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История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut
История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut
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История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut

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Une heure apr?s, je re?us la rеponse de Tiberge, qui me promettait de se rendre au lieu de l’assignation. J’y courus avec impatience. Je sentais nеanmoins quelque honte d’aller para?tre aux yeux d’un ami dont la seule prеsence devait ?tre un reproche de mes dеsordres : mais l’opinion que j’avais de la bontе de son cCur et l’intеr?t de Manon soutinrent ma hardiesse.

Je l’avais priе de se trouver au jardin du Palais-Royal. Il y еtait avant moi. Il vint m’embrasser aussit?t qu’il m’eut aper?u.

Nous nous ass?mes sur un banc. Il me demanda, comme une marque d’amitiе, de lui raconter sans dеguisement ce qui m’еtait arrivе depuis mon dеpart de Saint-Sulpice. Je le satisfis ; et, loin d’altеrer quelque chose ? la vеritе, ou de diminuer mes fautes pour les faire trouver plus excusables, je lui parlai de ma passion avec toute la force qu’elle m’inspirait. Je la lui reprеsentai comme un de ces coups particuliers du destin qui s’attache ? la ruine d’un misеrable, et dont il est aussi impossible ? la vertu de se dеfendre qu’il l’a еtе ? la sagesse de les prеvoir. Je lui fis une vive peinture de mes agitations, de mes craintes, du dеsespoir o? j’еtais deux heures avant que de le voir, et de celui dans lequel j’allais retomber, si j’еtais abandonnе par mes amis aussi impitoyablement que par la fortune ; enfin j’attendris tellement le bon Tiberge, que je le vis aussi affligе par la compassion que je l’еtais par le sentiment de mes peines.

Il ne se lassait point de m’embrasser et de m’exhorter ? prendre du courage et de la consolation ; mais comme il supposait toujours qu’il fallait me sеparer de Manon, je lui fis entendre nettement que c’еtait cette sеparation m?me que je regardais comme la plus grande de mes infortunes, et que j’еtais disposе ? souffrir non seulement le dernier exc?s de la mis?re, mais la mort la plus cruelle, avant que de recevoir un rem?de plus insupportable que tous mes maux ensemble.

« Expliquez-vous donc, me dit-il ; quelle esp?ce de secours suis-je capable de vous donner, si vous vous rеvoltez contre toutes mes propositions ? » Je n’osais lui dеclarer que c’еtait de sa bourse que j’avais besoin. Il le comprit pourtant ? la fin ; et, m’ayant confessе qu’il croyait m’entendre, il demeura quelque temps suspendu, avec l’air d’une personne qui balance. « Ne croyez pas, reprit-il bient?t, que ma r?verie vienne d’un refroidissement de z?le et d’amitiе ; mais ? quelle alternative me rеduisez-vous, s’il faut que je vous refuse le seul secours que vous voulez accepter, ou que je blesse mon devoir en vous l’accordant ? car n’est-ce pas prendre part ? votre dеsordre que de vous y faire persеvеrer ?

« Cependant, continua-t-il apr?s avoir rеflеchi un moment, je m’imagine que c’est peut-?tre l’еtat violent o? l’indigence vous jette qui ne vous laisse pas assez de libertе pour choisir le meilleur parti. Il faut un esprit tranquille pour go?ter la sagesse et la vеritе. Je trouverai le moyen de vous faire avoir quelque argent. Permettez-moi, mon cher chevalier, ajouta-t-il en m’embrassant, d’y mettre seulement une condition : c’est que vous m’apprendrez le lieu de votre demeure, et que vous souffrirez que je fasse du moins mes efforts pour vous ramener ? la vertu, que je sais que vous aimez, et dont il n’y a que la violence de vos passions qui vous еcarte. »

Je lui accordai sinc?rement tout ce qu’il souhaitait, et je le priai de plaindre la malignitе de mon sort, qui me faisait profiter si mal des conseils d’un ami si vertueux. Il me mena aussit?t chez un banquier de sa connaissance, qui m’avan?a cent pistoles sur son billet ; car il n’еtait rien moins qu’en argent comptant. J’ai dеj? dit qu’il n’еtait pas riche : son bеnеfice valait mille еcus ; mais, comme c’еtait la premi?re annеe qu’il le possеdait, il n’avait encore rien touchе du revenu ; c’еtait sur les fruits futurs qu’il me faisait cette avance.

Je sentis tout le prix de sa gеnеrositе : j’en fus touchе jusqu’au point de dеplorer l’aveuglement d’un amour fatal qui me faisait violer tous les devoirs ; la vertu eut assez de force pendant quelques moments pour s’еlever dans mon cCur contre ma passion, et j’aper?us, du moins dans cet instant de lumi?re, la honte et l’indignitе de mes cha?nes. Mais ce combat fut lеger et dura peu. La vue de Manon m’aurait fait prеcipiter du ciel ; et je m’еtonnai, en me retrouvant pr?s d’elle, que j’eusse pu traiter un moment de honteuse une tendresse si juste pour un objet si charmant.

Manon еtait une crеature d’un caract?re extraordinaire. Jamais fille n’eut moins d’attachement qu’elle pour l’argent ; mais elle ne pouvait ?tre tranquille un moment avec la crainte d’en manquer. C’еtait du plaisir et des passe-temps qu’il lui fallait. Elle n’e?t jamais voulu toucher un sou, si l’on pouvait se divertir sans qu’il en co?te ; elle ne s’informait pas m?me quel еtait le fonds de nos richesses, pourvu qu’elle p?t passer agrеablement la journеe ; de sorte que, n’еtant ni excessivement livrеe au jeu, ni capable d’?tre еblouie par le faste des grandes dеpenses, rien n’еtait plus facile que de la satisfaire, en lui faisant na?tre tous les jours des amusements de son go?t. Mais c’еtait une chose si nеcessaire pour elle d’?tre ainsi occupеe par le plaisir, qu’il n’y avait pas le moindre fond ? faire sans cela sur son humeur et sur ses inclinations. Quoiqu’elle m’aim?t tendrement, et que je fusse le seul, comme elle en convenait volontiers, qui p?t lui faire go?ter parfaitement les douceurs de l’amour, j’еtais presque certain que sa tendresse ne tiendrait point contre de certaines craintes. Elle m’aurait prеfеrе ? toute la terre avec une fortune mеdiocre, mais je ne doutais nullement qu’elle ne m’abandonn?t pour quelque nouveau de B***, lorsqu’il ne me resterait que de la constance et de la fidеlitе ? lui offrir.

Je rеsolus donc de rеgler si bien ma dеpense particuli?re, que je fusse toujours en еtat de fournir aux siennes, et de me priver plut?t de mille choses nеcessaires que de la borner m?me pour le superflu. Le carrosse m’effrayait plus que tout le reste ; car il n’y avait point d’apparence de pouvoir entretenir des chevaux et un cocher.

Je dеcouvris ma peine ? M. Lescaut. Je ne lui avais point cachе que j’eusse re?u cent pistoles d’un ami. Il me rеpеta que si je voulais tenter le hasard du jeu, il ne dеsespеrait point qu’en sacrifiant de bonne gr?ce une centaine de francs pour traiter ses associеs, je ne pusse ?tre admis, ? sa recommandation, dans la ligue de l’industrie. Quelque rеpugnance que j’eusse ? tromper, je me laissai entra?ner par une cruelle nеcessitе.

M. Lescaut me prеsenta, le soir m?me, comme un de ses parents. Il ajouta que j’еtais d’autant mieux disposе ? rеussir, que j’avais besoin de plus grandes faveurs de la fortune. Cependant pour faire conna?tre que ma mis?re n’еtait pas celle d’un homme de nеant, il leur dit que j’еtais dans le dessein de leur donner ? souper. L’offre fut acceptеe. Je les traitai magnifiquement. On s’entret?nt longtemps de la gentillesse de ma figure et de mes heureuses dispositions ; on prеtendit qu’il y avait beaucoup ? espеrer de moi, parce qu’ayant quelque chose dans la physionomie qui sentait l’honn?te homme, personne ne se dеfierait de mes artifices ; enfin on rendit gr?ce ? M. Lescaut d’avoir procurе ? l’ordre un novice de mon mеrite, et l’on chargea un des chevaliers de me donner, pendant quelques jours, les instructions nеcessaires.

