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Le temps retrouvé
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Le temps retrouvé

Elle ne dormait plus, ne mangeait plus, se faisait lire les communiqués, auxquels elle ne comprenait rien, par le maître d’hôtel qui n’y comprenait guère davantage, et chez qui le désir de tourmenter Françoise était souvent dominé par une allégresse patriotique ; il disait avec un rire sympathique, en parlant des Allemands : « Ça doit chauffer, notre vieux Joffre est en train de leur tirer des plans sur la comète. » Françoise ne comprenait pas trop de quelle comète il s’agissait, mais n’en sentait pas moins que cette phrase faisait partie des aimables et originales extravagances auxquelles une personne bien élevée doit répondre avec bonne humeur, par urbanité, et haussant gaiement les épaules d’un air de dire : « Il est bien toujours le même », elle tempérait ses larmes d’un sourire. Au moins était-elle heureuse que son nouveau garçon boucher qui, malgré son métier, était assez craintif (il avait cependant commencé dans les abattoirs) ne fût pas d’âge à partir. Sans quoi elle eût été capable d’aller trouver le Ministre de la Guerre.

Le maître d’hôtel n’eût pu imaginer que les communiqués ne fussent pas excellents et qu’on ne se rapprochât pas de Berlin, puisqu’il lisait : « Nous avons repoussé, avec de fortes pertes pour l’ennemi, etc. », actions qu’il célébrait comme de nouvelles victoires. J’étais cependant effrayé de la rapidité avec laquelle le théâtre de ces victoires se rapprochait de Paris, et je fus même étonné que le maître d’hôtel, ayant vu dans un communiqué qu’une action avait eu lieu près de Lens, n’eût pas été inquiet en voyant dans le journal du lendemain que ses suites avaient tourné à notre avantage à Jouy-le-Vicomte, dont nous tenions solidement les abords. Le maître d’hôtel savait, connaissait pourtant bien le nom, Jouy-le-Vicomte, qui n’était pas tellement éloigné de Combray. Mais on lit les journaux comme on aime, un bandeau sur les yeux. On ne cherche pas à comprendre les faits. On écoute les douces paroles du rédacteur en chef, comme on écoute les paroles de sa maîtresse. On est battu et content parce qu’on ne se croit pas battu, mais vainqueur.

