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L'abîme

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L'abîme

Le Trésorier l'écoutait avec une grande attention. Mais son visage ne promettait rien de plus qu'un peu de complaisance et beaucoup de politesse.

– Nous sommes forcés d'être très circonspects, – répondit-il à Wilding, – et nous n'avons point l'habitude de répondre aux questions du genre de celles que vous me faites, quand elles nous sont adressées par des étrangers.

– Ne me considérez point comme un étranger, – répondit simplement Wilding, – j'ai fait partie de vos élèves; je suis un enfant trouvé.

Le Trésorier répondit avec une grande courtoisie que cette circonstance lui paraissait tout à fait particulière et qu'il aurait mauvaise grâce à rien refuser à un ancien pensionnaire de la maison; Toutefois il pressa Wilding de lui faire connaître les motifs qui le poussaient à tenter les recherches dont il parlait. Wilding lui raconta son histoire. Après quoi le Trésorier se leva, et le conduisant dans la salle où les registres de l'Institution étaient exposés:

– Nos livres sont à votre disposition, – lui dit-il, – mais je crains bien qu'ils ne puissent vous offrir que de faibles renseignements après tant d'années.

Ces livres, Wilding les consulta avec une impatience fiévreuse; il y trouva ce qui suit:

«3 Mars 1836. – Adopté et retiré de l'Hospice, un enfant mâle, du nom de Walter Wilding. – Nom et situation de l'adoptant: Madame Miller, demeurant Lime Tree Lodge, Groombridge Wells. – Répondants: Le Révérend John Harker, Groombridge Wells: MM, Giles Jérémie et Giles, banquiers, Lombard Street.»

– Est-ce là tout? – s'écria Wilding. – Monsieur le Trésorier, n'avez-vous pas eu d'autres communications ultérieures avec Madame Miller?

– Aucune; s'il y avait eu quelque autre chose, nous en trouverions ici la mention.

– Puis-je prendre copie de cette inscription?

– Sans doute; mais vous êtes bien agité, je prendrai cette copie moi-même.

– Ma seule chance est de m'informer de la résidence actuelle de Madame Miller et de visiter les répondants.

– C'est votre seule chance, – répondit le Trésorier; – j'aurais souhaité de pouvoir vous être plus utile.

Wilding se mit en chasse. La première étape à faire était la maison des banquiers de Lombard Street. Il s'y rendit.

Deux des associés de la maison étaient inaccessibles en ce moment. Le troisième se récria, opposa mille difficultés à la demande que lui adressait le jeune négociant, et permit enfin qu'on visitât le registre marqué à l'initiale M.

Le compte de Madame Miller fut retrouvé. Mais deux lignes d'une encre effacée avaient été tracées en travers du livre pour biffer la page, et au bas il y avait cette note:

«Compte clos le 30 Septembre 1837.»

C'est ainsi que Wilding vit son premier espoir s'évanouir. Il comprenait mieux que personne les difficultés de la tâche qu'il s'était imposée.

– Point d'issue!.. point d'issue!.. – se disait-il.

Il écrivit à son associé pour le prévenir que son absence pouvait se prolonger de quelques heures, se rendit au chemin de fer, et prit place dans le train pour la résidence de Madame Miller à Groombridge Wells.

Des enfants et des mères voyageaient avec lui! Des enfants et des mères se rencontrèrent sur son passage quand il fut débarqué et qu'il alla de maison en maison, de boutique en boutique, demander son chemin. Passant sous un gai soleil, ces mères lui apparaissaient heureuses et fières, ces enfants plus heureux encore; partout il trouvait de quoi le faire cruellement ressouvenir de ce monde souriant d'illusions, jadis si cruellement éveillé dans son cœur; tout lui rappelait la mémoire de celle qui n'était plus, de celle qui s'était évanouie, le laissant lui, morose, et sombre comme un miroir d'où la lumière s'est éclipsée, il questionna, s'informa de tous côtés. Nul ne savait où était Lime Tree Lodge. À bout de ressources, il entra dans les bureaux d'une agence de locations.

– Savez-vous où est Lime Tree Lodge?

L'agent lui montra du doigt de l'autre côté de la rue une maison d'apparence lugubre, percée d'un nombre inusité de fenêtres, qui semblait avoir été jadis une fabrique, et qui était maintenant un hôtel.

– Voilà où se trouvait Lime Tree Lodge, monsieur, – lui dit cet homme, – il y a dix ans.

