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Plus fort que Sherlock Holmès
« Comment, s'écria-t-il, j'ai réuni là assez de glands pour nourrir ma famille pendant trente ans et je n'en vois pas la moindre trace. Il n'y a pas à en douter: si j'y comprends quelque chose, je veux que l'on m'empaille, qu'on me bourre le ventre de son et qu'on me loge au musée. » Il eut à peine la force de se traîner vers la crête du toit et de s'y poser, tant il était brisé de fatigue et de découragement. Il se ressaisit pourtant et rassembla ses esprits.
« Un autre geai passa; l'entendant invoquer le ciel, il s'enquit du malheur qui lui arrivait. Notre ami lui donna tous les détails de son aventure. « Voici le trou, lui dit-il, et si vous ne me croyez pas, descendez vous convaincre vous-même. » Le camarade revint au bout d'un instant: « Combien avez-vous enfoui de glands là-dedans? » demanda-t-il. – « Pas moins de deux tonneaux. »
« Le nouveau venu retourna voir, mais, n'y comprenant rien, il poussa un cri d'appel qui attira trois autres geais. Tous, réunis, procédèrent à l'examen du trou, et se firent raconter de nouveau les détails de l'histoire; après une discussion générale leurs opinions furent aussi divergentes que celles d'un comité de notables humains réunis pour trancher d'une question grave. Ils appelèrent d'autres geais; ces volatiles accoururent en foule si compacte que leur nombre finit par obscurcir le ciel. Il y en avait bien cinq mille; jamais de votre vie vous n'avez entendu des cris, des querelles et un carnage semblables. Chacun des geais alla regarder le trou; en revenant, il s'empressait d'émettre un avis différent de son prédécesseur. C'était à qui fournirait l'explication la plus abracadabrante. Ils examinèrent la maison par tous les bouts. Et comme la porte était entr'ouverte, un geai eut enfin l'idée d'y pénétrer. Le mystère fut bien entendu éclairci en un instant: il trouva tous les glands par terre. Notre héros battit des ailes et appela ses camarades: « Arrivez! arrivez! criait-il; ma parole! cet imbécile n'a-t-il pas eu la prétention de remplir toute la maison avec des glands? » Ils vinrent tous en masse, formant un nuage bleu; en découvrant la clef de l'énigme ils s'esclaffèrent de la bêtise de leur camarade.
« Eh bien! monsieur, après cette aventure, tous les geais restèrent là une grande heure à bavarder comme des êtres humains. Ne me soutenez donc plus qu'un geai n'a pas l'esprit grivois; je sais trop le contraire. Et quelle mémoire aussi! Pendant trois années consécutives, je vis revenir, chaque été, une foule de geais des quatre coins des États-Unis: tous admirèrent le trou, d'autres oiseaux se joignirent à ces pèlerins, et tous se rendirent compte de la plaisanterie, à l'exception d'une vieille chouette originaire de Nova-Scotia. Comme elle n'y voyait que du bleu, elle déclara qu'elle ne trouvait rien de drôle à cette aventure; elle s'en retourna, et regagna son triste logis très désappointée. »
COMMENT J'AI TUÉ UN OURS
On a raconté tant d'histoires invraisemblables sur ma chasse à l'ours de l'été dernier, à Adirondack, qu'en bonne justice je dois au public, à moi-même et aussi à l'ours, de relater les faits qui s'y rattachent avec la plus parfaite véracité. Et d'ailleurs il m'est arrivé si rarement de tuer un ours, que le lecteur m'excusera de m'étendre trop longuement peut-être sur cet exploit.