Le principal thе?tre de mes exploits devait ?tre l’h?tel de Transylvanie, o? il y avait une table de pharaon dans une salle, et divers autres jeux de cartes et de dеs dans la galerie. Cette acadеmie se tenait au profit de monsieur le prince de R***, qui demeurait alors ? Clagny, et la plupart de ses officiers еtaient de notre sociеtе. Le dirai-je ? ma honte ? Je profitai en peu de temps des le?ons de mon ma?tre ; j’acquis surtout beaucoup d’habiletе ? faire une volte-face, a filer la carte ; et m’aidant fort bien d’une longue paire de manchettes, j’escamotais assez lеg?rement pour tromper les yeux des plus habiles et ruiner sans affectation quantitе d’honn?tes joueurs. Cette adresse extraordinaire h?ta si fort les progr?s de ma fortune, que je me trouvai en peu de semaines des sommes considеrables, outre celles que je partageais de bonne foi avec mes associеs.

J’avais fait au jeu des gains si considеrables, que je pensais ? placer une partie de mon argent. Mes domestiques n’ignoraient pas mes succ?s, surtout mon valet de chambre et la suivante de Manon, devant lesquels nous nous entretenions souvent sans dеfiance. Cette fille еtait jolie ; mon valet en еtait amoureux. Ils avaient affaire ? des ma?tres jeunes et faciles, qu’ils s’imagin?rent pouvoir tromper aisеment. Ils en con?urent le dessein, et ils l’exеcut?rent si malheureusement pour nous, qu’ils nous mirent dans un еtat dont il ne nous a jamais еtе possible de nous relever.

M. Lescaut nous ayant un jour donnе ? souper, il еtait environ minuit lorsque nous retourn?mes au logis. J’appelai mon valet, et Manon sa femme de chambre ; ni l’un ni l’autre ne parurent. On nous dit qu’ils n’avaient point еtе vus dans la maison depuis huit heures, et qu’ils еtaient partis apr?s avoir fait transporter quelques caisses, suivant les ordres qu’ils disaient avoir re?us de moi. Je pressentis une partie de la vеritе ; mais je ne formai point de soup?ons qui ne fussent surpassеs par ce que j’aper?us en entrant dans ma chambre. La serrure de mon cabinet avait еtе forcеe et mon argent enlevе avec tous mes habits. Dans le temps que je rеflеchissais seul sur cet accident, Manon vint, tout effrayеe, m’apprendre qu’on avait fait le m?me ravage dans son appartement.

Je pris le parti d’envoyer chercher sur-le-champ monsieur Lescaut. Il me conseilla d’aller ? l’heure m?me chez monsieur le lieutenant de police et monsieur le grand prеv?t de Paris. J’y allai, mais ce fut pour mon plus grand malheur ; car, outre que cette dеmarche et celles que je fis faire ? ces deux officiers de justice ne produisirent rien, je donnai le temps ? Lescaut d’entretenir sa sCur et de lui inspirer, pendant mon absence, une horrible rеsolution. Il lui parla de monsieur de G*** M***, vieux voluptueux qui payait prodigalement ses plaisirs, et lui fit envisager tant d’avantages ? se mettre ? sa solde, que, troublеe comme elle еtait par notre disgr?ce, elle entra dans tout ce qu’il entreprit de lui persuader. Cet honorable marchе fut conclu avant mon retour, et l’exеcution remise au lendemain, apr?s que Lescaut aurait prеvenu monsieur de G*** M***.

Je le trouvai qui m’attendait au logis ; mais Manon s’еtait couchеe dans son appartement, et elle avait donnе ordre ? son laquais de me dire qu’ayant besoin d’un peu de repos, elle me priait de la laisser seule pendant cette nuit. Lescaut me quitta apr?s m’avoir offert quelques pistoles que j’acceptai.

Il еtait pr?s de quatre heures quand je me mis au lit ; et m’y еtant encore occupе longtemps des moyens de rеtablir ma fortune, je m’endormis si tard, que je ne pus me rеveiller que vers les onze heures ou midi. Je me levai promptement pour aller m’informer de la santе de Manon : on me dit qu’elle еtait sortie une heure auparavant avec son fr?re, qui l’еtait venu prendre dans un carrosse de louage. Quoiqu’une telle partie faite avec Lescaut me par?t mystеrieuse, je me fis violence pour suspendre mes soup?ons. Je laissai couler quelques heures que je passai ? lire. Enfin, n’еtant plus le ma?tre de mon inquiеtude, je me promenai ? grands pas dans nos appartements. J’aper?us dans celui de Manon une lettre cachetеe qui еtait sur la table. L’adresse еtait ? moi, et l’еcriture de sa main. Je l’ouvris avec un frisson mortel ; elle еtait dans ces termes :

« Je te jure, mon cher chevalier, que tu es l’idole de mon cCur, et qu’il n’y a que toi au monde que je puisse aimer de la fa?on dont je t’aime ; mais ne vois-tu pas, ma pauvre ch?re ?me, que dans l’еtat o? nous sommes rеduits, c’est une sotte vertu que la fidеlitе ? Crois-tu qu’on puisse ?tre bien tendre lorsqu’on manque de pain ? La faim me causerait quelque mеprise fatale ; je rendrais quelque jour le dernier soupir en croyant en pousser un d’amour. Je t’adore, compte l?-dessus ; mais laisse-moi pour quelque temps le mеnagement de notre fortune. Malheur ? qui va tomber dans mes filets ! Je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux. Mon fr?re l’apprendra des nou-velles de ta Manon ; il te dira qu’elle a pleurе de la nеcessitе de te quitter. »

Elle m’aime, je le veux croire ; mais ne faudrait-il pas, m’еcriai-je, qu’elle f?t un monstre pour me ha?r ? Quels droits eut-on jamais sur un cCur que je n’aie pas sur le sien ? Que me reste-t-il ? faire pour elle, apr?s tout ce que je lui ai sacrifiе ? Cependant elle m’abandonne ! et l’ingrate se croit ? couvert de mes reproches en me disant qu’elle ne cesse pas de m’aimer ! Elle apprеhende la faim ! Dieu d’amour ! quelle grossi?retе de sentiments, et que c’est rеpondre mal ? ma dеlicatesse ! Je ne l’ai pas apprеhendеe, moi qui m’y expose si volontiers pour elle en renon?ant ? ma fortune et aux douceurs de la maison de mon p?re ; moi qui me suis retranchе jusqu’au nеcessaire pour satisfaire ses petites humeurs et ses caprices ! Elle m’adore, dit-elle. Si tu m’adorais, ingrate, je sais bien de qui tu aurais pris des conseils ; tu ne m’aurais pas quittе, du moins, sans me dire adieu. C’est ? moi qu’il faut demander quelles peines cruelles on sent de se sеparer de ce qu’on adore. Il faudrait avoir perdu l’esprit pour s’y exposer volontairement.

Mes plaintes furent interrompues par une visite ? laquelle je ne m’attendais pas ; ce fut celle de Lescaut. « Bourreau ! lui dis-je en mettant l’еpеe ? la main, o? est Manon ? qu’en as-tu fait ? Ce mouvement l’effraya. Il me rеpondit que si c’еtait ainsi que je le recevais, lorsqu’il venait me rendre compte du service le plus considеrable qu’il e?t pu me rendre, il allait se retirer et ne remettrait jamais le pied chez moi. Je courus ? la porte de la chambre, que je fermai soigneusement. « Ne t’imagine pas, lui dis-je en me tournant vers lui, que tu puisses me prendre encore une fois pour dupe et me tromper par des fables. Il faut dеfendre ta vie ou me faire retrouver Manon. – L?, que vous ?tes vif ! repartit-il ; c’est l’unique sujet qui m’am?ne. Je viens vous annoncer un bonheur auquel vous ne pensez pas, et pour lequel vous reconna?trez peut-?tre que vous m’avez quelque obligation. » Je voulus ?tre еclairci sur-le-champ.

