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Reborn
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Reborn

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Elisa émit un gémissement et serra les poings autour des grains du chapelet, si fort que ses jointures blanchirent.

D’un coup d’œil éloquent, le médecin lui renouvela son invitation à ne pas intervenir.

«Vous pouvez répéter?» demanda-t-il en se retournant vers sa patiente.

«Martina» martela Elga. «Ma fille s’appelait Martina et elle est morte elle aussi dans ce maudit accident.»

L’autre la scruta longuement en silence, lissant ses moustaches d’un geste nerveux. Il paraissait chercher dans les yeux de son interlocutrice la question la plus appropriée pour poursuivre l’interrogatoire.

«Vous êtes sûre de bien vous souvenir?» bredouilla-t-il enfin.

«Si je me souviens bien? Vous me demandez vraiment si je me souviens bien? La femme cracha ces mots comme des graines indigestes, puis ferma les yeux et continua, comme en transe. Deux ans sont passés et pas un seul jour ne s’est écoulé depuis sans revivre cet enfer. Je ne peux plus fermer les yeux sans que les images reviennent me hanter. Chaque scène est gravée dans mon cœur. Nous étions tous les trois fatigués mais heureux. On revenait d’une balade dans les bois. Martina était assise à l’arrière dans la voiture, un panier plein de mûres sur les genoux, elle en était folle et était au septième ciel parce qu’on en avait récolté beaucoup ce jour-là. Andrea la suppliait de lui en faire goûter au moins une et elle continuait à refuser en riant. Je me laissais bercer par leurs rires et les notes de Lullaby qui passait à la radio. Je regardais par la fenêtre pour profiter des couleurs du coucher de soleil qui commençait… J’ai vu le ciel virer au rose avant que la calèche ne sorte de nulle part. Elle était majestueuse, noire, ornée de frises dorées, comme une calèche d’autrefois ou un corbillard, de ceux qu’on n’utilise plus. L’instant d’avant, il n’y avait rien, celui d’après elle nous coupait la route… Je crois que j’ai entendu le hennissement des chevaux qui se cabraient avant de réaliser que la voiture se renversait… J’ai crié le prénom de ma fille, mais je ne sais pas si elle m’a répondu, parce que l’instant suivant je volais et tout est devenu noir, comme les chevaux de ce carrosse infernal…»

«Tu inventes tout. Aucune calèche ne vous a coupé la route» assena Elisa en interrompant le cours des souvenirs. Sa voix atone ne laissait transparaître aucune émotion, mais elle avait l’air effarée. Elle était restée silencieuse jusqu’à présent et semblait maintenant incapable de se retenir davantage.

Elga ouvrit les yeux, comme émergeant d’un cauchemar.

«Qu’est-ce que tu en sais? Tu n’y étais pas.»

«La route était déserte, répliqua la mère impassible. Andrea s’est peut-être endormi ou a fait un malaise soudain, il a simplement perdu le contrôle de la voiture et conduisait à une vitesse inadmissible. Il n’y a pas eu de collision.»

«Conneries! Tu racontes un paquet de conneries!»

«En plus d’être folle, tu deviens grossière. Ton père serait très contrarié s’il était là. Ton attitude n’aide pas à la bonne réputation de la famille.

«Il est mort il y a dix ans, maman. Comme tu vois, ma mémoire fonctionne parfaitement. Et pour ce qui est de la réputation de la famille…»

Le docteur Abruzzo toussota pour rappeler l’attention à lui, mais sa tentative fut ignorée. Elisa s’approcha de sa fille, lui prit la main, indifférente à la perfusion. «Ma chérie, elle essaya de la calmer en changeant de registre, tu es perdue, mais nous t’aiderons. Je prie beaucoup et tu verras que Jésus aussi t’aidera.»

Elga retira sa main si violemment que l’aiguille sauta. Un filet rouge lui coula le long du bras. « Je ne suis pas croyante et personne ne peut m’apporter l’aide dont j’ai besoin. Mon mari et ma fille ne sont plus là et aucun dieu ne peut me les rendre.