Notre rencontre fut inattendue de part et d'autre. Je ne chassais pas l'ours, et je n'ai aucune raison de supposer que l'ours me cherchait. La vérité est que nous cueillions des mûres, chacun de notre côté, et que nous nous rencontrâmes par hasard, ce qui arrive souvent. Les voyageurs qui passent à Adirondack ont souvent exprimé le désir de rencontrer un ours; c'est-à-dire que tous voudraient en apercevoir un, de loin, dans la forêt; ils se demandent d'ailleurs ce qu'ils feraient en présence d'un animal de cette espèce. Mais l'ours est rare et timide et ne se montre pas souvent.
C'était par une chaude après-midi d'août; rien ne faisait supposer qu'un événement étrange arriverait ce jour-là. Les propriétaires de notre chalet eurent l'idée de m'envoyer dans la montagne, derrière la maison, pour cueillir des mûres. Pour arriver dans les bois, il fallait traverser des prairies en pente, tout entrecoupées de haies, vraiment fort pittoresques. Des vaches pâturaient paisibles, au milieu de ces haies touffues dont elles broutaient le feuillage. On m'avait aimablement muni d'un seau, et prié de ne pas m'absenter trop longtemps.
Pourquoi, ce jour-là, avais je pris un fusil? Ce n'est certes pas par intuition, mais par pur amour-propre. Une arme, à mon avis, devait me donner une contenance masculine et contrebalancer l'effet déplorable produit par le seau que je portais; et puis, je pouvais toujours faire lever un perdreau (au fond j'aurais été très embarrassé de le tirer au vol, et surtout de le tuer). Beaucoup de gens emploient des fusils pour chasser le perdreau; moi je préfère la carabine qui mutile moins la victime et ne la crible pas de plombs. Ma carabine était une « Sharps », faite pour tirer à balle. C'était une arme excellente qui appartenait à un de mes amis; ce dernier rêvait depuis des années de s'en servir pour tuer un cerf. Elle portait si juste qu'il pouvait, – si le temps était propice et l'atmosphère calme, – atteindre son but à chaque coup. Il excellait à planter une balle dans un arbre à condition toutefois que l'arbre ne fût pas trop éloigné. Naturellement, l'arbre devait aussi offrir une certaine surface !
Inutile de dire que je n'étais pas à cette époque un chasseur émérite. Il y a quelques années, j'avais tué un rouge-gorge dans des circonstances particulièrement humiliantes. L'oiseau se tenait sur une branche très basse de cerisier. Je chargeai mon fusil, me glissai sous l'arbre, j'appuyai mon arme sur la haie, en plaçant la bouche à dix pas de l'oiseau, je fermai les yeux et tirai! Lorsque je me relevai pour voir le résultat, le malheureux rouge-gorge était en miettes, éparpillées de tous les côtés, et si imperceptibles que le meilleur naturaliste n'aurait jamais pu déterminer à quelle famille appartenait l'oiseau.
Cet incident me dégoûta à tout jamais de la chasse; si j'y fais allusion aujourd'hui, c'est uniquement pour prouver au lecteur que malgré mon arme je n'étais pas un ennemi redoutable pour l'ours.
On avait déjà vu des ours dans ces parages, à proximité des mûriers. L'été précédent, notre cuisinière nègre, accompagnée d'une enfant du voisinage, y cueillait des mûres, lorsqu'un ours sortit de la forêt, et vint au-devant d'elle. L'enfant prit ses jambes à son cou et se sauva. La brave Chloé fut paralysée de terreur; au lieu de chercher à courir, elle s'effondra sur place, et se mit à pleurer et à hurler au perdu. L'ours, terrorisé par ces simagrées, s'approcha d'elle, la regarda, et fit le tour de la bonne femme en la surveillant du coin de l'œil. Il n'avait probablement jamais vu une femme de couleur, et ne savait pas bien au fond si elle ferait son affaire; quoi qu'il en soit, après réflexion, il tourna les talons et regagna la forêt. Voilà un exemple authentique de la délicatesse d'un ours, beaucoup plus remarquable que la douceur du lion africain envers l'esclave auquel il tend la patte pour se faire extirper une épine. Notez bien que mon ours n'avait pas d'épine dans le pied.
