
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Perdus Pour Toujours
Je suis sorti dans mes pensées par cette petite personne à mes côtés qui me dit qu’elle a tout mangé et que nous devrions partir car c’est l’heure. En vérité, nous sommes en avance par rapport à notre horaire habituel, mais ça n’est pas grave, nous allons nous mettre en chemin. Je mets la vaisselle dans la machine, je range le lait, le jus, le beurre et la confiture au frigo ainsi que les flocons d’avoine dans le placard et nous nous dirigeons dans le hall d’entrée.
Je mets un imperméable à Becca, je la chausse avec des bottes en caoutchouc, lui glisse ses chaussures dans un sac en plastique et lui donne un mini-parapluie du Marsupilami. Je mets mon manteau, j’y glisse mon parapluie, mon portefeuille et mon téléphone portable. Je cherche autour de moi la petite chaise pliante, quand tout à coup je me souviens que je l’ai laissé à l’école, j’ouvre la porte, appelle l’ascenseur, ferme la porte de deux coups de clé et nous descendons au rez-de-chaussée.
Le jour ne semble pas vouloir apparaître, le ciel affiche des tons bleu clair et la faible luminosité n’éclipse pas encore les lampadaires de la rue qui sont toutefois en train de s’éteindre. La seule chose positive est qu’il a arrêté de pleuvoir et c’est déjà bon signe car s’il y a bien une chose que je déteste c’est d’avoir les pieds mouillés. J’espère que cela va au moins durer jusqu’à ce qu’on arrive à la station de métro. Mais comme je ne fais pas confiance au temps, je décide de prendre la vieille coccinelle jaune qui appartenait à Mia et d’aller en voiture jusqu’au métro.
Je finis tout juste de m’asseoir et de boucler ma ceinture, après avoir installé Becca dans son siège auto, qu’il recommence à pleuvoir des cordes. Si je pouvais avoir ce genre d’intuition avec les numéros, je pourrais passer ma vie au casino à la table du blackjack ou bien à acheter des billets de loterie. Ce serait mon loisir et je travaillerais uniquement car je le souhaite.
La voiture finit enfin par démarrer après plusieurs tentatives, j’étais déjà en train de me maudire en pensant que j’allais finalement devoir me mouiller pour aller jusqu’au métro. S’ensuit alors un déluge jusqu’au Colombo et au parking à côté de la station de métro, où je réussis à trouver une place couverte près de l’entrée de la station. J’éteins le moteur, défais la ceinture de Becca qui à son tour éteint la radio, elle cache la vieille façade sous le siège et commence à descendre de son siège auto pour ouvrir sa portière. Je sors de la voiture avec tout le bazar sous le bras et mets mon manteau, plus pour une question de commodité que par crainte de me mouiller car la pluie s’est arrêtée aussi soudainement qu’elle a commencé. Je me mets immédiatement à avoir chaud. Franchement je ne comprends pas les gens qui arrivent à porter des manteaux de fourrure ou des doudounes durant ces étés rafraîchis que les lisboètes appellent Hiver, durant lesquelles les températures descendent rarement en-dessous des dix degrés et si elles y descendent ce ne sera que le matin car à midi elles atteignent pour sûr les quinze ou les vingt degrés. Finalement, « chacun ses goûts » comme dirait ma grand-mère et elle doit savoir de quoi elle parle puisqu’elle est née ici.
Je glisse mon portefeuille, le sac des chaussures et le parapluie sous le bras, je donne la main à Becca et nous descendons les marches du métro. Nous parcourrons le couloir jusqu’au hall avec les machines, où elle insiste pour mettre la monnaie et nous nous dirigeons vers le quai. Il y a déjà pas mal de monde, même si ce n’est pas encore rempli comme d’habitude après neuf heures. Parfois, je me demande à quelle heure les gens commencent vraiment à travailler, car le trafic est affreux entre neuf et onze heures, le métro y est plein. Moi je préfère commencer tôt pour finir tôt et non pas le contraire et ce même si je n’avais pas Becca à ma charge.
Le métro arrive après un peu plus de cinq minutes d’attente, nous y entrons sans grandes difficultés ni bousculades typiques d’un voyage en métro à Lisbonne. Becca est assise sur un siège gentiment laissé par une dame. Je la remercie mais lui dis que ce n’est pas nécessaire, qu’elle préfère rester debout en s’accrochant à moi. Mais la dame insiste et pour ne pas la vexer, je dis à la petite de s’asseoir, ce qu’elle fait immédiatement, comme pour me dire que ce n’était pas la peine de faire tant de manière et qu’elle aurait pu en profiter plus tôt.
