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Deux. Impair
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Deux. Impair

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Finalement, le courant était revenu et la musique avait repris, inattendue et explosive, elle augmentait sans cesse, surmontée des cris alcoolisés des personnes rassemblées au rez-de-chaussée.

Ronald laissa Carmen un instant et courut en bas pour trouver un peu d’eau ; en entrant sur la piste de danse, il eut l’impression que les murs tremblaient, que le sol se soulevait, que sa tête était transpercée par la lame glacée d’une épée, mais il trouva malgré tout la force de traverser la cohue des personnes qui avaient recommencé à danser. Puis il atteignit le barman, auquel il demanda une bouteille d’eau fraîche.

Il remonta en vitesse auprès de Carmen, qui était toujours étendue sur le tapis dans l’angle du salon. C’est à cet instant qu’il vit un homme grand et frisé sortir d’une pièce, l’air négligé et visiblement essoufflé.

Cet homme semblait véritablement pressé, mais il était le seul à qui Ronald pouvait s’adresser dans ce moment de nécessité.

Nerveusement, il lui demanda de l’aide, croisant son regard fuyant, mais il ne reçut aucune réponse de l’homme, qui descendit rapidement les escaliers, disparaissant dans la confusion du rez-de-chaussée.

« Connard ! » lui cria Ronald, bien que sa voix fût couverte par le volume de la musique, avant de focaliser à nouveau son attention sur Carmen, lui versant doucement de l’eau fraîche sur le visage et la forçant de temps en temps à en boire quelques gorgées.

La jeune femme se réveilla en toussant, s’appuyant avec peine sur les épaules de son ami pour réussir à redresser le dos, et cherchant l’air à pleins poumons.

« Carmen, réveille-toi, je t’en supplie ! ».

Les mains de Ronald tremblaient en raison de la tension qui s’était emparée de lui et sa voix semblait se répercuter sur le plafond haut du salon, malgré les échos de la musique diffusée par le DJ, qui arrivaient du rez-de-chaussée.

Carmen battit des paupières dans un état de semi-conscience, avant de relever le dos tout à coup et de vomir sur le tapis persan.

Ronald fit un bond en arrière pour ne pas être sali, retenant lui aussi un haut-le-cœur, tout en essayant de ne pas lâcher sa tête, qui semblait pouvoir se détacher d’un moment à l’autre, tellement le corps de la jeune femme était exempt de force.

« Ramène-moi chez moi, Ronald. S’il te plaît », fut la supplique de Carmen, bafouillée entre ses dents, le front perlant de sueur, les cheveux trempés et en désordre.

« Bien sûr, Carmen. Je te ramène tout de suite. »

Il souleva son amie à bout de bras, tout en soutenant sa nuque, puis il descendit lentement les escaliers, sentant augmenter le volume de la musique provenant du bas.

Il traversa la salle de bal du rez-de-chaussée le plus rapidement possible et il poursuivit fermement sur le sentier du parc, arrivant au parking épuisé et haletant.

Par chance, la Volvo qui, à l’arrivée, avait empêché Carmen de sortir était déjà repartie.

Il ouvrit la portière arrière de la Deux chevaux en grand, plaça délicatement Carmen sur le siège mouillé - le toit de la voiture était resté ouvert pendant toute la durée de l’orage. Puis, il conduisit en direction de la maison de la jeune femme, lui demandant à voix basse de ne pas salir sa voiture, dans la mesure du possible.

À l’arrière, Carmen répondit par l’affirmative, d’un simple signe de tête, avant de s’endormir d’un coup avec un sourire étrange sur le visage, ivre comme elle ne l’avait jamais été de toute sa vie.

Une fois arrivée à destination, accompagnée jusque sur le seuil par Ronald, elle réussit à grand peine à rentrer dans l’appartement, enveloppée dans le silence de la nuit, avant de s’écrouler dans son lit encore toute habillée.

Mar, penchée sur ses livres dans la chambre d’à côté, ne se rendit compte de rien.

Elle s’abandonna à des rêves agités, dont elle ne garderait aucun souvenir le lendemain.

Une enquête complexe

I wish I was a sailor with someone who waited for me

I wish I was as fortunate as fortunate as me

I wish I was a messenger and all the news was good.

(Pearl Jam)

Lundi.

Dès que les journées les plus froides de ce début de printemps passèrent, la grippe de Castillo passa elle aussi peu à peu.

Après sa période de repos, il était finalement prêt à retourner travailler, chargé d’énergie et de bonnes résolutions.