Lorsque j'arrivai au haut de la colline, je posai ma carabine contre un arbre, et me mis en devoir de cueillir mes mûres, allant d'une haie à l'autre, et ne craignant pas ma peine pour remplir consciencieusement mon seau. De tous côtés, j'entendais le tintement argentin des clochettes des vaches, le craquement des branches qu'elles cassaient en se réfugiant sous les arbres pour se mettre à l'abri des mouches et des taons. De temps à autre, je rencontrais une vache paisible qui me regardait avec ses grands yeux bêtes, et se cachait dans la haie. Je m'habituai très vite à cette société muette, et continuai à cueillir mes mûres au milieu de tous ces bruits de la campagne; j'étais loin de m'attendre à voir poindre un ours. Pourtant, tout en faisant ma cueillette, mon cerveau travaillait et, par une étrange coïncidence, je forgeai dans ma tête le roman d'une ourse qui, ayant perdu son ourson, aurait, pour le remplacer, pris dans la forêt une toute petite fille, et l'aurait emmenée tendrement dans une grotte pour l'élever au miel et au lait. En grandissant, l'enfant mue par l'instinct héréditaire, se serait échappée, et serait revenue un beau jour chez ses parents qu'elle aurait guidés jusqu'à la demeure de l'ourse. (Cette partie de mon histoire demandait à être approfondie, car je ne vois pas bien à quoi l'enfant aurait pu reconnaître son père et dans quel langage elle se serait fait comprendre de lui.)
Quoi qu'il en soit, le père avait pris son fusil, et, suivant l'enfant ingrate, était entré dans la forêt; il avait tué l'ourse qui ne se serait même pas défendue; la pauvre bête en mourant avait adressé un regard de reproche à son meurtrier. La morale suivante s'imposait à mon histoire :
« Soyez bons envers les animaux. »
J'étais plongé dans ma rêverie, lorsque par hasard, je levai les yeux et vis devant moi à quelques mètres de la clairière… un ours! Debout sur ses pattes de derrière, il faisait comme moi, il cueillait des mûres: d'une patte il tirait à lui les branches trop hautes, tandis que de l'autre il les portait à sa bouche; mûres ou vertes, peu lui importait, il avalait tout sans distinction. Dire que je fus surpris, constituerait une expression bien plate. Je vous avoue en tout cas bien sincèrement que l'envie de me trouver nez à nez avec un ours me passa instantanément. Dès que cet aimable gourmand s'aperçut de ma présence, il interrompit sa cueillette, et me considéra avec une satisfaction apparente. C'est très joli d'imaginer ce qu'on ferait en face de tel ou tel danger, mais en général, on agit tout différemment; c'est ce que je fis. L'ours retomba lourdement sur ses quatre pattes, et vint à moi à pas comptés. Grimper à un arbre ne m'eût servi à rien car l'ours était certainement plus adroit que moi à cet exercice. Me sauver? Il me poursuivrait, et bien qu'un ours coure plus vite à la montée qu'à la descente, je pensai que dans les terres lourdes et embroussaillées, il m'aurait bien vite rattrapé.
Il se rapprochait de moi; je me demandais avec angoisse comment je pourrais l'occuper jusqu'à ce que j'aie rejoint mon fusil laissé au pied d'un arbre. Mon seau était presque plein de mûres excellentes, bien meilleures que celles cueillies par mon adversaire. Je posai donc mon seau par terre, et reculai lentement en fixant mon ours des yeux à la manière des dompteurs. Ma tactique réussit.
L'ours se dirigea vers le seau et s'arrêta. Fort peu habitué à manger dans un ustensile de ce genre, il le renversa et fouilla avec son museau dans cet amas informe de mûres, de terre et de feuilles. Certes, il mangeait plus salement qu'un cochon. D'ailleurs lorsqu'un ours ravage une pépinière d'érables à sucre, au printemps, on est toujours sûr qu'il renversera tous les godets à sirops, et gaspillera plus qu'il ne mange. A ce point de vue, il ne faut pas demander à un ours d'avoir des manières élégantes !