La dame caresse les cheveux de Becca qui secoue la tête et se replie sur son siège. Elle lui dit : « Que tu as de jolis cheveux. Comment t’appelles-tu ? » Mais la petite se replie encore plus, elle n’est pas habituée à recevoir des attentions de personnes qu’elle ne connait pas, et encore plus à des endroits où elle sent que tout le monde la regarde, je viens alors à son secours :
« Tu peux dire ton nom à la dame. Tu t’appelles Becca, n’est-ce pas ? » Elle acquiesce.
« Becca ? Que c’est original. C’est vraiment ton nom ? »
Becca me lance alors un de ses regards noirs, mais la dame n’a pas remarqué, elle s’était déjà retournée vers moi pour me demander une explication. Je lui dis que non, c’est seulement un diminutif, que son vrai nom est Rebecca, mais que pratiquement personne ne l’appelle ainsi et qu’elle ne répond pas lorsqu’on l’appelle comme cela. Néanmoins, la dame continue en disant que c’est un nom bizarre et me demande pourquoi nous l’appelons ainsi, alors que Rebecca est un prénom si joli et qu’elle est si mignonne, affirme-t-elle tournée vers moi. Heureusement, car Becca est en train de lui tirer la langue. Je lui fais signe de la rentrer dans sa bouche et elle obéit, en prenant une expression angélique qui laisserait penser qu’elle est incapable de telles choses.
Le métro va d’une station à l’autre, quelques passagers descendent et d’autres montent au fur et à mesure. La dame à l’air de faire le voyage jusqu’au bout. « Quel âge a-t-elle ? », me demande-t-elle après avoir une fois de plus caressé les cheveux de Becca. « Elle va avoir quatre ans d’ici peu », lui réponds-je, en sachant bien ce qui va suivre.
« Oh, qu’elle est grande, et si jolie, elle parait plus âgée. » Je la remercie et lui dis qu’effectivement elle est assez grande. Elle me demande si c’est ma fille, je lui dis que je suis son oncle sans entrer dans les détails, ce qui apparemment la satisfait et car elle passe à une nouvelle question. « Ses cheveux ont une couleur peu courante, ce n’est pas une couleur tout de même ? » Quelle patience ! Je ne sais pas comment les gens peuvent un instant imaginer qu’il est possible de colorer les cheveux d’une enfant de trois ans. Mais après le nom bizarre, la question sur la couleur de cheveux peu courante était évidente. Je lui dis que non, en essayant de ne pas perdre patience, que la couleur de ses cheveux est naturelle, qu’elle l’a hérité de sa mère qui avait les mêmes… Oh, je me rends compte de mon erreur, de la conjugaison de mon verbe au passé, mais c’est trop tard, et ma tête doit le confirmer. Je ne peux ainsi pas éviter la question suivante :
« Sa mère est morte ? » me questionne-t-elle dans un murmure, salivant déjà des détails de notre mélodrame familial. Je regarde en panique Becca, mais elle n’y prête pas attention car sur la banquette opposée, il y a une autre petite fille dans les bras de son grand-père et elles se font des grimaces l’une à l’autre. Je peux ainsi mentir comme je veux, même si c’est sans grande conviction : « Non, ce que je voulais dire c’est que les cheveux de sa mère sont plus foncés maintenant, ils ne sont plus aussi clairs qu’avant ». C’est un mensonge, elle a toujours eu la même couleur, mais bon, je lui dis cela pour éviter d’entrer dans une conversation de condoléances et que la dame se mette à réconforter Becca, ce qui l’aurait sûrement attristée. Cela a dû satisfaire mon interlocutrice concernant ses connaissances en termes de variations de couleur de cheveux au fil des ans, car elle a une fois de plus caressé la tête de Becca en abandonnant le sujet, visiblement déçue puisqu’elle n’a finalement rien appris d’intéressant.