Je n’étais pas, du reste, demeuré longtemps à Paris et j’avais regagné assez vite ma maison de santé. Bien qu’en principe le docteur nous traitât par l’isolement, on m’y avait remis à deux époques différentes une lettre de Gilberte et une lettre de Robert. Gilberte m’écrivait (c’était à peu près en septembre 1914) que, quelque désir qu’elle eût de rester à Paris pour avoir plus facilement des nouvelles de Robert, les raids perpétuels de taubes au-dessus de Paris lui avaient causé une telle épouvante, surtout pour sa petite fille, qu’elle s’était enfuie de Paris par le dernier train qui partait encore pour Combray, que le train n’était même pas allé à Combray et que ce n’était que grâce à la charrette d’un paysan sur laquelle elle avait fait dix heures d’un trajet atroce, qu’elle avait pu gagner Tansonville ! « Et là, imaginez-vous ce qui attendait votre vieille amie, m’écrivait en finissant Gilberte. J’étais partie de Paris pour fuir les avions allemands, me figurant qu’à Tansonville je serais à l’abri de tout. Je n’y étais pas depuis deux jours que vous n’imaginerez jamais ce qui arrivait : les Allemands qui envahissaient la région après avoir battu nos troupes près de La Fère, et un état-major allemand suivi d’un régiment qui se présentait à la porte de Tansonville, et que j’étais obligée d’héberger, et pas moyen de fuir, plus un train, rien. » L’état-major allemand s’était-il bien conduit, ou fallait-il voir dans la lettre de Gilberte un effet par contagion de l’esprit des Guermantes, lesquels étaient de souche bavaroise, apparentée à la plus haute aristocratie d’Allemagne, mais Gilberte ne tarissait pas sur la parfaite éducation de l’état-major, et même des soldats qui lui avaient seulement demandé « la permission de cueillir un des ne-m’oubliez-pas qui poussaient auprès de l’étang », bonne éducation qu’elle opposait à la violence désordonnée des fuyards français, qui avaient traversé la propriété en saccageant tout, avant l’arrivée des généraux allemands. En tout cas, si la lettre de Gilberte était par certains côtés imprégnée de l’esprit des Guermantes – d’autres diraient de l’internationalisme juif, ce qui n’aurait probablement pas été juste, comme on verra – la lettre que je reçus pas mal de mois plus tard de Robert était, elle, beaucoup plus Saint-Loup que Guermantes, reflétant de plus toute la culture libérale qu’il avait acquise, et, en somme, entièrement sympathique. Malheureusement il ne me parlait pas de stratégie comme dans ses conversations de Doncières et ne me disait pas dans quelle mesure il estimait que la guerre confirmât ou infirmât les principes qu’il m’avait alors exposés. Tout au plus me dit-il que depuis 1914 s’étaient en réalité succédé plusieurs guerres, les enseignements de chacune influant sur la conduite de la suivante. Et, par exemple, la théorie de la « percée » avait été complétée par cette thèse qu’il fallait avant de percer bouleverser entièrement par l’artillerie le terrain occupé par l’adversaire. Mais ensuite on avait constaté qu’au contraire ce bouleversement rendait impossible l’avance de l’infanterie et de l’artillerie dans des terrains dont des milliers de trous d’obus avaient fait autant d’obstacles. « La guerre, disait-il, n’échappe pas aux lois de notre vieil Hegel. Elle est en état de perpétuel devenir. » C’était peu auprès de ce que j’aurais voulu savoir. Mais ce qui me fâchait davantage encore c’est qu’il n’avait plus le droit de me citer de noms de généraux. Et d’ailleurs, par le peu que me disait le journal, ce n’était pas ceux dont j’étais à Doncières si préoccupé de savoir lesquels montreraient le plus de valeur dans une guerre, qui conduisaient celle-ci. Geslin de Bourgogne, Galliffet, Négrier étaient morts. Pau avait quitté le service actif presque au début de la guerre. De Joffre, de Foch, de Castelnau, de Pétain, nous n’avions jamais parlé. « Mon petit, m’écrivait Robert, si tu voyais tout ce monde, surtout les gens du peuple, les ouvriers, les petits commerçants, qui ne se doutaient pas de ce qu’ils recelaient en eux d’héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l’avoir soupçonné, courir sous les balles pour secourir un camarade, pour emporter un chef blessé, et, frappés eux-mêmes, sourire au moment où ils vont mourir parce que le médecin-chef leur apprend que la tranchée a été reprise aux Allemands, je t’assure, mon cher petit, que cela donne une belle idée du Français et que ça fait comprendre les époques historiques qui nous paraissaient un peu extraordinaires dans nos classes. L’époque est tellement belle que tu trouverais comme moi que les mots ne sont plus rien. Au contact d’une telle grandeur, le mot « poilu » est devenu pour moi quelque chose dont je ne sens pas plus s’il a pu contenir d’abord une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons « chouans » par exemple. Mais je sais « poilu » déjà prêt pour de grands poètes, comme les mots déluge, ou Christ, ou barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s’en fussent servis Hugo, Vigny, ou les autres. Je dis que le peuple est ce qu’il y a de mieux, mais tout le monde est bien. Le pauvre Vaugoubert, le fils de l’ambassadeur, a été sept fois blessé avant d’être tué, et chaque fois qu’il revenait d’une expédition sans avoir écopé, il avait l’air de s’excuser et de dire que ce n’était pas sa faute. C’était un être charmant. Nous nous étions beaucoup liés, les pauvres parents ont eu la permission de venir à l’enterrement, à condition de ne pas être en deuil et de ne rester que cinq minutes à cause du bombardement. La mère, un grand cheval que tu connais peut-être, pouvait avoir beaucoup de chagrin, on ne distinguait rien. Mais le pauvre père était dans un tel état que je t’assure que moi, qui ai fini par devenir tout à fait insensible à force de prendre l’habitude de voir la tête du camarade, qui est en train de me parler, subitement labourée par une torpille ou même détachée du tronc, je ne pouvais pas me contenir en voyant l’effondrement du pauvre Vaugoubert qui n’était plus qu’une espèce de loque. Le Général avait beau lui dire que c’était pour la France, que son fils s’était conduit en héros, cela ne faisait que redoubler les sanglots du pauvre homme qui ne pouvait pas se détacher du corps de son fils. Enfin, et c’est pour cela qu’il faut se dire qu’« ils ne passeront pas », tous ces gens-là, comme mon pauvre valet de chambre, comme Vaugoubert, ont empêché les Allemands de passer. Tu trouves peut-être que nous n’avançons pas beaucoup, mais il ne faut pas raisonner, une armée se sent victorieuse par une impression intime, comme un mourant se sent foutu. Or nous savons que nous aurons la victoire et nous la voulons pour dicter la paix juste, je ne veux pas dire seulement pour nous, vraiment juste, juste pour les Français, juste pour les Allemands. »

