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История кавалера де Грие и Манон Леско = Нistoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut
Антуан Франсуа Прево
Издание с параллельным текстом
Французский писатель Антуан Франсуа Прево, больше известный как аббат Прево (1697—1763), завоевал популярность как автор многотомных романов. Однако бессмертную славу ему принесла небольшая повесть «Манон Леско» (1731), признанная шедевром мировой литературы. История всепоглощающей любви и губительной страсти кавалера де Грие к очаровательной и ветреной Манон Леско, в образе которой, по словам Г. де Мопассана, писатель «воплотил все, что есть самого увлекательного, пленительного и низкого в женщинах», выдержала испытание временем и вот уже более 200 лет вызывает интерес читателей во всем мире.
Антуан Франсуа Прево
История кавалера де Грие и Манон Леско. Нistoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut
Premi?re partie
Je suis obligе de faire remonter mon lecteur au temps de ma vie o? je rencontrai pour la premi?re fois le chevalier des Grieux. Ce fut environ six mois avant mon dеpart pour l’Espagne. Quoique je sortisse rarement de ma solitude, la complaisance que j’avais pour ma fille m’engageait quelquefois ? divers petits voyages, que j’abrеgeais autant qu’il m’еtait possible.
Je revenais un jour de Rouen, o? elle m’avait priе d’aller solliciter une affaire au parlement de Normandie, pour la succession de quelques terres auxquelles je lui avais laissе des prеtentions du c?tе de mon grand-p?re maternel. Ayant repris mon chemin par Еvreux, o? je couchai la premi?re nuit, j’arrivai le lendemain pour d?ner ? Passy, qui en est еloignе de cinq ou six lieues. Je fus surpris, en entrant dans ce bourg, d’y voir tous les habitants en alarme. Ils se prеcipitaient de leurs maisons pour courir en foule ? la porte d’une mauvaise h?tellerie, devant laquelle еtaient deux charriots couverts. Les chevaux qui еtaient encore attelеs, et qui paraissaient fumants de fatigue et de chaleur, marquaient que ces deux voitures ne faisaient que d’arriver.
Je m’arr?tai un moment pour m’informer d’o? venait le tumulte ; mais je tirai peu d’еclaircissement d’une populace curieuse, qui ne faisait nulle attention ? mes demandes, et qui s’avan?ait toujours vers l’h?tellerie en se poussant avec beaucoup de confusion. Enfin un archer, rev?tu d’une bandouli?re et le mousquet sur l’еpaule, ayant paru ? la porte, je lui fis signe de la main de venir ? moi. Je le priai de m’apprendre le sujet de ce dеsordre. « Ce n’est rien, monsieur, me dit-il ; c’est une douzaine de filles de joie que je conduis, avec mes compagnons, jusqu’au H?vre-de-Gr?ce, o? nous les ferons embarquer pour l’Amеrique. Il y en a quelques-unes de jolies, et c’est apparemment ce qui excite la curiositе de ces bons paysans. »
J’aurais passе apr?s cette explication, si je n’eusse еtе arr?tе par les exclamations d’une vieille femme qui sortait de l’h?tellerie en joignant les mains, et criant que c’еtait une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion. « De quoi s’agit-il donc ? lui dis-je. – Ah ! monsieur, entrez, rеpondit-elle, et voyez si ce spectacle n’est pas capable de fendre le cCur. » La curiositе me fit descendre dе mon cheval, que je laissai ? mon palefrenier. J’en trai avec peine, en per?ant la foule, et je vis en effet quelque chose d’assez touchant.
Parmi les douze filles qui еtaient encha?nеes six ? six par le milieu du corps, il y en avait une dont l’air et la figure еtaient si peu conformes ? sa condition, qu’en tout autre еtat je l’eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saletе de son linge et de ses habits l’enlaidissaient si peu, que sa vue m’inspira du respect et de la pitiе. Elle t?chait nеanmoins de se tourner, autant que sa cha?ne pouvait le permettre, pour dеrober son visage aux yeux des spectateurs. L’effort qu’elle faisait pour se cacher еtait si naturel, qu’il paraissait venir d’un sentiment de modestie.
Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande еtaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier, et je lui demandai quelques lumi?res sur le sort de cette belle fille. Il ne put m’en donner que de fort gеnеrales. Nous l’avons tirеe de l’h?pital, me dit-il, par ordre de monsieur le lieutenant gеnеral de police. Il n’y a pas d’apparence qu’elle y e?t еtе renfermеe pour ses bonnes actions. Je l’ai interrogеe plusieurs fois sur la route ; elle s’obstine ? ne me rien rеpondre. Mais, quoique je n’aie pas re?u ordre de la mеnager plus que les autres, je ne laisse pas d’avoir quelques еgards pour elle, parce qu’il me semble qu’elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voil? un jeune homme, ajouta l’archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgr?ce. Il l’a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. Il faut que ce soit son fr?re ou son amant. »
Je me tournai vers le coin de la chambre o? ce jeune homme еtait assis. Il paraissait enseveli dans une r?verie profonde. Je n’ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il еtait mis fort simplement ; mais on distinguait au premier coup d’Cil un homme qui avait de la naissance et de l’еducation. Je m’approchai de lui. Il se leva, et je dеcouvris dans ses yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si noble, que je me sentis portе naturellement ? lui vouloir du bien. « Que je ne vous trouble point, lui dis-je en m’asseyant pr?s de lui. Voulez-vous bien satisfaire la curiositе que j’ai de conna?tre cette belle personne qui ne me para?t point faite pour le triste еtat o? je la vois ? »
Il me rеpondit honn?tement qu’il ne pouvait m’apprendre qui elle еtait sans se faire conna?tre lui-m?me, et qu’il avait de fortes raisons pour souhaiter de demeurer inconnu. « Je puis vous dire nеanmoins ce que ces misеrables s’ignorent point, continua-t-il en montrant les archers ; c’est que je l’aime avec une passion si violente qu’elle me rend le plus infortunе de tous les hommes. J’ai tout employе, ? Paris, pour obtenir sa libertе. Les sollicitations, l’adresse et la force m’ont еtе inutiles ; j’ai pris le parti de la suivre, d?t-elle aller au bout du monde. Je m’embarquerai avec elle. Je passerai en Amеrique. »
« Mais ce qui est de la derni?re inhumanitе, ces l?ches coquins, ajouta-t-il en parlant des archers, ne veulent pas me permettre d’approcher d’elle. Mon dessein еtait de les attaquer ouvertement ? quelques lieues de Paris. Je m’еtais associе quatre hommes qui m’avaient promis leur secours pour une somme considеrable. Les tra?tres m’ont laissе seul aux mains, et sont partis avec mon argent. L’impossibilitе de rеussir par la force m’a fait mettre les armes bas. J’ai proposе aux archers de me permettre du moins de les suivre, en leur offrant de les rеcompenser. Le dеsir du gain les y a fait consentir. Ils ont voulu ?tre payеs chaque fois qu’ils m’ont accordе la libertе de parler ? ma ma?tresse. Ma bourse s’est еpuisеe en peu de temps ; et maintenant que je suis sans un sou, ils ont la barbarie de me repousser brutalement lorsque je fais un pas vers elle. Il n’y a qu’un instant qu’ayant osе m’en approcher malgrе leurs menaces, ils ont eu l’insolence de lever contre moi le bout du fusil. Je suis obligе, pour satisfaire leur avarice et pour me mettre en еtat de continuer la route ? pied, de vendre ici un mauvais cheval qui m’a servi jusqu’? prеsent de monture. »
Quoiqu’il par?t faire assez tranquillement ce rеcit, il laissa tomber quelques larmes en le finissant. Cette aventure me parut des plus extraordinaires et des plus touchantes. « Je ne vous presse pas, lui dis-je, de me dеcouvrir le secret de vos affaires ; mais si je puis vous ?tre utile ? quelque chose, je m’offre volontiers ? vous rendre service. – Hеlas ! reprit-il, je ne vois pas le moindre jour ? l’espеrance. Il faut que je me soumette ? toute la rigueur de mon sort. J’irai en Amеrique. J’y serai du moins libre avec ce que j’aime. J’ai еcrit ? un de mes amis, qui me fera tenir quelques secours au Havre-de-Gr?ce. Je ne suis embarrassе que pour m’y conduire et pour procurer ? cette pauvre crеature, ajouta-t-il en regardant tristement sa ma?tresse, quelque soulagement sur la route. – Eh bien ! lui dis-je, je vais finir votre embarras. Voici quelque argent que je vous prie d’accepter. Je suis f?chе de ne pouvoir vous servir autrement. »
La bonne gr?ce et la vive reconnaissance avec laquelle ce jeune inconnu me remercia achev?rent de me persuader qu’il еtait nе quelque chose et qu’il mеritait ma libеralitе. Je dis quelques mots ? sa ma?tresse avant que de sortir. Elle me rеpondit avec une modestie si douce et si charmante, que je ne pus m’emp?cher de faire en sortant mille rеflexions sur le caract?re incomprеhensible des femmes.
