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Les confessions
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Les confessions

Qui croirait que ce châtiment d’enfant, reçu à huit ans par la main d’une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s’ensuivre naturellement? En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j’avais éprouvé, ils ne s’avisèrent point de chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu’à l’âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent. Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d’un œil ardent les belles personnes; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier.

Même après l’âge nubile, ce goût bizarre, toujours persistant et porté jusqu’à la dépravation, jusqu’à la folie, m’a conservé les mœurs honnêtes qu’il semblerait avoir dû m’ôter. Si jamais éducation fut modeste et chaste, c’est assurément celle que j’ai reçue. Mes trois tantes n’étaient pas seulement des personnes d’une sagesse exemplaire, mais d’une réserve que depuis longtemps les femmes ne connaissent plus. Mon père, homme de plaisir, mais galant à la vieille mode, n’a jamais tenu, près des femmes qu’il aimait le plus, des propos dont une vierge eût pu rougir, et jamais on n’a poussé plus loin que dans ma famille et devant moi le respect qu’on doit aux enfants; je ne trouvai pas moins d’attention chez M. Lambercier sur le même article, et une fort bonne servante y fut mise à la porte pour un mot un peu gaillard qu’elle avait prononcé devant nous. Non seulement je n’eus jusqu’à mon adolescence aucune idée distincte de l’union des sexes, mais jamais cette idée confuse ne s’offrit à moi que sous une image odieuse et dégoûtante. J’avais pour les filles publiques une horreur qui ne s’est jamais effacée: je ne pouvais voir un débauché sans dédain, sans effroi même, car mon aversion pour la débauche allait jusque-là, depuis qu’allant un jour au petit Sacconex par un chemin creux, je vis des deux côtés des cavités dans la terre, où l’on me dit que ces gens-là faisaient leurs accouplements. Ce que j’avais vu de ceux des chiennes me revenait aussi toujours à l’esprit en pensant aux autres, et le cœur me soulevait à ce seul souvenir.

Ces préjugés de l’éducation, propres par eux-mêmes à retarder les premières explosions d’un tempérament combustible, furent aidés, comme j’ai dit, par la diversion que firent sur moi les premières pointes de la sensualité. N’imaginant que ce que j’avais senti, malgré des effervescences de sang très incommodes, je ne savais porter mes désirs que vers l’espèce de volupté qui m’était connue, sans aller jamais jusqu’à celle qu’on m’avait rendue haïssable et qui tenait de si près à l’autre sans que j’en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes érotiques fureurs, dans les actes extravagants auxquels elles me portaient quelquefois, j’empruntais imaginairement le secours de l’autre sexe, sans penser jamais qu’il fût propre à nul autre usage qu’à celui que je brûlais d’en tirer.

Non seulement donc c’est ainsi qu’avec un tempérament très ardent, très lascif, très précoce, je passai toutefois l’âge de puberté sans désirer, sans connaître d’autres plaisirs des sens que ceux dont Mlle Lambercier m’avait très innocemment donné l’idée; mais quand enfin le progrès des ans m’eut fait homme, c’est encore ainsi que ce qui devait me perdre me conserva. Mon ancien goût d’enfant, au lieu de s’évanouir, s’associa tellement à l’autre, que je ne pus jamais l’écarter des désirs allumés par mes sens, et cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m’a toujours rendu très peu entreprenant près des femmes, faute d’oser tout dire ou de pouvoir tout faire, l’espèce de jouissance dont l’autre n’était pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la désire, ni devinée par celle qui peut l’accorder. J’ai ainsi passé ma vie à convoiter et me taire auprès des personnes que j’aimais le plus. N’osant jamais déclarer mon goût, je l’amusais du moins par des rapports qui m’en conservaient l’idée. Être aux genoux d’une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, étaient pour moi de très douces jouissances, et plus ma vive imagination m’enflammait le sang, plus j’avais l’air d’un amant transi. On conçoit que cette manière de faire l’amour n’amène pas des progrès bien rapides, et n’est pas fort dangereuse à la vertu de celles qui en sont l’objet. J’ai donc fort peu possédé, mais je n’ai pas laissé de jouir beaucoup à ma manière, c’est-à-dire par l’imagination. Voilà comment mes sens, d’accord avec mon humeur timide et mon esprit romanesque, m’ont conservé des sentiments purs et des mœurs honnêtes, par les mêmes goûts qui peut-être, avec un peu plus d’effronterie, m’auraient plongé dans les plus brutales voluptés.