Second espoir évanoui. Là encore pas d'issue!.. pas d'issue!..

Une dernière chance lui restait; c'était de trouver le répondant clérical M. Harker. Il entra dans la boutique d'un libraire et demanda si on pouvait le renseigner sur la demeure actuelle du Révérend. Le libraire fit un geste de surprise, fronça les sourcils, et demeura muet. Cependant il prit sur son comptoir un précieux petit volume, habillé d'une reliure grise et sombre, le tendit au visiteur, ouvert à la première page, et Wilding y lut:

LE MARTYREDuRÉVÉREND JOHN HARKERdans la Nouvelle-Zélande,Raconté par un ancien membre de sa Congrégation

– Je vous demande pardon, – fit Wilding.

Le libraire répondit seulement par un signe de tête à ses excuses. Wilding sortit.

Troisième et dernier espoir détruit. Pas d'issue!.. pas d'issue!..

En vérité, il n'y avait plus rien à faire que de s'en retourner à Londres. Il reprit le train. De temps en temps, durant le trajet, il contemplait cette note inutile qui avait été le guide de son voyage, la copie extraite du Registre des Enfants Trouvés. Il fit un geste comme pour jeter au vent ce papier menteur, mais la réflexion l'en empêcha.

– Qui sait, – pensa-t-il, – cette note peut encore servir, je ne m'en séparerai point tant que je vivrai, et mes exécuteurs testamentaires la trouveront cachetée sous le même pli que mon testament.

Son testament!.. Et pourquoi ne le ferait-il point? Cette idée s'empara de lui avec force. Ce testament nécessaire, il résolut de le rédiger sans perdre de temps. Et il continua son voyage songeant à toutes ses démarches perdues, et murmurant:

– Plus d'espoir possible!.. Pas d'issue!.. pas d'issue!..

Ces derniers mots étaient de la façon de Bintrey. Dans sa première conférence avec Wilding, l'homme d'affaires s'était écrié au bout d'un moment: «Pas d'issue!». Et cent fois, durant l'entretien, secouant la tête et frappant du pied, ce sagace personnage, jugeant la situation sans remède, s'était pris à répéter: «Pas d'issue!.. pas d'issue!..»

– Ma conviction, – ajoutait-il, – c'est qu'il n'y a rien à espérer après tant d'années; et mon avis, c'est que vous demeuriez tranquille possesseur des biens qu'on vous a légués.

Wilding avait fait apporter de nouveau le vieux Porto de quarante-cinq ans, et Bintrey ne se faisait point faute de le trouver excellent comme à l'ordinaire. Plus le rusé compagnon voyait se dessiner nettement, à travers la liqueur dorée, le chemin qu'il fallait suivre, plus il persistait à déclarer énergiquement qu'il n'y avait rien à faire, et, tout en remplissant et vidant son verre, il répétait:

– Pas d'issue!.. pas d'issue!..

Et maintenant, qui pouvait nier que le projet de Wilding de faire son testament au plus vite, ne provînt encore de l'excessive délicatesse de sa conscience (bien qu'au fond du cœur, il éprouvât aussi quelque soulagement involontaire dans la perspective de léguer son embarras à autrui, car telle était son intention). Il poursuivit donc ce nouveau projet avec une ardeur extraordinaire et ne perdit point de temps pour faire prier George Vendale et Bintrey de se rendre au Carrefour des Écloppés, où il allait les attendre.

Lorsqu'ils furent tous trois réunis, les portes bien closes, Bintrey prit la parole, et s'adressant à Vendale:

– Tout d'abord, – dit-il d'un ton solennel, – avant que notre ami (et mon client) nous confie ses volontés à venir, je désire préciser clairement ce qui est mon avis, ce qui est aussi le vôtre, Monsieur Vendale, si j'ai bien compris les paroles que vous m'avez dites, et ce qui serait d'ailleurs, l'avis de tout homme sensé. J'ai conseillé à mon client de garder le plus profond secret sur cette affaire. J'ai causé deux fois avec madame Goldstraw, une fois en présence de Monsieur Wilding, l'autre fois en son absence. Si l'on peut se fier à quelqu'un (ce qui doit toujours être l'objet d'un grand SI), je crois que c'est à cette dame. J'ai représenté à mon client que nous devons nous garder de donner l'éveil à des réclamations aventureuses, et que, si nous ne nous taisons point, nous allons mettre le diable sur pied, sous la forme de tous les escrocs du royaume. Maintenant, monsieur Vendale, écoutez-moi. Notre ami (et mon client) n'entend pas se dépouiller du bien dont il se regarde comme le dépositaire; il veut, au contraire, le faire fructifier au profit de celui qu'il en considère comme le maître légitime. Moi, je ne peux adopter la même façon de considérer cet homme-là, qui n'est peut-être qu'une ombre, et, si jamais, après des années de recherche même, nous mettions la main sur lui, j'en serais bien étonné; mais n'importe. Monsieur Wilding et moi, nous sommes pourtant d'accord sur ce point, qu'il ne faut pas exposer ce bien à des risques inutiles. J'ai donc accédé au désir de Monsieur Wilding en une chose. De temps en temps, nous ferons paraître dans les journaux une annonce prudemment rédigée, invitant toute personne qui pourrait donner des renseignements sur cet enfant adopté et pris aux Enfants Trouvés, à se présenter à mon bureau. J'ai promis à Monsieur Wilding que cette annonce serait régulièrement publiée. Après cela, mon client m'ayant averti que je vous trouverais ici à cette heure, j'y suis venu. Remarquez bien que ce n'est plus pour donner mon avis, mais pour prendre les ordres de Monsieur Wilding. Je suis tout à fait disposé à respecter et à seconder ses désirs. Je vous prierai seulement d'observer que ceci n'implique point du tout mon assentiment aux mesures que j'ai consenti à prendre. Je m'y prête, je ne les approuve peut-être point, et, dans tous les cas, je n'entends pas que l'on puisse confondre ma complaisance avec mon opinion professionnelle.

En parlant ainsi, Bintrey s'adressait autant à Wilding qu'à Vendale. Certes il croyait devoir beaucoup de déférence à son client et il lui en accordait un peu. Cependant Wilding, par-dessus tout, l'amusait. Bintrey ne pouvait croire à une conduite si extravagante, à un désintéressement si singulier; le donquichottisme du jeune négociant lui semblait une chose réjouissante autant que rare, aussi ne pouvait-il s'empêcher de le regarder de temps en temps avec des yeux qui clignotaient et avec une curiosité très vive mêlée quelquefois d'une forte envie de sourire.

– Tout ce que vous venez de dire est fort clair! – soupira Wilding. – Plût à Dieu que mes idées fussent aussi limpides que les vôtres, Monsieur Bintrey.

– Remettez-le, remettez-le… si vous sentez que vos étourdissements vont revenir! – s'écria Bintrey épouvanté. – Remettez-le, remettez-le…

– Remettez quoi? – fit Vendale.

– L'entretien! je veux parler de cet entretien… Si vos bourdonnements, Monsieur Wilding…

– Non, non, n'ayez pas peur, – répliqua le jeune négociant.

– Je vous en prie, ne vous excitez pas! – continua Bintrey…

– Je suis parfaitement calme, – reprit Wilding, – et je vais vous en donner la preuve. George Vendale, et vous, Monsieur Bintrey, hésiteriez-vous ou bien trouveriez-vous quelque inconvénient à devenir les exécuteurs de mes dernières volontés?

– Aucun inconvénient, – répondit George Vendale.

– Aucun! – répéta Bintrey, avec un peu moins d'empressement.

– Je vous remercie tous les deux. Mes instructions seront simples, et mon testament très bref. Peut-être aurez-vous la complaisance de rédiger cela tout de suite, Monsieur Bintrey. Je laisse ma fortune réalisée, et mon bien personnel, sans exception ni réserve, à vous, mes deux dépositaires et exécuteurs testamentaires, à la charge, par vous, de restituer le tout au véritable Walter Wilding, si vous pouvez le découvrir et établir son identité dans les deux ans qui suivront ma mort. Au cas où vous ne le retrouveriez point avant ce délai expiré, vous remettriez, le dépôt à titre de legs et de don à l'Hospice des Enfants Trouvés… Eh bien?

– Ce sont là toutes vos instructions? – demanda Bintrey, après un assez long silence durant lequel aucun de ces trois hommes n'avait osé regarder les autres.

– Toutes.

– Et votre détermination est bien prise?

– Irrévocablement prise.

– Il ne me reste donc plus qu'à rédiger ce testament suivant la forme, – reprit l'homme d'affaires, en levant les épaules, – mais, est-il nécessaire de se presser? Il n'y a pas urgence, que diable! Vous n'avez pas envie de mourir?

– Monsieur Bintrey, – dit Wilding, – ce n'est ni vous ni moi qui connaissons le moment où je dois mourir et je serais aise d'avoir soulagé mon esprit de ce pénible sujet.