Еtant retournе ? ma solitude, je ne fus point informе de la suite de cette aventure. Il se passa pr?s de deux ans, qui me la firent oublier tout ? fait, jusqu’? ce que le hasard me fit rena?tre l’occasion d’en apprendre ? fond toutes les circonstances.
J’arrivais de Londres ? Calais avec le marquis de ***, mon еl?ve. Nous loge?mes, si je m’en souviens bien, au Lion d’Or, o? quelques raisons nous oblig?rent de passer le jour entier et la nuit suivante. En marchant l’apr?s-midi dans les rues, je crus apercevoir ce m?me jeune homme dont j’avais fait la rencontre ? Passy. Il еtait en fort mauvais еquipage et beaucoup plus p?le que je ne l’avais vu la premi?re fois. Il portait sous le bras un vieux porte-manteau, ne faisant que d’arriver dans la ville. Cependant, comme il avait la physionomie trop belle pour n’?tre pas reconnu facilement, je le remis aussit?t. « Il faut, dis-je au marquis, que nous abordions ce jeune homme. »
Sa joie fut plus vive que toute expression, lorsqu’il m’eut remis ? son tour. « Ah! monsieur, s’еcria-t-il en me baisant la main, je puis donc encore une fois vous exprimer mon immortelle reconnaissance ! » Je lui demandai d’o? il venait. Il me rеpondit qu’il arrivait, par mer, du Havre-de-Gr?ce, o? il еtait revenu de l’Amеrique peu auparavant. « Vous ne me paraissez pas fort bien en argent, lui dis-je ; allez-vous-en au Lion d’Or, o? je suis logе, je vous rejoindrai dans un moment. »
Je dois avertir ici le lecteur que j’еcrivis son histoire presque aussit?t apr?s l’avoir entendue, et qu’on peut s’assurer, par consеquent, que rien n’est plus exact et plus fid?le que cette narration. Je dis fid?le jusque dans la relation des rеflexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait de la meilleure gr?ce du monde.
Voici donc son rеcit, auquel je ne m?lerai, jusqu’? la fin, rien qui ne soit de lui.
J’avais dix-sept ans, et j’achevais mes еtudes de philosophie ? Amiens, o? mes parents, qui sont d’une des meilleures maisons de P***, m’avaient envoyе. Je menais une vie si sage et si rеglеe, que mes ma?tres me proposaient pour l’exemple du coll?ge : non que je fisse des efforts extraordinaires pour mеriter cet еloge ; mais j’ai l’humeur naturellement douce et tranquille ; je m’appliquais ? l’еtude par inclination, et l’on me comptait pour des vertus quelques marques d’aversion naturelle pour le vice. Ma naissance, le succ?s de mes еtudes et quelques agrеments extеrieurs m’avaient fait conna?tre et estimer de tous les honn?tes gens de la ville.
J’achevai mes exercices publics avec une approbation si gеnеrale, que monsieur l’еv?que, qui y assistait, me proposa d’entrer dans l’еtat ecclеsiastique, o? je ne manquerais pas, disait-il, de m’attirer plus de distinction que dans l’ordre de Malte, auquel mes parents me destinaient. Ils me faisaient dеj? porter la croix, avec le nom de chevalier des Grieux. Les vacances arrivant, je me prеparais ? retourner chez mon p?re, qui m’avait promis de m’envoyer bient?t ? l’Acadеmie.
Mon seul regret, en quittant Amiens, еtait d’y laisser un ami avec lequel j’avais toujours еtе tendrement uni. Il еtait de quelques annеes plus ?gе que moi. Nous avions еtе еlevеs ensemble ; mais, le bien de sa maison еtant des plus mеdiocres, il еtait obligе de prendre l’еtat ecclеsiastique, et de demeurer ? Amiens apr?s moi, pour y faire les еtudes qui conviennent ? cette profession. Il avait mille bonnes qualitеs. Vous le conna?trez par les meilleures, dans la suite de mon histoire, et surtout par un z?le et une gеnеrositе en amitiе qui surpassent les plus cеl?bres exemples de l’antiquitе. Si j’eusse alors suivi ses conseils, j’aurais toujours еtе sage et heureux. Si j’avais du moins profitе de ses reproches dans le prеcipice o? mes passions m’ont entra?nе, j’aurais sauvе quelque chose du naufrage de ma fortune et de ma rеputation. Mais il n’a point recueilli d’autre fruit de ses soins que le chagrin de les voir inutiles, et quelquefois durement rеcompensеs par un ingrat qui s’en offensait et qui les traitait d’importunitеs.
J’avais marquе le temps de mon dеpart d’Amiens. Hеlas ! que ne le marquai-je un jour plus t?t ! j’aurais portе chez mon p?re toute mon innocence. La veille m?me de celui que je devais quitter cette ville, еtant ? me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous v?mes arriver le coche d’Arras, et nous le suiv?mes jusqu’? l’h?tellerie o? ces voitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que la curiositе. Il en sortit quelques femmes qui se retir?rent aussit?t ; mais il en resta une, fort jeune, qui s’arr?ta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un ?ge avancе, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire tirer son еquipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensе ? la diffеrence des sexes, ni regardе une fille avec un peu d’attention ; moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammе tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le dеfaut d’?tre excessivement timide et facile ? dеconcerter ; mais, loin d’?tre arr?tе alors par cette faiblesse, je m’avan?ai vers la ma?tresse de mon cCur.
Quoiqu’elle f?t encore moins ?gеe que moi, elle re?ut mes politesses sans para?tre embarrassеe. Je lui demandai ce qui l’amenait ? Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me rеpondit ingеnument qu’elle y еtait envoyеe par ses parents pour ?tre religieuse. L’amour me rendait dеj? si еclairе depuis un moment qu’il еtait dans mon cCur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes dеsirs. Je lui parlai d’une mani?re qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle еtait bien plus expеrimentеe que moi : c’еtail malgrе elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arr?ter sans doute son penchant au plaisir, qui s’еtait dеj? dеclarе, et qui a causе dans la suite tous ses malheurs et les miens.
Ma belle inconnue savait bien qu’on n’est point trompeur ? mon ?ge : elle me confessa que si je voyais quelque jour ? la pouvoir mettre en libertе, elle croirait m’?tre redevable de quelque chose de plus cher que la vie. Je lui rеpеtai que j’еtais pr?t ? tout entreprendre ; mais, n’ayant point assez d’expеrience pour imaginer tout d’un coup les moyens de la servir, je m’en tenais ? cette assurance gеnеrale, qui ne pouvait ?tre d’un grand secours ni pour elle ni pour moi. Son vieil Argus еtant venu nous rejoindre, mes espеrances allaient еchouer, si elle n’e?t eu assez d’esprit pour supplеer ? la stеrilitе du mien. Je fus surpris, ? l’arrivеe de son conducteur, qu’elle m’appel?t son cousin, et que, sans para?tre dеconcertеe le moins du monde, elle me dit que, puisqu’elle еtait assez heureuse pour me rencontrer ? Amiens, elle remettait au lendemain son entrеe dans le couvent, afin de se procurer le plaisir de souper avec moi. J’entrai fort bien dans le sens de cette ruse ; je lui proposai de se loger dans une h?tellerie dont le ma?tre, qui s’еtait еtabli ? Amiens apr?s avoir еtе longtemps cocher de mon p?re, еtait dеvouе enti?rement ? mes ordres.
Je l’y conduisis moi-m?me, tandis que le vieux conducteur paraissait un peu murmurer, et que mon ami Tiberge, qui ne comprenait rien ? cette sc?ne, me suivait sans prononcer une parole. Il n’avait point entendu notre entretien. Il еtait demeurе ? se promener dans la cour pendant que je parlais d’amour ? ma belle ma?tresse. Comme je redoutais sa sagesse, je me dеfis de lui par une commission dont je le priai de se charger. Ainsi j’eus le plaisir, en arrivant ? l’auberge, d’entretenir seule la souveraine de mon cCur.
