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Elle aimait cette sensation de légèreté, comme une promenade sur les nuages, amplifiée par l’impact chromatique du coucher de soleil rose et par l’air frais qui, émanant des dernières journées de pluie, caressait la peau de son visage.
Elle marchait insouciante, l’esprit léger et les yeux rêveurs ; pour cette raison peut-être, elle ne remarqua pas que son téléphone était tombé sur la pelouse, juste à côté d’un banc sur lequel un homme dormait sur le dos, avec une casquette de baseball posée sur les yeux et un journal déplié sur le ventre et les jambes.
Elle arriva chez elle juste à temps pour le dîner, après une demi-heure de promenade, pendant laquelle elle laissa aller ses pensées librement ; mais, alors qu’elle venait de réaliser la perte de son téléphone après avoir posé son sac dans sa chambre, elle ne put savourer le picadillo [2] de pommes de terre à la viande, préparé d’une main de maître par Conchita. Elle mangea rapidement, sans pratiquement prononcer un mot ; une chose somme toute assez simple, quand Mar et Conchita étaient assises à table et pouvaient parler pendant des heures de la couleur de l’herbe.
Son père était cloué au lit avec une mauvaise grippe, ce qui était un événement assez rare. Sans lui, le repas était toujours moins joyeux.
Une fois son picadillo terminé, Carmen se rendit dans sa chambre pour prendre des nouvelles de sa santé.
« Salut Papa, comment ça va ? »
L’inspecteur Castillo, allongé sur le côté en direction de la fenêtre, par laquelle on apercevait une lune pâle et voilée de nuages bigarrés vagabondant indécis dans le ciel noir, eut bien du mal à se tourner vers sa fille.
« Mal, Carmen. J’ai presque quarante de fièvre et à mon âge, crois-moi, une température aussi élevée, ça n’est pas rien.
— Sais-tu que la grippe se dit aussi « Influenza ». Le terme « influenza » dérive de la forme latine médiévale influentia , qui signifie action des astres sur le destin humain ? »
L’inspecteur sembla se reprendre.
Entendre sa fille citer des mots anciens en latin le remplissait de fierté. « Bien...et qui te l’a dit ? », demanda-t-il sur un ton volontairement provocateur, avec pour seul objectif de poursuivre la conversation.
« C’est toi qui m’as obligée à m’inscrire en philo, non ? »
Le clin d'œil de Carmen fit immédiatement chuter le niveau de tension que l’inspecteur Castillo avait atteint presque instantanément : le choix de l’université était un point sensible, apportant son lot de discussions interminables avec Carmen, qui ne voulait pas continuer ses études après le lycée.
Il l’avait emporté, finalement.
« Alors ma grippe est due à une mauvaise conjonction astrale ? Elle est bien bonne celle-là. Mais moi, plus qu’à l’étoile de Sirius et à l’étoile Polaire - qui sont les deux seules que je connaisse - je crois surtout à ce maudit vent glacial qui a soufflé ces derniers jours ! Tu n’as qu’à le dire à tes profs de philo ! »
L’éclat de rire de Carmen fut accompagné d’une caresse sur la main de son père.
« C’est la première fois que je te vois dans cet état, Papa...
— Ça devait bien arriver un jour, tu sais, ma fille. Mais ne t’inquiète pas, avec un peu de repos, je serai même plus en forme qu’avant. Raconte-moi plutôt ta journée. »
Le récit de la journée était une habitude que l’inspecteur Castillo avait réussi à maintenir avec Carmen ; Mar, elle, s’en était libérée depuis quelques années, fatiguée d’avoir à raconter le moindre détail de son emploi du temps à son inspecteur de père.
« Hier, j’ai passé mon premier examen universitaire, Papa ! »
La voix de Carmen résonna dans la pièce, fière et joyeuse.
« Comment ?! », dit l’inspecteur « Je n’étais pas au courant ! De quel examen s’agit-il ? Combien de temps ça a duré ? Quelles questions t’a-t-on posées ? Raconte-moi tout, tout de suite !
