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Plus fort que Sherlock Holmès
– Messieurs, mon oncle Sherlock a un travail pressant à faire qui le retiendra jusqu'à minuit ou une heure du matin, mais il reviendra dès qu'il pourra, et espère bien que quelques-uns d'entre vous seront encore ici pour trinquer avec lui.
– Par saint Georges! Quel généreux seigneur !
– Mes amis! Trois vivats à Sherlock Holmès, le plus grand homme qui ait jamais vécu, cria Ferguson. « Hip, hip, hip !!! » « Hurrah! hurrah! hurrah! »
– Ces clameurs tonitruantes secouèrent la maison, tant les jeunes gens mettaient de cœur à leur réception. Arrivé dans sa chambre, Sherlock dit à son neveu, sans mauvaise humeur :
– Que diable! Pourquoi m'avez-vous mis cette invitation sur les bras ?
– Je pense que vous ne voulez pas vous rendre impopulaire, mon oncle? Il serait fâcheux de ne pas vous attirer les bonnes grâces de tout ce camp de mineurs. Ces gars vous admirent; mais si vous partiez sans trinquer avec eux, ils prendraient votre abstention pour du « snobisme ». Et du reste, vous nous avez dit que vous aviez une foule de choses à nous raconter, de quoi nous tenir éveillés une partie de la nuit.
Le jeune homme avait raison et faisait preuve de bon sens. Son oncle le reconnut. Il servait en même temps ses propres intérêts et fit cette réflexion pratique dans son for intérieur :
– Mon oncle et les mineurs vont être fameusement commodes pour me créer un alibi qui ne pourra être contesté.
L'oncle et le neveu causèrent dans leur chambre pendant trois heures. Puis, vers minuit, Fetlock descendit seul, se posta dans l'obscurité à une douzaine de pas de la taverne et attendit. Cinq minutes après, Flint Buckner sortait en se dandinant de la salle de billard, il l'effleura presque de l'épaule en passant. « Je le tiens », pensa le jeune garçon.
Et il se dit à lui-même, en suivant des yeux l'ombre de la silhouette: « Adieu, mon ami, adieu pour tout de bon, Flint Buckner! Tu as traité ma mère de… c'est très bien, mais rappelle-toi que tu fais aujourd'hui ta dernière promenade! »
Il rentra, sans se presser, à la taverne, en se faisant cette réflexion: « Il est un peu plus de minuit, encore une heure à attendre; nous la passerons avec les camarades… ce sera fameux pour l'alibi. »
Il introduisit Sherlock Holmès dans la salle de billard qui était comble de mineurs, tous impatients de le voir arriver. Sherlock commanda les boissons, et la fête commença. Tout le monde était content et de bonne humeur; la glace fut bientôt rompue. Chansons, anecdotes, boissons se succédèrent (les minutes elles aussi se passaient).
A une heure moins six la gaieté était à son comble :
Boum! un bruit d'explosion suivi d'une commotion.
Tous se turent instantanément. Un roulement sourd arrivait en grondant du côté de la colline; l'écho se répercuta dans les sinuosités de la gorge et vint mourir près de la taverne. Les hommes se précipitèrent à la porte, disant :
– Quelque chose vient de sauter.
Au dehors une voix criait dans l'obscurité :
– C'est en bas dans la gorge, j'ai vu la flamme.
La foule se porta de ce côté: tous, y compris Holmès, Fetlock, Archy Stillmann. Ils firent leur mille en quelques minutes. A la lumière d'une lanterne, ils reconnurent l'emplacement en terre battue où s'élevait la hutte de Flint Buckner; de la cabine elle-même, il ne restait pas un vestige, pas un chiffon, pas un éclat de bois. Pas trace non plus de Flint. On le chercha tout autour; tout à coup quelqu'un cria :
– Le voilà !
C'était vrai. A cinquante mètres plus bas, ils l'avaient trouvé ou plutôt ils avaient découvert une masse informe et inerte qui devait le représenter. Fetlock Jones accourut avec les autres et regarda.
L'enquête fut l'affaire d'un quart d'heure. Ham Sandwich, chef des jurés, rendit le verdict, sous une forme plutôt primitive qui ne manquait pas d'une certaine grâce littéraire, et sa conclusion établit que le défunt s'était donné la mort ou bien qu'il fallait l'attribuer à une ou plusieurs personnes inconnues du jury; il ne laissait derrière lui ni famille, ni héritage; pour tout inventaire une hutte qui avait sauté en l'air. Que Dieu ait pitié de lui! C'était le vœu de tous.