Dès que mon adversaire eut baissé la tête, je me mis à courir; tout essoufflé, tremblant d'émotion, j'arrivai à ma carabine. Il n'était que temps. J'entendais l'ours briser les branches qui le gênaient pour me poursuivre. Exaspéré par le stratagème que j'avais employé, il marchait sur moi avec des yeux furibonds.
Je compris que l'un de nous deux allait passer un mauvais quart d'heure! La lucidité et la présence d'esprit dans les circonstances pathétiques de la vie sont faits assez connus pour que je les passe sous silence. Toutes les idées qui me traversèrent le cerveau pendant que l'ours dévalait sur moi auraient eu peine à tenir dans un gros in-octavo. Tout en chargeant ma carabine, je passai rapidement en revue mon existence entière, et je remarquai avec terreur qu'en face de la mort on ne trouve pas une seule bonne action à son acquit, tandis que les mauvaises affluent d'une manière humiliante. Je me rappelai, entre autres fautes, un abonnement de journal que je n'avais pas payé pendant longtemps, remettant toujours ma dette d'une année à l'autre; il m'était hélas! impossible de réparer mon indélicatesse car l'éditeur était décédé et le journal avait fait faillite.
Et mon ours approchait toujours! Je cherchai à me remémorer toutes les lectures que j'avais faites sur des histoires d'ours et sur des rencontres de ce genre, mais je ne trouvai aucun exemple d'homme sauvé par la fuite. J'en conclus alors que le plus sûr moyen de tuer un ours était de le tirer à balle, quand on ne peut pas l'assommer d'un coup de massue. Je pensai d'abord à le viser à la tête, entre les deux yeux, mais ceci me parut dangereux. Un cerveau d'ours est très étroit, et à moins d'atteindre le point vital, l'animal se moque un peu d'avoir une balle de plus ou de moins dans la tête.
Après mille réflexions précipitées, je me décidai à viser le corps de l'ours sans chercher un point spécial.
J'avais lu toutes les méthodes de Creedmoore, mais il m'était difficile d'appliquer séance tenante le fruit de mes études scientifiques. Je me demandai si je devais tirer couché, à plat ventre, ou sur le dos, en appuyant ma carabine sur mes pieds. Seulement dans toutes ces positions, je ne pourrais voir mon adversaire que s'il se présentait à deux pas de moi; cette perspective ne m'était pas particulièrement agréable. La distance qui me séparait de mon ennemi était trop courte, et l'ours ne me donnerait pas le temps d'examiner le thermomètre ou la direction du vent. Il me fallait donc renoncer à appliquer la méthode Creedmoore, et je regrettai amèrement de n'avoir pas lu plus de traités de tir.
L'ours approchait de plus en plus! A ce moment, je pensai, la mort dans l'âme, à ma famille; comme elle se compose de peu de membres, cette revue fut vite passée. La crainte de déplaire à ma femme ou de lui causer du chagrin dominait tous mes sentiments. Quelle serait son angoisse en entendant sonner les heures et en ne me voyant pas revenir! Et que diraient les autres, en ne recevant pas leurs mûres à la fin de la journée; Quelle douleur pour ma femme, lorsqu'elle apprendrait que j'avais été mangé par un ours! Cette seule pensée m'humilia: être la proie d'un ours! Mais une autre préoccupation hantait mon esprit! On n'est pas maître de son cerveau à ces moments-là! Au milieu des dangers les plus graves, les idées les plus saugrenues se présentent à vous. Pressentant en moi-même le chagrin de mes amis, je cherchai à deviner l'épitaphe qu'ils feraient graver sur ma tombe, et arrêtai mon choix sur cette dernière :
CI-GIT UN TEL
MANGÉ PAR UN OURS
LE 20 AOUT 1877.
