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Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке
– Parce que vous ne savez pas écouter.
– Il me semble que je vous écoute fort bien.
– Bah! Lui, qui n’est pas littérateur, il m’écoute encore bien mieux. Mais quand nous sommes ensemble, c’est bien plutôt moi qui écoute.
– Il ne sait presque pas parler.
– C’est parce que vous discourez tout le temps. Je vous connais: vous ne le laissez pas placer deux mots.
– Je sais d’avance tout ce qu’il pourrait dire.
– Vous croyez? Vous connaissez bien son histoire avec cette femme?
– Oh! les affaires de coeur, c’est ce que je connais au monde de plus ennuyeux!
– J’aime aussi beaucoup quand il parle d’histoire naturelle.
– L’histoire naturelle, c’est encore plus ennuyeux que les affaires de coeur. Alors il vous a fait un cours?
– Si je pouvais vous redire ce qu’il m’a dit… C’est passionnant, mon cher. Il m’a raconté des tas de choses sur les animaux de la mer. Moi j’ai toujours été curieuse de tout ce qui vit dans la mer. Vous savez que maintenant ils construisent des bateaux, en Amérique, avec des vitres sur le côté, pour voir tout autour, au fond de l’océan. Il paraît que c’est merveilleux. On voit du corail vivant, des… des… comment appelez-vous cela? – des madrépores, des éponges, des algues, des bancs de poissons. Vincent dit qu’il y a des espèces de poissons qui crèvent quand l’eau devient plus salée, ou moins, et qu’il y en a d’autres au contraire qui supportent des degrés de salaison variée, et qui se tiennent au bord des courants, là où l’eau devient moins salée, pour manger les premiers quand ils faiblissent. Vous devriez lui demander de vous raconter… Je vous assure que c’est très curieux. Quand il en parle, il devient extraordinaire. Vous ne le reconnaîtriez plus… Mais vous ne savez pas le faire parler… C’est comme quand il raconte son histoire avec Laura Douviers… Oui, c’est le nom de cette femme… Vous savez comment il l’a connue?
– Il vous l’a dit?
– A moi l’on dit tout. Vous le savez bien, homme terrible! Et elle lui caressa le visage avec les plumes de son éventail refermé. – Vous doutez-vous qu’il est venu me voir tous les jours, depuis le soir où vous me l’avez amené?
– Tous les jours! Non, vrai, je ne m’en doutais pas.
– Le quatrième, il n’a plus pu y tenir; il a tout raconté. Mais chaque jour ensuite, il ajoutait quelque détail.
– Et cela ne vous ennuyait pas! Vous êtes admirable.
– Je t’ai dit que je l’aime. Et elle lui saisit le bras emphatiquement.
– Et lui… il aime cette femme?
Lilian se mit à rire:
– Il l’aimait. – Oh! il a fallu d’abord que j’aie l’air de m’intéresser vivement à elle. J’ai même dû pleurer avec lui. Et cependant j’étais affreusement jalouse. Maintenant, plus. Écoute comment ça a commencé; ils étaient à Pau tous les deux, dans une maison de santé, un sanatorium, où on les avait envoyés l’un et l’autre parce qu’on prétendait qu’ils étaient tuberculeux. Au fond, ils ne l’étaient vraiment ni l’un ni l’autre; Mais ils se croyaient très malades tous les deux. Ils ne se connaissaient pas encore. Ils se sont vus pour la première fois, étendus l’un à côté de l’autre sur une terrasse de jardin, chacun sur une chaise longue, près d’autres malades qui restent étendus tout le long du jour en plein air pour se soigner. Comme ils se croyaient condamnés, ils se sont persuadés que tout ce qu’ils feraient ne tirerait plus à conséquence. Il lui répétait à tout instant qu’ils n’avaient plus l’un et l’autre qu’un mois à vivre; et c’était au printemps. Elle était là-bas toute seule. Son mari est un petit professeur de français en Angleterre. Elle l’avait quitté pour venir à Pau. Elle était mariée depuis trois mois. Il avait dû se saigner à blanc pour l’envoyer là-bas. Il lui écrivait tous les jours. C’eét une jeune femme de très honorable famille; très bien élevée, très réservée, très timide. Mais là-bas… Je ne sais pas trop ce que Vincent a pu lui dire, mais le troisième jour elle lui avouait que, bien que couchant avec son mari et possédée par lui, elle ne savait pas ce que c’était que le plaisir.