Il me raconta que Manon, ne pouvant soutenir la crainte de la mis?re, et surtout l’idеe d’?tre obligеe tout d’un coup ? la rеforme de notre еquipage, l’avait priе de lui procurer la connaissance de M. de G*** M***, qui passait pour un homme gеnеreux. Il n’eut garde de me dire que le conseil еtait venu de lui, ni qu’il e?t prеparе les voies avant que de l’y conduire. « Je l’y ai menеe ce matin, continua-t-il, et cet honn?te homme a еtе si charmе de son mеrite, qu’il l’a invitеe d’abord ? lui tenir compagnie ? sa maison de campagne, o? il est allе passer quelques jours. Moi, ajouta Lescaut, qui ai pеnеtrе tout d’un coup de quel avantage cela pouvait ?tre pour vous, je lui ai fait entendre adroitement que Manon avait essuyе des pertes considеrables ; et j’ai tellement piquе sa gеnеrositе, qu’il a commencе par lui faire un prеsent de deux cents pistoles. Je lui ai dit que cela еtait honn?te pour le prеsent, mais que l’avenir am?nerait ? ma sCur de grands besoins ; qu’elle s’еtait chargеe d’ailleurs du soin d’un jeune fr?re qui nous еtait restе sur les bras apr?s la mort de nos p?re et m?re, et que s’il la croyait digne de son estime, il ne la laisserait pas souffrir dans ce pauvre enfant qu’elle regardait comme la moitiе d’elle-m?me. Ce rеcit n’a pas manquе de l’attendrir. Il s’est engagе ? louer une maison commode pour vous et pour Manon ; car c’est vous-m?me qui ?tes ce pauvre petit fr?re orphelin. Il a promis de vous meubler proprement et de vous fournir tous les mois quatre cents bonnes livres, qui en feront, si je compte bien, quatre mille huit cents ? la fin de chaque annеe. Il a laissе ordre ? son intendant, avant que de partir pour sa campagne, de chercher une maison et de la tenir pr?te pour son retour. Vous reverrez alors Manon, qui m’a chargе de vous embrasser mille fois pour elle, et de vous assurer qu’elle vous aime plus que jamais. »

Revers funeste ! Quel est l’inf?me personnage qu’on vient ici me proposer ? Quoi ! j’irai partager… Mais y a-t-il ? balancer, si c’est Manon qui l’a rеglе et si je la perds sans cette complaisance ? « Monsieur Lescaut, m’еcriai-je en fermant les yeux, comme pour еcarter de si chagrinantes rеflexions, si vous avez eu dessein de me servir, je vous en rends gr?ces. Vous auriez pu prendre une voie plus honn?te ; mais c’est une chose finie, n’est-ce pas ? ne pensons donc plus qu’? profiter de vos soins et ? remplir votre promesse. »

Lescaut, ? qui ma col?re suivie d’un fort long silence avait causе de l’embarras, fut ravi de me voir prendre un parti tout diffеrent de celui qu’il avait apprеhendе sans doute ; il n’еtait rien moins que brave, et j’en eus de meilleures preuves dans la suite. « Oui, oui, se h?ta-t-il de me rеpondre, c’est un fort bon service que je vous ai rendu, et vous verrez que nous en tirerons plus d’avantage que vous ne vous y attendiez. » Nous concert?mes de quelle mani?re nous pourrions prеvenir les dеfiances que M. de G*** M*** pouvait concevoir de notre fraternitе en me voyant plus grand et un peu plus ?gе peut-?tre qu’il ne se l’imaginait. Nous ne trouv?mes point d’autre moyen que de prendre devant lui un air simple et provincial, et de lui faire croire que j’еtais dans le dessein d’entrer dans l’еtat ecclеsiastique, et que j’allais pour cela tous les jours au coll?ge. Nous rеsol?mes aussi que je me mettrais fort mal la premi?re fois que je serais admis ? l’honneur de le saluer.

Il revint ? la ville trois ou quatre jours apr?s. Il conduisit lui-m?me Manon dans la maison que son intendant avait eu soin de prеparer. Elle fit avertir aussit?t Lescaut de son retour, et celui-ci m’en ayant donnе avis, nous nous rend?mes tous deux chez elle. Le vieil amant en еtait dеj? sorti.

Malgrе la rеsignation avec laquelle je m’еtais soumis ? ses volontеs, je ne pus rеprimer le murmure de mon cCur en la revoyant. Je lui parus triste et languissant. La joie de la retrouver ne l’emportait pas tout ? fait sur le chagrin de son infidеlitе ; elle, au contraire, paraissait transportеe du plaisir de me revoir. Elle me fit des reproches de ma froideur. Je ne pus m’emp?cher de laisser еchapper les noms de perfide et d’infid?le, que j’accompagnai d’autant de soupirs.

Elle me railla d’abord de ma simplicitе ; mais lorsqu’elle vit mes regards s’attacher toujours tristement sur elle, et la peine que j’avais ? digеrer un changement si contraire ? mon humeur et ? mes dеsirs, elle passa seule dans son cabinet. Je la suivis un moment apr?s. Je l’y trouvai tout en pleurs. Je lui demandai ce qui les causait. « Il t’est bien aisе de le voir, me dit-elle : comment veux-tu que je vive, si ma vue n’est plus propre qu’? te causer un air sombre et chagrin ? Tu ne m’as pas fait une seule caresse depuis une heure que tu es ici, et tu as re?u les miennes avec la majestе du Grand Turc au sеrail.

« Еcoutez, Manon, lui rеpondis-je en l’embrassant, je ne puis vous cacher que j’ai le cCur mortellement affligе. Je ne parle point ? prеsent des alarmes o? votre fuite imprеvue m’a jetе, ni de la cruautе que vous avez eue de m’abandonner sans un mot de consolation, apr?s avoir passе la nuit dans un autre lit que moi ; le charme de votre prеsence m’en ferait bien oublier davantage. Mais croyez-vous que je puisse penser sans soupirs et m?me sans verser des larmes, continuai-je en en versant quelques unes, ? la triste et malheureuse vie que vous voulez que je m?ne dans cette maison ? Laissons ma naissance et mon honneur ? part ; ce ne sont plus des raisons si faibles qui doivent entrer en concurrence avec un amour tel que le mien ; mais cet amour m?me, ne vous imaginez-vous pas qu’il gеmit de se voir si mal rеcompensе ou plut?t traitе si cruellement par une ingrate et dure ma?tresse ?… »

Elle m’interrompit : « Tenez, dit-elle, mon chevalier, il est inutile de me tourmenter par des reproches qui me percent le cCur lorsqu’ils viennent de vous. Je vois ce qui vous blesse. J’avais espеrе que vous consentiriez au projet que j’avais fait pour rеtablir un peu notre fortune, et c’еtait pour mеnager votre dеlicatesse que j’avais commencе ? l’exеcuter sans votre participation ; mais j’y renonce, puisque vous ne l’approuvez pas. » Elle ajouta qu’elle ne me demandait qu’un peu de complaisance pour le reste du jour ; qu’elle avait dеj? re?u deux cents pistoles de son vieil amant, et qu’il lui avait promis de lui apporter le soir un beau collier de perles avec d’autres bijoux, et par-dessus cela la moitiе de la pension annuelle qu’il lui avait promise.

L’heure du souper еtant venue, monsieur de G*** M*** ne se fit pas attendre longtemps. Lescaut еtait avec sa sCur dans la salle. Le premier compliment du vieillard fut d’offrir ? sa belle un collier, des bracelets et des pendants de perles qui valaient au moins mille еcus. Il lui compta ensuite en beaux louis d’or la somme de deux mille quatre cents livres, qui faisait la moitiе de la pension. Il assaisonna son prеsent de quantitе de douceurs dans le go?t de la vieille cour. Manon ne put lui refuser quelques baisers ; c’еtait autant de droits qu’elle acquеrait sur l’argent qu’il lui mettait entre les mains. J’еtais ? la porte, o? je pr?tais l’oreille en attendant que Lescaut m’avert?t d’entrer.

Il vint me prendre par la main, lorsque Manon eut serrе l’argent et les bijoux ; et me conduisant vers monsieur de G*** M***, il m’ordonna de lui faire la rеvеrence. J’en fis deux ou trois des plus profondes. « Excusez, monsieur, lui dit Lescaut, c’est un enfant fort neuf. Il est bien еloignе, comme vous le voyez, d’avoir les airs de Paris ; mais nous espеrons qu’un peu d’usage le fa?onnera. Vous aurez l’honneur de voir ici souvent monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers moi ; faites bien votre profit d’un si bon mod?le. »

Le vieil amant parut prendre plaisir ? me voir. Il me donna deux ou trois petits coups sur la joue, en me disant que j’еtais un joli gar?on, mais qu’il fallait ?tre sur mes gardes ? Paris, o? les jeunes gens se laissent aller facilement ? la dеbauche. Lescaut l’assura que j’еtais naturellement si sage, que je ne parlais que de me faire pr?tre, et que tout mon plaisir еtait ? faire des petites chapelles. « Je lui trouve l’air de Manon, » reprit le vieillard en me haussant le menton avec la main. Je rеpondis d’un air niais : « Monsieur, c’est que nos deux chairs se touchent de bien proche ; aussi j’aime ma sCur comme un autre moi-m?me. – L’entendez-vous ? dit-il ? Lescaut ; il a de l’esprit. C’est dommage que cet enfant-l? n’ait pas un peu plus de monde. – Ho ! monsieur, repris-je, j’en ai vu beaucoup chez nous dans les еglises, et je crois bien que j’en trouverai ? Paris de plus sots que moi. – Voyez, ajouta-t-il, cela est admirable pour un enfant de province. »

Toute notre conversation fut ? peu pr?s du m?me go?t pendant le souper. Manon, qui еtait badine, fut plusieurs fois sur le point de g?ter tout par ses еclats de rire. Je trouvai l’occasion, en soupant, de lui raconter sa propre histoire et le mauvais sort qui le mena?ait. Lescaut et Manon tremblaient pendant mon rеcit, surtout lorsque je faisais son portrait au naturel ; mais l’amour-propre l’emp?cha de s’y reconna?tre, et je l’achevai si adroitement qu’il fut le premier ? le trouver fort risible. Vous verrez que ce n’est pas sans raison que je me suis еtendu sur cette ridicule sc?ne.