«Ta fille n’est pas morte. Rea est ici dehors, elle t’attend et a vraiment besoin de toi…»

«Rea?» De rouge, son visage devint cireux. Le médecin intervint alors avec plus de fermeté. Délicatement, il prit Elisa par les épaules et l’éloigna du lit. «S’il vous plaît, calmez-vous et évitez d’interférer. Cela ne fait que compliquer les choses, dit-il d’un ton doux mais ferme. Maintenant, si vous le voulez bien, allez me chercher du désinfectant et un peu de coton pour nettoyer son bras.»

La femme obéit sans répliquer.

«Elle a dit Rea?» demanda Elga quand sa mère fut sortie.

Le médecin retourna s’asseoir.

«Ce prénom ne vous dit rien?»

«La petite fille qui s’est faufilée dans la maison cette nuit et qui disait être ma fille s’appelait comme ça mais… Elle était vraiment ici?»

«Voilà, voyons… Vous vous souvenez d’avoir été dans le coma après l’accident?»

«Évidemment que je m’en souviens, mais je ne vois pas le rapport avec ma question.»

«Vous êtes restée entre la vie et la mort durant plusieurs mois et nous avons tous craint de vous perdre, au point que votre mère a crié au miracle quand vous vous êtes réveillée. En homme de sciences, je ne crois pas aux miracles, mais vous avez eu énormément de chance, c’est certain. Beaucoup ne s’en sortent pas dans une telle situation. Votre capacité de récupération a été surprenante. Votre corps ne conserve aucune trace de cette vilaine expérience et on peut dire pareil de vos facultés intellectuelles. Toutefois, votre psychisme a subi des blessures difficiles à soigner. Vous avez vécu un traumatisme important et… Et…»

Elga vit quelques gouttes de transpiration briller sur le front de l’homme et ressentit sa difficulté à terminer sa phrase.

«Qu’essayez-vous de me dire?» le pressa-t-elle.

«Vous vous souvenez de ce qu’il s’est passé quand vous avez revu votre fille après votre réveil?»

«Vous plaisantez? Ma fille était morte et enterrée, comment aurais-je pu la revoir?»

Le docteur Abruzzo secoua la tête.

«Vous avez dit quelque chose de similaire ce jour-là mais…»

«Écoutez, comme vous le savez, j’ai passé six mois totalement inconsciente. J’ai été expulsée de la voiture tout de suite après l’impact et je n’ai pas pu voir ce qu’il s’est passé. Je n’ai pas vu mon mari et ma fille mourir et je n’ai pas vu leur corps non plus, parce qu’il était déjà sous terre à mon réveil. C’est ma mère qui m’a dit sans trop prendre de gants qu’ils n’étaient plus là et je vous garantis que j’ai eu du mal à m’en convaincre. Elle m’a expliqué que la voiture avait pris feu et qu’Andrea et Martina étaient morts dans les flammes… Elle n’a pas raté l’occasion de le souligner quand j’ai découvert qu’elle les avait fait enterrer et que j’étais furieuse. Elle savait très bien que je les aurais fait incinérer, nous avions abordé le sujet plusieurs fois par le passé et on s’était violemment disputées. En bonne catholique, elle est opposée à la crémation et, comme il fallait s’y attendre, le moment venu, elle a saisi la balle au bond pour faire à sa façon, se fichant de ma volonté. “Ils étaient de toute façon carbonisés, quelle différence ça fait?” C’est ainsi qu’elle a commenté ma rage… Ma mère peut être très cynique parfois… J’ai désiré de tout mon être que quelqu’un d’autre soit sous ces pierres tombales. Vous n’imaginez pas combien de fois j’ai rêvé de voir revenir… Martina surtout… Maintenant, essayez de deviner comment je me suis sentie quand j’ai trouvé cette fillette dans ma cuisine. Pendant un instant, j’ai vraiment espéré que l’impossible s’était réalisé, à part que… Ma petite fille était complètement différente. Si vous me dites simplement que ma fille est vivante et que, qui sait pour quelle raison absurde, je me suis convaincue du contraire, je pourrais l’accepter. En fait, je vais vous dire plus, je ferais tout pour y croire parce que je ne peux rien imaginer de plus beau. Mais je sais parfaitement comment était ma petite et je connais son prénom. Je ne peux pas me tromper sur ça…»

«Maman, tu te sens mieux maintenant?» Rea entra dans la pièce, interrompant le discours à mi-chemin. Elle tenait un flacon de désinfectant; Elisa la suivait silencieusement avec un étrange sourire sur le visage.