— Je voulais te faire une surprise ! », répondit la jeune femme en souriant, décrivant ensuite avec une profusion de détails l’examen d’histoire de la philosophie, expliquant avec précision les questions posées, les réponses fournies, les commentaires de ses amis, la satisfaction au moment de recevoir la note.
Castillo écouta la bouche entrouverte et la mâchoire inférieure sur le point de tomber à tout moment.
Il avait l’émotion facile quand il s’agissait de sa fille.
Mais l’humeur de la soirée changea du tout au tout quand Carmen, après avoir terminé le récit de sa journée universitaire, relata son trajet de retour.
« Malheureusement, ce soir il m’est arrivé un truc pas terrible.
— Quoi donc ? »
Cette fois, Castillo se redressa avec peine sur le lit, en s’appuyant sur ses coudes, avec un air préoccupé.
« J’ai perdu mon téléphone.
— Ouf...ça aurait pu être pire. Mais il est passé où, nom d’un chien ? » Le mouvement nerveux de la main de son père n’échappa pas à Carmen.
« Papa, si je le savais, il ne serait pas perdu. Je suis sûre que je l’avais quand je suis sortie du bus... »
Castillo commença à transpirer.
« Et ensuite ? Qu’est-ce que tu as fait ? Tu parles bien de ce beau téléphone, qu’on t’a offert à Noël, qui fait les photos et les vidéos, qui va sur Internet et toutes ces choses qui ne me servent à rien, à moi, mais qui t'intéressent tellement ?
— Exact, Papa. Je dois l’avoir perdu pendant le trajet que j’ai fait en traversant le parc. Mince alors...c’était une si belle journée.
— Écoute Carmen, retourne en arrière, refais le parcours en sens inverse, tu le trouveras sûrement par terre, non ? Tu sais combien il nous a coûté ce téléphone ?
— Papa, tu connais le quartier du parc de la gare, c’est pas génial, il est neuf heures passées et il fait noir dehors ! »
Castillo se tourna vers la fenêtre pour vérifier.
Le croissant de lune confirmait l’affirmation de Carmen.
L’obscurité enveloppait Burgos et, vu le balancement des branches des peupliers qui longeaient la route sur laquelle donnait la chambre de l’inspecteur, le vent s’était aussi levé.
« Ça va, Carmen, si tu ne t’en sens pas le courage, laisse tomber. Mais ne crois pas que tu auras un autre téléphone comme celui-là, avec ce qu’il nous a coûté ! Tu sais bien que... », mais Carmen ne le laissa pas terminer, l’interrompant en chantonnant, « ...que ta mère et moi nous faisons toujours tout ce que nous pouvons pour vous mais nous ne pouvons pas, et nous voulons pas, nous permettre de vous acheter des choses inutiles. »
Les regards du père et de la fille se croisèrent et Carmen perçut l’effort que son père faisait pour rester sérieux.
« Amen », ajouta-t-elle alors, lui donnant le coup de grâce et réussissant à le faire sourire, avant de l’embrasser pour lui dire au revoir.
Elle retourna à la cuisine en lui souhaitant une bonne nuit de sommeil, qui n’arriva pas plus de dix minutes plus tard : l’inspecteur, fiévreux, s’endormit lourdement.
« Tout va bien ? », demanda distraitement Mar, remuant le café fumant que Conchita avait tout juste préparé.
La réponse de Carmen fut devancée par la sonnerie du téléphone de la maison.
Les jeunes femmes se regardèrent étonnées : depuis que toute la famille avait un téléphone portable, le téléphone fixe n’était plus utilisé que par des parents lointains et âgés pour les vœux de Pâques et de Noël.
Conchita souleva le combiné sous le regard attentif des deux sœurs.
« Oui, un instant, je l’appelle tout de suite. Bonne soirée à vous, monsieur ».
Carmen et Mar se regardèrent pendant un instant avec un air moqueur, jusqu’à ce que la voix de Conchita n’interrompe cette scène de western spaghetti.