Enfin, l’heure du sommeil еtant arrivеe, il parla d’amour et d’impatience. Nous nous retir?mes, Lescaut et moi. On le conduisit ? sa chambre ; et Manon, еtant sortie sous prеtexte d’un besoin, nous vint rejoindre ? la porte. Le carrosse, qui nous attendait trois ou quatre maisons plus bas, s’avan?a pour nous recevoir. Nous nous еloign?mes en un instant du quartier.

Quoiqu’? mes propres yeux cette action f?t une vеritable friponnerie, ce n’еtait pas la plus injuste que je crusse avoir ? me reprocher. J’avais plus de scrupule sur l’argent que j’avais acquis au jeu. Cependant nous profit?mes aussi peu de l’un que de l’autre, et le ciel permit que la plus lеg?re de ces deux injustices f?t la plus rigoureusement punie.

Monsieur de G*** M*** ne tarda pas longtemps ? s’apercevoir qu’il еtait dupе. Je ne sais s’il fit d?s le soir m?me quelques dеmarches pour nous dеcouvrir ; mais il eut assez de crеdit pour n’en pas faire longtemps d’inutiles, et nous assez d’imprudence pour compter trop sur la grandeur de Paris et sur l’еloignement qu’il y avait de notre quartier au sien. Non seulement il fut informе de notre demeure et de nos affaires prеsentes, mais il apprit aussi qui j’еtais, la vie que j’avais menеe ? Paris, l’ancienne liaison de Manon avec de B***, la tromperie qu’elle lui avait faite ; en un mot, toutes les parties scandaleuses de notre histoire. Il prit l?-dessus la rеsolution de nous faire arr?ter, et de nous traiter moins comme des criminels que comme de fieffеs libertins. Nous еtions encore au lit lorsqu’un exempt de police entra dans notre chambre avec une demi-douzaine de gardes. Ils se saisirent d’abord de notre argent, ou plut?t de celui de monsieur de G*** M*** ; et, nous ayant fait lever brusquement, il nous conduisirent ? la porte, o? nous trouv?mes deux carrosses, dans l’un desquels la pauvre Manon fut enlevеe sans explication, et moi tra?nе dans l’autre ? Saint-Lazare.

Mes gardes ne m’ayant point averti non plus du lieu o? ils avaient ordre de me conduire, je ne connus mon destin qu’? la porte de Saint-Lazare. J’aurais prеfеrе la mort, dans ce moment, ? l’еtat o? je me crus pr?s de tomber ; j’avais de terribles idеes de cette maison. Ma frayeur augmenta lorsqu’en entrant les gardes visit?rent une seconde fois mes poches, pour s’assurer qu’il ne me restait ni armes ni moyens de dеfense.

Le supеrieur parut ? l’instant ; il еtait prеvenu sur mon arrivеe. Il me salua avec beaucoup de douceur. « Mon p?re, lui dis-je, point d’indignitеs ; je perdrai mille vies avant que d’en souffrir une. – Non, non, monsieur, me rеpondit-il ; vous prendrez une conduite sage, et nous serons contents l’un de l’autre. » Il me pria de monter dans une chambre haute. Je le suivis sans rеsistance. Les archers nous accompagn?rent jusqu’? la porte, et le supеrieur, y еtant entrе, leur fit signe de se retirer.

« Je suis donc votre prisonnier ? lui dis-je. Eh bien, mon p?re, que prеtendez-vous faire de moi ? » Il me dit qu’il еtait charmе de me voir prendre un ton raisonnable ; que son devoir serait de travailler ? m’inspirer le go?t de la vertu et de la religion, et le mien de profiter de ses exhortations et de ses conseils ; que pour peu que je voulusse repondre aux attentions qu’il aurait pour moi, je ne trouverais que du plaisir dans ma solitude. « Ah ! du plaisir ! repris-je ; vous ne savez pas, mon p?re , l’unique chose qui est capable de m’en faire go?ter, » – Je le sais, reprit-il ; mais j’esp?re que votre inclination changera. » Sa rеponse me lit comprendre qu’il еtait instruit de mes aventures, et peut-?tre de mon nom. Je le priai de m’еclaircir. Il me dit naturellement qu’on l’avait informе de tout.

Cette connaissance fut le plus rude de tous mes ch?timents. Je me mis ? verser un ruisseau de larmes, avec toutes les marques d’un affreux dеsespoir. Je ne pouvais me consoler d’une humiliation qui allait me rendre la fable de toutes les personnes de ma connaissance et la honte de ma famille. Je passai ainsi huit jours dans le plus profond abattement, sans ?tre capable de rien entendre, ni de m’occuper d’autre chose que de mon opprobre. Le souvenir m?me de Manon n’ajoutait rien ? ma douleur. Il n’y entrait du moins que comme un sentiment qui avait prеcеdе cette nouvelle peine , et la passion dominante de mon ?me еtait la honte et la confusion.

Il y a peu de personnes qui connaissent la force de ces mouvements particuliers du cCur. Le commun des hommes n’est sensible qu’? cinq ou six passions dans le cercle desquelles leur vie se passe et o? toutes leurs agitations se rеduisent. Otez-leur l’amour et la haine, le plaisir et la douleur, l’espеrance et la crainte, ils ne sentent plus rien. Mais les personnes d’un caract?re plus noble peuvent ?tre remuеes de mille fa?ons diffеrentes : il semble qu’elles aient plus de cinq sens, et qu’elles puissent recevoir des idеes et des sensations qui passent les bornes ordinaires de la nature. Et comme elles ont un sentiment de cette grandeur qui les еl?ve au-dessus du vulgaire, il n’y a rien dont elles soient plus jalouses. De l? vient qu’elles souffrent si impatiemment le mеpris et la risеe, et que la honte est une de leurs plus violentes passions.

J’avais ce triste avantage ? Saint-Lazare. Ma tristesse parut si excessive au supеrieur, qu’en apprеhendant les suites, il crut devoir me traiter avec beaucoup de douceur et d’indulgence. Il me visitait deux ou trois fois le jour. Il me prenait souvent avec lui pour faire un tour de jardin, et son z?le s’еpuisait en exhortations et en avis salutaires. Je les recevais avec douceur, je lui marquais m?me de la reconnaissance : il en tirait l’espoir de ma conversion.

Je pris un jour la hardiesse de lui demander si c’еtait de lui que mon еlargissement dеpendait. Il me dit qu’il n’en еtait pas absolument le ma?tre, mais que, sur son tеmoignage, il espеrait que monsieur de G*** M***, ? la sollicitation duquel monsieur le lieutenant gеnеral de police m’avait fait renfermer, consentirait ? me rendre la libertе. « Puis-je me flatter, repris-je doucement, que deux mois de prison que j’ai dеj? essuyеs lui para?tront une expiation suffisante ? » Il me promit de lui en parler si je le souhaitais. Je le priai instamment de me rendre ce bon office.

Il m’apprit, deux jours apr?s, que monsieur de G*** M*** avait еtе si touchе du bien qu’il avait entendu dire de moi, que non seulement il paraissait ?tre dans le dessein de me laisser voir le jour, mais qu’il avait m?me marquе beaucoup d’envie de me conna?tre plus particuli?rement, et qu’il se proposait de me rendre une visite dans ma prison. Quoique sa prеsence ne p?t m’?tre agrеable, je la regardai comme un acheminement prochain ? ma libertе.

Il vint effectivement ? Saint-Lazare. Je lui trouvai l’air plus grave et moins sot qu’il ne l’avait eu dans la maison de Manon. Il me tint quelques discours de bon sens sur ma mauvaise conduite. Il ajouta, pour justifier apparemment ses propres dеsordres, qu’il еtait permis ? la faiblesse des hommes de se procurer certains plaisirs que la nature exige, mais que la friponnerie et les artifices honteux mеritaient d’?tre punis.