J’ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions. Ce n’est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c’est ce qui est ridicule et honteux. Dès à présent je suis sûr de moi: après ce que je viens d’oser dire, rien ne peut plus m’arrêter. On peut juger de ce qu’ont pu me coûter de semblables aveux, sur ce que, dans tout le cours de ma vie, emporté quelquefois près de celles que j’aimais par les fureurs d’une passion qui m’ôtait la faculté de voir, d’entendre, hors de sens et saisi d’un tremblement convulsif dans tout mon corps, jamais je n’ai pu prendre sur moi de leur déclarer ma folie, et d’implorer d’elles, dans la plus intime familiarité, la seule faveur qui manquait aux autres. Cela ne m’est jamais arrivé qu’une fois, dans l’enfance, avec une enfant de mon âge; encore fut-ce elle qui en fit la première proposition.

En remontant de cette sorte aux premières traces de mon être sensible, je trouve des éléments qui, semblant quelquefois incompatibles, n’ont pas laissé de s’unir pour produire avec force un effet uniforme et simple, et j’en trouve d’autres qui, les mêmes en apparence, ont formé, par le concours de certaines circonstances, de si différentes combinaisons, qu’on n’imaginerait jamais qu’ils eussent entre eux aucun rapport. Qui croirait, par exemple, qu’un des ressorts les plus vigoureux de mon âme fût trempé dans la même source d’où la luxure et la mollesse ont coulé dans mon sang? Sans quitter le sujet dont je viens de parler, on en va voir sortir une impression bien différente.

J’étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de Mlle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s’en trouva un dont tout un côté de dents était brisé. À qui s’en prendre de ce dégât? personne autre que moi n’était entré dans la chambre. On m’interroge: je nie d’avoir touché le peigne. M. et Mlle Lambercier se réunissent, m’exhortent, me pressent, me menacent; je persiste avec opiniâtreté; mais la conviction était trop forte, elle l’emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la première fois qu’on m’eût trouvé tant d’audace à mentir. La chose fut prise au sérieux; elle méritait de l’être. La méchanceté, le mensonge, l’obstination parurent également dignes de punition; mais pour le coup ce ne fut pas par Mlle Lambercier qu’elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard; il vint. Mon pauvre cousin était chargé d’un autre délit, non moins grave: nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eût voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n’aurait pu mieux s’y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos pour longtemps.

On ne put m’arracher l’aveu qu’on exigeait. Repris à plusieurs fois et mis dans l’état le plus affreux, je fus inébranlable. J’aurais souffert la mort, et j’y étais résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d’un enfant, car on n’appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant.

Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n’ai pas peur d’être aujourd’hui puni derechef pour le même fait; eh bien, je déclare à la face du Ciel que j’en étais innocent, que je n’avais ni cassé, ni touché le peigne, que je n’avais pas approché de la plaque, et que je n’y avais pas même songé. Qu’on ne me demande pas comment ce dégât se fit: je l’ignore et ne puis le comprendre; ce que je sais très certainement, c’est que j’en étais innocent.

Qu’on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions, un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n’avait pas même l’idée de l’injustice, et qui, pour la première fois, en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu’il chérit et qu’il respecte le plus: quel renversement d’idées! quel désordre de sentiments! quel bouleversement dans son cœur, dans sa cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral! Je dis qu’on s’imagine tout cela, s’il est possible, car pour moi, je ne me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi.

Je n’avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des autres. Je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c’était la rigueur d’un châtiment effroyable pour un crime que je n’avais pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m’était peu sensible; je ne sentais que l’indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu près semblable, et qu’on avait puni d’une faute involontaire comme d’un acte prémédité, se mettait en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions, et quand nos jeunes cœurs un peu soulagés pouvaient exhaler leur colère, nous nous levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force: Carnifex! carnifex! carnifex!