Cette épitaphe me parut triviale et malsonnante. Ce « mangé par un ours » m'était profondément désagréable, et me ridiculisait. Je fus pris de pitié pour notre pauvre langue; en effet ce mot « mangé » demandait une explication; signifiait-il que j'avais été la proie d'un cannibale ou d'un animal? Cette méprise ne saurait exister en allemand, où le mot « essen » veut dire mangé par un homme et « fressen » par un animal. Comme la question se simplifierait en allemand !
HIER LIEGT
HOCHWOHLGEBOREN
HERR X.
GEFRESSEN
AUGUST 20. 1877.
Ceci va de soi. Il saute aux yeux d'après cette inscription que le Herr X… a été la victime d'un ours, animal qui jouit d'une réputation bien établie depuis le prophète Elisée.
Et l'ours approchait toujours! ou plus exactement, il était à deux pas de moi. Il pouvait me voir dans le blanc des yeux! Toutes mes réflexions précédentes dansaient dans ma tête avec incohérence. Je soulevai mon fusil, je mis en joue et je tirai.
Puis, je me sauvai à toutes jambes. N'entendant pas l'ours me poursuivre, je me retournai pour regarder en arrière; l'ours était couché. Je me rappelai que la prudence recommande au chasseur de recharger son fusil aussitôt qu'il a tiré. C'est ce que je fis sans perdre de vue mon ours. Il ne bougeait pas. Je m'approchai de lui avec précaution, et constatai un tremblement dans ses pattes de derrière; en dehors de cela, il n'esquissait pas le moindre mouvement. Qui sait s'il ne jouait pas la comédie avec moi? Un ours est capable de tout! Pour éviter ce nouveau danger je lui tirai à bout portant une balle dans la tête; cela me parut plus sûr. Je me trouvais donc débarrassé de mon redoutable adversaire. La mort avait été rapide et sans douleur, et devant le beau calme de mon ennemi, je me sentis impressionné.
Je rentrai chez moi, très fier d'avoir tué un ours.
Malgré ma surexcitation bien naturelle, j'essayai d'opposer une indifférence simulée aux nombreuses questions qui m'assaillirent.
– Où sont les mûres ?
– Pourquoi avez-vous été si longtemps dehors ?
– Qu'avez-vous fait du seau ?
– Je l'ai laissé.
– Laissé? où? pourquoi ?
– Un ours me l'a demandé.
– Quelle stupidité !
– Mais non, je vous affirme que je l'ai offert à un ours.
– Allons donc! vous ne nous ferez pas croire que vous avez vu un ours ?
– Mais si, j'en ai vu un !
– Courait-il ?
– Oui, il a couru après moi !
– Ce n'est pas vrai. Qu'avez-vous fait ?
– Oh! rien de particulier, – je l'ai tué.
Cris surhumains: « Pas vrai! » – « Où est-il? »
– Si vous voulez le voir, il faut que vous alliez dans la forêt. Je ne pouvais pas l'emporter tout seul.
Après avoir satisfait toutes les curiosités de la maisonnée et calmé leurs craintes rétrospectives à mon endroit, j'allai demander de l'aide aux voisins. Le grand chasseur d'ours, qui tient un hôtel en été, écouta mon histoire avec un sourire sceptique; son incrédulité gagna tous les habitants de l'hôtel et de la localité. Cependant comme j'insistais sans le faire à la pose, et que je leur proposais de les conduire sur le théâtre de mon exploit, une quarantaine de personnes acceptèrent de me suivre et de m'aider à ramener l'ours. Personne ne croyait en trouver un; pourtant chacun s'arma dans la crainte d'une fâcheuse rencontre, qui d'un fusil, d'un pistolet, un autre d'une fourche, quelques-uns de matraques et de bâtons; on ne saurait user de trop de précautions.