– Comme il vous plaira, – dit Bintrey, – je redeviens homme de loi. Si un rendez-vous, dans une semaine, à pareil jour, peut convenir à Monsieur Vendale, je l'inscrirai sur mon carnet.

Le rendez-vous fut pris et l'on n'y manqua point. Le testament, signé selon les formes, cacheté, déposé, attesté par les témoins, resta aux mains de Bintrey. Celui-ci le classa en son ordre dans un de ces coffrets de fer scellés et portant sur une plaque le nom du testateur, qui étaient cérémonieusement rangés dans son cabinet de consultations, comme si ce sanctuaire de la légalité avait été en même temps un caveau funéraire. Quant à Wilding, l'esprit un peu rasséréné, et reprenant courage, il se mit à ses occupations habituelles.

Son premier soin fut de réaliser l'installation patriarcale qu'il avait rêvée; il fut aidé dans cette besogne par Madame Goldstraw et par Vendale. Le concours de celui-ci n'était peut-être pas aussi désintéressé qu'il en avait l'air. Le jeune homme pensait que lorsque la maison serait en ordre on pourrait donner à dîner à Obenreizer et à sa nièce.

Ce grand jour arriva, Madame Dor fut comprise dans l'invitation adressée à toute la famille Obenreizer. Si Vendale était amoureux auparavant, ce dîner mit le comble à sa passion et le poussa tout d'un coup jusqu'au délire. Cependant il ne put, quoiqu'il fît, obtenir un mot en particulier de la charmante Marguerite.

Plusieurs fois, dans le courant de la soirée, il crut trouver l'occasion de lui parler à l'oreille. Aussitôt, Obenreizer, avec son nuage, se trouvait là lui pressant les coudes; ou bien c'était le large dos de Madame Dor qui s'interceptait brusquement entre lui et la lumière vivante, c'est-à-dire Marguerite. Pas une fois, pas une seule fois si ce n'est pendant le repas, on ne put voir de face la respectable matrone, muette comme les montagnes où elle était née et dont elle était l'image. Après le dîner, dont elle avait pris sa large part, comme on passait au salon, elle regarda la muraille.

Et pourtant, durant ces quatre ou cinq heures, délicieuses quoique tourmentées, Vendale avait pu voir Marguerite, il avait pu l'entendre, s'approcher d'elle, effleurer sa robe. Lorsqu'on avait fait le tour des vieilles caves obscures, il la conduisait par la main; lorsque le soir elle chanta dans le salon, Vendale, debout auprès d'elle, tenait les gants qu'elle venait de quitter. Pour les garder, ces gants mignons, que n'eût-il point fait? Il aurait donné en échange jusqu'à la dernière goutte du vieux Porto de quarante-cinq ans, ce vin eût-il eu quarante-cinq fois les neuf lustres, eût-il coûté quarante-cinq fois quarante-cinq livres la bouteille!

Lorsqu'elle fut partie et que la solitude et l'ennui retombèrent comme un éteignoir immense sur le Carrefour des Écloppés, il se fit cette question, pendant la nuit tout entière:

– Sait-elle que je l'admire? Sait-elle que je l'adore? Peut-elle se douter qu'elle m'a conquis corps et âme? Si elle s'en doute, prend-elle seulement la peine d'y songer? Pauvres cœurs inquiets que nous sommes! N'est-il pas étrange de penser que ces millions d'hommes qui dorment, momifiés depuis tant d'années, ont été amoureux comme nous autres qui vivons, qu'ils ont éprouvé les mêmes angoisses, fait les mêmes sottises, et qu'ils ont pourtant trouvé le secret d'être tranquilles après tout cela!

– George, que pensez-vous de Monsieur Obenreizer? – demanda Wilding le lendemain. – Je ne veux pas vous demander ce que vous pensez de Mademoiselle Marguerite.

– Je ne sais, – dit Vendale, – je n'ai jamais bien pu savoir ce que je pensais de cet homme-là.

– Il est très instruit et très intelligent.

– Très intelligent, pour sûr.

– Bon musicien.

Obenreizer avait fort bien chanté la veille.

– Très bon musicien vraiment, – fit Vendale.

– Et il cause bien.

– Oui, – répétait toujours Vendale, – il cause bien. Savez-vous une chose, mon cher Wilding? C'est qu'en pensant à lui il me vient l'idée qu'il ne sait pas se taire.