– Et lui, alors, qu’est-ce qu’il a dit?
– Il lui a pris la main qu’elle laissait pendre au côté de sa chaise longue et l’a longuement pressée sur ses lèvres.
– Et vous, quand il vous a raconté cela, qu’avez-vous dit?
– Moi! c’est affreux… figurez-vous qu’alors j’ai été prise d’un fou rire. Je n’ai pas pu me retenir et je ne pouvais plus m’arrêter… Ça n’était pas tant ce qu’il me disait qui me faisait rire; c’était l’air intéressé et consterné que j’avais cru devoir prendre, pour l’engager à continuer. Je craignais de paraître trop amusée. Et puis, au fond, c’était très beau et très triste. Il était tellement ému en m’en parlant! Il n’avait jamais raconté rien de tout cela à personne. Ses parents, naturellement, n’en savent rien.
– C’est vous qui devriez écrire des romans.
– Parbleu, mon cher, si seulement je savais dans quelle langue!… Mais entre le russe, l’anglais et le français, jamais je ne pourrai me décider. – Enfin, la nuit suivante, il est venu retrouver sa nouvelle amie dans sa chambre et là il lui a révélé tout ce que son mari n’avait pas su lui apprendre, et que je pense qu’il lui enseigna fort bien. Seulement, comme ils étaient convaincus qu’ils n’avaient plus que très peu de temps à vivre, ils n’ont pris naturellement aucune précaution, et, naturellement, peu de temps après, l’amour aidant, ils ont commencé d’aller beaucoup mieux l’un et l’autre. Quand elle s’est rendu compte qu’elle était enceinte, ils ont été tous les deux consternés. C’était le mois dernier. Il commençait à faire chaud. Pau, l’été, n’est plus tenable. Ils sont rentrés ensemble à Paris. Son mari croit qu’elle est chez ses parents qui dirigent un pensionnat près du Luxembourg; mais elle n’a pas osé les revoir. Les parents, eux, la croient encore à Pau; mais tout finira bientôt par se découvrir. Vincent jurait d’abord de ne pas l’abandonner; il lui proposait de partir n’importe où avec elle, en Amérique, en Océanie. Mais il leur fallait de l’argent. C’est précisément alors qu’il a fait votre rencontre et qu’il a commencé à jouer.
– Il ne m’avait rien raconté de tout ça.
– Surtout n’allez pas lui dire que je vous ai parlé!… Elle s’arrêta, tendit l’oreille:
– Je croyais que c’était lui… Il m’a dit que pendant le trajet de Pau à Paris, il a cru qu’elle devenait folle. Elle venait seulement de comprendre qu’elle commençait une grossesse. Elle était en face de lui dans le compartiment du wagon; ils étaient seuls. Elle ne lui avait rien dit depuis le matin; il avait dû s’occuper de tout, pour le départ; elle se laissait faire; elle semblait n’avoir plus conscience de rien. Il lui a pris les mains; mais elle regardait fixement devant elle, hagarde, comme sans le voir, et ses lèvres s’agitaient. Il s’est penché vers elle. Elle disait: “Un amant! Un amant. J’ai un amant.” Elle répétait cela sur le même ton; et toujours le même mot revenait, comme si elle n’en connaissait plus d’autres… Je vous assure, mon cher, que quand il m’a fait ce récit, je n’avais plus envie de rire du tout. De ma vie, je n’ai entendu rien de plus pathétique. Mais tout de même, à mesure qu’il parlait, je comprenais qu’il se détachait de tout cela. On eût dit que son sentiment s’en allait avec ses paroles. On eût dit qu’il savait gré à mon émotion de relayer un peu la sienne.
– Je ne sais pas comment vous diriez cela en russe ou en anglais, mais je vous certifie qu’en français, c’est très bien.
– Merci. Je le savais. C’est à la suite de cela qu’il m’a parlé d’histoire naturelle; et j’ai tâché dé le persuader qu’il serait monstrueux de sacrifier sa carrière à son amour.
– Autrement dit, vous lui avez conseillé de sacrifier son amour. Et vous vous proposez de lui remplacer, cet amour?
Lilian ne répondit rien.
– Cette fois-ci, je crois que c’est lui, reprit Robert en se levant… Vite encore un mot avant qu’il n’entre. Mon père est mort tantôt.