Entre-temps, nous arrivons à l’arrêt Marquês où nous devons changer de métro et où nous avons dû faire une des sorties les plus rapides des annales du métro. Nous montons jusqu’au hall où se trouve la billetterie et prenons les escaliers pour descendre de l’autre côté. Nous arrivons pile à temps pour prendre le métro de Campo Grande qui est beaucoup moins rempli et où personne n’a l’air de vouloir discuter avec nous. Le métro est un des nouveaux véhicules en circulation, avec des écrans LCD installés en haut de chaque fenêtre, qui retransmettent des publicités sans interruption, alternant avec les habituelles affiches plastifiées, pour les annonceurs qui ne peuvent pas se payer des publicités vidéo. Les wagons sentent encore le neuf, les tagueurs n’ont encore laissé que peu de marques ou de signatures à l’encre indélébile qu’ils ont l’habitude d’utiliser pour être sûrs que personne ne puisse les effacer, comme si ces marques étaient magiques et représentaient une partie d’eux-mêmes. Les publicités des écrans sont muettes avec des sous-titres occasionnels, entièrement pensées et adaptées pour être retransmises dans le métro, tandis que le système sonore nous distrait avec une compilation de musiques jazz parmi lesquelles je reconnais Benny Goodman, Sidney Bechet, Stan Getz, Louis Armstrong et Chet Baker ; aujourd’hui la personne qui a choisi avait bon goût.
Le métro de Lisbonne arrive parfois à nous surprendre avec ces petites choses, qui ne compensent cependant par aucun moyen le manque d’ascenseurs ou d’escalators du quai jusqu’à la rue dans toutes les stations, mais qui servent tout de même à rendre nos voyages plus supportables.
Parfois je me demande si je suis le seul à penser à cela et je me demande en même temps comment font les personnes qui ont des bébés, des enfants dans les bras ou les personnes handicapées ; elles ne doivent sûrement pas pouvoir aller où elles veulent ou doivent alors aller d’autobus en autobus ou prendre leur voiture, qui ne sont vraiment pas les manières les plus rapides pour se déplacer à Lisbonne.
Becca me tire la manche et j’arrête alors immédiatement de penser aux escalators et autre ascenseurs inexistants pour écouter ce qu’elle veut me dire. « Kalle, on peut manger une glace ? », à cette heure de la matinée ? « Non bébé, il est encore trop tôt » Elle ne se montre pas satisfaite de ma réponse et revient tout de suite à la charge : « Et cet après-midi on pourra manger une glace ? Tu sais les grandes ? » Je lui dis que oui, en sachant très bien qu’elle n’aura pas oublié et que cet après-midi je devrai évidement lui acheter une glace. Grande, de préférence – même si ce qualificatif dans ce cas est assez subjectif : un jour c’est un grand cornetto, un autre jour ça peut être un solero et encore un autre jour ça peut être un perna-de-pau qui ne mérite pas tellement cette distinction.
Nous sortons à Campo Pequeno, je l’aide à monter les escaliers jusqu’à la billetterie et ensuite jusqu’à la rue – ce serait plus facile si elle n’insistait pas pour tout faire toute seule. Parfois, je me dis qu’il serait mieux si elle que je la porte encore dans les bras.
Nous remontons l’avenue, tournons à droite et plus ou moins au milieu de la rue nous entrons dans l’école maternelle Luso-Espagnole Sancho Pança, ouverte, il y a près de trente ans, par une amie de ma grand-mère qui a déménagé à Lisbonne avec son mari.
La plupart des éducatrices sont espagnoles, bien qu’il y ait aussi quelques portugaises. Les enfants se parlent espagnol entre eux. Ce sont en majorité des enfants d’espagnols ou de sud-américains qui, pour une raison ou une autre, sont à Lisbonne, ou comme dans le cas de Becca, ont de la famille en Espagne et qu’il est important de ne pas perdre le contact avec la langue. C’est une petite maison sympathique du début de XXème siècle que Madame Pilar a petit à petit transformé en un sympathique foyer pour les enfants âgés d’un à sept ans. Ce qu’il y a de mieux dans cette école, c’est son énorme jardin, plein de jouets en bois et en plastique ainsi qu’un grand bac à sable pour que les enfants puissent jouer. Becca adore passer ses journées là-bas.