Je sens en écrivant ceci que mon pouls s’élève encore; ces moments me seront toujours présents quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l’injustice est resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s’y rapportent me rendent ma première émotion, et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s’est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon cœur s’enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu’en soit l’objet et en quelque lieu qu’elle se commette, comme si l’effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d’un tyran féroce, les subtiles noirceurs d’un fourbe de prêtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que j’en voyais tourmenter un autre, uniquement parce qu’il se sentait le plus fort. Ce mouvement peut m’être naturel, et je crois qu’il l’est; mais le souvenir profond de la première injustice que j’ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne l’avoir pas beaucoup renforcé.

Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment je cessai de jouir d’un bonheur pur, et je sens aujourd’hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s’arrête là. Nous restâmes encore à Bossey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessé d’en jouir: c’était en apparence la même situation, et en effet une tout autre manière d’être. L’attachement, le respect, l’intimité, la confiance, ne liaient plus les élèves à leurs guides; nous ne les regardions plus comme des dieux qui lisaient dans nos cœurs: nous étions moins honteux de mal faire et plus craintifs d’être accusés: nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les vices de notre âge corrompaient notre innocence, et enlaidissaient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de douceur et de simplicité qui va au cœur: elle nous semblait déserte et sombre; elle s’était comme couverte d’un voile qui nous en cachait les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous n’allions plus gratter légèrement la terre, et crier de joie en découvrant le germe du grain que nous avions semé. Nous nous dégoûtâmes de cette vie; on se dégoûta de nous; mon oncle nous retira, et nous nous séparâmes de M. et Mlle Lambercier, rassasiés les uns des autres, et regrettant peu de nous quitter.

Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey sans que je m’en sois rappelé le séjour d’une manière agréable par des souvenirs un peu liés: mais depuis qu’ayant passé l’âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent, tandis que les autres s’effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour; comme si, sentant déjà la vie qui s’échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de ce temps-là me plaisent, par cela seul qu’ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon: je vois tout l’arrangement de la chambre où nous étions; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d’un jardin fort élevé dans lequel la maison s’enfonçait sur le derrière, venaient ombrager la fenêtre, et passaient quelquefois jusqu’en dedans. Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j’ai besoin, moi, de le lui dire. Que n’osé-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d’aise quand je me les rappelle! Cinq ou six surtout… Composons. Je vous fais grâce des cinq; mais j’en veux une, une seule, pourvu qu’on me la laisse conter le plus longuement qu’il me sera possible, pour prolonger mon plaisir.

Si je ne cherchais que le vôtre, je pourrais choisir celle du derrière de Mlle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de Sardaigne à son passage: mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur de la culbute; et j’avoue que je ne trouvai pas le moindre mot pour rire à un accident qui, bien que comique en lui-même, m’alarmait pour une personne que j’aimais comme une mère, et peut-être plus.

O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-en l’horrible tragédie et vous abstenez de frémir si vous pouvez!

Il y avait, hors la porte de la cour, une terrasse à gauche en entrant, sur laquelle on allait souvent s’asseoir l’après-midi, mais qui n’avait point d’ombre. Pour lui en donner, M. Lambercier y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solennité: les deux pensionnaires en furent les parrains; et, tandis qu’on comblait le creux, nous tenions l’arbre chacun d’une main avec des chants de triomphe. On fit pour l’arroser une espèce de bassin tout autour du pied. Chaque jour, ardents spectateurs de cet arrosement, nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans l’idée très naturelle qu’il était plus beau de planter un arbre sur la terrasse qu’un drapeau sur la brèche, et nous résolûmes de nous procurer cette gloire sans la partager avec qui que ce fût.

Pour cela nous allâmes couper une bouture d’un jeune saule, et nous la plantâmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de l’auguste noyer. Nous n’oubliâmes pas de faire aussi un creux autour de notre arbre: la difficulté était d’avoir de quoi le remplir; car l’eau venait d’assez loin, et on ne nous laissait pas courir pour en aller prendre. Cependant il en fallait absolument pour notre saule. Nous employâmes toutes sortes de ruses pour lui en fournir durant quelques jours, et cela nous réussit si bien, que nous le vîmes bourgeonner et pousser de petites feuilles dont nous mesurions l’accroissement d’heure en heure, persuadés, quoiqu’il ne fût pas à un pied de terre, qu’il ne tarderait pas à nous ombrager.