Le regard d’Elga se remplit de terreur, comme si elle avait vu un fantôme. «Tu n’es pas ma fille! Ce n’est pas TOI ma fille!» commença-t-elle à hurler, en proie à la panique.

La petite fondit en larmes, laissa tomber la bouteille et courut se réfugier dans les bras de sa grand-mère.

Le docteur Abruzzo bondit sur ses pieds, clairement énervé. Il ramassa le flacon d’alcool sur le sol, et rejoignit la femme. « Vous êtes contente maintenant?

«Elle n’est pas guérie, n’est-ce pas? Tout est redevenu comme avant» commenta-t-elle d’un air accablé.

«Ce n’est pas le moment, vous comprenez? Occupez-vous plutôt de la petite» répliqua-t-il en lui montrant la porte.

Chapitre 5

All my senses rebel

under the scrutiny of their persistent gaze. It took a lifetime to get here, A journey I’ll never make again.

The Trial - Dead can dance

L’orage avait cessé depuis peu. Iuri inspira à fond en sortant de la loge du gardien et se dirigea à pas lents vers la fontaine située au-delà de l’entrée du cimetière monumental. Il tenait de la main droite un bouquet de chrysanthèmes et une cannette vide de l’autre. Il la remplit en faisant attention à ne pas se mouiller et emprunta le petit escalier qui conduisait à la zone souterraine. Si les décès le permettaient, il aimait commencer sa journée de cette façon. Un café en compagnie du brave Filippo et une promenade entre les tombes de gens qu’il n’avait jamais connus de leur vivant mais qui, depuis quelque temps, soulageaient sa solitude. Un nom, deux dates, parfois une épitaphe et une photo étaient tout ce qu’il connaissait d’eux. Ils semblaient pourtant le scruter depuis ces images et, dans certains cas, lui sourire. Iuri aimait s’arrêter sur les détails et imaginer leur existence. Les pierres tombales étaient comme des livres codés qui, si on savait les lire attentivement, révélaient bien plus qu’on ne pouvait le penser.

Giovanni Liuzzi, par exemple, était né en 1920 et décédé en 1943. Sur la photo en noir et blanc qui le représentait, il portait un uniforme militaire. Lire l’inscription “tombé au champ d’honneur” gravée sur la plaque de marbre était inutile pour deviner qu’il s’agissait d’une victime de la dernière guerre mondiale. À en juger par son regard triste, en opposition avec le sourire qu’il affichait, il n’avait pas dû s’enrôler le cœur léger. Comment l’en blâmer d’ailleurs?

Iuri posa la cannette et le bouquet de chrysanthèmes au sol, changea l’eau dans le vase posé sur la tombe, remplaça l’unique fleur sèche par un chrysanthème frais et passa à la suivante. Il répéta l’opération en l’honneur du petit Matteo, décédé en 1971 à seulement dix-huit mois. Le bas-relief d’un petit ange veillait sur son portrait. “Ne le réveillez pas, laissez-le dormir” disait l’épitaphe ternie par les ans.

Les tombes abandonnées à la négligence étaient nombreuses, surtout dans le vieux cimetière. Très souvent, les années écoulées depuis le décès se traduisaient par une distance infranchissable entre les morts et leurs parents encore en vie. Parfois, le manque d’entretien n’était imputable qu’à un manque de temps. Dans un cas comme dans l’autre, cela provoquait un sentiment de mal-être chez Iuri. L’idée qu’un de ces disparus puisse s’être évanoui des souvenirs de ceux qu’il avait aimés pendant sa vie le rendait triste, raison pour laquelle il prenait soin d’eux comme il pouvait. Tour à tour, il nettoyait les tombes, les ornait d’une fleur, contrôlait que les veilleuses étaient toujours allumées. Cette longue file de petits yeux rouges était presque la seule source de lumière disponible dans cette zone souterraine et, en tant que telle, devait être préservée.