Je l’еcoutai avec un air de soumission dont il parut satisfait. Je ne m’offensai pas m?me de lui entendre l?cher quelques railleries sur ma fraternitе avec Lescaut et Manon, et sur les petites chapelles dont il supposait, me dit-il, que j’avais d? faire un grand nombre ? Saint-Lazare, puisque je trouvais tant de plaisir ? cette pieuse occupation. Mais il lui еchappa, malheureusement pour lui et pour moi-m?me, de me dire que Manon en aurait fait aussi sans doute de fort jolies ? l’h?pital. Malgrе le frеmissement que le nom d’h?pital me causa, j’eus encore le pouvoir de le prier avec douceur de s’expliquer : « Hе oui ! reprit-il, il y a deux mois qu’elle apprend la sagesse ? l’H?pital Gеnеral, et je souhaite qu’elle en ait tirе autant de profit que vous ? Saint-Lazare. »

Quand j’aurais eu une prison еternelle ou la mort m?me prеsente ? mes yeux, je n’aurais pas еtе le ma?tre de mon transport ? cette furieuse nouvelle. Je me jetai sur lui avec une si affreuse rage, que j’en perdis la moitiе de mes forces. J’en eus assez nеanmoins pour le renverser par terre et pour le prendre ? la gorge. Je l’еtranglais, lorsque le bruit de sa chute et quelques cris aigus que je lui laissais ? peine la libertе de pousser attir?rent le supеrieur et plusieurs religieux dans ma chambre. On le dеlivra de mes mains.

Le supеrieur, ayant ordonnе ? ses religieux de le conduire, demeura seul avec moi. Il me conjura de lui apprendre promptement d’o? venait ce dеsordre. « O mon p?re ! lui dis-je, en continuant de pleurer comme un enfant, figurez-vous la plus horrible cruautе, imaginez-vous la plus dеtestable de toutes les barbaries, c’est l’action que l’indigne G*** M*** a eu la l?chetе de commettre. Oh ! il m’a percе le cCur. Je n’en reviendrai jamais. Je veux vous raconter tout, ajoutai-je en sanglatant. Vous ?tes bon, vous aurez pitiе de moi. »

Je lui fis un rеcit abrеgе de la longue et insurmontable passion que j’avais pour Manon, de la situation florissante de notre fortune avant que nous eussions еtе dеpouillеs par nos propres domestiques, des offres que G*** M*** avait faites ? ma ma?tresse, de lа conclusion de leur marchе, et de la mani?re dont il avait еtе rompu. Je lui reprеsentai les choses, ? la vеritе, du c?tе le plus favorable pour nous. « Voil?, continuai-je, de quelle source est venu le z?le de M. de G*** M*** pour ma conversion. Il a eu le crеdit de me faire renfermer ici par un pur motif de vengeance. Je le lui pardonne ; mais, mon p?re, ce n’est pas tout : il a fait enlever cruellement la plus ch?re moitiе de moi-m?me ; il l’a fait mettre honteusement ? l’h?pital ; il a eu l’impudence de me l’annoncer aujourd’hui de sa propre bouche. A l’h?pital, mon p?re ! O ciel ! ma charmante ma?tresse, ma ch?re reine ? l’h?pital, comme la plus inf?me de toutes les crеatures ! O? trouverai-je assez de force pour ne pas mourir de douleur et de honte ? »

Le bon p?re, me voyant dans cet exc?s d’affliction, entreprit de me consoler. Il me dit qu’il n’avait jamais compris mon aventure de la mani?re dont je la racontais ; qu’il avait su, ? la vеritе, que je vivais dans le dеsordre, mais qu’il s’еtait figurе que ce qui avait obligе monsieur de G*** M*** d’y prendre intеr?t еtait quelque liaison d’estime et d’amitiе avec ma famille ; qu’il ne s’en еtait expliquе ? lui-m?me que sur ce pied ; que ce que je venais de lui apprendre mettrait beaucoup de changement dans mes affaires, et qu’il ne doutait pas que le rеcit fid?le qu’il avait dessein d’en faire ? monsieur le lieutenant gеnеral de police ne p?t contribuer ? ma libertе.

Il me demanda ensuite pourquoi je n’avais pas encore pensе ? donner de mes nouvelles ? ma famille, puisqu’elle n’avait point eu de part ? ma captivitе. Je satisfis ? cette objection par quelques raisons prises de la douleur que j’avais apprеhendе de causer ? mon p?re et de la honte que j’en aurais ressentie moi-m?me. Enfin il me promit d’aller de ce pas chez le lieutenant gеnеral de police : « Ne f?t-ce, ajouta-t-il, que pour prеvenir quelque chose de pis de la part de M. de G*** M***, qui est sorti de cette maison fort mal satisfait, et qui est assez considеrе pour se faire redouter. »

J’attendis le retour du p?re avec toutes les agitations d’un malheureux qui touche au moment de sa sentence. Il ne tarda point ? revenir. Je ne vis pas sur son visage les marques de joie qui accompagnent une bonne nouvelle. « J’ai parlе, me dit-il, ? monsieur le lieutenant gеnеral de police, mais je lui ai parlе trop tard. Monsieur de G*** M*** l’est allе voir en sortant d’ici, et l’a si fort prеvenu contre vous, qu’il еtait sur le point de m’envoyer de nouveaux ordres pour vous resserrer davantage.

Cependant, lorsque je lui ai appris le fond de vos affaires, il a paru s’adoucir beaucoup ; et, riant un peu de l’incontinence du vieux monsieur de G*** M***, il m’a dit qu’il fallait vous laisser ici six mois pour le satisfaire : d’autant mieux, a-t-il dit, que cette demeure ne saurait vous ?tre inutile. Il m’a recommandе de vous traiter honn?tement, et je vous rеponds que vous ne vous plaindrez point de mes mani?res. »

Cette explication du bon supеrieur fut assez longue pour me donner le temps de faire une sage rеflexion. Je con?us que je m’exposerais ? renverser mes desseins, si je lui marquais trop d’empressement, pour ma libertе. Je lui tеmoignai, au contraire, que, dans la nеcessitе de demeurer, c’еtait une douce consolation pour moi d’avoir quelque part ? son estime. Je le priai ensuite, sans affectation, de m’accorder une gr?ce qui n’еtait de nulle importance pour personne, et qui servirait beaucoup ? ma tranquillitе : c’еtait de faire avertir un de mes amis, un saint ecclеsiastique qui demeurait ? Saint-Sulpice, que j’еtais ? Saint-Lazare, et de permettre que je re?usse quelquefois sa visite. Cette faveur me fut accordеe sans dеlibеrer.

C’еtait mon ami Tiberge dont il еtait question, non que j’espеrasse de lui des secours nеcessaires pour ma libertе, mais je voulais l’y faire servir comme un instrument еloignе, sans qu’il en e?t m?me connaissance. En un mot, voici mon projet : je voulais еcrire ? Lescaut, et le charger, lui et nos amis communs, du soin de me dеlivrer. La premi?re difficultе еtait de lui faire tenir ma lettre ; ce devait ?tre l’office de Tiberge. Cependant, comme il le connaissait pour le fr?re de ma ma?tresse, je craignais qu’il n’e?t peine ? se charger de cette commission. Mon dessein еtait de renfermer ma lettre ? Lescaut dans une autre lettre que je devais adressera un honn?te homme de ma connaissance, en le priant de rendre promptement la premi?re ? son adresse ; et comme il еtait nеcessaire que je visse Lescaut pour nous accorder dans nos mesures, je voulais lui marquer de venir ? Saint-Lazare, et de demander ? me voir sous le nom de mon fr?re a?nе, qui еtait venu expr?s ? Paris pour prendre connaissance de mes affaires. Je remettais ? convenir avec lui des moyens qui nous para?traient les plus expеditifs et les plus s?rs. Le p?re supеrieur fit avertir Tiberge du dеsir que j’avais de l’entretenir. Ce fid?le ami ne m’avait pas tellement perdu de vue qu’il ignor?t mon aventure ; il savait que j’еtais ? Saint-Lazare, et peut-?tre n’avait-il pas еtе f?chе de cette disgr?ce, qu’il croyait capable de me ramener au devoir. Il accourut aussit?t ? ma chambre.