Au début – Becca a commencé la crèche peu avant son premier anniversaire – ma mère et ma sœur avait peur qu’autant de contact avec l’espagnol lui fasse oublier le suédois, qu’elles cherchaient à lui enseigner à la maison. Cependant, nous nous sommes vite aperçus qu’il n’y avait aucun risque que cela se produise. Elle utilisait les mots suédois qu’elle apprenait avec elles et moi et les mots espagnols et portugais avec mon père et ma grand-mère – la plupart du temps en semblant savoir distinguer les langues les unes des autres mais aussi les personnes avec qui les utiliser.
Les premiers temps, nous faisions attention à ce que ce soient les mêmes personnes qui lui parlent les mêmes langues, mais maintenant, et par la force des choses, j’alterne d’une langue à l’autre pour la maintenir intéressée et en général elle ne se trompe pas. Nous pensions encore que la langue la plus difficile à maintenir serait le portugais, mais avec tant d’enfants bilingues à l’école, et tous les autres rencontrés avec qui elle ne parle que portugais, en peu de temps elle parlait les trois langues avec la même aisance.
Mais même ainsi, j’ai pensé qu’il valait mieux lui trouver une enseignante de suédois afin de la maintenir exposée à la langue, car même si nous avons une tonne de DVD avec des dessins animés et des films en suédois, je ne pense pas qu’elle puisse beaucoup apprendre avec Pippi et Bamse.
Je la laisse à Ana, qui est une des éducatrices de son groupe, et qui semble presque avoir plus de peine de me voir partir que Becca. Quelle différence par rapport à avant ! Quand elle a commencé à venir, il fallait que nous restions un peu avec elle, et ensuite on pouvait la laisser seule et venir la chercher quand elle commençait à pleurer et à réclamer sa mère. Cela a duré pratiquement un mois. Maintenant, dès qu’elle voit Carmen ou Ana, c’est comme si je m’étais évaporé, je n’existe purement et simplement plus. Et si elles ne lui disent pas de me dire au revoir, elle ne le fait même pas. Même si c’est vrai que c’est bien, c’est quand même un peu triste de les voir devenir indépendants. Un jour elle me demandera les clés de la voiture et me dira de ne pas l’attendre avant le petit-déjeuner…
Qui aurait pu penser il y a quelques années que je dirais ça aujourd’hui, la paternité, encore que ce n’est qu’un prêt, fait vraiment changer les gens.
DEUX
J’arrive au bureau rue Garrett un peu après huit heures, comme d’habitude, c’est moi qui ouvre la porte et désactive l’alarme qui orne depuis un an l’entrée principale. Les services de nettoyage n’arrivent pas avant neuf heures, les secrétaires embauchent à neuf heures et demie et les autres avocats aux environs de dix heures. Nous occupons les quatre derniers étages de cet immeuble reconstruit et transformé depuis l’incendie de quatre-vingt-huit – pas celui ayant détruit le reste du Chiado. Mon bureau se situe dans la partie arrière du troisième étage, le même qui était celui de mon père, avec vue sur le fleuve.
L’entreprise s’est énormément développée ces dernières années, mon père disait qu’elle s’était trop développée, trop vite et que l’idée originale d’être un cabinet d’avocat dévoué à ses clients et aux causes justes s’est perdue dans cette soif du bénéfice au pourcentage généré par les grandes affaires.
Et il s’agit bien de grandes affaires dont le cabinet Gomez, Meirelles, Nebuloni, Nogueira, Castro, et Associés, également connu sous la formule GM2NC+A, s’occupe : élu meilleur cabinet d’avocats au Portugal selon les lecteurs d’EuroBusiness depuis 6 ans, membre de toutes les associations juridiques et d’avocats dont toute personne diplômée de droit pourrait être membre sans avoir commis de crime ou être automatiquement exclu des autres, et détenant un budget publicitaire qui dépasse la centaine de milliers d’euros, réparti dans plusieurs revues d’analyse et d’affaires européennes et américaines. De plus, on ne peut pas dire que l’on ne fasse pas tout notre possible pour maintenir cette position.