Mais lorsque j'arrivai à l'endroit psychologique et que je montrai mon ours, une espèce de terreur s'empara de cette foule incrédule. Par Jupiter! c'était un ours véritable; quant aux ovations qui saluèrent le héros de l'aventure… ma foi, par modestie, je les passe sous silence. Quelle procession pour ramener l'ours! et quelle foule pour le contempler lorsqu'il fut déposé chez moi! Le meilleur prédicateur n'aurait pas réuni autant de monde pour écouter un sermon, le dimanche.
Au fond, je dois reconnaître que mes amis, tous sportsmen accomplis, se conduisirent très correctement à mon égard. Ils ne contestèrent pas l'identité de l'ours, mais ils le trouvèrent très petit. M. Deane, en sa qualité de tireur et de pêcheur émérite, reconnut que j'avais fait là un joli coup de fusil; son opinion me flatta d'autant plus que personne n'a jamais pris autant de saumons que lui aux États-Unis et qu'il passe pour un chasseur très remarquable.
Pourtant il fit remarquer, sans succès d'ailleurs, après examen de la blessure de l'ours, qu'il en avait déjà vu d'analogues causées par des cornes de vache !!
A ces paroles méprisantes, j'opposai le parapluie de mon indifférence. Lorsque je me couchai ce soir-là, exténué de fatigue, je m'endormis sur cette pensée délicieuse: « Aujourd'hui, j'ai tué un ours! »
UN CHIEN A L'ÉGLISE
Après le chant du cantique, le Révérend Sprague se retourna et lut une liste interminable « d'annonces », de réunions, d'assemblées, de conférences, selon le curieux usage qui se perpétue en Amérique, et qui subsiste même dans les grandes villes où les nouvelles sont données dans tous les journaux.
Cela fait, le ministre du Seigneur se mit à prier; il formula une invocation longue et généreuse qui embrassait l'Univers entier, appelant les bénédictions du ciel sur l'Église, les petits enfants, les autres églises de la localité, le village, le comté, l'État, les officiers ministériels de l'État, les États-Unis, les églises des États-Unis, le congrès, le président, les officiers du gouvernement, les pauvres marins ballottés par les flots, les millions d'opprimés qui souffrent de la tyrannie des monarques européens et du despotisme oriental; il pria pour ceux qui reçoivent la Lumière et la Bonne Parole, mais qui n'ont ni yeux ni oreilles pour voir et comprendre; pour les pauvres païens des îles perdues de l'océan, et il termina en demandant que sa prédication porte ses fruits et que ses paroles sèment le bon grain dans un sol fertile capable de donner une opulente moisson. Amen.
Il y eut alors un froufrou de robes, et l'assemblée, debout pour la prière, s'assit. Le jeune homme à qui nous devons ce récit ne s'associait nullement à ces exercices de piété; il se contentait de faire acte de présence… et prêtait une attention des plus médiocres à l'office qui se déroulait. Il était rebelle à la dévotion, et comme il ne suivait la prière que d'une oreille distraite, connaissant par le menu le programme du pasteur, il écoutait de l'autre les bruits étrangers à la cérémonie. Au milieu de la prière une mouche s'était posée sur le banc devant lui, il s'absorba dans la contemplation de ses mouvements; il la regarda se frotter les pattes de devant, se gratter la tête avec ces mêmes pattes, et la faire reluire comme un parquet ciré; elle se frottait ensuite les ailes et les astiquait comme si elles eussent été des pans d'habit; toute cette toilette se passait très simplement, et sans la moindre gêne; la mouche évidemment se sentait en parfaite sécurité. Et elle l'était en effet, car, bien que Tom mourût d'envie de la saisir, il n'osa pas, convaincu qu'il perdrait irrémédiablement son âme, s'il commettait une action pareille pendant la prière. Mais à peine l'« Amen » fut-il prononcé, Tom avança sa main lentement et s'empara de la mouche.