Notre entretien fut plein d’amitiе. Il voulut ?tre informе de mes dispositions. Je lui ouvris mon cCur sans rеserve, exceptе sur le dessein de ma fuite. « Ce n’est pas ? vos yeux, cher ami, lui-dis-je, que je veux para?tre ce que je ne suis point. Si vous avez cru trouver ici un ami sage et rеglе dans ses dеsirs, un libertin rеveillе par les ch?timents du ciel, en un mot, un cCur dеgagе de l’amour et revenu des charmes de Manon, vous avez jugе trop favorablement de moi. Vous me revoyez tel que vous me laiss?tes il y a quatre mois, toujours tendre et toujours malheureux par cette fatale tendresse dans laquelle je ne me lasse point de chercher mon bonheur. »

Cette conversation servit du moins ? renouveler la pitiе de mon ami. Il comprit qu’il y avait plus de faiblesse que de malignitе dans mes dеsordres. Son amitiе en fut plus disposеe, dans la suite, ? me donner des secours, sans lesquels j’aurais pеri infailliblement de mis?re. Cependant, je ne lui fis pas la moindre ouverture du dessein que j’avais de m’еchapper de Saint-Lazare. Je le priai seulement de se charger de ma lettre. Je l’avais prеparеe, avant qu’il f?t venu, et je ne manquai point de prеtextes pour colorer la nеcessitе o? j’еtais d’еcrire. Il eut la fidеlitе de la porter exactement, et Lescaut re?ut, avant la fin du jour, celle qui еtait pour lui.

Il vint me voir le lendemain, et il passa heureusement sous le nom de mon fr?re. Ma joie fut extr?me en l’apercevant dans ma chambre. J’en fermai la porte avec soin. « Ne perdons pas un seul moment, lui dis-je ; apprenez-moi d’abord des nouvelles de Manon, et donnez-moi ensuite un bon conseil pour rompre mes fers. » Il m’assura qu’il n’avait pas vu sa sCur depuis le jour qui avait prеcеdе mon emprisonnement ; qu’il n’avait appris son sort et le mien qu’? force d’informations et de soins ; que s’еtant prеsentе deux ou trois fois ? l’h?pital, on lui avait refusе la libertе de lui parler. « Malheureux G*** M***, m’еcriai-je, que tu me le payeras cher !

« Pour ce qui regarde votre dеlivrance, continua Lescaut, c’est une entreprise moins facile que vous ne pensez. Nous pass?mes hier la soirеe, deux de mes amis et moi, ? observer toutes les parties extеrieures de cette maison, et nous juge?mes que, vos fen?tres donnant sur une cour entourеe de b?timents, comme vous nous l’aviez marquе, il y aurait bien de la difficultе ? vous tirer de l?. Vous ?tes d’ailleurs au troisi?me еtage, et nous ne pouvons introduire ici ni cordes ni еchelles. Je ne vois donc nulle ressource du c?tе du dehors. C’est dans la maison m?me qu’il faudrait imaginer quelque artifice. »

« Non, repris-je ; j’ai tout examinе, surtout depuis que ma cl?ture est un peu moins rigoureuse par l’indulgence du supеrieur. La porte de ma chambre ne se ferme plus avec la clef ; j’ai la libertе de me promener dans les galeries des religieux ; mais tous les escaliers sont bouchеs par des portes еpaisses, qu’on a soin de tenir fermеes la nuit et le jour, de sorte qu’il est impossible que la seule adresse puisse me sauver. »

« Attendez, repris-je apr?s avoir un peu rеflеchi sur une idеe qui me parut excellente, pourriez-vous m’apporter un pistolet ? – Aisеment, me dit Lescaut ; mais voulez-vous tuer quelqu’un ? » Je l’assurai que j’avais si peu dessein de tuer, qu’il n’еtait pas m?me nеcessaire que le pistolet f?t chargе. « Apportez-le-moi demain, ajoutai-je, et ne manquez pas de vous trouver le soir, ? onze heures, vis-?-vis la porte de cette maison, avec deux ou trois de nos amis: j’esp?re que je pourrai vous y rejoindre. » Il me pressa en vain de lui en apprendre davantage.

Je lui dis qu’une entreprise telle que je la mеditais ne pouvait para?tre raisonnable qu’apr?s avoir rеussi. Je le priai d’abrеger sa visite, afin qu’il trouv?t plus de facilitе ? me revoir le lendemain. Il fut admis avec aussi peu de peine que la premi?re fois. Son air еtait grave, il n’y a personne qui ne l’e?t pris pour un homme d’honneur.

Lorsque je me trouvai muni de l’instrument de ma libertе, je ne doutai presque plus du succ?s de mon projet. Il еtait bizarre et hardi ; mais de quoi n’еtais-je pas capable avec les motifs qui m’animaient ? J’avais remarquе, depuis qu’il m’еtait permis de sortir de ma chambre et de me promener dans les galeries, que le portier apportait chaque soir les clefs de toutes les portes au supеrieur, et qu’il rеgnait ensuite un profond silence dans la maison, qui marquait que tout le monde еtait retirе. Je pouvais aller sans obstacle, par une galerie de communication, de ma chambre ? celle de ce p?re. Ma rеsolution еtait de lui prendre ses clefs, en l’еpouvantant avec mon pistolet s’il faisait difficultе de me les donner, et de m’en servir pour gagner la rue. J’en attendis le temps avec impatience. Le portier vint ? l’heure ordinaire, c’est-?-dire un peu apr?s neuf heures. J’en laissai passer encore une, pour m’assurer que tous les religieux et les domestiques еtaient endormis. Je partis enfin, avec mon arme et une chandelle allumеe. Je frappai d’abord doucement ? la porte du p?re, pour l’еveiller sans bruit. Il m’entendit au second coup ; et, s’imaginant sans doute que c’еtait quelque religieux qui se trouvait mal et qui avait besoin de secours, il se leva pour m’ouvrir. Il eut nеanmoins la prеcaution de demander au travers de la porte qui c’еtait et ce qu’on voulait de lui. Je fus obligе de me nommer ; mais j’affectai un ton plaintif, pour lui faire comprendre que je ne me trouvais pas bien. « Ha ! c’est vous, mon cher fils ? me dit-il en ouvrant la porte ; qu’est-ce donc qui vous am?ne si tard ? » J’entrai dans sa chambre ; et l’ayant tirе ? l’autre bout opposе ? la porte, je lui dеclarai qu’il m’еtait impossible de demeurer plus longtemps ? Saint-Lazare ; que la nuit еtait un temps commode pour sortir sans ?tre aper?u, et que j’attendais de son amitiе qu’il consentirait ? m’ouvrir les portes ou ? me pr?ter ses clefs pour les ouvrir moi-m?me.

Ce compliment devait le surprendre. Il demeura quelque temps ? me considеrer sans me rеpondre. Comme je n’en avais pas ? perdre, je repris la parole pour lui dire que j’еtais fort touchе de toutes ses bontеs, mais que la libertе еtant le plus cher de tous les biens, surtout pour moi ? qui on la ravissait si injustement, j’еtais rеsolu de me la procurer cette nuit m?me, ? quelque prix que ce f?t ; et, de peur qu’il ne lui pr?t envie d’еlever la voix pour appeler du secours, je lui fis voir une honn?te raison de silence, que je tenais sous mon just-au-corps. « Un pistolet ! me dit-il. Quoi ! mon fils, vous voulez m’?ter la vie pour reconna?tre la considеration que j’ai eue pour vous ? – Dieu ne plaise ! lui rеpondis-je. Vous avez trop d’esprit et de raison pour me mettre dans cette nеcessitе ; mais je veux ?tre libre, et j’y suis si rеsolu, que si mon projet manque par votre faute, c’est fait de vous absolument. – Mais, mon cher fils, reprit-il d’un air p?le et effrayе, que vous ai-je fait ? quelle raison avez-vous de vouloir ma mort ? – Eh, non ! rеpliquai-je avec impatience. Je n’ai pas dessein de vous tuer : si vous voulez vivre, ouvrez-moi la porte, et je suis le meilleur de vos amis. » J’aper?us les clеs qui еtaient sur la table ; je les pris, et je le priai de me suivre en faisant le moins de bruit qu’il pourrait.

Il fut obligе de s’y rеsoudre. A mesure que nous avancions et qu’il ouvrait une porte, il me rеpеtait avec un soupir : « Ah ! mon fils, ah ! qui l’aurait jamais cru ? – Point de bruit, mon p?re, » rеpеtais-je de mon c?tе ? tout moment. Enfin nous arriv?mes ? une esp?ce de barri?re qui est avant la grande porte de la rue. Je me croyais dеj? libre, et j’еtais derri?re le p?re, tenant ma chandelle d’une main et mon pistolet de l’autre.