Je reconnus bient?t que j’еtais moins enfant que je ne le croyais. Mon cCur s’ouvrit ? mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eu l’idеe. Une douce chaleur se rеpandit dans toutes mes veines. J’еtais dans une esp?ce de transport qui m’?ta pour quelque temps la libertе de la voix, et qui ne s’exprimait que par mes yeux.
Mademoiselle Manon Lescaut, c’est ainsi qu’elle me dit qu’on la nommait, parut fort satisfaite de cet effet de ses charmes. Je crus apercevoir qu’elle n’еtait pas moins еmue que moi. Elle me confessa qu’elle me trouvait aimable, et qu’elle serait ravie de m’avoir obligation de sa libertе. Elle voulut savoir qui j’еtais, et cette connaissance augmenta son affection, parce qu’еtant d’une naissance commune, elle se trouva flattеe d’avoir fait la conqu?te d’un amant tel que moi. Nous nous entret?nmes des moyens d’?tre l’un ? l’autre.
Apr?s quantitе de rеflexions, nous ne trouv?mes point d’autre voie que celle de la fuite. Il fallait tromper la vigilance du conducteur, qui еtait un homme ? mеnager, quoiqu’il ne f?t qu’un domestique. Nous rеgl?mes que je ferais prеparer pendant la nuit une chaise de poste, et que je reviendrais de grand matin ? l’auberge, avant qu’il f?t еveillе ; que nous nous dеroberions secr?tement, et que nous irions droit ? Paris, o? nous nous ferions marier en arrivant. J’avais environ cinquante еcus, qui еtaient le fruit de mes petites еpargnes ; elle en avait ? peu pr?s le double. Nous nous imagin?mes, comme des enfants sans expеrience, que cette somme ne finirait jamais, et nous ne compt?mes pas moins sur le succ?s de nos autres mesures.
Apr?s avoir soupе avec plus de satisfaction que je n’en avais jamais ressenti, je me retirai pour exеcuter notre projet.
J’employai ma nuit ? mettre ordre ? mes affaires ; et m’еtant rendu ? l’h?tellerie de mademoiselle Manon vers la pointe du jour, je la trouvai qui m’attendait. Elle еtait ? sa fen?tre, qui donnait sur la rue ; de sorte que, m’ayant aper?u, elle vint m’ouvrir elle-m?me. Nous sort?mes sans bruit. Elle n’avait point d’autre еquipage que son linge, dont je me chargeai moi-m?me ; la chaise еtait en еtat de partir, nous nous еloign?mes aussit?t de la ville.
Nous nous h?t?mes tellement d’avancer, que nous arriv?mes ? Saint-Denis avant la nuit. J’avais couru ? cheval ? c?tе de la chaise, ce qui ne nous avait gu?re permis de nous entretenir qu’en changeant de chevaux ; mais lorsque nous nous v?mes si proche de Paris, c’est-?-dire presque en s?retе, nous pr?mes le temps de nous rafra?chir, n’ayant rien mangе depuis notre dеpart d’Amiens. Quelque passionnе que je fusse pour Manon, elle sut me persuader qu’elle ne l’еtait pas moins pour moi. Nous еtions si peu rеservеs dans nos caresses, que nous n’avions pas la patience d’attendre que nous fussions seuls. Nos postillons et nos h?tes nous regardaient avec admiration ; et je remarquai qu’ils еtaient surpris de voir deux enfants de notre ?ge qui paraissaient s’aimer jusqu’? la fureur.
Nos projets de mariage furent oubliеs ? Saint- Denis ; nous fraud?mes les droits de l’Еglise, et nous nous trouv?mes еpoux sans y avoir fait rеflexion. Il est s?r que, du naturel tendre et constant dont je suis, j’еtais heureux pour toute ma vie, si Manon m’e?t еtе fid?le. Plus je la connaissais, plus je dеcouvrais en elle de nouvelles qualitеs aimables. Son esprit, son cCur, sa douceur et sa beautе formaient une cha?ne si forte et si charmante, que j’aurais mis tout mon bonheur ? n’en sortir jamais. Terrible changement ! Ce qui fait mon dеsespoir a pu faire ma fеlicitе. Je me trouve le plus malheureux de tous les hommes par cette m?me constance dont je devais attendre le plus doux de tous les sorts et les plus parfaites rеcompenses de l’amour.
Nous pr?mes un appartement meublе ? Paris ; ce fut dans la rue V…, et, pour mon malheur, aupr?s de la maison de monsieur de B***, cеl?bre fermier gеnеral. Trois semaines se pass?rent, pendant lesquelles j’avais еtе si rempli de ma passion, que j’avais peu songе ? ma famille et au chagrin que mon p?re avait d? ressentir de mon absence. Cependant, comme la dеbauche n’avait nulle part ? ma conduite, et que Manon se comportait aussi avec beaucoup de retenue, la tranquillitе o? nous vivions servit ? me faire rappeler peu ? peu l’idеe de mon devoir.
Je rеsolus de me rеconcilier, s’il еtait possible, avec mon p?re. Ma ma?tresse еtait si aimable, que je ne doutais point qu’elle ne p?t lui plaire, si je trouvais le moyen de lui faire conna?tre sa sagesse et son mеrite ; en un mot, je me flattais d’obtenir de lui la libertе de l’еpouser, ayant еtе dеsabusе de l’espеrance de le pouvoir sans son consentement. Je communiquai ce projet ? Manon, et je lui fis entendre qu’outre les motifs de l’amour et du devoir, celui de la nеcessitе pouvait y entrer aussi pour quelque chose, car nos fonds еtaient extr?mement altеrеs, et je commen?ais ? revenir de l’opinion qu’ils еtaient inеpuisables. Manon re?ut froidement cette proposition. Cependant les difficultеs qu’elle y opposa n’еtant prises que de sa tendresse m?me et de la crainte de me perdre, si mon p?re n’entrait point dans notre dessein apr?s avoir connu le lieu de notre retraite, je n’eus pas le moindre soup?on du coup cruel qu’on se prеparait ? me porter. ? l’objection de la nеcessitе, elle rеpondit qu’il nous restait encore de quoi vivre quelques semaines, et qu’elle trouverait apr?s cela des ressources dans l’affection de quelques parents ? qui elle еcrirait en province. Elle adoucit son refus par des caresses si tendres et si passionnеes, que moi, qui ne vivais que dans elle, et qui n’avais pas la moindre dеfiance de son coeur, j’applaudis ? toutes ses rеponses et ? toutes ses rеsolutions. Je lui avais laissе les dispositions de notre bourse et le soin de payer notre dеpense ordinaire. Je m’aper?us peu ? peu que notre table еtait mieux servie, et qu’elle s’еtait donnе quelques ajustements d’un prix considеrable. Comme je n’ignorais pas qu’il devait nous rester ? peine douze on quinze pistoles, je lui marquai mon еtonnement de cette augmentation apparente de notre opulence. Elle me pria, en riant, d’?tre sans embarras. « Ne vous ai-je pas promis, me dit-elle, que je trouverais des ressources ? » Je l’aimais avec trop de simplicitе pour m’alarmer facilement.
Un jour que j’еtais sorti l’apr?s-midi et que je l’avais avertie que serais dehors plus longtemps qu’? l’ordinaire, je fus еtonnе qu’? mon retour on me f?t attendre deux ou trois minutes ? sa porte. Nous n’еtions servis que par une petite fille qui еtait ? peu pr?s de notre ?ge. Еtant venue m’ouvrir, je lui demandai pourquoi elle avait tardе si longtemps. Elle me rеpondit d’un air embarrassе qu’elle ne m’avait point entendu frapper. Je n’avais frappе qu’une fois ; je lui dis : « Mais si vous ne m’avez point entendu, pourquoi ?tes-vous donc venue m’onvrir ? » Cette question la dеconcerta si fort que, n’ayant point assez de prеsence d’esprit pour y rеpondre, elle se mit ? pleurer, en m’assurant que ce n’еtait point sa faute, et que madame lui avait dеfendu d’ouvrir la porte jusqu’? ce que monsieur de B*** f?t sorti par l’autre escalier qui rеpondait au cabinet. Je demeurai si confus, que je n’eus point la force d’entrer dans l’appartement. Je pris le parti de descendre, sous prеtexte d’une affaire, et j’ordonnai ? cette enfant de dire ? sa ma?tresse que je retournerais dans le moment, mais de ne pas faire conna?tre qu’elle m’e?t parlе de monsieur de B***.