– Ah! fit-elle simplement.
– Cela ne vous dirait rien de devenir comtesse de Passavant?
Lilian, du coup, se renversa en arrière en riant aux éclats.
– Mais, mon cher… c’est que je crois bien me souvenir que j’ai oublié un mari en Angleterre. Quoil je ne vous l’avais pas déjà dit?
– Peut-être pas.
– Un Lord Griffith existe quelque part.
Le comte de Passavant, qui n’avait jamais cru à l’authenticité du titre de son amie, sourit. Celle-ci reprit:
– Dites un peu. Est-ce pour couvrir votre vie que vous imaginez de me proposer cela? Non, mon cher, non. Restons comme nous sommes. Amis, hein? et elle lui tendit une main qu’il baisa.
– Parbleu, j’en étais sûr, s’écria Vincent en entrant. Il s’est mis en habit, le traître.
– Oui, je lui avais promis de rester en veston pour ne pas faire honte au sien, dit Robert. Je vous demande bien pardon, cher ami, mais je me suis souvenu tout d’un coup que j’étais en deuil.
Vincent portait la tête haute; tout en lui respirait le triomphe, la joie. A son arrivée, Lilian avait bondi. Elle le dévisagea un instant, puis s’élança joyeusement sur Robert dont elle bourra le dos de coups de poing en sautant, dansant et criant (Lilian m’agace un peu lorsqu’elle fait ainsi l’enfant):
– Il a perdu son pari! Il a perdu son pari.
– Quel pari? demanda Vincent.
– Il avait parié que vous alliez de nouveau perdre. Allons! dites vite: gagné combien?
– J’ai eu le courage extraordinaire, la vertu, d’arrêter à cinquante mille, et de quitter le jeu là-dessus.
Lilian poussa un rugissement de plaisir.
– Bravo! Bravo! Bravo! criait-elle. Puis elle sauta au cou de Vincent, qui sentit tout le long de son corps la souplesse de ce corps brûlant à l’étrange parfum de santal, et Lilian l’embrassa sur le front, sur les joues, sur les lèvres. Vincent, en chancelant, se dégagea. Il sortit de sa poche une liasse de billets de banque.
– Tenez, reprenez votre avance, dit-il en en tendant cinq à Robert.
– C’est à Lady Lilian que vous les devez à présent.
Robert lui passa les billets, qu’elle jeta sur le divan. Elle était haletante. Elle alla jusqu’à la terrasse pour respirer. C’était l’heure douteuse où s’achève la nuit, et où le diable fait ses comptes. Dehors, on n’entendait pas un bruit. Vincent s’était assis sur le divan. Lilian se retourna vers lui, et, pour la première fois, le tutoyant:
– Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire?
Il prit sa tête dans ses mains et dit dans une sorte de sanglot:
– Je ne sais plus.
Lilian s’approcha de lui et posa sa main sur son front qu’il releva; ses yeux étaient secs et ardents.
– En attendant, nous allons trinquer tous les trois, dit-elle, et elle remplit de tokay les trois verres.
Après qu’ils eurent bu:
– Maintenant, quittez-moi. Il est tard, et je n’en puis plus. Elle les accompagna vers l’antichambre, puis, comme Robert passait devant, glissa dans la main de Vincent un petit objet de métal et chuchota:
– Sors avec lui, tu reviendras dans un quart d’heure.
Dans l’antichambre sommeillait un laquais, qu’elle secoua par le bras.
– Éclairez ces messieurs jusqu’en bas.
L’escalier était sombre, où il eût été simple, sans doute, de faire jouer l’éleftricité; mais Lilian tenait à ce qu’un domestique, toujours, vît sortir ses hôtes.
Le laquais alluma les bougies d’un grand candélabre qu’il tint haut devant lui, précédant Robert et Vincent dans l’escalier. L’auto de Robert attendait devant la porte que le laquais referma sur eux.
– Je crois que je vais rentrer à pied. J’ai besoin de marcher un peu pour retrouver mon équilibre, dit Vincent, comme l’autre ouvrait la portière de l’auto et lui faisait signe de monter.
– Vous ne voulez vraiment pas que je vous raccompagne? Brusquement, Robert saisit la main gauche de Vincent, que celui-ci tenait fermée. – Ouvrez la main! Allons! montrez ce que vous avez là.