Après cette courte oraison funèbre, le jury s'empressa de rejoindre le gros de la foule où se trouvait l'attraction générale personnifiée dans Sherlock Holmès. Les mineurs se tenaient en demi-cercle en observant un silence respectueux; au centre de ce demi-cercle, se trouvait l'emplacement de la hutte maintenant détruite. Dans cet espace vide s'agitait Holmès, l'homme prodigieux, assisté de son neveu qui portait une lanterne. Il prit avec un ruban d'arpentage les mesures des fondations de la hutte, releva la distance des ajoncs à la route, la hauteur des buissons d'ajoncs et prit encore d'autres mesures.
Il ramassa un chiffon d'un côté, un éclat de bois d'un autre, une pincée de terre par ici, les considéra attentivement et les mit de côté avec soin. Il détermina la longitude du lieu au moyen d'une boussole de poche en évaluant à deux secondes les variations magnétiques. Il prit l'heure du Pacifique à sa montre et lui fit subir la correction de l'heure locale. Il mesura à grands pas la distance de l'emplacement de la hutte au cadavre en tenant compte de la différence de la marée. Il nota l'altitude, la température avec un anéroïde et un thermomètre de poche. Enfin, il déclara magistralement en saluant de la tête :
– C'est fini, vous pouvez rentrer, messieurs !
Il prit la tête de la colonne pour regagner la taverne, suivi de la foule qui commentait cet événement et vouait à l'« homme prodigieux » un vrai culte d'admiration, tout en cherchant à deviner l'origine et l'auteur de ce drame.
– Savez-vous, camarades, que nous pouvons nous estimer heureux d'avoir Sherlock au milieu de nous? dit Ferguson.
– C'est vrai, voilà peut-être le plus grand événement du siècle! reprit Ham Sandwich. Il fera le tour du monde, souvenez-vous de ce que je vous dis.
– Parions! dit Jake Parker le Forgeron, qu'il va donner un grand renom au camp. N'est-ce pas votre avis, Well-Fargo ?
– Eh bien, puisque vous voulez mon opinion là-dessus je puis vous dire ceci :
Hier, j'aurais vendu ma concession sans hésiter à deux dollars le pied carré; aujourd'hui, je vous réponds que pas un d'entre vous ne la vendrait à seize dollars.
– Vous avez raison, Well-Fargo! Nous ne pouvions pas rêver un plus grand bonheur pour le camp. Dites donc, l'avez-vous vu collectionner ces chiffons, cette terre, et le reste? Quel œil il a! Il ne laisse échapper aucun détail; il veut tout voir, c'est plus fort que lui.
– C'est vrai! Et ces détails qui paraissent des niaiseries au commun des mortels, représentent pour lui un livre grand ouvert imprimé en gros caractères. Soyez bien persuadés que ces petits riens recèlent de mystérieux secrets; ils ont beau croire que personne ne pourra les leur arracher; quand Sherlock y met la main, il faut qu'ils parlent, qu'ils rendent gorge.
– Camarades, je ne regrette plus qu'il ait manqué la partie de chasse à l'enfant; ce qui vient de se passer ici est beaucoup plus intéressant et plus complexe; Sherlock va pouvoir étaler devant nous son art et sa science dans toute leur splendeur.
Inutile de dire que nous sommes tous contents de la façon dont l'enquête a tourné.
– Contents! Par saint Georges! ce n'est pas assez dire !
Archy aurait mieux fait de rester avec nous et de s'instruire en regardant comment Sherlock procède. Mais non, au lieu de cela, il a perdu son temps à fourrager dans les buissons et il n'a rien vu du tout.
– Je suis bien de ton avis, mais que veux-tu; Archy est jeune. Il aura plus d'expérience un peu plus tard.
– Dites donc, camarades, qui, d'après vous, a fait le coup ?
La question était embarrassante; elle provoqua une série de suppositions plus ou moins plausibles. On désigna plusieurs individus considérés comme capables de commettre cet acte, mais ils furent éliminés un à un. Personne, excepté le jeune Hillyer, n'avait vécu dans l'intimité de Flint Buckner; personne ne s'était réellement pris de querelle avec lui; il avait bien eu des différends avec ceux qui essayaient d'assouplir son caractère, mais il n'en était jamais venu à des disputes pouvant amener une effusion de sang. Un nom brûlait toutes les langues depuis le début de la conversation, mais on ne le prononça qu'en dernier ressort: c'était celui de Fetlock Jones. Pat Riley le mit en avant.