Ma consternation fut si grande, que je versais des larmes en descendant l’escalier, sans savoir encore de quel sentiment elles partaient. J’entrai dans le premier cafе ; et, m’y еtant assis pr?s d’une table, j’appuyai la t?te sur mes deux mains pour y dеvelopper ce qui se passait dans mon cCur. Je n’osais rappeler ce que je venais d’entendre. Je voulais le considеrer comme une illusion, et je fus pr?s, deux ou trois fois, de retourner au logis sans marquer que j’y eusse fait attention. Il me paraissait si impossible que Manon m’e?t trahi, que je craignais de lui faire injure en la soup?onnant. Je l’adorais, cela еtait s?r ; je ne lui avais pas donnе plus de preuves d’amour que je n’en avais re?u d’elle ; pourquoi l’aurais-je accusеe d’?tre moins sinc?re et moins constante que moi ? Quelle raison aurait-elle eue de me tromper ? Il n’y avait que trois heures qu’elle m’avait accablе de ses plus tendres caresses, et qu’elle avait re?u les miennes avec transport ; je ne connaissais pas mieux mon cCur que le sien. Non, non, repris-je, il n’est pas possible que Manon me trahisse. Elle n’ignore pas que je ne vis que pour elle ; elle sait trop bien que je l’adore : ce n’est pas l? un sujet de me ha?r.
Cependant la visite et la sortie furtive de monsieur de B*** me causaient de l’embarras. Je rappelais aussi les petites acquisitions de Manon, qui me semblaient surpasser nos richesses prеsentes. Cela paraissait sentir les libеralitеs d’un nouvel amant. Et cette confiance qu’elle m’avait marquеe pour des ressources qui m’еtaient inconnues ? J’avais peine ? donner ? tant d’еnigmes un sens aussi favorable que mon cCur le souhaitait.
D’un autre c?tе, je ne l’avais presque pas perdue de vue depuis que nous еtions ? Paris. Occupations, promenades, divertissements, nous avions toujours еtе l’un ? c?tе de l’autre : mon Dieu ! un instant de sеparation nous aurait trop affligеs. Il fallait nous dire sans cesse que nous nous aimions ; nous serions morts d’inquiеtude sans cela. Je ne pouvais donc m’imaginer presque un seul moment o? Manon p?t s’?tre occupеe d’un autre que moi.
A la fin, je crus avoir trouvе le dеno?ment de ce myst?re. Monsieur de B***, dis-je en moi-m?me, est un homme qui fait de grosses affaires et qui a de grandes relations ; les parents de Manon se seront servis de cet homme pour lui faire tenir quelque argent. Elle en a peut-?tre dеj? re?u de lui ; il est venu aujourd’hui lui en apporter encore. Elle s’est fait sans doute un jeu de me le cacher, pour me surprendre agrеablement. Peut-?tre m’en aurait-elle parlе si j’еtais rentrе ? l’ordinaire, au lieu de venir ici m’affliger ; elle ne me le cachera pas du moins lorsque je lui en parlerai moi-m?me.
Je me remplis si fortement de cette opinion, qu’elle eut la force de diminuer beaucoup ma tristesse. Je retournai sur-le-champ au logis. J’embrassai Manon avec ma tendresse ordinaire. Elle me re?ut fort bien. J’еtais tentе d’abord de lui dеcouvrir mes conjectures, que je regardais plus que jamais comme certaines ; je me retins, dans l’espеrance qu’il lui arriverait peut-?tre de me prеvenir en m’apprenant tout ce qui s’еtait passе.
On nous servit ? souper. Je me mis ? table d’un air fort gai ; mais, ? la lumi?re de la chandelle qui еtait entre elle et moi, je crus apercevoir de la tristesse sur le visage et dans les yeux de ma ch?re ma?tresse. Cette pensеe m’en inspira aussi. Je remarquai que ses regards s’attachaient sur moi d’une autre fa?on qu’ils n’avaient accoutumе. Je ne pouvais dеm?ler si c’еtait de l’amour ou de la compassion, quoiqu’il me par?t que c’еtait un sentiment doux et languissant. Je la regardai avec la m?me attention ; et peut-?tre n’avait-elle pas moins de peine ? juger de la situation de mon coeur par mes regards. Nous ne pensions ni ? parler, ni ? manger. Enfin je vis tomber des larmes de ses beaux yeux : perfides larmes !
« Ah ! Dieu, m’еcriai-je, vous pleurez, ma ch?re Manon vous ?tes affligеe jusqu’? pleurer, et vous ne me dites pas un seul mot de vos peines ! Elle ne me rеpondit que par quelques soupirs qui augment?rent mon inquiеtude. Je me levai en tremblant, je la conjurai avec tous les empressements de l’amour de me dеcouvrir le sujet de ses pleurs ; j’en versai moi-m?me en essuyant les siens ; j’еtais plus mort que vif. Un barbare aurait еtе attendri des tеmoignages de ma douleur et de ma crainte.
Dans le temps que j’еtais ainsi tout occupе d’elle, j’entendis le bruit de plusieurs personnes qui montaient l’escalier. On frappa doucement ? la porte. Manon me donna un baiser ; et, s’еchappant de mes bras, elle entra rapidement dans le cabinet, qu’elle ferma aussit?t sur elle. Je me figurais qu’еtant un peu en dеsordre, elle voulait se cacher aux yeux des еtrangers qui avaient frappе. J’allai leur ouvrir moi-m?me.
A peine avais-je ouvert, que je me vis saisir par trois hommes que je reconnus pour les laquais de mon p?re. Ils ne me firent point de violence ; mais deux d’entre eux m’ayant pris par les bras, le troisi?me visita mes poches, dont il tira un petit couteau qui еtait le seul fer que j’eusse sur moi. Ils me demand?rent pardon de la nеcessitе o? ils еtaient de me manquer de respect ; ils me dirent naturellement qu’ils agissaient par l’ordre de mon p?re, et que mon fr?re a?nе m’attendait en bas dans un carrosse. J’еtais si troublе, que je me laissai conduire sans rеsister et sans rеpondre. Mon fr?re еtait effectivement ? m’attendre. On me mit dans le carrosse aupr?s de lui ; et le cocher, qui avait ses ordres, nous conduisit ? grand train jusqu’? Saint-Dеnis. Mon fr?re m’embrassa tendrement, mais il ne me parla point, de sorte que j’eus tout le loisir dont j’avais besoin pour r?ver ? mon infortune.
J’y trouvai d’abord tant d’obscuritе, que je ne voyais pas de jour ? la moindre conjecture. J’еtais trahi cruellement ; mais par qui ? Accuser Manon, c’est de quoi mon cCur n’osait se rendre coupable. Cette tristesse extraordinaire dont je l’avais vue comme accablеe, ses larmes, le tendre baiser qu’elle m’avait donnе en se retirant, me paraissaient bien une еnigme ; mais je me sentais portе ? l’expliquer comme un pressentiment de notre malheur commun ; et dans le temps que je me dеsespеrais de l’accident qui m’arrachait ? elle, j’avais la crеdulitе de m’imaginer qu’elle еtait encore plus ? plaindre que moi.
Le rеsultat de ma mеditation fut de me persuader que j’avais еtе aper?u dans les rues de Paris par quelques personnes de connaissance qui en avaient donnе avis ? mon p?re.
Mon fr?re avait ? Saint-Denis une ch?ise ? deux dans laquelle nous part?mes de grand matin, et nous arriv?mes chez nous le lendemain au soir. Il vit mon p?re avant moi, pour le prеvenir en ma faveur en lui apprenant avec quelle douceur je m’еtais laissе conduire ; de sorte que j’en fus re?u moins durement que je ne m’y еtais attendu. Il se contenta de me faire quelques reproches gеnеraux sur la faute que j’avais commise en m’absentant sans sa permission. Pour ce qui regardait ma ma?tresse, il me dit que j’avais bien mеritе ce qui venait de m’arriver, en me livrant ? une inconnue ; qu’il avait eu meilleure opinion de ma prudence ; mais qu’il espеrait que cette petite aventure me rendrait plus sage. Je ne pris ce discours que dans le sens qui s’accordait avec mes idеes. Je remerciai mon p?re de la bontе qu’il avait de me pardonner, et je lui promis de prendre une conduite plus soumise et plus rеglеe. Je triomphais au fond du cCur ; car, de la mani?re dont les choses s’arrangeaient, je ne doutais point que je n’eusse la libertе de me dеrober de la maison m?me avant la fin de la nuit.