Deux ans à peine s’étaient écoulés depuis que Iuri avait emménagé à Gioia et, durant cette période, il avait passé plus de temps au cimetière qu’en-dehors mais, paradoxalement, c’était là qu’il avait retrouvé l’envie de vivre. S’étant enfui de chez lui à quinze ans pour des raisons que personne n’aurait pu comprendre, il avait coupé tout lien avec sa famille. Il avait longuement voyagé, se laissant guider par ses rêves et son instinct, s’arrêtant dans des lieux différents juste assez longtemps pour comprendre qu’il devait encore chercher. Où qu’il soit, il avait toujours gagné de quoi vivre en faisant le même métier, celui qu’il n’avait appris de personne et qui était pour lui une vocation. Préparer les défunts pour leur ultime voyage : c’était sa spécialité et, s’agissant d’une occupation peu convoitée, il n’avait jamais eu de mal à trouver du travail. À trente ans passés, il pouvait désormais se targuer d’une vaste expérience dans ce domaine. Monsieur Di Spirito avait immédiatement reconnu son talent le jour où il avait frappé à sa porte dans l’espoir d’être embauché. En bon chef d’entreprise, il ne l’avait pas laissé s’échapper et la satisfaction des clients avait été sa meilleure récompense. Il n’avait pas fallu longtemps pour que la nouvelle qu’était arrivé en ville un croque-mort jeune et beau, capable de préparer les morts si bien qu’ils semblaient encore vivants soit connue de tous. Bien entendu, depuis qu’il était là, les Pompes Funèbres Di Spirito avaient battu la concurrence. Les autres pouvaient proposer de meilleurs cercueils ou voitures, mais l’amour et le professionnalisme de Iuri pour l’habillage des corps étaient incomparables.

En dépit de l’estime dont il jouissait dans le cadre professionnel, il était toujours resté en marge de la société. Par-dessus tout, son contact permanent avec les défunts poussait la plupart des gens à garder leurs distances, à le regarder de façon soupçonneuse, jusqu’à faire des gestes de conjuration sur son passage, comme s’il portait malheur. Non que cela le dérange. Au fond, Iuri était un misanthrope et il ne voyait aucun intérêt à socialiser. En fréquentant le cimetière, il s’était lié avec Filippo, le gardien, et le vieux Santino qui était presque chez lui dans ce lieu; deux amis étaient déjà plus qu’il ne pouvait en désirer. Mais ce qui l’avait convaincu de rester était de l’avoir trouvée elle, justement là, dans le cimetière de cette petite ville dont il ignorait l’existence il y a peu encore. C’était pour elle qu’il avait voyagé si longtemps, l’avait cherchée pendant une éternité et quand il l’avait enfin eue face à lui, il avait compris avoir retrouvé sa place dans le monde.

Son téléphone vibra dans sa poche. Aucun appel, il s’agissait uniquement de l’alarme programmée pour lui rappeler que l’heure d’ouverture au public était proche et que l’enterrement de madame Rosetta aurait lieu dans une heure.

Il déposa le dernier chrysanthème sur la tombe de Felice Natale, mort à l’âge vénérable de quatre-vingts ans un 15 août, puis tapa du poing sur le caveau situé à côté, le seul fermé par un panneau provisoire en carton sur lequel était écrit : “N’allumez pas de veilleuse, je ne dois pas lire!” Une main desséchée jaillit d’un coin et détacha l’affiche de fortune avec délicatesse, la déposa soigneusement à l’intérieur du compartiment, puis se tendit de nouveau vers l’extérieur.

«Aide-moi à descendre» croassa une voix rendue rauque par la fumée de cigarette.

Iuri ne se le fit pas répéter. «Bonjour» sourit-il en prêtant son bras à Santino pour qu’il puisse sortir de la niche funéraire. À peine au sol, celui-ci s’étira, ôta la poussière de son pantalon usé et rendit enfin son salut à son ami par un sourire complètement édenté.

«Alors, dis-moi, quelqu’un a cassé sa vie cette nuit?» Il avait toujours hâte de s’informer, même si la question qu’il avait en tête était tout autre en réalité. Ce qu’il voulait vraiment savoir n’était pas tant qui était mort, mais bien si Antonietta Carenza, épouse Natale, était partie vers une vie meilleure. La dame en question était la femme de monsieur Felice et propriétaire légitime du caveau que Sante avait transformé en chambre à coucher. Son départ lui vaudrait l’expulsion, raison pour laquelle il priait pour qu’elle reste en vie le plus longtemps possible. Elle avait fêté ses quatre-vingt-quinze ans quelques mois auparavant, un peu plus que lui. Elle ne quittait plus sa maison depuis qu’une méchante maladie l’avait clouée sur un fauteuil roulant et venait encore moins au cimetière mais le bruit courait que, tout bien considéré, elle avait encore de l’énergie à revendre. Après tout, Santino avait de bonnes raisons d’espérer partir avant qu’elle, ou quelqu’un pour elle, ne vienne réclamer sa place.