Vincent avait cette naïveté de craindre la jalousie de Robert. Il rougit en desserrant les doigts. Une petite clef tomba sur le trottoir. Robert la ramassa tout aussitôt, la regarda; en riant, la rendit à Vincent.
– Parbleu! fit-il; et il haussa les épaules. Puis, entrant dans l’auto, il se pencha en arrière, vers Vincent qui demeurait penaud:
– C’est jeudi. Dites à votre frère que je l’attends ce soir dès quatre heures – et vite il referma la portière, sans laisser à Vincent le temps de répliquer.
L’auto partit. Vincent fit quelques pas sur le quai, traversa la Seine, gagna cette partie des Tuileries qui se trouve en dehors des grilles, s’approcha d’un petit bassin et trempa dans l’eau son mouchoir qu’il appliqua sur son front et ses tempes. Puis, lentement, il revint vers la demeure de Lilian. Laissons-le, tandis que le diable amusé le regarde glisser sans bruit la petite clef dans la serrure…
C’est l’heure où, dans une triste chambre d’hôtel, Laura, sa maîtresse d’hier, après avoir longtemps pleuré, longtemps gémi, va s’endormir. Sur le pont du navire qui le ramène en France, Edouard, à la première clarté de l’aube, relit la lettre qu’il a reçue d’elle, lettre plaintive et où elle appelle au secours. Déjà, la douce rive de son pays natal est en vue, mais, à travers la brume, il faut un oeil exercé pour la voir. Pas un nuage au ciel, où le regard de Dieu va sourire. La paupière de l’horizon rougissant déjà se soulève. Comme il va faire chaud dans Paris! Il est temps de retrouver Bernard. Voici que dans le lit d’Olivier il s’éveille.
VI
We are ail bastards;And that most vénérable man whichI Did call my father, was I know not whereWhen I was Stamp’d.SHAKESPEAREBernard a fait un rêve absurde. Il ne se souvient pas de ce qu’il a rêvé. Il ne cherche pas à se souvenir de son rêve, mais à en sortir. Il rentre dans le monde réel pour sentir le corps d’Olivier peser lourdement contre lui. Son ami, pendant leur sommeil, ou du moins pendant le sommeil de Bernard, s’était rapproché, et du reste l’étroitesse du lit ne permet pas beaucoup de distance; il s’était retourné; à présent, il dort sur le flanc et Bernard sent son souffle chaud chatouiller son cou. Bernard n’a qu’une courte chemise de jour; en travers de son corps, un bras d’Olivier opprime indiscrètement sa chair. Bernard doute un instant si son ami dort vraiment. Doucement il se dégage. Sans éveiller Olivier, il se lève, se rhabille et revient s’étendre sur le lit. Il est encore trop tôt pour partir. Quatre heures, la nuit commence à peine à pâlir. Encore une heure de repos, d’élan pour commencer vaillamment la journée. Mais c’en est fait du sommeil. Bernard contemple la vitre bleuissante, les murs gris de la petite pièce, le lit de fer où Georges s’agite en rêvant.
– Dans un instant, se dit-il, j’irai vers mon destin. Quel beau mot: l’aventure! Ce qui doit advenir. Tout le surprenant qui m’attend. Je ne sais pas si d’autres sont comme moi, mais dès que je suis réveillé, j’aime à mépriser ceux qui dorment. Olivier, mon ami, je partirai sans ton adieu. Houst! Debout, valeureux Bernard! Il est temps.
Il frotte son visage d’un coin de serviette trempée; se recoiffe; se rechausse. Il ouvre la porte, sans bruit. Dehors!
