de tous les dessous politiques, et qu'il en savait très long sur les faits et gestes des sénateurs et des représentants des Chambres aux Assemblées législatives. A une des stations suivantes deux hommes s'arrêtèrent près de nous et l'un d'eux dit à l'autre :

« Harris, si vous faites cela pour moi, je ne l'oublierai de ma vie. »

Les yeux de mon nouveau compagnon de voyage brillèrent d'un singulier éclat; à n'en pas douter, ces simples mots venaient d'évoquer chez lui quelque vieux souvenir. Ensuite son visage redevint calme, presque pensif. Il se tourna vers moi et me dit :

– Laissez-moi vous conter une histoire, vous dévoiler un chapitre secret de ma vie, une page que j'avais enterrée au fin fond de moi-même. Écoutez-moi patiemment, et ne m'interrompez pas.

Je promis de l'écouter; il me raconta l'aventure suivante, avec des alternatives d'animation et de mélancolie, mais toujours avec beaucoup de persuasion et un grand sérieux.

Récit de cet étranger :

« Le 19 décembre 1853, je quittai Saint-Louis par le train du soir qui va à Chicago. Tous compris, nous n'étions que vingt-quatre voyageurs hommes; ni femmes ni enfants; nous fîmes vite connaissance et comme nous paraissions tous de bonne humeur, une certaine intimité ne tarda pas à s'établir entre nous.

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