«Cette nuit, il n’y a que le vieux propriétaire de la boulangerie sur l’avenue qui est mort» le rassura Iuri.

«Paix à son âme, c’était une bonne personne» commenta le vieux qui, après une vie de vagabondage, connaissait pratiquement tout le monde en ville.

«De toute façon» ajouta-t-il immédiatement, c’est mieux ainsi. Il prit une cigarette déjà à moitié fumée dans la poche de sa veste usée. «Tu as une allumette?» demanda-t-il à son ami. Celui-ci lui tendit tout un paquet.

«Je les ai toutes achetées pour toi, dit-il, mais j’ai oublié mon briquet, tu devras donc allumer pour moi.» Sur ces mots, il prit un paquet de Lucky Strike dans la poche de son pantalon et ils empruntèrent les escaliers ensemble. Ils n’allumèrent la cigarette de l’un et de l’autre qu’une fois à ciel ouvert. C’est alors que Santino put observer Iuri à la lumière du jour. «Tu n’as pas bonne mine aujourd’hui, constata-t-il entre deux quintes de toux. Quelque chose ne vas pas comme tu veux?»

«J’ai peu dormi» répondit l’autre en haussant les épaules. En réalité, il était profondément perturbé par sa rencontre nocturne mais il n’était pas prêt à en parler avec quelqu’un.

Sante comprit et s’en alla pour se rendre à l’inhumation de Rosetta.

Malgré son âge et les milliers d’épreuves qui avaient jalonné son existence, il était encore en forme et voulait gagner, d’une façon ou l’autre, le plat chaud et l’hospitalité que lui offrait quotidiennement le gardien. Même si la loi n’autorisait pas un sans-abri à loger dans le cimetière, Filippo avait toujours fermé l’œil, voire même les deux à l’occasion. La présence du clochard, pour sûr, ne pouvait pas déranger les défunts et avoir un peu de compagnie ne lui déplaisait pas. Il le laissait dormir là et s’assurait qu’il ne reste jamais le ventre vide; en échange, il acceptait volontiers un peu d’aide.

Quand il fallait enterrer quelqu’un, Santino était toujours prêt. Qu’il faille jeter quelques pelletées de terre dans une fosse ou poser quelques briques pour refermer une niche dans un mur, il était là, content de collaborer. Certaines personnes méfiantes soupçonnaient qu’il y prenait goût, qu’il s’était fixé comme objectif d’enterrer toute la ville. La vérité était que, après avoir passé une vie entière à se sentir inutile pour les vivants, il éprouvait un grand soulagement à l’idée de pouvoir se rendre utile, au moins auprès des morts.

Iuri n’aimait pas beaucoup les enterrements, ils signaient le moment définitif de l’adieu, chargeant l’air d’émotions quasi intolérables. Y être présent ne rentrait pas strictement dans ses attributions, mais il essayait toujours de rester dans les parages au cas où ses collègues auraient besoin d’un coup de main.

Filippo était déjà sur place. Il portait des bottes en caoutchouc pour éviter de salir son pantalon et l’humidité faisait friser ses cheveux. La fosse qui accueillerait Rosetta avait été creusée le jour avant, la dernière supervision lui incombait.

«Elle est grande, hein?» commenta-t-il en se tournant vers ses amis. On dirait qu’elle peut contenir deux cercueils.

«À mon avis, c’est Rosetta qui a fait pleuvoir ce matin, répondit Santino. Elle ne voulait bas finir sous terre et s’est vengée en envoyant de la pluie pour déranger.»