Pendant qu’il s’empressait d’ouvrir, un domestique qui couchait dans une petite chambre voisine, entendant le bruit de quelques verrous, se l?ve et met la t?te ? sa porte. Le bon p?re le crut apparemment capable de m’arr?ter. Il lui ordonna avec beaucoup d’imprudence de venir ? son secours. C’еtait un puissant coquin, qui s’еlan?a sur moi sans balancer. Je ne le marchandai point, je lui l?chai le coup au milieu de la poitrine. « Voil? de quoi vous ?tes cause, mon p?re, dis-je assez fi?rement ? mon guide. Mais que cela ne vous emp?che point d’achever, » ajoutai-je en le poussant vers la derni?re porte. Il n’osa refuser de l’ouvrir. Je sortis heureusement, et je trouvai ? quatre pas Lescaut qui m’attendait avec deux amis, suivant sa promesse.

Nous nous еloign?mes. Lescaut me demanda s’il n’avait pas entendu tirer un pistolet. « C’est votre faute, lui dis-je ; pourquoi me l’apportiez-vous chargе ? » Cependant je le remerciai d’avoir eu cette prеcaution, sans laquelle j’еtais sans doute ? Saint-Lazare pour longtemps. Nous all?mes passer la nuit chez un traiteur, o? je me remis un peu de la mauvaise ch?re que j’avais faite depuis pr?s de trois mois. Je ne pus nеanmoins m’y livrer au plaisir ; je souffrais mortellement sans Manon. « Il faut la dеlivrer, disais-je ? mes amis. Je n’ai souhaitе la libertе que dans cette vue. Je vous demande le secours de votre adresse: pour moi, j’y emploierai jusqu’? ma vie. »

Lescaut, qui ne manquait pas d’esprit et de prudence, me reprеsenta qu’il fallait aller bride en main ; que mon еvasion de Saint-Lazare et le malheur qui m’еtait arrivе en sortant causeraient infailliblement du bruit ; que le lieutenant gеnеral de police me ferait chercher, et qu’il avait le bras longs ; enfin que si je ne voulais pas ?tre exposе ? quelque chose de pis que Saint-Lazare, il еtait ? propos de me tenir couvert et renfermе pendant quelques jours, pour laisser au premier feu de mes ennemis le temps de s’еteindre. Son conseil еtait sage ; mais il aurait fallu l’?tre aussi pour le suivrе. Tant de lenteur et de mеnagements ne s’accordaient pas avec ma passion. Toute ma complaisance se rеduisit ? lui promettre que je passerais le jour suivant ? dormir. Il m’enferma dans sa chambre, o? je demeurai jusqu’au soir.

J’employai une partie de ce temps ? former des projets et des expеdients pour secourir Manon. J’еtais bien persuadе que sa prison еtait encore plus impеnеtrable que n’avait еtе la mienne. Il n’еtait pas question de force et de violence, il fallait de l’artifice ; mais la dеesse m?me de l’invention n’aurait pas su par o? commencer. J’y vis si peu de jour, que je remis ? considеrer mieux les choses lorsque j’aurais pris quelques informations sur l’arrangement intеrieur de l’h?pital.

Aussit?t que la nuit m’e?t rendu la libertе, je priai Lescaut de m’accompagner. Nous li?mes conversation avec un des portiers, qui nous parut homme de bon sens. Je feignis d’?tre un еtranger qui avait entendu parler avec admiration de l’H?pital Gеnеral et de l’ordre qui s’y observe. Je l’interrogeai sur les plus minces dеtails, et de circonstance en circonstance nous tomb?mes sur les administrateurs, dont je le priai de m’apprendre les noms et les qualitеs. Les rеponses qu’il me fit sur ce dernier article me firent na?tre une pensеe dont je m’applaudis aussit?t, et que je ne tardai point ? mettre en Cuvre. Je lui demandai, comme une chose essentielle ? mon dessein, si ces messieurs avait des enfants. Il me dit qu’il ne pouvait pas m’en rendre un compte certain, mais que pour monsieur de T***, qui еtait un des principaux, il lui connaissait un fils en ?ge d’?tre mariе, qui еtait venu plusieurs fois ? l’h?pital avec son p?re. Cette assurance me suffisait.

Je rompis presque aussit?t notre entretien, et je fis part ? Lescaut, en retournant chez lui, du dessein que j’avais con?u. « Je m’imagine, lui dis-je, que monsieur de T*** le fils, qui est riche et de bonne famille, est dans un certain go?t de plaisirs, comme la plupart des jeunes gens de son ?ge. Il ne saurait ?tre ennemi des femmes, ni ridicule au point de refuser ses services pour une affaire d’amour. J’ai formе le dessein de l’intеresser ? la libertе de Manon. S’il est honn?te homme et qu’il ait des sentiments, il nous accordera son secours par gеnеrositе. S’il n’est point capable d’?tre conduit par ce motif, il fera du moins quelque chose pour une fille aimable, ne f?t-ce que par l’espеrance d’avoir part ? ses faveurs. Je ne veux pas diffеrer de le voir, ajoutai-je, plus longtemps que jusqu’? demain. Je me sens si consolе par ce projet, que j’en tire un bon augure. »

Lescaut convint lui-m?me qu’il y avait de la vraisemblance dans mes idеes, et que nous pouvions espеrer quelque chose par cette voie. J’en passai la nuit moins tristement.

Le matin еtant venu, je m’habillai le plus proprement qu’il me fut possible dans l’еtat d’indigence o? j’еtais et je me fis conduire dans un fiacre ? la maison de monsieur de T***. Il fut surpris de recevoir la visite d’un inconnu. J’augurai bien de sa physionomie et de ses civilitеs. Je m’expliquai naturellement avec lui ; et, pour еchauffer ses sentiments naturels, je lui parlai de ma passion et du mеrite de ma ma?tresse comme de deux choses qui ne pouvaient ?tre еgalеes que l’une par l’autre. Il me dit que quoiqu’il n’e?t jamais vu Manon, il avait entendu parler d’elle, du moins s’il s’agissait de celle qui avait еtе la ma?tresse du vieux G*** M***. Je ne doutai point qu’il ne f?t informе de la part que j’avais eue ? cette aventure ; et, pour le gagner de plus en plus en me faisant un mеrite de ma confiance, je lui racontai le dеtail de tout ce qui еtait arrivе ? Manon et ? moi. « Vous voyez, monsieur, continuai-je, que l’intеr?t de ma vie et celui de mon cCur sont entre vos mains. L’un ne m’est pas plus cher que l’autre. Je n’ai point de rеserve avec vous, parce que je suis informе de votre gеnеrositе, et que la ressemblance de nos ?ges me fait espеrer qu’il s’en trouvera quelqu’une dans nos inclinations. »

Il parut fort sensible ? cette marque d’ouverture et de candeur. Sa rеponse fut celle d’un homme qui a du monde et des sentiments ; ce que le monde ne donne pas toujours, et qu’il fait perdre souvent. Il me dit qu’il mettait ma visite au rang de ses bonnes fortunes, qu’il regarderait mon amitiе comme une de ses plus heureuses acquisitions, et qu’il s’efforcerait de la mеriter par l’ardeur de ses services.

Nous ne nous sеpar?mes qu’apr?s ?tre convenus du temps et du lieu o? nous devions nous retrouver. Il eut la complaisance de ne pas me remettre plus loin que l’apr?s-midi du m?me jour.

Je l’attendis dans un cafе, o? il vint me rejoindre vers les quatre heures, et nous pr?mes ensemble le chemin de l’h?pital.

Monsieur de T*** parla ? quelques concierges de la maison, qui s’empress?rent de lui offrir tout ce qui dеpendait d’eux pour sa satisfaction. Il se fit montrer le quartier o? Manon avait sa chambre, et l’on nous y conduisit avec une clef d’une grandeur effroyable qui servit ? ouvrir sa porte. Je demandai au valet qui nous menait, et qui еtait celui qu’on avait chargе du soin de la servir, de quelle mani?re elle avait passе le temps dans cette demeure. Il nous dit que c’еtait une douceur angеlique ; qu’il n’avait jamais re?u d’elle un mot de duretе ; qu’elle avait versе continuellement des larmes pendant les six premi?res semaines apr?s son arrivеe ; mais que depuis quelque temps elle paraissait prendre son malheur avec plus de patience, et qu’elle еtait occupеe ? coudre du matin jusqu’au soir, ? la rеserve de quelques heures qu’elle employait ? la lecture. Je lui demandai encore si elle avait еtе entretenue proprement. Il m’assura que le nеcessaire du moins ne lui avait jamais manquе.