De même que les héros d’un esprit médiocre et banal écrivant des poèmes pendant leur convalescence se plaçaient pour décrire la guerre non au niveau des événements, qui en eux-mêmes ne sont rien, mais de la banale esthétique, dont ils avaient suivi les règles jusque-là, parlant, comme ils eussent fait dix ans plus tôt, de la « sanglante aurore », du « vol frémissant de la victoire », etc., Saint-Loup, lui, beaucoup plus intelligent et artiste, restait intelligent et artiste, et notait avec goût pour moi des paysages pendant qu’il était immobilisé à la lisière d’une forêt marécageuse, mais comme si ç’avait été pour une chasse au canard. Pour me faire comprendre certaines oppositions d’ombre et de lumière qui avaient été « l’enchantement de sa matinée », il me citait certains tableaux que nous aimions l’un et l’autre et ne craignait pas de faire allusion à une page de Romain Rolland, voire de Nietzsche, avec cette indépendance des gens du front qui n’avaient pas la même peur de prononcer un nom allemand que ceux de l’arrière, et même avec cette pointe de coquetterie à citer un ennemi que mettait, par exemple, le colonel du Paty de Clam, dans la salle des témoins de l’affaire Zola, à réciter en passant devant Pierre Quillard, poète dreyfusard de la plus extrême violence et que, d’ailleurs, il ne connaissait pas, des vers de son drame symboliste : La Fille aux mains coupées. Saint-Loup me parlait-il d’une mélodie de Schumann, il n’en donnait le titre qu’en allemand et ne prenait aucune circonlocution pour me dire que quand, à l’aube, il avait entendu un premier gazouillement à la lisière d’une forêt, il avait été enivré comme si lui avait parlé l’oiseau de ce « sublime Siegfried » qu’il espérait bien entendre après la guerre.

Et maintenant, à mon second retour à Paris, j’avais reçu dès le lendemain de mon arrivée, une nouvelle lettre de Gilberte, qui sans doute avait oublié celle, ou du moins le sens de celle que j’ai rapportée, car son départ de Paris à la fin de 1914 y était représenté rétrospectivement d’une manière assez différente. « Vous ne savez peut-être pas, mon cher ami, me disait-elle, que voilà bientôt deux ans que je suis à Tansonville. J’y suis arrivée en même temps que les Allemands. Tout le monde avait voulu m’empêcher de partir. On me traitait de folle. – Comment, me disait-on, vous êtes en sûreté à Paris et vous partez pour ces régions envahies, juste au moment où tout le monde cherche à s’en échapper. – Je ne méconnaissais pas tout ce que ce raisonnement avait de juste. Mais, que voulez-vous, je n’ai qu’une seule qualité, je ne suis pas lâche, ou, si vous aimez mieux, je suis fidèle, et quand j’ai su mon cher Tansonville menacé, je n’ai pas voulu que notre vieux régisseur restât seul à le défendre. Il m’a semblé que ma place était à ses côtés. Et c’est, du reste, grâce à cette résolution que j’ai pu sauver à peu près le château – quand tous les autres dans le voisinage, abandonnés par leurs propriétaires affolés, ont été presque tous détruits de fond en comble – et non seulement le château, mais les précieuses collections auxquelles mon cher Papa tenait tant. » En un mot, Gilberte était persuadée maintenant qu’elle n’était pas allée à Tansonville, comme elle me l’avait écrit en 1914, pour fuir les Allemands et pour être à l’abri, mais au contraire pour les rencontrer et défendre contre eux son château. Ils n’étaient pas restés à Tansonville, d’ailleurs, mais elle n’avait plus cessé d’avoir chez elle un va-et-vient constant de militaires qui dépassait de beaucoup celui qui tirait les larmes à Françoise dans la rue de Combray, et de mener, comme elle disait cette fois en toute vérité, la vie du front. Aussi parlait-on dans les journaux avec les plus grands éloges de son admirable conduite et il était question de la décorer. La fin de sa lettre était entièrement exacte. « Vous n’avez pas idée de ce que c’est que cette guerre, mon cher ami, et de l’importance qu’y prend une route, un pont, une hauteur. Que de fois j’ai pensé à vous, aux promenades, grâce à vous rendues délicieuses, que nous faisions ensemble dans tout ce pays aujourd’hui ravagé, alors que d’immenses combats se livrent pour la possession de tel chemin, de tel coteau que vous aimiez, où nous sommes allés si souvent ensemble. Probablement vous comme moi, vous ne vous imaginiez pas que l’obscur Roussainville et l’assommant Méséglise, d’où on nous portait nos lettres, et où on était allé chercher le docteur quand vous avez été souffrant, seraient jamais des endroits célèbres. Eh bien, mon cher ami, ils sont à jamais entrés dans la gloire au même titre qu’Austerlitz ou Valmy. La bataille de Méséglise a duré plus de huit mois, les Allemands y ont perdu plus de cent mille hommes, ils ont détruit Méséglise, mais ils ne l’ont pas pris. Le petit chemin que vous aimiez tant, que nous appelions le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé dans votre enfance amoureux de moi, alors que je vous assure en toute vérité que c’était moi qui étais amoureuse de vous, je ne peux pas vous dire l’importance qu’il a prise. L’immense champ de blé auquel il aboutit, c’est la fameuse cote 307 dont vous avez dû voir le nom revenir si souvent dans les communiqués. Les Français ont fait sauter le petit pont sur la Vivonne qui, disiez-vous, ne vous rappelait pas votre enfance autant que vous l’auriez voulu, les Allemands en ont jeté d’autres ; pendant un an et demi ils ont eu une moitié de Combray et les Français l’autre moitié. »