– Quoi! – dit Wilding, – il n'est pas bavard jusqu'à l'importunité?

– Ce n'est pas là ce que je veux dire. Mais lorsqu'il se tait, son silence met ses interlocuteurs en peine. Son silence éveille tout de suite, vaguement, injustement peut-être, je ne sais quelle méfiance. Tenez, songez à des gens que vous connaissez, que vous aimez. Prenez n'importe lequel de vos amis…

– Ce sera bientôt fait, – dit Wilding, – c'est vous que je prends.

– Je ne voulais pas m'attirer ce compliment; je ne l'avais même pas prévu, – répliqua Vendale en riant. – Soit, prenez-moi donc et réfléchissez un moment. N'est-il pas vrai que la sympathie que vous fait éprouver mon intéressant visage vient, surtout, de l'expression qu'il a quand je suis silencieux. Et, en effet, cette expression, n'étant point cherchée ni composée, est la plus naturelle, et l'on peut dire qu'elle est le vrai miroir de mon âme.

– Je crois que vous dites vrai.

– Je le crois aussi. Eh bien! quand Obenreizer parle, et qu'en parlant il s'explique lui-même, il s'en tire à son avantage. Mais quand il est silencieux, il est inquiétant. Donc, il se tire mal du silence. En d'autres termes, il cause bien, mais il ne sait pas se taire.

– C'est encore vrai, – dit Wilding, en riant à son tour.

Malgré les attentions et les soins dont ses amis l'entouraient, Wilding ne recouvrait que lentement la santé et le calme de l'esprit. Vendale, pour l'arracher à lui-même, et peut-être aussi dans le but de se procurer de nouvelles occasions de voir Marguerite, lui rappela son ancien projet de former chez lui une classe de chants.

La classe fut promptement instituée, avec l'aide de deux ou trois personnes ayant quelques connaissances musicales et chantant d'une façon supportable. Le chœur fut formé, instruit, et conduit par Wilding. Le nom des Obenreizer vint de lui-même en cette affaire. C'étaient d'habiles musiciens; il était donc tout naturel qu'on leur demandât de se joindre à ces réunions musicales. Le tuteur et le pupille y ayant consenti (ou le tuteur pour tous les deux), l'existence de Vendale ne fut plus qu'un mélange de ravissement et d'esclavage.

Dans la petite et vieille église, bâtie par Christophe Wreen, sombre et sentant le moisi comme une cave, lorsque, le Dimanche, le chœur était rassemblé et que vingt-cinq voix chantaient ensemble, n'était-ce pas la voix de Marguerite qui effaçait toutes les autres, qui faisait frémir les vitraux et les murailles, qui frappait les voûtes et perçait les ténèbres des bas-côtés comme un rayon sonore? Quel moment! Madame Dor, assise dans un coin du temple, tournait le dos à tout le monde. Obenreizer aussi chantait.

Mais ces concerts séraphiques du Dimanche étaient encore surpassés par les concerts profanes du Mercredi, établis dans le Carrefour des Écloppés, pour l'amusement de la famille patriarcale. Le Mercredi, Marguerite tenait le piano et faisait entendre dans la langue de son pays les chants des montagnes. Ces chants naïfs et sublimes semblaient dire à Vendale: «Élève-toi au-dessus du niveau de la commerciale et rampante Angleterre… Viens au loin… bien au loin de la foule et du monde; suis-moi… plus haut, plus haut encore. Allons-nous mêler à la cime des pics, aux cieux azurés. Aimons-nous auprès du ciel!»

En même temps le joli corsage, les bas à coins rouges, les souliers à boucles d'argent semblaient s'animer et courir; le large front blanc et les beaux yeux de Marguerite s'allumaient d'une flamme inspirée… Vendale en perdait la raison.

Heureux concerts! Il faut avouer, par exemple, qu'ils avaient eu d'abord plus de charme pour le jeune homme que pour Joey Laddle, son serviteur. Joey avait refusé avec fermeté de troubler ces flots d'harmonie en y mêlant sa voix trop rude. Il manifestait un suprême dédain pour ces distractions frivoles, et il avait envoyé promener «toute l'affaire.»