Iuri eut un pincement au cœur en pensant à ce corps obèse qui avait causé pas mal de maux de tête à tout le personnel du bureau, sans exception. Habituellement, il préparait les corps seul, dans l’intimité d’une pièce fermée, mais l’habillage de Rosetta avait exigé l’intervention de deux autres personnes. Il avait fallu six bras pour la soulever et la tourner, deux coussins pour atténuer la différence de niveau entre la tête et le ventre anormalement élevé qui la cachait comme une montagne… Et un changement de cercueil à la dernière minute parce que le premier s’était révélé insuffisant pour la contenir. La famille s’était déclarée prête à payer un montant démesuré pour qu’elle puisse être enterrée selon ses dernières volontés, mais il n’y avait pas de caveau à sa taille, l’administration communale n’en ayant pas prévu. Ils avaient donc dû se contenter d’un emplacement souterrain. Ce n’était pas vrai que la mort rend tous égaux, constata Iuri avec amertume. À plus d’un titre, la différence entrait aussi dans les cimetières.

Il se tint à l’écart durant la cérémonie, heureux de ne pas devoir intervenir. De temps en temps, il tournait les yeux vers des tombes plus loin. Normalement, elle ne venait que le jeudi après-midi et le dimanche voir ses proches; Iuri était certain de ne pas la voir arriver un mardi matin à cette heure, mais il ne put éviter d’espérer un changement de programme. La rencontre avec Ogma avait accentué en lui l’urgence de la revoir, de s’assurer qu’elle allait bien. Il se repromit de passer à sa boutique dès que l’enterrement serait terminé.

Comme toujours, il ferait semblant de regarder les poupées en vitrine, volant quelques images d’Elga en train de travailler, espérant calmer un minimum sa soif avant d’être pris en flagrant délit et d’être chassé. Il se contenterait de petites gouttes, sûr que les choses changeraient un jour. Il boirait alors jusqu’à tremper son âme.

Chapitre 6

Tears have turned to ice [5]

(tears from your eyes). No one here but I (only dreams survive). Nothing can survive (thought you’d never die).

She - Fields of the Nephilim

Un couloir illuminé par la faible lumière de dizaines de bougies. Elga avança, accompagnée des flammes vacillantes dansant sur les murs. Au loin, elle pouvait apercevoir un cercueil blanc posé au centre d’une chapelle ardente. Le torse d’une fillette assise s’y dressait et une foule de gens l’entourait.

«Tu dois rester allongée, tu es morte!» tonna la voix du docteur Abruzzo.

«Obéis, Martina, autrement Jésus se fâchera» lui fit écho Elisa.

Au nom de sa fille, la femme accéléra le pas. «Laissez-la partir!» cria-t-elle en se jetant sur le cercueil.

La petite fille s’accrocha à elle, la serrant dans un étau qui l’empêcha presque de respirer. « Maman, aide-moi! Dis-le toi aussi, dis-leur que je ne suis pas morte, je ne veux pas être enfermée ici!»

Elga lui rendit son étreinte puis, d’une main tremblante, lui caressa la tête. Une larme lui mouilla les doigts alors qu’ils couraient sur les mèches soyeuses. Ce contact provoqua un frisson le long de son dos, mais la sensation de plaisir initiale se transforma soudain en quelque chose de différent.

Faux. Ses cheveux sont faux, fut tout ce qu’elle arriva à penser avant de poser les yeux sur la petite tête appuyée contre sa poitrine. La chevelure noire l’atteignit comme un coup de fouet en plein visage.

«Nooooon!» hurla-t-elle, et elle la repoussa si violemment qu’elle la fit tomber.

Le docteur Abruzzo se jeta en avant, tentant maladroitement de l’attraper avant qu’elle ne touche terre. Il réussit à lui saisir un poignet et, au même instant, il y eut un claquement, semblable au bruit de quelque chose qui se brise. L’homme resta immobile, le petit bras à la main, pendant que le reste du corps de la petite s’écrasait au sol, éclatant en mille morceaux.

La tête de Rea roula aux pieds de sa maman, ses yeux vitreux paraissaient la fixer, dans un visage qui n’était plus humain.

«Voilà, tu l’as cassée, pontifia Elisa en se baissant pour ramasser le buste en tissu. Tu abîmes toujours tout!» s’énerva-t-elle en l’agitant sous le regard abasourdi d’Elga. De petits morceaux d’éponge voltigèrent autour d’elle comme des confettis. Ce n’était pas une fillette en chair et en os.