« Carmen, c’est pour toi. Ronald, si j’ai bien compris. »
Carmen se leva d’un bond de sa chaise, se cognant le genou contre la table ; le contrecoup renversa la tasse de café sur Mar, seulement partiellement protégée par sa serviette. Le commentaire acide de sa grande sœur ne se fit pas attendre. « Regarde, il suffit d’un coup de téléphone de n’importe quel imbécile pour la rendre folle. J’ai vraiment une sœur empotée ! »
Carmen avait déjà volé vers le téléphone, l’arrachant des mains de sa mère, excitée par ce coup de fil inattendu.
C’était la première fois que Ronald l’appelait, jusqu’à ce jour il s’était simplement fréquentés à l’université, s’échangeant quelques messages sur WhatsApp et quelques likes sur Facebook, mais aucun des deux n’avait jamais téléphoné à l’autre.
« Salut, Carmen, ça va ? Désolé de te déranger, mais je t’ai envoyé un message important il y a quelques heures et j’attendais ta réponse...j’ai essayé de te joindre sur ton téléphone portable mais il sonne dans le vide, alors j’ai failli m’inquiéter. Finalement, j’ai décidé de t’appeler chez toi, j’espère vraiment que je n’ai pas dérangé ta famille...
— Salut Ronald ! Ne t’inquiète pas, aucun problème. Il ne m’est rien arrivé de grave, j’ai juste perdu mon smartphone dans le parc en rentrant chez moi ce soir. Voilà pourquoi je ne t’ai pas répondu. C’était pourquoi ? C’est urgent ?
— J’aime donner des acceptions édulcorées au concept d’urgence, souvent utilisé de façon exagérée dans notre société, demoiselle. »
Carmen adorait les réponses de Ronald, presque des aphorismes qui laissaient à l’interlocuteur l’impression de devoir accélérer le rythme de son cerveau pour réussir à suivre le cheminement mental de ce type étrange. Car Ronald était vraiment étrange.
Grand, très maigre, l’air continuellement négligé avec ses cheveux lisses rassemblés en une longue queue de cheval, ses lunettes à la John Lennon et une petite barbe mal entretenue poussant de façon désordonnée, délaissant les joues pour se concentrer sur le menton et les pattes.
Il ne passait pas inaperçu, ce garçon.
Ronald reprit le fil de la conversation.
« Nelly et Alexandra organisent une fête ce soir, on est invités, tu veux venir ?
— Wow ! Une fête ce soir ? Super ! Et ça se passe où ?
— Les parents de Nelly ont une résidence secondaire juste à côté du cimetière de Burgos, en pleine campagne, on peut y être en moins de vingt minutes en voiture depuis chez toi.
— Mmm...À la campagne ? Ce soir ? Sans téléphone ? Au dernier moment ? Avec mon père cloué au lit par une grippe terrible ?
— C’est ça. À la campagne. Ce soir. Avec mon téléphone. En te prévenant une heure à l‘avance. Avec ton père cloué au lit par une petite grippe. »
La lucidité de Ronald était enviable dans ces circonstances.
Carmen s’efforça d’évaluer la situation le plus rapidement possible ; tout compte fait, il ne semblait pas y avoir de contre-indication particulière à l’idée de participer à cette fête et le fait d’être accompagnée par Ronald rendait la chose encore plus excitante.
Son père devait déjà être en train de dormir, affaibli par la fièvre ; sa mère se mettrait au lit d’ici peu, fatiguée par sa journée et Mar commençait à l’instant ses dernières révisions, qui dureraient presque toute la nuit, avant son examen du lendemain.
La voie était libre.
Son visage s’illumina d’un splendide sourire. Elle répondit à son ami :
« Ok, Ronald, c’est bon. Tu passes me prendre ?
— Bien sûr, je passe vers dix heures. Je te fais sonner quand je suis en bas.
— Et qui va te répondre ? J’ai perdu mon téléphone ! Laisse tomber, et ne m’appelle pas non plus sur le fixe. Ils seront déjà tous au lit ou en train de réviser. C’est moi qui descendrai à dix heures. À tout à l’heure !
— Ah bien sûr, c’est vrai, j’avais oublié. Alors je t’attends et c’est tout, à l’ancienne, hein ? À tout à l’heure ! »
Clic.