Sa tante, qui vit le mouvement, lui fit lâcher prise.
Le pasteur commença son prêche et s'étendit si longuement sur son sujet que peu à peu les têtes tombèrent; Dieu sait pourtant que la conférence était palpitante d'intérêt, car il promettait la récompense finale à un nombre d'élus si restreint qu'il devenait presque inutile de chercher à atteindre le but.
Tom compta les pages du sermon; en sortant de l'église il ne se doutait même pas du sujet du prêche, mais il en connaissait minutieusement le nombre des feuillets. Cependant cette fois-ci il prit plus d'intérêt au discours. Le ministre esquissa un tableau assez pathétique de la fin du monde, à ce moment suprême où le lion et l'agneau couchés côte à côte se laisseront guider par un enfant. Mais la leçon, la conclusion morale à tirer de cette description grandiose ne frappèrent pas le jeune auditeur; il ne comprit pas le symbole de cette image, et se confina dans un réalisme terre à terre; sa physionomie s'illumina et il rêva d'être cet enfant, pour jouer avec ce lion apprivoisé.
Mais lorsque les conclusions arides furent tirées, son ennui reprit de plus belle. Tout d'un coup, une idée lumineuse lui traversa l'esprit; il se rappela qu'il possédait dans sa poche une boîte qui renfermait un trésor: un énorme scarabée noir à la mâchoire armée de pinces puissantes. Dès qu'il ouvrit la boîte, le scarabée lui pinça vigoureusement le doigt; l'enfant répondit par une chiquenaude vigoureuse; le scarabée se sauva et tomba sur le dos, pendant que l'enfant suçait son doigt. Le scarabée restait là, se débattant sans succès sur le dos. Tom le couvait des yeux, mais il était hors de son atteinte. D'autres fidèles, peu absorbés par le sermon, trouvèrent un dérivatif dans ce léger incident et s'intéressèrent au scarabée. Sur ces entrefaites, un caniche entra lentement, l'air triste et fatigué de sa longue réclusion; il guettait une occasion de se distraire; elle se présenta à lui sous la forme du scarabée; il le fixa du regard en remuant la queue. Il se rapprocha de lui en le couvant des yeux comme un tigre qui convoite sa proie, le flaira à distance, se promena autour de lui, et s'enhardissant, il le flaira de plus près; puis, relevant ses babines épaisses, il fit un mouvement pour le happer, mais il le manqua. Le jeu lui plaisait évidemment, car il recommença plusieurs fois, plus doucement; petit à petit il approcha sa tête, et toucha l'ennemi avec son museau, mais le scarabée le pinça; un cri aigu de douleur retentit dans l'église pendant que le scarabée allait s'abattre un peu plus loin, toujours sur le dos, les pattes en l'air. Les fidèles qui observaient le jeu du chien se mirent à rire, en se cachant derrière leurs éventails ou leurs mouchoirs; Tom exultait de bonheur. Le caniche avait l'air bête et devait se sentir idiot, mais il gardait surtout au cœur un sentiment de vengeance. Se rapprochant du scarabée, il recommença la lutte, cabriolant de tous les côtés, le poursuivant, cherchant à le prendre avec ses pattes ou entre ses dents; mais ne parvenant pas à son but, il se lassa, s'amusa un instant d'une mouche, d'une demoiselle, puis d'une fourmi, et abandonna la partie, découragé de n'arriver à rien. Enfin, d'humeur moins belliqueuse, il se coucha… sur le scarabée. On entendit un cri perçant, et on vit le caniche courir comme un fou dans toute l'église, de la porte à l'autel, de l'autel vers les bas-côtés; plus il courait, plus il hurlait. Enfin, fou de douleur il vint se réfugier sur les genoux de son maître, qui l'expulsa honteusement par la porte; sa voix se perdit bientôt dans le lointain.