Ah! que paraît salubre à tout l’être l’air qui n’a pas encore été respiré! Bernard suit la grille du Luxembourg; il descend la rue Bonaparte, gagne les quais, traverse la Seine. Il songe à sa nouvelle règle de vie, dont il a trouvé depuis peu la formule: “Si tu ne fais pas cela, qui le fera? Si tu ne le fais pas aussitôt, quand sera-ce?” – Il songe: “De grandes choses à faire”; il lui semble qu’il va vers elles. “De grandes choses”, se répète-t-il en marchant. Si seulement il savait lesquelles!.. En attendant, il sait qu’il a faim: le voici près des Halles. Il a quatorze sous dans sa poche, pas un liard de plus. Il entre dans un bar; prend un croissant et un café au lait sur le zinc. Coût: dix sous. Il lui en reste quatre; crânement, il en abandonne deux sur le comptoir, tend les deux autres à un va-nu-pieds qui fouille une boîte à ordures. Charité? Défi? Peu importe. À présent, il se sent heureux comme un roi. Il n’a plus rien: tout est à lui! – J’attends tout de la Providence, songe-t-il. Si seulement elle consent vers midi à servir devant moi quelque beau rosbif saignant, je composerai bien avec elle (car hier soir, il n’a pas dîné). Le soleil s’est levé depuis longtemps. Bernard rejoint le quai. Il se sent léger; s’il court, il lui semble qu’il vole. Dans son cerveau bondit voluptueusement sa pensée. Il pense:
– Le difficile dans la vie, c’est de prendre au sérieux longtemps de suite la même chose. Ainsi, l’amour de ma mère pour celui que j’appelais mon père – cet amour, j’y ai cru quinze ans; j’y croyais hier encore. Elle non plus, parbleu! n’a pu prendre longtemps au sérieux son amour. Je voudrais bien savoir si je la méprise, ou si je Peétime davantage, d’avoir fait de son fils un bâtard?… Et puis, au fond, je ne tiens pas tant que ça à le savoir. Les sentiments pour les progéniteurs, ça fait partie des choses qu’il vaut mieux ne pas chercher trop à tirer au clair. Quand au cocu, c’est bien simple: d’aussi loin que je m’en souvienne, je l’ai toujours haï; il faut bien que je m’avoue aujourd’hui que je n’y avais pas grand mérite – et c’est tout ce que je regrette ici. Dire que si je n’avais pas forcé ce tiroir, j’aurais pu croire toute ma vie que je nourrissais à l’égard d’un père des sentiments dénaturés! Quel soulagement de savoir!.. Tout de même, je n’ai pas précisément forcé le tiroir; je ne songeais même pas à l’ouvrir… Et puis il y avait des circonstances atténuantes: d’abord je m’ennuyais effroyablement ce jour-là. Et puis cette curiosité, cette “fatale curiosité”, comme dit Fénelon, c’est ce que j’ai le plus sûrement hérité de mon vrai père, car il n’y en a pas trace dans la famille Profitendieu. Je n’ai jamais rencontré moins curieux que Monsieur le mari de ma mère; si ce n’est les enfants qu’il lui a faits. Il faudra que je repense à eux quand j’aurai dîné… Soulever la plaque de marbre d’un guéridon et s’apercevoir que le tiroir bâille, ça n’est tout de même pas la même chose que de forcer une serrure. Je ne suis pas un crocheteur. Ça peut-arriver à n’importe qui, de soulever le marbre d’un guéridon. Thésée devait avoir mon âge quand il souleva le rocher. Ce qui empêche pour le guéridon, d’ordinaire, c’est la pendule. Je n’aurais pas songé à soulever la plaque de marbre du guéridon si je n’avais pas voulu réparer la pendule… Ce qui n’arrive pas à n’importe qui, c’est de trouver là-dessous des armes; ou des lettres d’un amour coupable! Bah! l’important c’était que j’en fusse instruit. Tout le monde ne peut pas se payer, comme Hamlet, le luxe d’un speâre révélateur. Hamlet! C’est curieux comme le point de vue diffère, suivant qu’on cet le fruit du crime ou de la légitimité. Je reviendrai là-dessus quand j’aurai dîné… Est-ce que c’était mal à moi de lire ces lettres? Si c’avait été mal… non, j’aurais des remords. Et si je n’avais pas lu ces lettres, j’aurais dû continuer à vivre dans l’ignorance, le mensonge et la soumission. Aérons-nous. Gagnons le large! “Bernard! Bernard, cette verte jeunesse…”, comme dit Bossuet; assieds-la sur ce banc, Bernard. Qu’il fait beau ce matin! Il y a des jours où le soleil vraiment a l’air de caresser la terre. Si je pouvais me quitter un peu, sûrement, je ferais des vers. Étendu sur le banc, il se quitta si bien qu’il dormit.
VII
Le soleil déjà haut par la fenêtre ouverte, vient caresser le pied nu de Vincent, sur le large lit où près de Lilian il repose. Celle-ci, qui ne le sait pas réveillé, se soulève, le regarde et s’étonne à lui trouver Pair soucieux.