– Ah! oui, dirent les camarades. Bien entendu nous avons tous pensé à lui, car il avait un million de raisons pour tuer Flint Buckner; j'ajoute même que c'était un devoir pour lui, mais tout bien considéré, deux choses nous surprennent: d'abord, il ne devait pas hériter du terrain; ensuite, il était éloigné de l'endroit où s'est produite l'explosion.
– Parfaitement, dit Pat. Il était dans la salle de billard avec nous au moment de l'explosion. Et il y était même une heure avant.
– C'est heureux pour lui; sans cela on l'aurait immédiatement soupçonné.
III
Les meubles de la salle à manger de la taverne avaient été enlevés, à l'exception d'une longue table de sapin et d'une chaise. On avait repoussé la table dans un coin et posé la chaise par-dessus.
Sherlock Holmès était assis sur cette chaise, l'air grave, imposant et presque impressionnant. Le public se tenait debout et remplissait la salle. La fumée du tabac obscurcissait l'air et l'assistance observait un silence religieux.
Sherlock Holmès leva la main pour concentrer sur lui l'attention du public et il la garda en l'air un moment; puis, en termes brefs, saccadés, il posa une série de questions, soulignant les réponses de « Hums » significatifs et de hochements de tête; son interrogatoire fut très minutieux et porta sur tout ce qui concernait Flint Buckner: son caractère, sa conduite, ses habitudes et l'opinion que les gens avaient de lui. Il comprit bien vite que son propre neveu était le seul dans le camp qui eût pu vouer à Flint Buckner une haine mortelle. M. Holmès accueillit ces témoignages avec un sourire de pitié et demanda sur un ton indifférent :
– Y a-t-il quelqu'un parmi vous, messieurs, qui puisse dire où se trouvait votre camarade Fetlock Jones au moment de l'explosion ?
Tous répondirent en chœur: « Ici même. »
– Depuis combien de temps y était-il? demanda M. Holmès.
– Depuis une heure environ.
– Bon! une heure à peu près? Quelle distance sépare cet endroit du théâtre de l'explosion ?
– Une bonne lieue.
– Ceci est un alibi, il est vrai, mais médiocre.
Un immense éclat de rire accueillit cette réflexion. Tous se mirent à crier: ma parole, voilà qui est raide! vous devez regretter maintenant, Sandy, ce que vous venez de dire ?
Le témoin confus baissa la tête en rougissant et parut consterné du résultat de sa déposition.
– La connexion quelque peu douteuse entre le nommé Jones et cette affaire (rires) ayant été examinée, reprit Holmès, appelons maintenant les témoins oculaires de la tragédie et interrogeons-les.
Il exhiba ses fragments révélateurs et les rangea sur une feuille de carton étalée sur ses genoux. Toute la salle retenait sa respiration et écoutait.
– Nous possédons la longitude et la latitude avec la correction des variations magnétiques et nous connaissons ainsi le lieu exact du drame. Nous avons l'altitude, la température et l'état hygrométrique du lieu; ces renseignements sont pour nous des plus précieux, puisqu'ils nous permettent d'estimer avec précision le degré de l'influence que ces conditions spéciales ont pu exercer sur l'humeur et la disposition d'esprit de l'assassin à cette heure de la nuit. (Brouhaha d'admiration, réflexions chuchotées. Par saint Georges, quelle profondeur d'esprit !)
Holmès saisit entre ses doigts les pièces à conviction.
– Et maintenant, demandons à ces témoins muets de nous dire ce qu'ils savent :
Voici un sac de toile vide. Que nous révèle-t-il? Que le mobile du crime a été le vol et non la vengeance. Qu'indique-t-il encore? Que l'assassin était d'une intelligence médiocre ou, si vous préférez, d'un esprit léger et peu réfléchi? Comment le savons-nous? Parce qu'une personne vraiment intelligente ne se serait pas amusée à voler Buckner, un homme qui n'avait jamais beaucoup d'argent sur lui. Mais l'assassin aurait pu être un étranger? Laissez encore parler le sac. J'en retire cet objet: c'est un morceau de quartz argentifère. C'est singulier. Examinez-le, je vous prie, chacun à tour de rôle.