Ce matin-là, il se leva rapidement, sortit en sifflant de la douche, se rasa en vitesse, s’aspergea d’après-rasage et décida de porter, comme pour célébrer son retour au travail, (c’était la première fois depuis de nombreuses années qu’il s’absentait deux semaines de suite), le costume de velours noir avec son gilet assorti, qui le faisait beaucoup ressembler à un vieux joueur de billard.

Cela lui plaisait, car, adepte de la goriziana [4] , il avait passé pendant ses études universitaires plus de temps sur la table verte que sur ses livres de jurisprudence.

Pour le petit déjeuner, Conchita lui prépara un café double accompagné de churros tout juste frits et Castillo la remercia d’un baiser sonore sur la joue.

Elle, comme toujours, tenta de feindre l’indifférence pour cette manifestation chaste d’affection, mais elle fut trahie par son sourire de satisfaction mal dissimulé.

C’était une femme encore charmante, avec ses yeux verts enchâssés dans un visage ovale, de longs cils noirs, les pommettes hautes et un sourire parfait.

Ses longs cheveux noirs descendaient avec souplesse sur ses épaules et quelques fils argentés commençaient à se montrer ça-et-là ; cela ne la préoccupait pas vraiment, ce qui ne faisait qu’augmenter le sentiment de l’inspecteur Castillo, amoureux et fier du peu d’importance que sa femme attribuait aux questions d’apparence.

« Me..merci, mon..mon amour », dit-il avec difficulté, enfonçant les dents dans le churro le plus doré et fermant les yeux à chaque bouchée pour en souligner la délicatesse.

« De rien, mon cher », répondit Conchita, lui tournant le dos pour ouvrir la fenêtre de la cuisine, certaine de trouver une averse dans ce ciel de plomb : son mari bégayait quand il pleuvait.

Et quand la pluie était particulièrement intense, comme ce matin-là, les mots semblaient même ne pas vouloir sortir de sa bouche.

Dans ces cas-là, la langue de Castillo se bloquait sur le palais, insensible aux efforts de l’inspecteur, avec une pointe de sadisme qui provoquait en lui une gêne indésirable, dont il se débarrassait uniquement en fermant violemment la bouche tout en serrant les mâchoires pendant quelques secondes, et en général en fermant en même temps les yeux.

Une opération compliquée mais efficace.

Mar et Carmen entrèrent presque en même temps dans la cuisine, toute deux encore engourdies par une nuit sans sommeil, l’une en raison des révisions, l’autre revenant d’une fête universitaire pour le moins mouvementée et trop arrosée.

Elles saluèrent leurs parents d’un baiser sur la joue simplement esquissé et s’assirent en face l’une de l’autre.

Mar aimait passer une main dans ses cheveux courts, noirs de jais, que la plupart des gens ne croyait pas naturels ; elle avait un sourire solaire orné d’une dentition digne d’une publicité et deux joyaux verts à la place des yeux, héritage chromosomique évident provenant de sa mère.

Elle était la plus âgée et la différence physique entre les deux était flagrante ; à vingt-deux ans, c’était déjà une femme, dotée d’une poitrine ronde et de fessiers toujours mis en valeur dans les vêtements serrés qu’elle aimait porter.

Castillo vivait cette situation non sans inquiétude, en raison du peu de confiance qu’il nourrissait à l’égard de la nouvelle génération. Cependant, il s’efforçait de se rassurer en pensant aux excellents résultats scolaires de sa fille qui, selon ses critères implacables, était très intelligente.

Carmen, en revanche, portait encore les traits de l’adolescence et à vingt ans, contrairement à la majorité des personnes de son âge, elle n’avait pas encore terminé sa croissance.

Ses seins étaient à peine dessinés, elle faisait presque dix centimètres de moins que sa sœur et pesait vingt kilos de moins.

Sur son visage, aux traits durs soulignés par sa maigreur quelque peu excessive, ressortaient de curieuses taches de rousseur concentrées surtout sur les joues ; ses cheveux longs et ondulés, mal entretenus, contribuaient à créer un personnage non conventionnel qu’elle aimait interpréter en-dehors de chez elle, notamment dans les occasions où elle réussissait à se joindre à Mar et ses amis.

« N...nuit chargée, les filles ? », demanda Castillo, avant de boire son café bouillant à petites gorgées qui, après des journées de grippe accompagnées de tristes tisanes curatives, lui sembla meilleur que jamais.

Conchita fit chauffer de l’eau et y immergea deux sachets de thé, sachant qu’il ferait du bien aux estomacs barbouillés de ses filles.