Un jour pourtant, Joey Laddle, le grognon, s'avisa de découvrir une source de véritable plaisir dans un chœur qu'il n'avait pas encore entendu. Ce jour-là il s'adoucit jusqu'à prédire que les garçons de cave, ses subordonnés, feraient peut-être à la longue quelque progrès dans un art pour lequel ils n'étaient point nés. Une antienne d'Haendel, le Dimanche suivant, acheva de le vaincre. Enfin, à quelque temps de là, l'apparition inattendue de Jarvis, armé d'une flûte, et d'un homme de journée, tenant un violon, et l'exécution par ces «deux artistes» d'un morceau fort bien enlevé, l'étonna jusqu'à le rendre stupide. Mais ce ne fut pas tout: à ce duo instrumental, un chant de Marguerite Obenreizer ayant succédé, il demeura bouche béante; puis, quittant son siège d'un air solennel, faisant précéder ce qu'il allait dire d'un salut qui s'adressait particulièrement à Wilding, il s'écria:

– Après cela, vous pouvez tous tant que vous êtes, aller vous coucher.

Ce fut ainsi que commencèrent la connaissance personnelle et les relations de société entre Marguerite Obenreizer et Joey Laddle. La jeune fille trouva le compliment si original et en rit de si bon cœur, que Joey s'approcha d'elle après le concert pour lui dire qu'il espérait n'avoir pas eu la maladresse de dire une maladresse. Marguerite l'assura qu'il avait eu beaucoup d'esprit. Joey inclina la tête d'un air satisfait.

– Vous ferez renaître ici les temps heureux, mademoiselle, – dit-il. – C'est une personne comme vous… et pas une autre… qui pourrait ramener la chance dans la maison.

– Ramener la chance!.. – fit-elle dans son charmant Anglais un peu gauche. – J'ai peur de ne pas vous comprendre.

– Mademoiselle, – dit Joey d'un air confidentiel, – Monsieur Wilding a changé ici la chance. Ne le savez-vous pas? C'était avant qu'il prit pour associé le jeune George Vendale. Je les ai avertis. Allez, allez, ils s'en apercevront. Pourtant, si vous veniez quelquefois dans cette maison, et si vous chantiez pour conjurer le sort, vous sauriez peut-être bien l'apaiser.

Le Mercredi suivant, on remarqua autour de la table que l'appétit de Joey n'était plus digne de lui-même. On chuchota, on sourit. Chacun disait que ce miracle de Joey Laddle ne mangeant plus que comme un homme ordinaire, était produit par l'attente du plaisir qu'il se promettait à entendre chanter Mademoiselle Obenreizer, et par la crainte de ne pouvoir se procurer une bonne place pour ne rien perdre de ce plaisir. On sait que Joey Laddle avait l'oreille un peu dure. Ces malins propos arrivèrent jusqu'à Wilding, qui, dans sa bonté accoutumée, appela Joey auprès de lui. Et Joey Laddle, ayant écouté avec ravissement, se mit à répéter tout bas la fameuse phrase qui avait eu, la semaine précédente, un si grand succès de gaieté dans l'auditoire: «Après cela vous pouvez tous, tant que vous êtes, aller vous coucher.»

Mais les plaisirs simples et la douce joie qui animaient depuis quelque temps le Carrefour des Écloppés ne devaient pas avoir une longue durée. Il y avait une chose, une triste chose, dont chacun ne s'apercevait que trop bien depuis longtemps, et dont on évitait de parler comme d'un sujet pénible. La santé de Wilding était mauvaise.

Peut-être Walter Wilding aurait-il supporté le coup qui l'avait frappé dans la plus grande affection de sa vie; peut-être aurait-il triomphé du sentiment qui l'obsédait; peut-être aurait il fermé l'œil, à cette voix qui lui criait sans cesse: «Tu tiens dans le monde la place d'un autre et tu jouis de son bien;» peut-être aurait-il défié et vaincu l'une de ces douleurs, l'un de ces deux tourments; mais, réunis ensemble, ils étaient trop forts. Un homme, hanté par deux fantômes, est promptement terrassé. Ces deux spectres, – l'idée de celle qui n'était point sa mère et de celui qui était Wilding, le vrai Walter Wilding; – ces deux spectres s'asseyaient à sa table avec lui, buvaient dans son verre, et s'installaient la nuit à son chevet. S'il songeait à l'attachement de sa mère supposée, il se sentait mourir. Quand, pour se reprendre à la vie, il se retraçait l'affection dont l'entouraient dans sa maison ses subordonnés et ses serviteurs, il se disait que cette affection aussi, il l'avait volée; il se disait qu'il avait frauduleusement acquis le droit de les rendre heureux, car ce droit était celui d'un autre; le plaisir que cet autre y trouverait, il le lui dérobait encore comme le reste.

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