Maintenant rendez-le-moi, s'il vous plaît.
Il n'existe dans ce district qu'un seul filon qui produise du quartz exactement de cette espèce et de cette couleur. Ce filon rayonne sur une longueur d'environ deux milles et il est destiné, d'après ma conviction, à conférer à cet endroit dans un temps très rapproché une célébrité qui fera le tour du monde; les deux cents propriétaires qui se partagent son exploitation acquerront des richesses qui surpassent tous les rêves de l'avarice. Désignez-moi ce filon par son nom, je vous prie.
« La Science chrétienne consolidée et Mary-Ann! » lui répondit-on sans hésiter.
Une salve frénétique de hurrahs retentit aussitôt, chaque homme prit le fragment des mains de son voisin et le serra avec des larmes d'attendrissement dans les yeux; Well-Fargo et Ferguson s'écrièrent :
– Le « Flush » est sur le filon et la cote monte à cent cinquante dollars le pied. Vous m'entendez !
Lorsque le calme fut revenu, Holmès reprit :
– Nous constatons donc que trois faits sont nettement établis, savoir: que l'assassin était d'un esprit léger, qu'il n'était pas étranger; que son mobile était le vol et non la vengeance. Continuons. Je tiens dans ma main un petit fragment de mèche qui conserve encore l'odeur récente du feu. Que prouve-t-il? Si je rapproche ce fragment de mèche de l'évidence du quartz, j'en conclus que l'assassin est un mineur. Je dis plus, Messieurs, j'affirme que l'assassinat a été commis en recourant à l'explosion. Je crois pouvoir avancer que l'engin explosif a été posé sur le côté de la hutte qui borde la route à peu près au milieu, car je l'ai trouvé à six pieds de ce point.
Je tiens dans mes doigts une allumette suédoise, de l'espèce de celles qu'on frotte sur les boîtes de sûreté. Je l'ai trouvée sur la route, à six cent vingt-deux pieds de la case détruite; que prouve-t-elle? Que la mèche a été allumée à ce même endroit. J'ajoute que l'assassin était gaucher. Vous allez me demander à quel signe je le vois. Il me serait impossible de vous l'expliquer, Messieurs, car ces indices sont si subtils, que seules une longue expérience et une étude approfondie peuvent rendre capable de les percevoir. Mais, les preuves restent là; elles sont encore renforcées par un fait que vous avez dû remarquer souvent dans les grands récits policiers, c'est que tous les assassins sont gauchers.
– Ma parole, c'est vrai, dit Ham Sandwich en se frappant bruyamment la cuisse de sa lourde main; du diable si j'y avais pensé avant.
– Ni moi non plus, crièrent les autres; rien ne peut décidément échapper à cet œil d'aigle.
– Messieurs, malgré la distance qui séparait l'assassin de sa victime, le premier n'est pas demeuré entièrement sain et sauf. Ce débris de bois que je vous présente maintenant a atteint l'assassin en l'égratignant jusqu'au sang. Il porte certainement sur son corps la marque révélatrice de l'éclat qu'il a reçu. Je l'ai ramassé à l'endroit où il devait se tenir lorsqu'il alluma la mèche fatale.
Il regarda l'auditoire du haut de son siège élevé, et son attitude s'assombrit immédiatement: levant lentement la main, il désigna du doigt un assistant en disant :
– Voici l'assassin !
A cette révélation, l'assistance fut frappée de stupeur puis vingt voix s'élevèrent criant à la fois :
– Sammy Hillyer? Ah! diable, non! Lui? C'est de la pure folie !
– Faites attention, Messieurs, ne vous emportez pas! regardez: il porte au front la marque du sang !
Hillyer devint blême de peur. Prêt à éclater en sanglots, il se tourna vers l'assistance en cherchant sur chaque visage de l'aide et de la sympathie; il tendit ses mains suppliantes vers Holmès, et implora sa pitié disant :
– De grâce, non, de grâce! ce n'est pas moi, je vous en donne ma parole d'honneur. Cette blessure que j'ai au front vient de…
– Arrêtez-le, agent de police, cria Holmès. Je vous en donne l'ordre formel.
L'agent s'avança à contre-cœur, hésita, et s'arrêta.