Lady Griffith aimait Vincent peut-être; mais elle aimait en lui le succès. Vincent était grand, beau, svelte, mais il ne savait ni se tenir, ni s’asseoir, ni se lever. Soa visage était expressif, mais il se coiffait mal. Surtout elle admirait la hardiesse, la robustesse de sa pensée; il était certainement très instruit, mais il lui paraissait inculte. Elle se penchait avec un instincl: d’amante et de mère au-dessus de ce grand enfant qu’elle prenait tâche de former. Elle en faisait son oeuvre, sa statue. Elle lui apprenait à soigner ses ongles, à séparer sur le côté ses cheveux qu’il rejetait d’abord en arrière, et son front, à demi caché par eux, paraissait plus pâle et plus haut. Enfin, elle avait remplacé par des cravates seyantes, les modestes petits noeuds tout faits qu’il portait. Décidément Lady Griffith aimait Vincent; mais elle ne le supportait pas taciturne, ou “maussade”, comme elle disait.
Sur le front de Vincent elle promène doucement son doigt, comme pour effacer une ride, double pli qui, parti des sourcils, creuse deux barres verticales et semble presque douloureux.
– Si tu dois m’apporter ici des regrets, des soucis, des remords, autant vaut ne pas revenir, murmure-t-elle en se penchant vers lui.
Vincent ferme les yeux comme devant une clarté trop vive. La jubilation des regards de Lilian l’éblouit.
– Ici, c’est comme dans les mosquées; on se déchausse en entrant pour ne pas apporter la boue du dehors. Si tu crois que je ne sais pas à quoi tu penses! – Puis, comme Vincent veut lui mettre la main devant la bouche, elle se débat mutinement:
– Non, laisse-moi te parler sérieusement. J’ai beaucoup réfléchi à ce que tu me disais l’autre jour. On croit toujours que les femmes ne savent pas réfléchir, mais tu verras que cela dépend desquelles… Ce que tu me disais sur les produits de croisement… et qu’on n’obtenait rien de fameux par mélange, mais plutôt par sélection… Hein! j’ai bien retenu ta leçon?.. Eh bien! ce matin, je crois que tu nourris un monstre, quelque chose de tout à fait ridicule et que tu ne pourras jamais sevrer: un hybride de bacchante et de Saint-Esprit. Pas vrai?.. Tu te dégoûtes d’avoir plaqué Laura: je lis ça dans le pli de ton front. Si tu veux retourner auprès d’elle, dis-le tout de suite et quitte-moi; c’est que je me serais trompée sur ton compte, et je te laisserais partir sans regrets. Mais, si tu prétends rester avec moi, quitte cette figure d’enterrement. Tu me rappelles certains Anglais: plus leur pensée s’émancipe, plus ils se raccrochent à la morale; c’est au point qu’il n’y a pas plus puritain que certains dé leurs libres penseurs… Tu me prends pour une sans-coeur? Tu te trompes: Je comprends très bien que tu aies pitié de Laura. Mais alors, qu’est-ce que tu fais ici?
Puis, comme Vincent se détournait d’elle:
– Écoute: tu vas passer dans la salle de bain et tâcher de laisser tes regrets sous la douche. Je sonne pour le thé, hein? Et quand tu reparaîtras, je t’expliquerai quelque chose que tu n’as pas l’air de bien comprendre.
Il s’était levé. Elle bondit à sa suite.
– Ne te rhabille pas tout de suite. Dans l’armoire à droite du chauffe-bain, tu trouveras des burnous, des haïks, des pyjamas… enfin tu choisiras.
Vincent reparaît vingt minutes plus tard, couvert d’une djellabah de soie vert pistache.
– Oh! attends! attends que je t’arrange, s’écria Lilian ravie. Elle sortit d’un coffre oriental deux larges écharpes aubergine, ceintura Vincent de la plus sombre, Penturbanna de l’autre.