Le lendemain du jour où j’avais reçu cette lettre, c’est-à-dire l’avant-veille de celui où, cheminant dans l’obscurité, j’entendais sonner le bruit de mes pas, tout en remâchant tous ces souvenirs, Saint-Loup venu du front, sur le point d’y retourner, m’avait fait une visite de quelques secondes seulement, dont l’annonce seule m’avait violemment ému. Françoise avait d’abord voulu se précipiter sur lui, espérant qu’il pourrait faire réformer le timide garçon boucher, dont, dans un an, la classe allait partir. Mais elle fut arrêtée elle-même en pensant à l’inutilité de cette démarche, car depuis longtemps le timide tueur d’animaux avait changé de boucherie, et soit que la patronne de la nôtre craignît de perdre notre clientèle, soit qu’elle fût de bonne foi, elle avait déclaré à Françoise qu’elle ignorait où ce garçon, « qui, d’ailleurs, ne ferait jamais un bon boucher », était employé. Françoise avait bien cherché partout, mais Paris est grand, les boucheries nombreuses, et elle avait eu beau entrer dans un grand nombre, elle n’avait pu retrouver le jeune homme timide et sanglant.

Quand Saint-Loup était entré dans ma chambre, je l’avais approché avec ce sentiment de timidité, avec cette impression de surnaturel que donnaient au fond tous les permissionnaires et qu’on éprouve quand on est introduit auprès d’une personne atteinte d’un mal mortel et qui cependant se lève, s’habille, se promène encore. Il semblait (il avait surtout semblé au début, car pour qui n’avait pas vécu comme moi loin de Paris, l’habitude était venue qui retranche aux choses que nous avons vues plusieurs fois la racine d’impression profonde et de pensée qui leur donne leur sens réel), il semblait presque qu’il y eût quelque chose de cruel dans ces permissions données aux combattants. Aux premières, on se disait : « Ils ne voudront pas repartir, ils déserteront. » Et en effet, ils ne venaient pas seulement de lieux qui nous semblaient irréels parce que nous n’en avions entendu parler que par les journaux et que nous ne pouvions nous figurer qu’on eût pris part à ces combats titaniques et revenir seulement avec une contusion à l’épaule ; c’était des rivages de la mort, vers lesquels ils allaient retourner, qu’ils venaient un instant parmi nous, incompréhensibles pour nous, nous remplissant de tendresse, d’effroi, et d’un sentiment de mystère, comme ces morts que nous évoquons, qui nous apparaissent une seconde, que nous n’osons pas interroger et qui, du reste, pourraient tout au plus nous répondre : « Vous ne pourriez pas vous figurer. » Car il est extraordinaire à quel point chez les rescapés du front que sont les permissionnaires parmi les vivants, ou chez les morts qu’un médium hypnotise ou évoque, le seul effet d’un contact avec le mystère soit d’accroître s’il est possible l’insignifiance des propos. Tel j’abordai Robert qui avait encore au front une cicatrice plus auguste et plus mystérieuse pour moi que l’empreinte laissée sur la terre par le pied d’un géant. Et je n’avais pas osé lui poser de question et il ne m’avait dit que de simples paroles. Encore étaient-elles fort peu différentes de ce qu’elles eussent été avant la guerre, comme si les gens, malgré elle, continuaient à être ce qu’ils étaient ; le ton des entretiens était le même, la matière seule différait, et encore !