Hillyer jeta un nouvel appel.
– Oh! Archy, ne les laissez pas faire; ma mère en mourrait! Vous savez d'où vient cette blessure. Dites-le-leur et sauvez-moi. Archy, sauvez-moi !
Stillmann perça la foule et dit :
– Oui, je vous sauverai. N'ayez pas peur.
Puis s'adressant à l'assemblée :
– N'attachez aucune importance à cette cicatrice, qui n'a rien à voir avec l'affaire qui nous occupe.
– Dieu vous bénisse, Archy, mon cher ami !
– Hurrah pour Archy, camarades! cria l'assemblée.
Tous mouraient d'envie de voir innocenter leur compatriote Sammy; ce loyal sentiment était d'ailleurs très excusable dans leur cœur.
Le jeune Stillmann attendit que le calme se fût rétabli, puis il reprit :
– Je prierai Tom Jeffries de se tenir à cette porte et l'agent Harris de rester à l'autre en face, ils ne laisseront sortir personne.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
– Le criminel est parmi nous, j'en suis persuadé. Je vous le prouverai avant longtemps, si, comme je le crois, mes conjectures sont exactes. Maintenant, laissez-moi vous retracer le drame du commencement jusqu'à la fin :
Le mobile n'était pas le vol, mais la vengeance, le meurtrier n'était pas un esprit léger. Il ne se tenait pas éloigné de six cent vingt-deux pieds. Il n'a pas été atteint par un éclat de bois. Il n'a pas posé l'explosif contre la case. Il n'a pas apporté un sac avec lui. J'affirme même qu'il n'est pas gaucher. A part cela, le rapport de notre hôte distingué sur cette affaire est parfaitement exact.
Un rire de satisfaction courut dans l'assemblée; chacun se faisait signe de la tête et semblait dire à son voisin: « Voilà le fin mot de l'histoire: Archy Stillmann est un brave garçon, un bon camarade! Il n'a pas baissé pavillon devant Sherlock Holmès. » La sérénité de ce dernier ne paraissait nullement troublée. Stillmann continua :
– Moi aussi, j'ai des témoins oculaires et je vous dirai tout à l'heure où vous pouvez en trouver d'autres.
Il exhiba un morceau de gros fil de fer. La foule tendit le cou pour voir.
– Il est recouvert d'une couche de suif fondu. Et voici une bougie qui est brûlée jusqu'à moitié. L'autre moitié porte des traces d'incision sur une longueur de trois centimètres. Dans un instant, je vous dirai où j'ai trouvé ces objets. Pour le moment, je laisserai de côté les raisonnements, les arguments, les conjectures plus ou moins enchevêtrées, en un mot toute la mise en scène qui constitue le bagage du « détective », et je vous dirai, dans des termes très simples et sans détours, comment ce lamentable événement est arrivé.
Il s'arrêta un moment pour juger de l'effet produit et pour permettre à l'assistance de concentrer sur lui toute son attention.
– L'assassin, reprit-il, a eu beaucoup de peine à arrêter son plan, qui était d'ailleurs bien compris et très ingénieux; il dénote une intelligence véritable et pas du tout un esprit faible. C'est un plan parfaitement combiné pour écarter tout soupçon de son auteur. Il a commencé par marquer des points de repère sur une bougie de trois en trois centimètres, il l'a allumée en notant le temps qu'elle mettait à brûler. Il trouva ainsi qu'il fallait trois heures pour en brûler douze centimètres. Je l'ai moi-même expérimenté là-haut pendant une demi-heure, il y a un moment de cela, pendant que M. Holmès procédait à l'enquête sur le caractère et les habitudes de Flint Buckner. J'ai donc pu relever le temps qu'il faut à une bougie pour se consumer lorsqu'elle est protégée du vent. Après son expérience, l'assassin a éteint la bougie, je crois vous l'avoir déjà dit, et il en a préparé une autre.
Il fixa cette dernière dans un bougeoir de fer-blanc. Puis, à la division correspondante à la cinquième heure, il perça un trou avec un fil de fer rougi. Je vous ai déjà montré ce fil de fer recouvert d'une mince couche de suif; ce suif provient de la fusion de la bougie.