On se mit ? table pour souper ; on me railla sur ma conqu?te d’Amiens et sur ma fuite avec cette fid?le ma?tresse. Je re?us les coups de bonne gr?ce ; j’еtais m?me charmе qu’il me f?t permis de m’entretenir de ce qui m’occupait continuellement l’esprit ; mais quelques mots l?chеs par mon p?re me firent pr?ter l’oreille avec la derni?re attention. Il parla de perfidie et de service intеressе rendu par M. de B***. Je demeurai interdit en lui entendant prononcer ce nom, et je le priai humblement de s’expliquer davantage. Il se tourna vers mon fr?re, pour lui demander s’il ne m’avait pas racontе toute l‘histoire. Mon fr?re lui rеpondit que je lui avais paru si tranquille sur la route, qu’il n’avait pas cru que j’eusse besoin de ce rem?de pour me guеrir de ma folie. Je remarquai que mon p?re balan?ait s’il ach?verait de s’expliquer. Je l’en suppliai si instamment, qu’il me satisfit, ou plut?t qu’il m’assassina cruellement par le plus horrible de tous les rеcits.
Il me demanda d’abord si j’avais toujours eu la simplicitе de croire que je fusse aimе de ma ma?tresse. Je lui dis hardiment que j’en еtais si s?r, que rien ne pouvait m’en donner la moindre dеfiance. « Ha ! ha ! ha ! s’еcria-t-il en riant de toute sa force, cela est excellent ! Tu es une jolie dupe, et j’aime ? te voir dans ces sentiments-l?. C’est grand dommage, mon pauvre chevalier, de te faire entrer dans l’ordre de Malte, puisque tu as tant de disposition ? faire un mari patient et commode. » Il ajouta mille railleries de cette force sur ce qu’il appelait ma sottise et ma crеdulitе.
Enfin, comme je demeurais dans le silence, il continua de me dire que, suivant le calcul qu’il pouvait faire du temps depuis mon dеpart d’Amiens, Manon m’avait aimе environ douze jours : « Car, ajouta-t-il, je sais que tu partis d’Amiens le 28 de l’autre mois ; nous sommes au 29 du prеsent ; il y en a onze que monsieur de B*** m’a еcrit ; je suppose qu’il lui en ait fallu huit pour lier une parfaite connaissance avec ta ma?tresse ; ainsi, qui ?te onze et huit de trente-un jours qu’il y a depuis le 28 d’un mois jusqu’au 29 de l’autre, reste douze, un peu plus ou moins. » L?-dessus les еclats de rire recommenc?rent.
Je n’eus pas la force de soutenir plus longtemps un discours dont chaque mot m’avait percе le cCur. Je me levai de table, et je n’avais pas fait quatre pas pour sortir de la salle que je tombai sur le plancher, privе de sentiment et de connaissance. On me les rappela par de prompts secours. J’ouvris les yeux pour verser un torrent de pleurs, et la bouche pour profеrer les plaintes les plus tristes et les plus touchantes. Mon p?re, qui m’a toujours aimе tendrement, s’employa avec toute son affection pour me consoler. Je l’еcoutais, mais sans l’entendre. Je me jetai ? ses genoux ; je le conjurai, en joignant les mains, de me laisser retourner ? Paris, pour aller poignarder de B***. « Non, disais-je, il n’a pas gagnе le cCur de Manon ; il lui a fait violence, il l’a sеduite par un charme ou par un poison ; il l’a peut-?tre forcеe brutalement. Manon m’aime. Ne le sais-je pas bien ? Il l’aura menacеe, le poignard ? la main, pour la contraindre de m’abandonner. Que n’aura-t-il pas fait pour me ravir une si charmante ma?tresse ! ? dieux ! dieux ! serait-il possible que Manon m’e?t trahi et qu’elle e?t cessе de m’aimer ? »
Comme je parlais toujours de retourner promptement ? Paris, et que je me levais m?me ? tous moments pour cela, mon p?re vit bien que, dans le transport o? j’еtais, rien ne serait capable de m’arr?ter. Il me conduisit dans une chambre haute, o? il laissa deux domestiques avec moi, pour me garder ? vue. Je ne me possеdais point ; j’aurais donnе mille vies pour ?tre seulement un quart d’heure ? Paris. Je compris que, m’еtant dеclarе si ouvertement, on ne me permettrait pas aisеment de sortir de ma chambre. Je mesurai des yeux la hauteur des fen?tres. Ne voyant nulle possibilitе de m’еchapper par cette voie, je m’adressai doucement ? mes deux domestiques. Je m’engageai, par mille serments, ? faire un jour leur fortune, s’ils voulaient consentir ? mon еvasion. Je les pressai, je les caressai, je les mena?ai ; mais cette tentative fut encore inutile. Je perdis alors toute espеrance ; je rеsolus de mourir, et je me jetai sur un lit avec le dessein de ne le quitter qu’avec la vie. Je passai la nuit et le jour suivant dans cette situation. Je refusai la nourriture qu’on m’apporta le lendemain.
Mon p?re vint me voir l’apr?s-midi. Il eut la bontе de flatter mes peines par les plus douces consolations. Il m’ordonna si absolument de manger quelque chose, que je le fis par respect pour ses ordres. Quelques jours se pass?rent, pendant lesquels je ne pris rien qu’en sa prеsence et pour lui obеir. Il continuait toujours de m’apporter les raisons qui pouvaient me ramener au bon sens et m’inspirer du mеpris pour l’infid?le Manon.
Je reconnaissais trop clairement qu’il avait raison. C’еtait un mouvement involontaire qui me faisait prendre ainsi le parti de mon infid?le. « Hеlas ! repris-je apr?s un moment de silence, il n’est que trop vrai que je suis le malheureux objet de la plus l?che de toutes les perfidies. Oui, continuai-je en versant des larmes de dеpit, je vois bien que je ne suis qu’un enfant. Ma crеdulitе ne leur so?tait gu?re ? tromper. Mais je sais bien ce que J’ai ? faire pour me venger. » Mon p?re voulut savoir quel еtait mon dessein : « J’irai ? Paris, lui dis-je, je mettrai le feu ? la maison de B***, et je le br?lerai tout vif avec la perfide Manon. « Cet emportement fit rire mon p?re, et ne servit qu’? me faire garder plus еtroitement dans ma prison.
J’y passai six mois entiers, pendant le premier desquels il y eut peu de changement dans mes dispositions. Tous mes sentiments n’еtaient qu’une alternative perpеtuelle de haine et d’amour, d’espеrance ou de dеsespoir, selon l’idеe sous laquelle Manon s’offrait ? mon esprit. Tant?t je ne considеrais en elle que la plus aimable de toutes les filles, et je languissais du dеsir de la revoir ; tant?t je n’y apercevais qu’une l?che et perfide ma?tresse, et je faisais mille serments de ne la chercher que pour la punir.
Tiberge vint me voir un jour dans ma prison. Je fus surpris du transport avec lequel il m’embrassa. Je n’avais point encore eu de preuves de son affection, qui pussent me la faire regarder autrement que comme une simple amitiе de coll?ge, telle qu’elle se forme entre des jeunes gens qui sont ? peu pr?s du m?me ?ge. Je le trouvai si changе et si formе depuis cinq ou six mois que j’avais passеs sans le voir, que sa figure et le ton de son discours m’inspir?rent du respect. Il me parla en conseiller sage plut?t qu’en ami d’еcole. Il plaignit l’еgarement o? j’еtais tombе. Il me fеlicita de ma guеrison, qu’il croyait avancеe ; enfin il m’exhorta ? profiter de cette erreur de jeunesse pour ouvrir les yeux sur la vanitе des plaisirs. Je le regardai avec еtonnement. Il s’en aper?ut.
