banner banner banner
Cet obscur objet du désir / Этот смутный объект желания. Книга для чтения на французском языке
Cet obscur objet du désir / Этот смутный объект желания. Книга для чтения на французском языке
Оценить:
Рейтинг: 0

Полная версия:

Cet obscur objet du désir / Этот смутный объект желания. Книга для чтения на французском языке

скачать книгу бесплатно


Eh bien, en s’habillant chez elle, cette petite misérable s’était accoutrée d’un caleçon, taillé dans une sorte de toile si raide et si forte, qu’une corne de taureau ne l’aurait pas fendue, et qui se serrait à la ceinture ainsi qu’au milieu des cuisses par des lacets d’une résistance et d’une complication inattaquables. Et voilà ce que je découvris au milieu de mon ardeur la plus éperdue, tandis que la scélérate m’expliquait sans se troubler:

– Je serai folle jusqu’où Dieu voudra, mais pas jusqu’où le voudront les hommes!

Je doutai un instant si je l’étranglerais, puis—vraiment, je vous l’avoue, je n’en ai pas de honte—mon visage en larmes tomba dans mes mains.

Ce que je pleurais, monsieur, c’était ma jeunesse à moi, dont cette enfant venait de me prouver l’irréparable effondrement. Entre vingt-deux et trente-cinq ans, il est des avanies que tous les hommes évitent. Je ne pouvais pas croire que Concha m’eût ainsi traité si j’avais eu dix ans de moins. Ce caleçon, cette barrière entre l’amour et moi, il me semblait que dorénavant je le verrais à toutes les femmes, ou que du moins elles voudraient l’avoir avant d’approcher de mon étreinte.

– Pars, lui dis-je. J’ai compris.

Mais elle s’alarma tout à coup, et m’enveloppant à son tour de ses deux petits bras vigoureux que je repoussais avec peine, elle me dit en cherchant ma bouche:

– Mon cœur, tu ne saurais donc aimer tout ce que je te donne de moi-même? Tu as mes seins, tu as mes lèvres, mes jambes brûlantes, mes cheveux odorants, tout mon corps dans tes embrassements et ma langue dans mon baiser. Ce n’est donc pas assez, tout cela? Alors ce n’est pas moi que tu aimes, mais seulement ce que je te refuse? Toutes les femmes peuvent te le donner, pourquoi me le demandes-tu, à moi qui résiste? Est-ce parce que tu me sais vierge? Il y en a d’autres, même à Séville. Je te le jure, Mateo, j’en connais. ¡Alma mia! sangre mio! aime-moi comme je veux être aimée, peu à peu, et prends patience. Tu sais que je suis à toi, et que je me garde pour toi seul. Que veux-tu de plus, mon cœur?

Il fut convenu que nous nous verrions chez elle ou chez moi, et que tout serait fait selon sa volonté. En échange d’une promesse de ma part, elle consentit à ne plus remettre son affreuse cuirasse de toile; mais ce fut tout ce que j’obtins d’elle; et encore la première nuit où elle ne la porta point, il me sembla que ma torture en était encore avivée.

Voici donc le degré de servitude où cette enfant m’avait amené. (Je passe sur les perpétuelles demandes d’argent qui interrompaient sa conversation et auxquelles je cédais toujours;—même en laissant cela de côté, la nature de nos relations est d’un intérêt particulier.) Je tenais donc chaque nuit dans mes bras le corps nu d’une fille de quinze ans, sans doute élevée chez les Sœurs, mais d’une condition et d’une qualité d’âme qui excluaient toute idée de vertu corporelle—et cette fille, d’ailleurs aussi ardente et aussi passionnée qu’on pouvait le souhaiter, se comportait à mon égard comme si la nature elle-même l’avait empêchée à jamais d’assouvir ses convoitises.

D’excuse valable à une pareille comédie, aucune n’était donnée, aucune n’existait. Vous en devinerez vous-même la raison par la suite. Et moi, je supportais qu’on me bernât ainsi.

Car ne vous y trompez pas, jeune Français, lecteur de romans et acteur peut-être d’intrigues particulières avec les demi-virginités de villes d’eaux, nos Andalouses n’ont ni le goût, ni l’intuition de l’amour artificiel. Ce sont d’admirables amantes, mais qui ont des sens trop aigus pour supporter sans frénésie les trilles d’une chanterelle superflue. Entre Concha et moi, il ne se passait rien, mais rien, comprenez ce que veut dire rien. Et cela dura deux semaines entières.

Le quinzième jour, comme elle avait reçu de moi la veille une somme de mille douros pour payer les dettes de sa mère, je trouvai la maison vide.

IX. Où Concha Perez subit sa troisième métamorphose

C’était trop. Désormais, je voyais clair dans cette petite âme de rouée. J’avais été mystifié comme un collégien et j’en restais confus encore plus qu’affligé.

Rayant de ma vie passée la perfide enfant, je fis effort pour l’oublier du jour au lendemain, par un coup de volonté, une de ces intentions paradoxales dont les femmes escomptent toujours le fatal avortement.