Avec peine, grande peine même, il grimpa à travers les ajoncs qui couvrent le talus escarpé situé derrière la maison de Flint Buckner; il traînait derrière lui un baril vide qui avait contenu de la farine. Il le cacha à cet endroit parfaitement sûr et plaça le bougeoir à l'intérieur. Puis il mesura environ trente-cinq pieds de mèche, représentant la distance du baril à la case. Il pratiqua un trou sur le côté du baril, et voici même la grosse vrille dont il s'est servi pour cela. Il termina sa préparation macabre, et quand tout fut achevé, un bout de la mèche aboutissait à la case de Buckner, l'autre extrémité, qui portait une cavité destinée à recevoir de la poudre, était placée dans le trou de la bougie; la position de ce trou était calculée de manière à faire sauter la hutte à une heure du matin, en admettant que cette bougie ait été allumée vers huit heures hier soir et qu'un explosif relié à cette extrémité de la mèche ait été déposé dans la case. Bien que je ne puisse le prouver, je parie que ce dispositif a été adopté à la lettre.
Camarades, le baril est là dans les ajoncs, le reste de la bougie a été retrouvé dans le bougeoir de fer-blanc; la mèche brûlée, nous l'avons reconnue dans le trou percé à la vrille; l'autre bout est à l'extrémité de la côte, à l'emplacement de la case détruite. J'ai retrouvé tous ces objets, il y a une heure à peine pendant que maître Sherlock Holmès se livrait à des calculs plus ou moins fantaisistes et collectionnait des reliques qui n'avaient rien à voir avec l'affaire.
Il s'arrêta. L'auditoire en profita pour reprendre haleine, et détendre ses nerfs fatigués par une attention soutenue.
– Du diable, dit Ham Sandwich, en éclatant de rire, voilà pourquoi il s'est promené seul de son côté dans les ajoncs, au lieu de relever des points et des températures avec le professeur. Voyez-vous, camarades, Archy n'est pas un imbécile.
– Ah! non, certes…
Mais Stillmann continua :
– Pendant que nous étions là-bas, il y a une heure ou deux, le propriétaire de la vrille et de la bougie d'essai les enleva de l'endroit où il les avait d'abord placées, la première cachette n'étant pas bonne; il les déposa à un autre endroit qui lui paraissait meilleur, à deux cents mètres dans le bois de pins, et les cacha en les recouvrant d'aiguilles. C'est là que je les ai trouvées. La vrille est juste de la mesure du trou du baril. Quant à la…
Holmès l'interrompit, disant avec une certaine ironie :
– Nous venons d'entendre un très joli conte de fées, messieurs, certes très joli, seulement je voudrais poser une ou deux questions à ce jeune homme.
L'assistance parut impressionnée.
Ferguson marmotta :
– J'ai peur qu'Archy ne trouve son maître cette fois.
Les autres ne riaient plus, et paraissaient anxieux. Holmès prit donc la parole à son tour :
– Pénétrons dans ce conte de fées d'un pas sûr et méthodique, par progression géométrique, si je puis m'exprimer ainsi; enchaînons les détails et montons à l'assaut de cette citadelle d'erreur (pauvre joujou de clinquant) en soutenant une allure ferme, vive et résolue. Nous ne rencontrons devant nous que l'élucubration fantasque d'une imagination à peine éclose. Pour commencer, jeune homme, je désire ne vous poser que trois questions.
Si j'ai bien compris, d'après vous, cette bougie aurait été allumée hier soir vers huit heures ?
– Oui, monsieur, vers huit heures !
– Pouvez-vous dire huit heures précises ?
– Ça non! je ne saurais être aussi affirmatif.
– Hum! Donc, si une personne avait passé par là juste à huit heures, elle aurait infailliblement rencontré l'assassin. C'est votre avis ?
– Oui, je le suppose.
– Merci, c'est tout. Pour le moment cela me suffit; oui, c'est tout ce que je vous demande pour le quart d'heure.
– Diantre! il tape ferme sur Archy, remarqua Ferguson.
– C'est vrai, dit Ham Sandwich. Cette discussion ne me promet rien qui vaille.
Stillmann reprit, en regardant Holmès :
– J'étais moi-même par là à huit heures et demie, ou plutôt vers neuf heures.
– Vraiment? Ceci est intéressant, très intéressant. Peut-être avez-vous rencontré vous-même l'assassin ?
– Non, je n'ai rencontré personne.
– Ah! alors, pardonnez-moi cette remarque, je ne vois pas bien la valeur de votre renseignement.