Il me raconta qu’apr?s s’?tre aper?u que je l’avais trompе et que j’еtais parti avec ma ma?tresse, il еtait montе ? cheval pour me suivre ; mais qu’ayant sur lui quatre ou cinq heures d’avance, il lui avait еtе impossible de me joindre ; qu’il еtait arrivе nеanmoins ? Saint-Denis une demi-heure apr?s mon dеpart ; qu’еtant bien certain que je me serais arr?tе ? Paris, il y avait passе six semaines ? me chercher inutilement ; qu’il allait dans tous les lieux o? il se flattait de pouvoir me trouver, et qu’un jour enfin il avait reconnu ma ma?tresse ? la Comеdie ; qu’elle y еtait dans une parure si еclatante, qu’il s’еtait imaginе qu’elle devait cette fortune ? un nouvel amant ; qu’il avait suivi son carrosse jusqu’? sa maison, et qu’il avait appris d’un domestique qu’elle еtait entretenue par les libеralitеs de M. de B***. « Je ne m’arr?tai point l?, continua-t-il ; j’y retournai le lendemain pour apprendre d’elle-m?me ce que vous еtiez devenu. Elle me quitta brusquement, lorsqu’elle m’entendit parler de vous, et je fus obligе de revenir en province sans aucun autre еclaircissement. J’y appris votre aventure et la consternation extr?me qu’elle vous a causеe ; mais je n’ai pas voulu vous voir sans ?tre assurе de vous trouver plus tranquille.
– Vous avez donc vu Manon ? lui rеpondis-je en soupirant. Hеlas ! vous ?tes plus heureux que moi, qui suis condamnе ? ne la revoir jamais ! Il me fit des reproches de ce soupir qui marquait encore de la faiblesse pour elle. Il me flatta si adroitement sur la bontе de mon caract?re et sur mes inclinations, qu’il me fit na?tre, d?s cette premi?re visite, une forte envie de renoncer comme lui ? tous les plaisirs du si?cle pour entrer dans l’еtat ecclеsiastique.
Je go?tai tellement cette idеe, que, lorsque je me trouvai seul, je ne m’occupai plus d’autre chose. Je me rappelai les discours de M. l’Еv?que d’Amiens, qui m’avait donnе le m?me conseil, et les prеsages heureux qu’il avait formеs en ma faveur, s’il m’arrivait d’embrasser ce parti. La piеtе se m?la aussi dans mes considеrations. Je m?nerai une vie sage et chrеtienne, disais-je ; je m’occuperai de l’еtude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de l’amour. Je mеpriserai ce que le commun des hommes admire ; et comme je sens assez que mon cCur ne dеsirera que ce qu’il estime, j’aurai aussi peu d’inquiеtudes que de dеsirs.
Je formai l?-dessus, d’avance, un syst?me de vie paisible et solitaire. J’y faisais entrer une maison еcartеe, avec un petit bois et un ruisseau d’eau douce au bout du jardin, une biblioth?que composеe de livres choisis, un petit nombre d’amis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et modеrеe. J’y joignais un commerce de lettres avec un ami qui ferait son sеjour ? Paris, et qui m’informerait des nouvelles publiques, moins pour satisfaire ma curiositе que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes. Ne serai-je pas heureux ? ajoutais-je ; toutes mes prеtentions ne seront-elles point remplies ? Il est certain que ce projet flattait extr?mement mes inclinations. Mais ? la fin d’un si sage arrangement, je sentais que mon cCur attendait encore quelque chose, et que pour n’avoir rien ? dеsirer dans la plus charmante solitude, il fallait y ?tre avec Manon.
Cependant, Tiberge continuant de me rendre de frеquentes visites pour me fortifier dans le dessein qu’il m’avait inspirе, je pris l’occasion d’en faire l’ouverture ? mon p?re. Il me dеclara que son intention еtait de laisser ses enfants libres dans le choix de leur condition, et que, de quelque mani?re que je voulusse disposer de moi, il ne se rеservait que le droit de m’aider de ses conseils. Il m’en donna de fort sages, qui tendaient moins ? me dеgo?ter de mon projet qu’? me le faire embrasser avec connaissance.
Le renouvellement de l’annеe scolastique approchait. Je convins avec Tiberge de nous mettre ensemble au sеminaire de Saint-Sulpice, lui pour achever ses еtudes de thеologie, et moi pour commencer les miennes. Son mеrite, qui еtait connu de l’еv?que du dioc?se, lui fit obtenir de ce prеlat un bеnеfice considеrable avant notre dеpart.
Mon p?re, me croyant tout ? fait revenu de ma passion, ne fit aucune difficultе de me laisser partir. Nous arriv?mes ? Paris ; l’habit ecclеsiastique prit la place de la croix de Malte, et le nom d’abbе des Grieux celle de chevalier.
J’avais passе pr?s d’un an ? Paris sans m’informer des affaires de Manon. Il m’en avait d’abord co?tе beaucoup pour me faire cette violence ; mais les conseils toujours prеsents de Tiberge et mes propres rеflexions m’avaient fait obtenir la victoire. Les derniers mois s’еtaient еcoulеs si tranquillement, que je me croyais sur le point d’oublier еternellement cette charmante et perfide crеature. Le temps arriva auquel je devais soutenir un exercice public devant l’еcole de thеologie ; je fis prier plusieurs personnes de considеration de m’honorer de leur prеsence. Mon nom fut ainsi rеpandu dans tous les quartiers de Paris ; il alla jusqu’aux oreilles de mon infid?le. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le titre d’abbе ; mais un reste de curiositе, ou peut-?tre quelque repentir de m’avoir trahi (je n’ai jamais pu dеm?ler lequel de ces deux sentiments), lui fit prendre intеr?t ? un nom si semblable au mien ; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Elle fut prеsente ? mon exercice, et sans doute qu’elle eut peu de peine ? me remettre.
Je n’eus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait qu’il y a dans ces lieux des cabinets particuliers pour les dames, o? elles sont cachеes derri?re une jalousie. Je retournai ? Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargе de compliments. Il еtait six heures du soir. On vint m’avertir, un moment apr?s mon retour, qu’une dame demandait ? me voir. J’allai au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! j’y trouvai Manon. C’еtait elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle еtait dans sa dix-huiti?me annеe. Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut dеcrire : c’еtait un air si fin, si doux, si engageant ; l’air de l’Amour m?me ! Toute sa figure me parut un enchantement.
Je demeurai interdit ? sa vue ; et, ne pouvant conjecturer quel еtait le dessein de cette visite, j’attendais les yeux baissеs et avec tremblement, qu’elle s’expliqu?t. Son embarras fut pendant quelque temps еgal au mien ; mais voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux pour cacher quelques larmes. Elle me dit d’un ton timide qu’elle confessait que son infidеlitе mеritait ma haine ; mais que, s’il еtait vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait eu aussi bien de la duretе ? laisser passer deux ans sans prendre soin de l’informer de mon sort, et qu’il y en avait beaucoup encore ? la voir dans l’еtat o? elle еtait en ma prеsence, sans lui dire une parole. Le dеsordre de mon ?me en l’еcoutant ne saurait ?tre exprimе.
Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps ? demi tournе, n’osant l’envisager directement. Je commen?ai plusieurs fois une rеponse que je n’eus pas la force d’achever. Enfin je fis un effort pour m’еcrier douloureusement : « Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! » Elle me rеpеta, en pleurant ? chaudes larmes, qu’elle ne prеtendait point justifier sa perfidie. « Que prеtendez-vous donc ? m’еcriai-je encore. Je prеtends mourir, rеpondit-elle, si vous ne me rendez votre cCur, sans lequel il est impossible que je vive. – Demande donc ma vie, infid?le ! repris-je en versant moi-m?me des pleurs que je m’effor?ai en vain de retenir ; demande ma vie, qui est l’unique chose qui me reste ? te sacrifier ; car mon cCur n’a jamais cessе d’?tre ? toi. »
? peine eus-je achevе ces derniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venir m’embrasser. Elle m’accabla de mille caresses passionnеes. Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n’y rеpondais encore qu’avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille o? j’avais еtе, aux mouvements tumultueux que je sentais rena?tre ! J’en еtais еpouvantе. Je frеmissais, comme il arrive lorsqu’on se trouve la nuit dans une campagne еcartеe : on se croit transportе dans un nouvel ordre de choses ; on y est saisi d’une horreur secr?te, dont on ne se remet qu’apr?s avoir considеrе longtemps tous les environs.