«C’est juste une poupée… La poupée…»

***

«La poupée…» répéta Elga en s’éveillant. Elle était couverte de sueur et son cœur battait à tout rompre. Il n’y avait aucune aiguille dans ses bras, mais elle se souvenait vaguement avoir avalé quelques comprimés sous le regard vigilant du médecin avant de se rendormir. Un sommeil artificiel, même s’il n’avait pas été vide de rêves, qui durait depuis… Combien de temps? La femme réalisa qu’elle avait perdu la notion du temps. Il lui sembla se rappeler que le soir était tombé lorsque le docteur Abruzzo, à la fin de son interrogatoire exténuant, avait pris congé en lui recommandant le repos absolu. La lumière qui filtrait maintenant par les fenêtres entrouvertes lui suggérait qu’il faisait de nouveau jour.

Sa mère n’était pas revenue, aucune trace de l’étrangère.

Elle se leva lentement, affaiblie, sa tête tournait; titubante, elle se dirigea vers la porte. L’ouvrit sans faire de bruit et jeta prudemment un coup d’œil sur le palier. Il n’y avait personne dans les parages et la maison semblait plongée dans le silence.

L’idée de tomber à nouveau sur Rea, qui ou quoi qu’elle soit, la terrifiait mais elle ne pouvait pas rester confinée dans sa chambre pour toujours. Elle prit son courage à deux mains et continua vers l’escalier. Devant la petite chambre de Martina, elle eut envie d’entrer pour contrôler si la poupée était de retour, mais le courage lui manqua.

Plus tard, se dit-elle en descendant à l’étage inférieur.

Elle franchit le seuil de la cuisine en tremblant. Les volets étaient grand ouverts et une chaude lumière de septembre inondait la pièce. La télévision était allumée, réglée à très faible volume sur un quelconque bulletin d’informations, signe incontestable de la présence de sa mère.

Elisa était assise sur le canapé, elle sirotait une tasse de lait en suivant attentivement les images qui défilaient sur l’écran. Elle avait empilé les poupées dans un coin pour se faire une place.

Elga enregistra ce détail en étouffant à grand-peine un geste d’agacement profond. Elle remarqua en même temps que la petite fille n’était pas là. Se serait-elle évanouie comme les rêves à l’aube? Aurait-elle tout imaginé? Elle l’espéra intensément, bien qu’une voix intérieure persiste à lui souffler l’idée que quelque chose faussait toujours dans le cadre.

«Tu es réveillée» commença Elisa en l’aperce­vant. Tu en veux un peu aussi?

«Tu sais que je n’aime pas le lait…»

«Oh!» répondit l’autre aussi dépitée que si elle venait d’apprendre une mauvaise nouvelle. J’espère au moins que la nuit t’a porté conseil.

«Quel jour on est?»

«Mercredi… C’est hier que tu as perdu la tête, si c’est ça que tu veux savoir. Je suis restée ici toute la nuit. Tu peux imaginer à quel point c’était désagréable de dormir assise sur le canapé avec toutes ces horreurs autour. Bref, je me suis occupée de la petite. Je lui ai expliqué que tu es malade et qu’elle doit être patiente, et ce matin je l’ai accompagnée à l’école.» Elle se tut un instant seulement, peut-être parce qu’elle perçut une étrange lueur dans le regard de sa fille, puis poursuivit: «Tu sais que l’instruction est la chose la plus importante. Il ne fallait pas lui faire rater le premier jour d’école parce que tu as subitement recommencé à perdre la tête et puis… Comment justifier son absence? Tu comprends bien que certains détails malsains ne doivent pas filtrer à l’extérieur. Je n’ose même pas imaginer ce que les gens diraient s’ils savaient que tu es devenue folle.»

«Je ne suis pas folle» murmura Elga, mais l’autre ne sembla pas l’entendre. Non qu’elle eût imaginé le contraire, elle la connaissait depuis toujours. Sa mère était ainsi faite, quand elle commençait à parler elle était comme un fleuve en crue et n’admettait aucune réplique. Elle donnait parfois l’impression d’avoir même oublié son interlocuteur, continuait à exprimer ses pensées, indifférente à tout et tous. Et pour ce qui était des insultes, elles n’avaient jamais cessé de faire mal mais, après des années de dur entraînement, Elga ne les remarquait plus. Elle n’était pas la fille qu’Elisa aurait voulu et elle ne perdait une occasion de le souligner. Point.