Le cabinet d’avocats Meirelles et Nebuloni a été fondé par mon père et par Joaquim Meirelles au début des années quatre-vingt, et ne s’est appelé ainsi que pour une question alphabétique, étant donné que la majorité des dépenses engagées ainsi que la part majoritaire appartenaient à mon père, qui d’une certaine manière avait hérité du bureau et de pratiquement tous les clients de mon oncle-grand-père. L’idée était de se consacrer à des causes qui en vaillent la peine et ils y sont parvenus de manière exclusive pendant quelques années. Mais ensuite, Meirelles en a eu marre de faire moins d’argent que les autres avocats qu’il connaissait (et pourtant ils ne se faisaient pas si peu d’argent que ça, je n’ai jamais manqué de rien et à cette époque, ma mère qui terminait son doctorat ne travaillait pas). Il a donc insisté auprès de mon père pour qu’ils engagent plus d’associés afin de diversifier les domaines de droit dont s’occupait l’entreprise.
En peu de temps tout a changé, un nouvel associé a été engagé, Pedro Inácio Gomez, présenté à Mereilles par une connaissance et décrit comme un jeune homme avec un grand avenir. Malgré le fait d’être un jeune diplômé, PIG, comme il a commencé à être appelé derrière son dos, débarquait avec toutes ses connaissances concernant le domaine de l’entreprise et semblait avoir une liste interminable d’oncles et de tantes avec de l’argent et la volonté de traiter avec le monde entier sur n’importe quel sujet. Le volume de travail a continué à augmenter et très rapidement le cabinet s’est à nouveau agrandit avec deux nouveaux associés, Jorge Lemos Nogueira et Francisca Castro, l’un diplômé en droit et l’autre en gestion des entreprises et avec chacun de l’expérience en tant qu’indépendant.
À cette époque, il n’y avait déjà plus que mon père qui s’occupait des causes qui au début furent le but ultime du cabinet – ce qui, parfois, donnait prétexte à des discussions enflammées concernant les conflits d’intérêts et le véritable intérêt de l’entreprise – car Meirelles, qui, soit dit en passant, penchait toujours du côté du fiscal plutôt que de n’importe quel autre domaine du droit. C’est d’ailleurs peut-être pour cela qu’il se ne s’est ensuite consacré qu’a ceci, à l’enseignement et au doctorat qu’il était entre-temps en train de préparer.
Cependant, le bureau de la rue Braamcamp, même après la location de l’étage, devenait trop petit et quand on leur a offert le squelette brulé de l’immeuble de la rue Garrett, en paiement des services rendus à l’ancien propriétaire qui était décédé, personne ne s’y opposé. En moins de deux ans, l’immeuble avait été reconstruit, agrandi et adapté aux exigences d’un cabinet moderne, les quatre derniers étages étaient réservés à la société, qui à cette époque était connue sous le nom de MNGN&C, et le reste était loué à d’autres entreprises.
Les années quatre-vingt-dix du siècle passé ont continué à être des années de croissance, en volume d’affaires ainsi qu’en nombre de personnes recrutées. Au début du nouveau millénaire, la société employait déjà un nombre appréciable d’avocats en plus des associés, et était très recherchée par les jeunes diplômés désirant une carrière d’avocat – et ce sûrement grâce à l’exigence de mon père et au soutien inconditionnel de Meirelles. Ce cabinet était l’un des seuls qui offrait salaires et horaires décents dès le premier jour. Les autres associés, dans la lignée de la longue tradition des stages non-rémunérés – qui se rafraîchit à chaque nouvelle fournée d’avocats portugais qui commence à travailler à son compte ou dans une société – s’y sont initialement opposés, mais ont ensuite fini par accepter quand ils ont commencé à voir les résultats qui justifiaient totalement le coût des salaires des stagiaires.
Je ne doute pas que mon père était satisfait de l’entreprise qu’il avait aidé à créer – indépendamment des discussions occasionnelles sur le type de droit qui devait y être pratiqué – et de la qualité des services rendus aux clients qui, au final, est la véritable mesure d’un professionnel et la raison pour laquelle ils nous gardent en tant qu’avocat ou conseil. C’est dommage qu’il ne soit plus parmi pour nous pour voir la société aujourd’hui, mais c’est peut-être mieux comme ça. Après l’accident, il s’est passé quelques vilaines choses qu’il n’aurait sans doute pas appréciées.
J’avais déjà terminé mes études et étais sur le point de conclure mon stage à l’époque de l’accident. C’est pour cela que j’ai pu lui succéder pour la part et le poste dans le cabinet (comme il était prévu dès le départ et qui avait été accepté par tous les associés, même les plus récents). Cependant, Gomez, de manière inattendue, est revenu sur les promesses faites et a commencé à contester la situation, en vue d’acquérir la part pour lui-même. Entre autres choses, il a affirmé être le meilleur gestionnaire de clients et que son poste dans la société devrait refléter cette condition, que (sans vouloir m’offenser comme il m’a dit) je n’avais pas suffisamment d’expérience pour détenir une part d’associé, etc. etc. Sans succès.