Le parfum de l’infusion envahit rapidement la pièce et sembla avoir un effet bénéfique immédiat sur Mar, qui passa en quelques secondes de l’état de catalepsie dans lequel elle s’était présentée dans la cuisine à celui d'hyperactive qui rendait Castillo nostalgique de la vie rythmée désormais lointaine qui caractérisait son passé d’étudiant brillant.

Les questions de sa fille aînée le prirent au dépourvu.

« Papa, tu retournes au travail aujourd'hui ? Tu en as envie ? Tu es sur une affaire ? Il s’est passé quelque chose d'intéressant ces derniers jours ? Tu as vu comme il pleut ? Espérons que tu n’aies pas trop besoin de parler ! Maman, ce thé est délicieux ! Carmen, tu te réveilles ? » Et ainsi de suite.

Carmen, serrant entre ses mains la tasse fumante préparée par sa mère, resta dans son état catatonique.

Bien que pressé par les demandes de sa fille aînée, l’inspecteur Castillo ferma les écoutilles et se tint à l’écart des dix minutes de conversation qui suivirent - si on pouvait parler de conversation, étant donné que même Conchita préférait dans ces situations renoncer à intervenir dans le flux de questions en suspens de sa fille.

Ses pensées commencèrent à affluer librement.

Il se concentra sur les principales chroniques de faits divers qui avaient eu lieu pendant la période qu’il avait passée au lit, essayant d’identifier celles qui pourraient s’avérer de nouvelles opportunités de travail pour lui et pour le Slave.

Il avait besoin d’imprégner son esprit, après des jours de maladie, et il ressentit une agréable charge d’adrénaline monter peu à peu dans son estomac.

Une rafale de vent soudaine fit claquer les battants de la fenêtre. « M..mesdames...j..je vais au t...travail. Belle j...journée, n’est-ce pas ? On se voit ce s...soir ».

Il enfila son imperméable vert, saisit le premier parapluie qui lui tomba sous la main et souffla un baiser vers ses femmes, qui lui rendirent son salut, sauf Carmen, qui resta immobile avec sa tasse entre les mains.

L’Alfa 159 attendait Castillo de l’autre côté de la rue, flambante comme toujours, mais les jours d’arrêt forcé pendant la maladie ne lui avaient pas fait du bien : l’inspecteur mit presque dix minutes pour allumer le moteur - plus que le temps qu’il lui aurait fallu pour arriver au bureau en marchant – le tout accompagné de ses jurons grossiers et des railleries de Mar qui l’espionnait derrière les rideaux de la fenêtre.

La chose qui le rendait encore plus furieux dans ces situations, était que les injures n’étaient pas le moins du monde affectées par le bégaiement : elles sortaient de sa bouche claires, nettes, indiscutables, peu importe l’intensité de la pluie.

Il alluma la radio et commença à tapoter du bout des doigts sur le volant au rythme de la musique, roulant comme à son habitude à faible vitesse, se moquant des regards de mépris, parfois accompagnés d’insultes, des conducteurs plus jeunes qui le dépassaient.

Conduire sa voiture était l’un des rares moments pendant lesquels son cerveau se détachait des pensées quotidiennes, une sorte de zone franche qui lui permettait d’analyser les situations d’un point de vue externe et à plusieurs occasions, ce détachement lui avait permis de trouver la solution dans des affaires qu’il suivait.

Il arriva en peu de temps au parking de la Calle Arenal . Il descendit calmement de la voiture, acheta un journal à l’angle de la rue, le mit sous son bras et, traversant la Plaza Allende , continua d’un pas tranquille vers son bureau non loin de là.

On aurait dit que l’église de San Isidro et l’auberge Hermosa se regardaient en chiens de faïence, chacune sur son côté de la place.

Entre-temps, la pluie avait cessé et cela le tranquillisa davantage pour son retour au travail même si, depuis toutes ces années, le bégaiement ne constituait plus un problème insurmontable pour lui.

Il entra dans le bureau en ouvrant la porte doucement, comme s’il ne voulait pas se faire remarquer, mais le volume de la radio qui passait You shook me all night long aurait quoi qu’il en soit couvert le bruit.

Il trouva le Slave s’affairant avec le modem, accroupi à côté de son ordinateur ; il avait la tête rentrée dans les épaules pour ne pas cogner sa nuque contre la table et, à voir la grimace sur son visage, cette position contre nature ne devait pas être très confortable.

Il s’éclaircit la voix, mais cela ne fut pas suffisant pour signaler sa présence au Slave.