Nous nous ass?mes l’un pr?s de l’autre. Je pris ses mains dans les miennes. « Ah ! Manon, lui dis-je en la regardant d’un Cil triste, je ne m’еtais pas attendu ? la noire trahison dont vous avez payе mon amour. Il vous еtait bien facile de tromper un coeur dont vous etiez la souveraine absolue, et qui mettait toute sa fеlicitе ? vous plaire et ? vous obеir. Dites-moi maintenant si vous en avez trouvе d’aussi tendres et d’aussi soumis. Non, non, la nature n’en fait gu?re de la m?me trempe que le mien. Dites-moi du moins si vous l’avez quelquefois regrettе. Quel fond dois-je faire sur ce retour de bontе qui vous ram?ne aujourd’hui pour le consoler ? Je ne vois que trop que vous ?tes plus charmante que jamais ; mais, au nom de toutes les peines que j’ai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi si vous serez plus fid?le. »
Elle me rеpondit des choses si touchantes sur son repentir, et elle s’engagea ? la fidеlitе par tant de protestations et de serments, qu’elle m’attendrit ? un degrе inexprimable.
O? trouver un barbare qu’un repentir si vif et si tendre n’e?t pas touchе ? Pour moi, je sentis dans ce moment que j’aurais sacrifiе pour Manon tous les еv?chеs du monde chrеtien. Je lui demandai quel nouvel ordre elle jugeait ? propos de mettre dans nos affaires. Elle me dit qu’il fallait sur-le-champ sortir du sеminaire et remettre ? nous arranger dans un lieu plus s?r. Je consentis ? toutes ses volontеs sans rеplique. Elle entra dans son carrosse pour aller m’attendre au coin de la rue. Je m’еchappai un moment apr?s sans ?tre aper?u du portier. Je montai avec elle. Nous pass?mes ? la friperie ; je repris les galons et l’еpеe. Manon fournit aux frais ; car j’еtais sans un sou, et, dans la crainte que je ne trouvasse de l’obstacle ? ma sortie de Saint-Sulpice, elle n’avait pas voulu que je retournasse un moment ? ma chambre pour y prendre mon argent. Mon trеsor d’ailleurs еtait mеdiocre, et elle assez riche des libеralitеs de B*** pour mеpriser ce qu’elle me faisait abandonner. Nous confеr?mes chez le fripier m?me sur le parti que nous allions prendre ?
Pour me faire valoir davantage le sacrifice qu’elle me faisait de B***, elle rеsolut de ne pas garder avec lui le moindre mеnagement. « Je veux lui laisser ses meubles, me dit-elle, ils sont ? lui ; mais j’emporterai, comme de justice, les bijoux et pr?s de soixante mille francs que j’ai tirеs de lui depuis deux ans. Je ne lui ai donnе nul pouvoir sur moi, ajouta-t-elle : ainsi, nous pouvons demeurer sans crainte ? Paris, en prenant une maison commode o? nous vivrons heureusement. »
Je lui reprеsentai que, s’il n’y avait point de pеril pour elle, il y en avait beaucoup pour moi, qui ne manquerais point t?t ou tard d’?tre reconnu, et qui serais continuellement exposе au malheur que j’avais dеj? essuyе. Elle me fit entendre qu’elle aurait du regret ? quitter Paris. Je craignais tant de la chagriner, qu’il n’y avait point de hasard que je ne mеprisasse pour lui plaire ; cependant nous trouv?mes un tempеrament raisonnable, qui fut de louer une maison dans quelque village voisin de Paris, d’o? il nous serait aisе d’aller ? la ville lorsque le plaisir ou le besoin nous y appellerait. Nous chois?mes Chaillot, qui n’en est pas еloignе. Manon retourna sur-le-champ chez elle. J’allai l’attendre ? la petite porte du jardin des Tuileries.
Elle revint, une heure apr?s, dans un carrosse de louage, avec une fille qui la servait et quelques malles o? ses habits et tout ce qu’elle avait de prеcieux еtaient renfermеs.
Nous ne tard?mes point ? regagner Chaillot. Nous loge?mes la premi?re nuit ? l’auberge, pour nous donner le temps de chercher une maison, ou du moins un appartement commode. Nous en trouv?mes, d?s le lendemain, un de notre go?t.
Mon bonheur me parut d’abord еtabli d’une mani?re inеbranlable. Manon еtait la douceur et la complaisance m?me. Elle avait pour moi des attentions si dеlicates, que je me crus trop parfaitement dеdommagе de toutes mes peines. Comme nous avions acquis tous deux un peu d’expеrience, nous raisonn?mes sur la soliditе de notre fortune. Soixante mille francs, qui faisaient le fonds de nos richesses, n’еtaient point une somme qui p?t s’еtendre autant que le cours d’une longue vie. Nous n’еtions pas disposеs d’ailleurs ? resserrer trop notre dеpense. La premi?re vertu de Manon, non plus que la mienne, n’еtait pas l’еconomie. Voici le plan que je lui proposai : « Soixante mille francs, lui dis-je, peuvent nous soutenir pendant dix ans. Deux mille еcus nous suffiront chaque annеe, si nous continuons de vivre ? Chaillot. Nous y m?nerons une vie honn?te, mais simple. Notre unique dеpense sera pour l’entretien d’un carrosse et pour les spectacles. Nous nous rеglerons. Vous aimez l’Opеra, nous irons deux fois la semaine. Pour le jeu, nous nous bornerons tellement, que nos pertes ne passeront jamais deux pistoles. Il est impossible que dans l’espace de dix ans il n’arrive point de changement dans ma famille ; mon p?re est ?gе, il peut mourir ; je me trouverai du bien, et nous serons alors au-dessus de toutes nos autres craintes. »
Cet arrangement n’e?t pas еtе la plus folle action de ma vie, si nous eussions еtе assez sages pour nous y assujettir constamment ; mais nos rеsolutions ne dur?rent gu?re plus d’un mois. Manon еtait passionnеe pour le plaisir ; je l’еtais pour elle : il nous naissait ? tous moments de nouvelles occasions de dеpense ; et, loin de regretter les sommes qu’elle employait quelquefois avec profusion, je fus le premier ? lui procurer tout ce que je croyais propre ? lui plaire. Notre demeure de Chaillot commen?a m?me ? lui devenir ? charge.
L’hiver approchait, tout le monde retournait ? la ville, et la campagne devenait dеserte. Elle me proposa de reprendre une maison ? Paris. Je n’y consentis point ; mais, pour la satisfaire en quelque chose, je lui dis que nous pouvions y louer un appartement meublе, et que nous y passerions la nuit lorsqu’il nous arriverait de quitter trop tard l’assemblеe o? nous allions plusieurs fois la semaine ; car l’incommoditе de revenir si tard ? Chaillot еtait le prеtexte qu’elle apportait pour le vouloir quitter. Nous nous donn?mes ainsi deux logements, l’un ? la ville et l’autre ? la campagne. Ce changement mit bient?t le dernier dеsordre dans nos affaires, en faisant na?tre deux aventures qui caus?rent notre ruine.
Manon avait un fr?re qui еtait garde du corps. Il se trouva malheureusement logе, ? Paris, dans la m?me rue que nous. Il reconnut sa sCur en la voyant le matin ? sa fen?tre. Il accourut aussit?t chez nous. C’еtait un homme brutal et sans principes d’honneur. Il entra dans notre chambre en jurant horriblement ; et comme il savait une partie des aventures de sa sCur, il l’accabla d’injures et de reproches.
J’еtais sorti un moment auparavant, ce qui fut sans doute un bonheur pour lui ou pour moi, qui n’еtais rien moins que disposе ? souffrir une insulte. Je ne retournai au logis qu’apr?s son dеpart. La tristesse de Manon me fit juger qu’il s’еtait passе quelque chose d’extraordinaire. Elle me raconta la sc?ne f?cheuse qu’elle venait d’essuyer et les menaces brutales de son fr?re. J’en eus tant de ressentiment, que j’eusse couru sur-le-champ ? la vengeance, si elle ne m’e?t arr?tе par ses larmes.
Pendant que je m’entretenais avec elle de cette aventure, le garde du corps rentra dans la chambre o? nous еtions, sans s’?tre fait annoncer. Je ne l’aurais pas re?u aussi civilement que je le fis, si je l’eusse connu ; mais, nous ayant saluеs d’un air riant, il eut le temps de dire ? Manon qu’il venait lui faire des excuses de son emportement ; qu’il l’avait crue dans le dеsordre, et que cette opinion avait allumе sa col?re ; mais que s’еtant informе qui j’еtais d’un de nos domestiques, il avait appris de moi des choses si avantageuses, qu’elles lui faisaient dеsirer de bien vivre avec nous.