Néanmoins, je n’ai pas voulu créer de problème ni l’éloigner, car il est vrai qu’il ramène toujours de bons clients dans l’entreprise, j’ai trouvé que le mieux était d’aller le voir et, avec l’accord de Meirelles, nous avons suggéré de modifier le nom de la société pour la formule par laquelle elle est connue aujourd’hui, et non pas selon les parts relatives. Il a fini par accepter. Au final, ce qui l’intéressait plus que de détenir la position majoritaire, était de sembler la détenir. Gomez est obnubilé par les apparences. Même s’il fait comme si de rien n’était, il fait tout pour avoir une photo dans les magazines Lux, Caras ou VIP (de préférence avec une amie qui a un décolleté plongeant), et vous pouvez être sûr que dès qu’il y apparaît, plusieurs exemplaires se trouvent comme par magie dans la salle d’attente du cabinet.
Je dois dire que j’ai été déçu de lui, je le savais égoïste, mais je ne m’étais pas aperçu qu’il pouvait également être mesquin. Enfin, en vérité, rien n’a changé, il a l’air satisfait d’avoir son nom en premier et il n’a jamais abordé le sujet à nouveau, continuant à se comporter comme si de rien n’était – ce qui est typique chez Gomez.
Il est dix heures et demie du matin et je suis dans mon bureau avec la porte ouverte, comme d’habitude. Le bureau commence doucement à se réveiller et de temps en temps quelqu’un passe la tête pour me saluer. Je n’ai pas pour habitude d’exiger qu’on vienne systématiquement me faire le baisemain, si bien qu’aujourd’hui je n’ai pas encore vu Gabriela, la secrétaire que j’ai également héritée de mon père et avec qui je m’entends assez bien – ce qui selon moi est essentiel.
Deux des murs de mon cabinet sont recouverts d’étagères en bois pleines de livres de droit, de codes dans différentes versions et de modèles de navires en plastique et de ferrys, qui étaient la passion de mon oncle-grand-père et que mon père et moi avons décidé de laisser. Le seul mur qui n’est pas entièrement occupé par des étagères est celui où se trouve la porte, y sont exposés les diplômes des quatre générations d’avocats qui sont passés par ce cabinet à travers ses diverses localisations.
À ma droite se trouve, pour moi, ce qu’il y a de plus agréable, une fenêtre du sol au plafond avec vue sur le fleuve au sommet d’un paysage dénivelé aux tons rouge brique, décoré par ci par là d’une cheminée ou d’une antenne de télévision, désuète depuis l’avènement du câble.
Depuis que je suis arrivé, je suis accroché à l’ordinateur ainsi qu’à mes livres. Les questions du premier des fax arrivé vendredi s’avèrent plus complexes qu’à première vue. Une question de droit des sociétés avec des ramifications en droit familial et fiscal qui va sûrement m’occuper une bonne partie de la journée.
Mais voici qu’entre Gomez dans mon bureau, d’un air pseudo-majestueux qui le caractérise, de quelqu’un qui pense être le roi du monde. Il arbore un demi-sourire sous ses yeux bleu clair sans expression qui élargissent encore plus son visage dodu, au milieu duquel trône un énorme nez rouge. Ses cheveux blonds sont tirés sur la droite afin de tenter de cacher une désertification capillaire avancée qui lui domine le haut de la tête, mais sans grand résultat. Il porte un costume bleu foncé, une chemise blanche aux manchettes simples avec des boutons chers, mais de mauvais goût, ornés d’un motif nautique, une cravate en soie bordeaux YSL, attachée d’un nœud simple que pourrait être mieux fait, où divers types de nœuds marins y sont apparemment brodés en relief, une ceinture en écailles et des chaussures Church’s noires, pas très bien cirées. Son ventre lui tombe abondamment sur la ceinture et le costume, qui, bien qu’il soit habilement taillé, lui pouvait aller mieux. Il passe sa vie à dire qu’il est au régime, mais comme il ne fait rien de plus, il oscille seulement entre gros et plus gros.