Nous approch?mes de sa porte. Mon cCur battait violemment. Je dis ? monsieur de T*** ; « Entrez seul et prеvenez-la sur ma visite, car j’apprеhende qu’elle ne soit trop saisie en me voyant tout d’un coup. » La porte nous fut ouverte. Je demeurai dans la galerie. J’entendis nеanmoins leurs discours. Il lui dit qu’il venait lui apporter un peu de consolation ; qu’il еtait de mes amis, et qu’il prenait beaucoup d’intеr?t ? notre bonheur. Elle lui demanda avec le plus vif empressement si elle apprendrait de lui ce que j’еtais devenu. Il lui promit de m’amener ? ses pieds, aussi tendre, aussi fid?le qu’elle pouvait le dеsirer. « Quand ? reprit-elle. – Aujourd’hui m?me, lui dit-il : ce bienheureux moment ne tardera point ; il va para?tre ? l’instant si vous le souhaitez. » Elle compr?t que j’еtais ? la porte. J’entrai lorsqu’elle y accourait avec prеcipitation. Nous nous embrass?mes avec cette effusion de tendresse qu’une absence de trois mois fait trouver si charmante ? de parfaits amants. Nos soupirs, nos exclamations interrompues, mille noms d’amour rеpеtеs languissamment de part et d’autre, form?rent pendant un quart d’heure une sc?ne qui attendrissait monsieur de T***. « Je vous porte envie, me dit-il en nous faisant asseoir ; il n’y a point de sort glorieux auquel je ne prеfеrasse une ma?tresse si belle et si passionnеe. – Aussi mеpriserais-je tous les empires du monde, lui rеpondis-je, pour m’assurer le bonheur d’?tre aimе d’elle. »

Tout le reste d’une conversation si dеsirеe ne pouvait manquer d’?tre infiniment tendre. La pauvre Manon me raconta ses aventures, et je lui appris les miennes. Nous pleur?mes am?rement en nous entretenant de l’еtat o? elle еtait, et de celui d’o? je ne faisais que de sortir. Monsieur de T*** nous consola par de nouvelles promesses de s’employer ardemment pour finir nos mis?res. Il nous conseilla de ne pas rendre cette premi?re entrevue trop longue, pour lui donner plus de facilitе ? nous en procurer d’autres. Il eut beaucoup de peine ? nous faire go?ter ce conseil. Manon surtout ne pouvait se rеsoudre ? me laisser partir. Elle me fit remettre cent fois sur ma chaise. Elle me retenait par les habits et par les mains. « Hеlas ! dans quel lieu me laissez vous ! disait-elle. Qui peut m’assurer de vous revoir ? Monsieur de T*** lui promit de la venir voir souvent avec moi. « Pour le lieu, ajouta-t-il agrеablement, il ne faut plus l’appeler l’h?pital ; c’est Versailles depuis qu’une personne qui mеritе l’empire de tous les cCurs y est renfermеe. »

Je fis en sortant quelques libеralitеs au valet qui la servait, pour l’engager ? lui rendre ses soins avec z?le. Ce gar?on avait l’?me moins basse et moins dure que ses pareils. Il avait еtе tеmoin de notre entrevue. Ce tendre spectacle l’avait touchе. Un louis d’or dont je lui fis prеsent acheva de me l’attacher. Il me prit ? l’еcart en descendant dans les cours : « Monsieur, me dit-il, si vous me voulez prendre ? votre service ou me donner une honn?te rеcompense pour me dеdommager de la perte de l’emploi que j’occupe ici, je crois qu’il me sera facile de dеlivrеr mademoiselle Manon. »

Je voulus savoir quels moyens il avait dessein d’employer. « Nul autre, me dit-il, que de lui ouvrir le soir la porte de sa chambre et de vous la conduire jusqu’? celle de la rue, o? il faudra que vous soyez pr?t ? la recevoir. « Je lui demandai s’il n’еtait point ? craindre qu’elle ne f?t reconnue en traversant les galeries et les cours. Il confessa qu’il y avait quelque danger ; mais il me dit qu’il fallait bien risquer quelque chose.

Nous conv?nmes donc avec le valet de ne pas remettre son entreprise plus loin qu’au jour suivant ; et, pour la rendre aussi certaine qu’il еtait en notre pouvoir, nous rеsol?mes d’apporter des habits d’homme, dans la vue de faciliter notre sortie. Il n’еtait pas aisе de les faire entrer ; mais je ne manquai pas d’invention pour en trouver le moyen. Je priai seulement monsieur de T*** de mettre le lendemain deux vestes lеg?res l’une sur l’autre, et je me chargeai de tout le reste.

Nous retourn?mes le matin ? l’h?pital. J’avais avec moi, pour Manon, du linge, des bas, etc., et par-dessus mon just-au-corps un surtout qui ne laissait rien voir de trop enflе dans mes poches. Nous ne f?mes qu’un moment dans sa chambre. Monsieur de T*** lui laissa une de ses deux vestes. Je lui donnai mon just-au-corps, le surtout me suffisant pour sortir. Il ne se trouva rien de manque ? son ajustement, exceptе la culotte, que j’avais malheureusement oubliеe.

L’oubli de cette pi?ce nеcessaire nous e?t sans doute appr?tе ? rire, si l’embarras o? il nous mettait e?t еtе moins sеrieux. J’еtais au dеsespoir qu’une bagatelle de cette nature f?t capable de nous arr?ter. Cependant je pris mon parti, qui fut de sortir moi-m?me sans culotte. Je laissai la mienne ? Manon. Mon surtout еtait long, et je me mis, ? l’aide de quelques еpingles, en еtat de passer dеcemment ? la porte.

Le reste du jour me parut d’une longueur insupportable. Enfin, la nuit еtant venue, nous nous rend?mes dans un carrosse un peu au-dessous de la porte de l’h?pital. Nous n’y f?mes pas longtemps sans voir Manon para?tre avec son conducteur. Notre porti?re еtant ouverte, ils mont?rent tous deux ? l’instant. Je re?us ma ch?re ma?tresse dans mes bras. Elle tremblait comme une feuille. Le cocher me demanda o? il fallait toucher : « Touche au bout du monde, lui dis-je, et m?ne-moi quelque part o? je ne puisse jamais ?tre sеparе de Manon. »

Ce transport, dont je ne fus pas le ma?tre, faillit de m’atirer un f?cheux embarras. Le cocher fit rеflexion ? mon langage, et lorsque je lui dis ensuite le nom de la rue o? nous voulions ?tre conduits, il me rеpondit qu’il craignait que je ne l’еngageasse dans une mauvaise affaire ; qu’il voyait bien que ce beau jeune homme qui s’appelait Manon еtait une fille que j’enlevais de l’h?pital, et qu’il n’еtait pas d’humeur ? se perdre pour l’amour de moi.

La dеlicatesse de ce coquin n’еtait qu’une envie de me faire payer la voiture plus cher. Nous еtions trop pr?s de l’h?pital pour ne pas filer doux. « Tais-toi, lui dis-je, il y a un louis d’or ? gagner pour toi. » Il m’aurait aidе, apr?s cela, ? br?ler l’h?pital m?me.

Nous gagn?mes la maison o? demeurait Lescaut. Comme il еtait tard, monsieur de T*** nous quitta en chemin avec promesse de nous revoir le lendemain ; le valet demeura seul avec nous.

Je tenais Manon si еtroitement serrеe entre mes bras, que nous n’occupions qu’une place dans le carrosse. Elle pleurait de joie et je sentais ses larmes qui mouillaient mon visage.

Lorsqu’il fallut descendre pour entrer chez Lescaut, j’eus avec le cocher un nouveau dеm?lе dont les suites furent funestes. Je me repentis de lui avoir promis un louis, non seulement parce que le prеsent еtait excessif, mais par une autre raison bien plus forte, qui еtait l’impuissance de le payer. Je fis appeler Lescaut. Il descendit de sa chambre pour venir ? la porte. Je lui dis ? l’oreille dans quel embarras je me trouvais. Comme il еtait d’une humeur brusque et nullement accoutumе ? mеnager un fiacre, il me rеpondit que je me moquais. « Un louis d’or ! ajouta-t-il ; vingt coups de canne ? ce coquin-l? ! » J’eus beau lui reprеsenter doucement qu’il allait nous perdre, il m’arracha ma, canne avec l’air d’en vouloir maltraiter le cocher. Celui-ci, ? qui il еtait peut-?tre arrivе de tomber quelquefois sous la main d’un garde du corps ou d’un mousquetaire, s’enfuit de peur avec son carrosse, en criant que je l’avais trompе, mais que j’aurais de ses nouvelles. Je lui rеpеtai inutilement d’arr?ter.