Je crus comprendre que Robert avait trouvé aux armées des ressources qui lui avaient fait peu à peu oublier que Morel s’était aussi mal conduit avec lui qu’avec son oncle. Pourtant il lui gardait une grande amitié et était pris de brusques désirs de le revoir, qu’il ajournait sans cesse. Je crus plus délicat envers Gilberte de ne pas indiquer à Robert que pour retrouver Morel il n’avait qu’à aller chez Mme Verdurin.

Je dis avec humilité à Robert combien on sentait peu la guerre à Paris, il me dit que même à Paris c’était quelquefois « assez inouï ». Il faisait allusion à un raid de zeppelins qu’il y avait eu la veille et il me demanda si j’avais bien vu, mais comme il m’eût parlé autrefois de quelque spectacle d’une grande beauté esthétique. Encore au front comprend-on qu’il y ait une sorte de coquetterie à dire : « C’est merveilleux, quel rose ! et ce vert pâle ! », au moment où on peut à tout instant être tué, mais ceci n’existait pas chez Saint-Loup, à Paris, à propos d’un raid insignifiant. Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. « Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c’est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations, car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu’on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n’aimes pas mieux le moment où, définitivement assimilés aux étoiles, ils s’en détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils « font apocalypse », même les étoiles ne gardant plus leur place. Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien, ce qui, du reste, était bien naturel pour saluer l’arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, très Wacht am Rhein, avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale ; c’était à se demander si c’était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient. » Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des Walkyries et l’expliquait, d’ailleurs, par des raisons purement musicales : « Dame, c’est que la musique des sirènes était d’une Chevauchée. Il faut décidément l’arrivée des Allemands pour qu’on puisse entendre du Wagner à Paris. » À certains points de vue la comparaison n’était pas fausse. La ville semblait une masse informe et noire qui tout d’un coup passait des profondeurs de la nuit dans la lumière et dans le ciel où un à un les aviateurs s’élevaient à l’appel déchirant des sirènes, cependant que d’un mouvement plus lent, mais plus insidieux, plus alarmant, car ce regard faisait penser à l’objet invisible encore et peut-être déjà proche qu’il cherchait, les projecteurs se remuaient sans cesse, flairaient l’ennemi, le cernaient dans leurs lumières jusqu’au moment où les avions aiguillés bondiraient en chasse pour le saisir. Et escadrille après escadrille chaque aviateur s’élançait ainsi de la ville, transporté maintenant dans le ciel, pareil à une Walkyrie. Pourtant des coins de la terre, au ras des maisons, s’éclairaient et je dis à Saint-Loup que s’il avait été à la maison la veille, il aurait pu, tout en contemplant l’apocalypse dans le ciel, voir sur la terre, comme dans l’enterrement du comte d’Orgaz du Greco où ces différents plans sont parallèles, un vrai vaudeville joué par des personnages en chemise de nuit, lesquels, à cause de leurs noms célèbres, eussent mérité d’être envoyés à quelque successeur de ce Ferrari dont les notes mondaines nous avaient si souvent amusés, Saint-Loup et moi, que nous nous amusions pour nous-mêmes à en inventer. Et c’est ce que nous aurions fait encore ce jour-là comme s’il n’y avait pas la guerre, bien que sur un sujet fort « guerre » : la peur des Zeppelins – reconnu : la duchesse de Guermantes superbe en chemise de nuit, le duc de Guermantes inénarrable en pyjama rose et peignoir de bain, etc., etc. « Je suis sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels on a dû voir les juives américaines en chemise, serrant sur leur sein décati le collier de perles qui leur permettra d’épouser un duc décavé. L’hôtel Ritz, ces soirs-là, doit ressembler à l’Hôtel du libre échange. »