Clic.
En se dirigeant vers la salle de bain, Carmen sentit une agréable sensation de chaleur envelopper son ventre.
***
À dix heures précises, Carmen descendit rapidement les escaliers situés devant la porte de chez elle, en passant une main dans ses cheveux pour tenter de replacer au dernier moment une mèche rebelle qu’elle n’avait pas réussi à maîtriser avec son sèche-cheveux.
Le vent du soir avait chassé les nuages et leurs averses de l’après-midi ; l’air était vivifiant et la pleine lune, qui semblait recouverte d’une peinture phosphorescente, dominait solitaire le ciel.
Ronald attendait assis dans sa voiture, une Deux-chevaux orange, avec une grosse bosse sur le pare-chocs arrière, qui avait bien vécu.
Son bras gauche était appuyé sur la fenêtre baissée et il fumait un cigarillo foncé de mauvaise qualité, dont l’odeur (non, on ne pouvait vraiment pas parler de « parfum ») avait saturé l’air de l'habitacle dès les premières bouffées.
Il portait une chemise à carreaux blanc et bleu, par-dessus un t-shirt en coton blanc avec une improbable image de drapeau du Royaume-Uni, un jean troué et, aux pieds, une paire de Converses vert kaki.
Carmen l’embrassa sur les deux joues, puis monta dans la voiture et commença à tousser.
« Mais c’est quoi cette odeur horrible ? », demanda-t-elle d’un ton volontairement acide, qu’elle édulcora immédiatement d’un sourire qui mit en évidence ses fossettes.
« Un truc de famille, Carmen, un truc de famille. Mais de la super came. C’est un cigarillo de mon grand-père, il en a fumé vingt par jours depuis l’âge de douze ans.
— Et quel âge il a maintenant ?
— Maintenant ? Il est mort. À quarante ans, d’une tumeur aux poumons. Je ne l’ai jamais connu. »
Il y eut un instant de silence, pendant lequel Ronald aspira profondément une bouffée de fumée.
« Tu plaisantes, n’est-ce pas ? », demanda Carmen à voix basse.
« Non, c’est vrai qu’il est mort, mais je suis certain qu’il a vécu heureux, notamment grâce à ces délicieux cigarillos ...tiens, tu veux essayer ?
— Jamais de la vie, Ronald ! Allez, démarre. J’ai envie de bouger un peu. Et arrête de te moquer de moi, imbécile que tu es... ». Ronald mit le moteur en route, fit une manœuvre pour sortir du parking et avança tranquillement, en allumant la radio.
La musique de Coldplay enveloppa les pensées légères et parallèles des deux jeunes gens, qui ne parlèrent pas beaucoup pendant le trajet, tous deux absorbés par les mots de Chris Martin et par sa voix parfois grave, parfois aigüe.
En moins d’un quart d’heure, ils arrivèrent à la fête.
Nelly, la maîtresse de maison, attendait les invités en se dandinant un chandelier à la main devant le grand portail de la propriété, derrière lequel on pouvait entrevoir le majestueux jardin de la résidence secondaire de la famille.
Au centre du jardin, les jets d’une vieille fontaine ronde, illuminés d’en bas par des projecteurs colorés, s’élevaient dans le ciel, dépassant la statue placée au centre de cette même fontaine, un Éros improbable mal copié sur celui de Piccadilly Circus.
Dans la partie extérieure, située devant le portail, se trouvait un pré verdoyant que les invités déjà arrivés n’avaient pas hésité à utiliser comme parking, chose que fit également Ronald, en entrant en marche avant dans l’espace libre mais étroit entre une Clio amarante et une Volvo bleue de grosse cylindrée.
« Merci Ronald, mais là, je ne peux pas ouvrir », dit Carmen, après avoir tenté d’ouvrir la portière avec le plus de délicatesse possible, pour éviter d’abîmer la Volvo voisine.
« Moi non plus. », répondit-il, « Mais ne t’inquiète pas, la Deux-chevaux est une voiture aux ressources infinies ! ».