Il opta alors pour une intervention radicale, éteignant la radio juste avant le refrain.

Un geste d’une violence inouïe, pour un fan de rock comme lui, qui autrefois, alors qu’il était à l’université, était allé jusqu’à téléphoner à la radio nationale pour se plaindre du DJ qui avait coupé, en dépit du bon sens, Sultans of Swing juste avant le solo final.

Le silence soudain dans le bureau eut l’effet espéré, attirant l’attention du Slave, qui émergea depuis le dessous de la table en étirant son dos, le modem toujours à la main.

« Alors ? Tu ne l’as pas encore ramené ce truc ? », attaqua Castillo, accrochant son imperméable vert sur le porte-manteau placé à côté de l’entrée.

« Bonjour inspecteur, bon retour ! », répondit en souriant le Slave, lui tendant une main que l’inspecteur serra avec sa vigueur habituelle accompagnée d’un sourire affable qu’il réservait à ses amis.

« Pour mon retour, un petit quiz s’impose, mon garçon ».

Prenant une pause parfaite portant la situation à son paroxysme, Castillo s’arrêta un instant, sans détacher son regard de son interlocuteur et scanda d’une voix rauque les vers d’un morceau qui lui procurait toujours énormément d’émotions.

Take your time

Hurry up

The choice is yours

Don’t be late

Take a rest

As a friend

As an old memoria.

Le Slave mit une seconde à reconnaître le titre.

« Inspecteur, c’est trop facile ! Come as you are , Nirvana.

— Je sais que c’est facile, mais je ne voulais pas te gâcher mon retour avec des choses trop compliquées...tu imagines que j’écoutais cette chanson quand Conchita était enceinte de Carmen et chaque fois que je l’entends, les poils se dressent sur mes bras ! Ah, ma fille ! Maintenant, laisse-moi lire le journal, et toi, pendant ce temps, tu essaies de réparer ce foutu modem, ok ?

— D’accord inspecteur, d’accord ».

Le Slave se remit au travail, s’accroupissant sous la table de l’ordinateur avec un semblant de sourire sur les lèvres, se rendant compte à quel point le retour de l’inspecteur le rendait heureux ; peu après, il se remit à écouter Radio Reloj, qui passait de la bonne musique rock sans interruption, comme aimait le souligner Castillo.

Mais ce matin-là, le D.J. fit une exception, coupant brusquement l’extase de Slash dans la version live de Knocking on Heavens Door .

« Nous interrompons la programmation, chers auditeurs, pour vous communiquer malheureusement une information tragique. Le curé de Burgos, le père Juan, a été retrouvé mort ce matin, Calle del Tesoro , suite à une chute depuis le balcon de l’appartement dans lequel il vivait. Il n’existe pour le moment aucun élément pour évaluer avec précision le déroulé des événements. Nous vous tiendrons informés en temps réel, comme toujours ». La reprise immédiate du morceau donna à l’inspecteur un frisson glacé qui parcourut son dos comme une secousse électrique.

Il posa la tête sur le dossier de son fauteuil de bureau et fixa son regard sur les gros nuages dans le ciel, qui annonçaient d’ici peu de nouvelles averses.

Il lâcha quelques jurons intérieurement.

« Le Slave, allons immédiatement voir ce qu’il s’est passé, j’ai envie de bouger et de méditer un peu sur ce suicide », déclara-t-il, enfilant son imperméable et saisissant sur le porte-manteau le seul parapluie restant.

« S’il s’agit vraiment d'un suicide », pensa-t-il, dubitatif.

Ils traversèrent la Plaza Allende d'un pas rapide, Castillo devant, le Slave, un mètre derrière lui, avançant péniblement.

Il marchait en boitant imperceptiblement ; ce détail n’avait pas échappé à Castillo, fin observateur, et il s’était à plusieurs reprises promis de lui demander quelle en était la cause, mais qui sait pourquoi il ne l’avait jamais fait.

Et dans ce cas-là également, ses pensées s’étaient immédiatement orientées vers la nouvelle concernant le Père Juan, laissant la démarche boiteuse de son ami au second plan.

Castillo était une vieille connaissance du prêtre, avec lequel il avait partagé ses années d’études universitaires à San José et, bien qu’ils aient ensuite suivi des parcours différents, pratiquement opposés, une estime réciproque était restée entre les deux hommes, ce qui amenait l’inspecteur à définir le Père Juan comme son ami dans le monde clérical.

C’était un prêtre atypique, avec une épaisse chevelure bouclée en perpétuel désordre et une barbe mal entretenue.