Je demandai à Saint-Loup si cette guerre avait confirmé ce que nous disions des guerres passées à Doncières. Je lui rappelai des propos que lui-même avait oubliés, par exemple sur les pastiches des batailles par les généraux à venir. « La feinte, lui disais-je, n’est plus guère possible dans ces opérations qu’on prépare d’avance avec de telles accumulations d’artillerie. Et ce que tu m’as dit depuis sur les reconnaissances par les avions, qu’évidemment tu ne pouvais pas prévoir, empêche l’emploi des ruses napoléoniennes. – Comme tu te trompes, me répondit-il, cette guerre, évidemment, est nouvelle par rapport aux autres et se compose elle-même de guerres successives, dont la dernière est une innovation par rapport à celle qui l’a précédée. Il faut s’adapter à une formule nouvelle de l’ennemi pour se défendre contre elle, et alors lui-même recommence à innover, mais, comme en toute chose humaine, les vieux trucs prennent toujours. Pas plus tard qu’hier au soir, le plus intelligent des critiques militaires écrivait : « Quand les Allemands ont voulu délivrer la Prusse orientale, ils ont commencé l’opération par une puissante démonstration fort au sud contre Varsovie, sacrifiant dix mille hommes pour tromper l’ennemi. Quand ils ont créé, au début de 1915, la masse de manœuvre de l’archiduc Eugène pour dégager la Hongrie menacée, ils ont répandu le bruit que cette masse était destinée à une opération contre la Serbie. C’est ainsi qu’en 1800 l’armée qui allait opérer contre l’Italie était essentiellement qualifiée d’armée de réserve et semblait destinée non à passer les Alpes, mais à appuyer les armées engagées sur les théâtres septentrionaux. La ruse d’Hindenburg attaquant Varsovie pour masquer l’attaque véritable sur les lacs de Mazurie est imitée d’un plan de Napoléon de 1812. » Tu vois que M. Bidou reproduit presque les paroles que tu me rappelles et que j’avais oubliées. Et comme la guerre n’est pas finie, ces ruses-là se reproduiront encore et réussiront, car on ne perce rien à jour, ce qui a pris une fois a pris parce que c’était bon et prendra toujours. » Et en effet, bien longtemps après cette conversation avec Saint-Loup, pendant que les regards des Alliés étaient fixés sur Pétrograd, contre laquelle capitale on croyait que les Allemands commençaient leur marche, ils préparaient la plus puissante offensive contre l’Italie. Saint-Loup me cita bien d’autres exemples de pastiches militaires, ou, si l’on croit qu’il n’y a pas un art mais une science militaire, d’application de lois permanentes. « Je ne veux pas dire, il y aurait contradiction dans les mots, ajouta Saint-Loup, que l’art de la guerre soit une science. Et s’il y a une science de la guerre, il y a diversité, dispute et contradiction entre les savants. Diversité projetée pour une part dans la catégorie du temps. Ceci est assez rassurant, car, pour autant que cela est, cela n’indique pas forcément erreur mais vérité qui évolue. » Il devait me dire plus tard : « Vois dans cette guerre l’évolution des idées sur la possibilité de la percée, par exemple. On y croit d’abord, puis on vient à la doctrine de l’invulnérabilité des fronts, puis à celle de la percée possible, mais dangereuse, de la nécessité de ne pas faire un pas en avant sans que l’objectif soit d’abord détruit (un journaliste péremptoire écrira que prétendre le contraire est la plus grande sottise qu’on puisse dire), puis, au contraire, à celle d’avancer avec une très faible préparation d’artillerie, puis on en vient à faire remonter l’invulnérabilité des fronts à la guerre de 1870 et à prétendre que c’est une idée fausse pour la guerre actuelle, donc une idée d’une vérité relative. Fausse dans la guerre actuelle à cause de l’accroissement des masses et du perfectionnement des engins (voir Bidou du 2 juillet 1918), accroissement qui d’abord avait fait croire que la prochaine guerre serait très courte, puis très longue, et enfin a fait croire de nouveau à la possibilité des décisions victorieuses. Bidou cite les Alliés sur la Somme, les Allemands vers Paris en 1918. De même à chaque conquête des Allemands on dit : le terrain n’est rien, les villes ne sont rien, ce qu’il faut c’est détruire la force militaire de l’adversaire. Puis les Allemands à leur tour adoptent cette théorie en 1918 et alors Bidou explique curieusement (2 juillet 1918) comment certains points vitaux, certains espaces essentiels s’ils sont conquis décident de la victoire. C’est, d’ailleurs, une tournure de son esprit. Il a montré comment si la Russie était bouchée sur mer elle serait défaite et qu’une armée enfermée dans une sorte de camp d’emprisonnement est destinée à périr. »

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