Comme notre arbre, nous occupant tout entiers, nous rendait incapables de toute application, de toute étude, que nous étions comme en délire, et que, ne sachant à qui nous en avions, on nous tenait de plus court qu’auparavant, nous vîmes l’instant fatal où l’eau nous allait manquer, et nous nous désolions dans l’attente de voir notre arbre périr de sécheresse. Enfin la nécessité, mère de l’industrie, nous suggéra une invention pour garantir l’arbre et nous d’une mort certaine: ce fut de faire par-dessous terre une rigole qui conduisît secrètement au saule une partie de l’eau dont on arrosait le noyer. Cette entreprise, exécutée avec ardeur, ne réussit pourtant pas d’abord. Nous avions si mal pris la pente que l’eau ne coulait point; la terre s’éboulait et bouchait la rigole; l’entrée se remplissait d’ordures; tout allait de travers. Rien ne nous rebuta: Omnia vincit labor improbus. Nous creusâmes davantage et la terre et notre bassin, pour donner à l’eau son écoulement; nous coupâmes des fonds de boîtes en petites planches étroites, dont les unes mises de plat à la file, et d’autres posées en angle des deux côtés sur celles-là, nous firent un canal triangulaire pour notre conduit. Nous plantâmes à l’entrée de petits bouts de bois minces et à clairevoie, qui, faisant une espèce de grillage ou de crapaudine, retenaient le limon et les pierres sans boucher le passage à l’eau. Nous recouvrîmes soigneusement notre ouvrage de terre bien foulée; et le jour où tout fut fait, nous attendîmes dans des transes d’espérance et de crainte l’heure de l’arrosement. Après des siècles d’attente, cette heure vint enfin; M. Lambercier vint aussi à son ordinaire assister à l’opération, durant laquelle nous nous tenions tous deux derrière lui pour cacher notre arbre, auquel très heureusement il tournait le dos.

À peine achevait-on de verser le premier seau d’eau que nous commençâmes d’en voir couler dans notre bassin. À cet aspect la prudence nous abandonna; nous nous mîmes à pousser des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier, et ce fut dommage, car il prenait grand plaisir à voir comment la terre du noyer était bonne et buvait avidement son eau. Frappé de la voir se partager entre deux bassins, il s’écrie à son tour, regarde, aperçoit la friponnerie, se fait brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches, et criant à pleine tête: Un aqueduc! un aqueduc! il frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portait au milieu de nos cœurs. En un moment, les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré, sans qu’il y eût, durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé, sinon l’exclamation qu’il répétait sans cesse. Un aqueduc! s’écriait-il en brisant tout, un aqueduc! un aqueduc!

On croira que l’aventure finit mal pour les petits architectes. On se trompera: tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage, et ne nous en parla plus; nous l’entendîmes même un peu après rire auprès de sa sœur à gorge déployée, car le rire de M. Lambercier s’entendait de loin, et ce qu’il y eut de plus étonnant encore, c’est que, passé le premier saisissement, nous ne fûmes pas nous-mêmes fort affligés. Nous plantâmes ailleurs un autre arbre, et nous nous rappelions souvent la catastrophe du premier, en répétant entre nous avec emphase: Un aqueduc! un aqueduc! Jusque-là j’avais eu des accès d’orgueil par intervalles quand j’étais Aristide ou Brutus. Ce fut ici mon premier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu construire un aqueduc de nos mains, avoir mis une bouture en concurrence avec un grand arbre, me paraissait le suprême degré de la gloire. À dix ans j’en jugeais mieux que César à trente.

L’idée de ce noyer et la petite histoire qui s’y rapporte m’est si bien restée ou revenue, qu’un de mes plus agréables projets dans mon voyage de Genève, en 1754, était d’aller à Bossey y revoir les monuments des jeux de mon enfance, et surtout le cher noyer, qui devait alors avoir déjà le tiers d’un siècle. Je fus si continuellement obsédé, si peu maître de moi-même, que je ne pus trouver le moment de me satisfaire. Il y a peu d’apparence que cette occasion renaisse jamais pour moi. Cependant je n’en ai pas perdu le désir avec l’espérance, et je suis presque sûr que si jamais, retournant dans ces lieux chéris, j’y retrouvais mon cher noyer encore en être, je l’arroserais de mes pleurs.