Quoique cette information qui lui venait d’un de mes laquais, e?t quelque chose de bizarre et de choquant, je re?us son compliment avec honn?tetе ; je crus faire plaisir ? Manon ; elle paraissait charmеe de le voir portе ? se rеconcilier. Nous le ret?nmes ? d?ner.
Il se rendit en peu de moments si familier que, nous ayant entendus parler de notre retour ? Chaillot, il voulut absolument nous tenir compagnie. Il fallut lui donner une place dans notre carrosse. Ce fut une prise de possession ; car il s’accoutuma bient?t ? nous voir avec tant de plaisir qu’il fit sa maison de la n?tre, et qu’il se rendit le ma?tre, en quelque sorte, de tout ce qui nous appartenait. Il m’appelait son fr?re, et, sous prеtexte de la libertе fraternelle, il se mit sur le pied d’amener tous ses amis dans notre maison de Chaillot et de les y traiter ? nos dеpens. Il se fit habiller magnifiquement ? nos frais, il nous engagea m?me ? payer toutes ses dettes. Je fermais les yeux sur cette tyrannie, pour ne pas dеplaire ? Manon, jusqu’? feindre de ne pas m’apercevoir qu’il tirait d’elle, de temps en temps, des sommes considеrables. Il est vrai qu’еtant grand joueur, il avait la fidеlitе de lui en remettre une partie lorsque la fortune le favorisait ; mais la n?tre еtait trop mеdiocre pour fournir longtemps ? des dеpenses si peu modеrеes.
J’еtais sur le point de m’expliquer fortement avec lui, pour nous dеlivrer de ses importunitеs, lorsqu’un funeste accident m’еpargna cette peine, en nous en causant une autre qui nous ab?ma sans ressource.
Nous еtions demeurеs un jour ? Paris pour y coucher, comme il nous arrivait fort souvent. La servante, qui restait seule ? Chaillot dans ces occasions, vint m’avertir le matin que le feu avait pris pendant la nuit dans ma maison et qu’on avait eu beaucoup de difficultе ? l’еteindre. Je lui demandai si nos meubles avaient souffert quelque dommage : elle me rеpondit qu’il y avait eu une si grande confusion, causеe par la multitude d’еtrangers qui еtaient venus au secours, qu’elle ne pouvait ?tre assurеe de rien. Je tremblai pour notre argent qui еtait renfermе dans une petite caisse. Je me rendis promptement ? Chaillot. Diligence inutile ; la caisse avait dеj? disparu.
J’еprouvai alors qu’on peut aimer l’argent sans ?tre avare. Cette perte me pеnеtra d’une si vive douleur, que j’en pensai perdre la raison. Je compris tout d’un coup ? quels nouveaux malheurs j’allais me trouver exposе : l’indigence еtait le moindre. Je connaissais Manon ; je n’avais dеj? que trop еprouvе que, quelque fid?le et quelque attachеe qu’elle me f?t dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la mis?re : elle aimait trop l’abondance et les plaisirs pour me les sacrifier. Je la perdrai ! m’еcriai-je. Malheureux chevalier ! tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes ! Cette pensеe me jeta dans un trouble si affreux, que je balan?ai pendant quelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes maux par la mort.
Cependant je conservai assez de prеsence d’esprit pour vouloir examiner auparavant s’il ne me restait nulle ressource. Le ciel me fit na?tre une idеe qui arr?ta mon dеsespoir ; je crus qu’il ne me serait pas impossible de cacher notre perte ? Manon, et que, par industrie ou par quelque faveur du hasard, je pourrais fournir assez honn?tement ? son entretien pour l’emp?cher de sentir la nеcessitе.
Je rеsolus d’abord d’aller consulter M. Lescaut, fr?re de Manon. Il connaissait parfaitement Paris, et je n’avais eu que trop d’occasions de reconna?tre que ce n’еtait ni de son bien, ni de la paye du roi qu’il tirait son plus clair revenu. Il me restait ? peine vingt pistoles, qui s’еtaient trouvеes heureusement dans ma poche. Je lui montrai ma bourse, en lui expliquant mon malheur et mes craintes, et je lui demandai s’il y avait pour moi un parti ? choisir entre celui de mourir de faim ou de me casser la t?te de dеsespoir. Il me rеpondit que se casser la t?te еtait la ressource des sots ; pour mourir de faim, qu’il y avait quantitе de gens d’esprit qui s’y voyaient rеduits, quand ils ne voulaient pas faire usage de leurs talents ; que c’еtait ? moi d’examiner de quoi j’еtais capable ; qu’il m’assurait de son secours et de ses conseils dans toutes mes entreprises.
« Cela est bien vague, monsieur Lescaut, lui dis-je ; mes besoins demanderaient un rem?de plus prеsent, car que voulez-vous que je dise ? Manon ? – A propos de Manon, reprit-il, qu’est-ce qui vous embarrasse ? N’avez-vous pas toujours, avec elle, de quoi finir vos inquiеtudes quand vous le voudrez ? Une fille comme elle devrait nous entretenir, vous, elle et moi. » Il me coupa la rеponse que cette impertinence mеritait, pour continuer de me dire qu’il me garantissait avant le soir mille еcus ? partager entre nous, si je voulais suivre son conseil ; qu’il connaissait un seigneur si libеral sur le chapitre des plaisirs, qu’il еtait s?r que mille еcus ne lui co?teraient rien pour obtenir les faveurs d’une fille telle que Manon.
Je l’arr?tai. « J’avais meilleure opinion de vous, lui rеpondis-je ; je m’еtais figurе que le motif que vous aviez eu pour m’accorder votre amitiе еtait un sentiment tout opposе ? celui o? vous ?tes maintenant. » Il me confessa impudemment qu’il avait toujours pensе de m?me, et que sa sCur ayant une fois violе les lois de son sexe, quoique en faveur de l’homme qu’il aimait le plus, il ne s’еtait rеconciliе avec elle que dans l’espеrance de tirer parti de sa mauvaise conduite.
Il me fut aisе de juger que jusqu’alors nous avions еtе ses dupes. Quelque еmotion, nеanmoins, que ce discours m’e?t causеe, le besoin que j’avais de lui m’obligea de rеpondre en riant que son conseil еtait une derni?re ressource qu’il fallait remettre ? l’extrеmitе. Je le priai de m’ouvrir quelque autre voie.
Il me proposa de profiter de ma jeunesse et de la figure avantageuse que j’avais re?ue de la nature pour me mettre en liaison avec quelque dame vieille et libеrale. Je ne go?tai pas non plus ce parti, qui m’aurait rendu infid?le ? Manon.
Je lui parlai du jeu comme du moyen le plus facile et le plus convenable ? ma situation. Il me dit que le jeu, ? la vеritе, еtait une ressource, mais que cela demandait d’?tre expliquе qu’entreprendre de jouer simplement avec les espеrances communes, c’еtait le vrai moyen d’achever ma perte que de prеtendre exercer seul, et sans ?tre soutenu, les petits moyens qu’un habile homme emploie pour corriger la fortune, еtait un mеtier trop dangereux ; qu’il y avait une troisi?me voie, qui еtait celle de l’association ; mais que ma jeunesse lui faisait craindre que messieurs les confеdеrеs ne me jugeassent point encore les qualitеs propres ? la ligue. Il me promit nеanmoins ses bons offices aupr?s d’eux ; et, de que je n’aurais pas attendu de lui, il m’offrit quelque argent lorsque je me trouverais pressе du besoin. L’unique gr?ce que je lui demandai, dans les circonstances, fut de ne rien apprendre ? Manon de la perte que j’avais faite et du sujet de notre conversation.
Je sortis de chez lui moins satisfait encore que je n’y еtais entrе ; je me repentis m?me de lui avoir confiе mon secret.
Enfin cette confusion de pensеes en produisit une qui remit le calme tout d’un coup dans mon esprit, et que je m’еtonnai de n’avoir pas eue plus t?t : ce fut de recourir ? mon ami Tiberge, dans lequel j’еtais bien certain de retrouver toujours le m?me fonds de z?le et d’amitiе.
Je regardai comme un effet de la protection du ciel de m’?tre souvenu si ? propos de Tiberge, et je rеsolus de chercher les moyens de le voir avant la fin du jour. Je retournai sur-le-champ au logis, pour lui еcrire un mot et lui marquer un lieu propre ? notre entretien. Je lui recommandai le silence et la discrеtion comme un des plus importants services qu’il p?t me rendre dans la situation de mes affaires.