– Mes pensées sont toujours de la couleur de mon coutume (elle avait revêtu un pyjama pourpre lamé d’argent). Je me souviens d’un jour, quand j’étais toute petite, à San Francisco; on a voulu me mettre en noir, sous prétexte qu’une soeur de ma mère venait de mourir; une vieille tante que je n’avais jamais vue. Toute la journée j’ai pleuré; j’étais triste, triste; je me suis figuré que j’avais beaucoup de chagrin, que je regrettais immensément ma tante… rien qu’à cause du noir. Si les hommes sont aujourd’hui plus sérieux que les femmes, c’est qu’ils sont vêtus plus sombrement. Je parie que déjà tu n’as plus les mêmes idées que tout à l’heure. Assieds-toi là, au bord du lit; et quand tu auras bu un gobelet de vodka, une tasse de thé, et mangé deux ou trois sandwiches, je te raconterai une histoire. Tu me diras quand je peux commencer…
Elle s’est assise, sur la descente de lit, entre les jambes de Vincent, pelotonnée comme une stèle égyptienne, le menton sur les genoux. Après avoir elle-même bu et mangé, elle commence:
– J’étais sur la Bourgogne, tu sais, le jour où elle a fait naufrage. J’avais dix-sept ans. C’est te dire mon âge aujourd’hui. J’étais excellente nageuse; et pour te prouver que je n’ai pas le coeur trop sec, je te dirai que, si ma première pensée a été de me sauver moi-même, ma seconde a été de sauver quelqu’un. Même je ne suis pas bien sûre que ce n’ait pas été la première. Ou plutôt, je crois que je n’ai pensé à rien du tout; mais rien ne me dégoûte autant que ceux qui, dans ces moments-là, ne songent qu’à eux-mêmes; si: les femmes qui poussent des cris. Il y eut un premier canot de sauvetage qu’on avait empli principalement de femmes et d’enfants; et certaines de celles-ci poussaient de tels hurlements qu’il y avait de quoi faire perdre la tête. La manoeuvre fut si mal faite que le canot, au lieu de poser à plat sur la mer, piqua du nez et se vida de tout son monde avant même de s’être empli d’eau. Tout cela se passait à la lumière de torches, de fanaux et de projecteurs. Tu n’imagines pas ce que c’était lugubre. Les vagues étaient assez fortes, et tout ce qui n’était pas dans la clarté disparaissait de l’autre côté de la colline d’eau, dans la nuit. Je n’ai jamais vécu d’une vie plus intense; mais j’étais aussi incapable de réfléchir qu’un terre-neuve, je suppose, qui se jette à l’eau. Je ne comprends même plus bien ce qui a pu se passer; je sais seulement que j’avais remarqué, dans le canot, une petite fille de cinq ou six ans, un amour; et tout de suite, quand j’ai vu chavirer la barque, c’est elle que j’ai résolu de sauver. Elle était d’abord avec sa mère; mais celle-ci ne savait pas bien nager; et puis elle était gênée, comme toujours dans ces cas-là, par sa jupe. Pour moi, j’ai dû me dévêtir machinalement; on m’appelait pour prendre place dans le canot suivant. J’ai dû y monter; puis sans doute j’ai sauté à la mer de ce canot même; je me souviens seulement d’avoir nagé assez longtemps avec l’enfant cramponné à mon cou. Il était terrifié et me serrait la gorge si fort que je ne pouvais plus respirer. Heureusement, on a pu nous voir du canot et nous attendre, ou ramer vers nous. Mais ce n’est pas pour ça que je te raconte cette histoire. Le souvenir qui est demeuré le plus vif, celui que jamais rien ne pourra effacer de mon cerveau ni de mon coeur: dans ce canot, nous étions, entassés, une quarantaine, après avoir recueilli plusieurs nageurs désespérés, comme on m’avait recueillie moi-même. L’eau venait presque à ras du bord. J’étais à l’arrière et je tenais pressée contre moi la petite fille que je venais de sauver, pour la réchauffer; et pour l’empêcher de voir ce que, moi, je ne pouvais pas ne pas voir: deux marins, l’un armé d’une hache et l’autre d’un couteau de cuisine, et sais-tu ce qu’ils faisaient?… Ils coupaient les doigts, les poignets de quelques nageurs qui, s’aidant des cordes, s’efforçaient de monter dans notre barque. L’un de ces deux marins (l’autre était un nègre) s’est retourné vers moi qui claquais des dents de froid, d’épouvante et d’horreur: “S’il en monte un seul de plus, nous sommes tous foutus. La barque est pleine.” Il a ajouté que dans tous les naufrages on est forcé de faire comme ça; mais que naturellement on n’en parle pas.