De retour à Genève, je passai deux ou trois ans chez mon oncle en attendant qu’on résolût ce que l’on ferait de moi. Comme il destinait son fils au génie, il lui fit apprendre un peu de dessin, et lui enseignait les éléments d’Euclide. J’apprenais tout cela par compagnie, et j’y pris goût, surtout au dessin. Cependant on délibérait si l’on me ferait horloger, procureur ou ministre. J’aimais mieux être ministre, car je trouvais bien beau de prêcher. Mais le petit revenu du bien de ma mère à partager entre mon frère et moi ne suffisait pas pour pousser mes études. Comme l’âge où j’étais ne rendait pas ce choix bien pressant encore, je restais en attendant chez mon oncle, perdant à peu près mon temps, et ne laissant pas de payer, comme il était juste, une assez forte pension.

Mon oncle, homme de plaisir ainsi que mon père, ne savait pas comme lui se captiver par ses devoirs, et prenait assez peu de soin de nous. Ma tante était une dévote un peu piétiste, qui aimait mieux chanter les psaumes que veiller à notre éducation. On nous laissait presque une liberté entière dont nous n’abusâmes jamais. Toujours inséparables, nous nous suffisions l’un à l’autre, et n’étant point tentés de fréquenter les polissons de notre âge, nous ne prîmes aucune des habitudes libertines que l’oisiveté nous pouvait inspirer. J’ai même tort de nous supposer oisifs, car de la vie nous ne le fûmes moins, et ce qu’il y avait d’heureux était que tous les amusements dont nous nous passionnions successivement nous tenaient ensemble occupés dans la maison sans que nous fussions même tentés de descendre à la rue. Nous faisions des cages, des flûtes, des volants, des tambours, des maisons, des équiffles, des arbalètes. Nous gâtions les outils de mon bon vieux grand-père pour faire des montres à son imitation. Nous avions surtout un goût de préférence pour barbouiller du papier, dessiner, laver, enluminer, faire un dégât de couleurs. Il vint à Genève un charlatan italien, appelé Gamba-Corta; nous allâmes le voir une fois, et puis nous n’y voulûmes plus aller: mais il avait des marionnettes, et nous nous mîmes à faire des marionnettes; ses marionnettes jouaient des manières de comédies, et nous fîmes des comédies pour les nôtres. Faute de pratique, nous contrefaisions du gosier la voix de Polichinelle, pour jouer ces charmantes comédies que nos pauvres bons parents avaient la patience de voir et d’entendre. Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans la famille un très beau sermon de sa façon, nous quittâmes les comédies, et nous nous mîmes à composer des sermons. Ces détails ne sont pas fort intéressants, je l’avoue; mais ils montrent à quel point il fallait que notre première éducation eût été bien dirigée, pour que, maîtres presque de notre temps et de nous dans un âge si tendre, nous fussions si peu tentés d’en abuser. Nous avions si peu besoin de nous faire des camarades que nous en négligions même l’occasion. Quand nous allions nous promener, nous regardions en passant leurs jeux sans convoitise, sans songer même à y prendre part. L’amitié remplissait si bien nos cœurs, qu’il nous suffisait d’être ensemble pour que les plus simples goûts fissent nos délices.

À force de nous voir inséparables, on y prit garde d’autant plus que, mon cousin étant très grand et moi très petit, cela faisait un couple assez plaisamment assorti. Sa longue figure effilée, son petit visage de pomme cuite, son air mou, sa démarche nonchalante excitaient les enfants à se moquer de lui. Dans le patois du pays on lui donna le surnom de Barnâ Bredanna, et sitôt que nous sortions nous n’entendions que Barnâ Bredanna tout autour de nous.

Il endurait cela plus tranquillement que moi. Je me fâchai, je voulus me battre, c’était ce que les petits coquins demandaient. Je battis, je fus battu. Mon pauvre cousin me soutenait de son mieux; mais il était faible, d’un coup de poing on le renversait. Alors je devenais furieux. Cependant, quoique j’attrapasse force horions, ce n’était pas à moi qu’on en voulait, c’était à Barnâ Bredanna; mais j’augmentai tellement le mal par ma mutine colère que nous n’osions plus sortir qu’aux heures où l’on était en classe, de peur d’être hués et suivis par les écoliers.

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