Je partis pour Madrid décidé à prendre pour maîtresse, au hasard, la première jeune femme qui attirerait mes yeux.

C’est le stratagème classique, celui que tout le monde invente et qui ne réussit jamais.

Je cherchai de salon en salon, puis de théâtre en théâtre, et je finis par rencontrer une danseuse italienne, grande fille aux jambes musclées qui aurait été une fort jolie bête dans les boxes d’un harem, mais qui ne suffisait sans doute point aux qualités qu’on attend d’une amie unique et intime.

Elle fit de son mieux: elle était affectueuse et facile. Elle m’apprit des vices de Naples dont je n’avais nulle habitude et qui lui plaisaient plus qu’à moi. Je vis qu’elle s’ingéniait à me garder auprès d’elle, et que le souci de son existence matérielle n’était pas le seul motif de ce zèle tendre et ardent.

Hélas! que n’ai-je pu l’aimer! Je n’avais aucun reproche à lui faire. Elle n’était ni infidèle ni importune. Elle ne paraissait pas connaître mes défauts. Elle ne me brouillait pas avec mes amis. Enfin, ses jalousies, toutes fréquentes qu’elles fussent, se laissaient deviner et ne s’exprimaient point. C’était une femme inappréciable.

Mais je n’éprouvais rien pour elle.

Pendant deux mois je m’astreignis à vivre sous le même toit que Giulia, dans son air, dans sa chambre de la maison que j’avais louée pour nous deux au bout de la rue Lope de Vega. Elle entrait, passait, marchait devant moi, je ne la suivais pas des yeux. Ses jupons, ses maillots de danseuse, ses pantalons et ses chemises traînaient sur tous les divans: je n’étais même pas atteint par leur influence. Pendant soixante nuits, je vis son corps brun allongé près du mien dans une couche trop chaude, où j’imaginais une autre présence dès que la lumière s’éteignait… Puis je me sauvai, désespérant de moi-même.

Je revins à Séville. Ma maison me parut mortuaire. Je partis pour Grenade, où je m’ennuyai; pour Cordoue, torride et déserte; pour l’éclatante Jérez toute pleine de l’odeur de ses celliers à vin; pour Cadiz, oasis de maisons dans la mer.

Le long de ce trajet, monsieur, j’étais guidé de ville en ville, non pas par la fantaisie, mais par une fascination irrésistible et lointaine dont je ne doute pas plus que de l’existence de Dieu. Quatre fois, dans la vaste Espagne, j’ai rencontré Concha Perez. Ce n’est pas une suite de hasards: je ne crois pas à ces coups de dés qui régiraient les destinées. Il fallait que cette femme me reprît sous sa main, et que je visse passer sur ma vie tout ce que vous allez entendre.

Et en effet tout s’accomplit.

* * *

Ce fut à Cadiz.

J’entrai un soir dans le Baile de là-bas. Elle y était. Elle dansait, monsieur, devant trente pêcheurs, autant de matelots, et quelques étrangers stupides.

Dès que je la vis, je me mis à trembler. Je devais être pâle comme la terre; je n’avais plus ni souffle, ni force. Le premier banc, près de la porte, fut celui où je m’assis, et, les coudes sur la table, je la contemplais de loin comme une ressuscitée.

Elle dansait toujours, haletante, échauffée, la face pourpre et les seins fous, en secouant à chaque main des castagnettes assourdissantes. Je suis certain qu’elle m’avait vu, mais elle ne me regardait pas. Elle achevait son boléro dans un mouvement de passion furieuse, et les provocations de sa jambe et de son torse visaient quelqu’un au hasard dans la foule des spectateurs.

Brusquement, elle s’arrêta, au milieu d’une grande clameur.

«¡Qué guapa! criaient les hommes. ¡Olé! Chiquilla! Olé! Olé! Otravez!

Et les chapeaux volaient sur la scène; toute la salle était debout. Elle saluait, encore essoufflée, avec un petit sourire de triomphe et de mépris.

Selon l’usage, elle descendit au milieu des buveurs pour s’attabler en quelque endroit, pendant qu’une autre danseuse lui succédait devant la rampe. Et, sachant qu’il y avait là, dans un coin de la salle, un être qui l’adorait, qui se serait mis sous ses pieds devant la terre entière et qui souffrait à crier, elle alla de table en table et de bras en bras, sous ses yeux.

Tous la connaissaient par son nom. J’entendais des «Conchita!» qui faisaient passer des frissons depuis mes orteils jusqu’à ma nuque. On lui donnait à boire; on touchait ses bras nus; elle mit dans ses cheveux une fleur rouge qu’un marin allemand lui donna; elle tira la tresse de cheveux d’un banderillero qui fit des pitreries; elle feignit la volupté devant un jeune fat assis avec des femmes, et caressa la joue d’un homme que j’aurais tué.

Des gestes qu’elle fit pendant cette manœuvre atroce qui dura cinquante minutes, pas un seul n’est sorti de ma mémoire.

Ce sont des souvenirs comme ceux-là qui peuplent le passé d’une existence humaine.

Elle visita ma table après toutes les autres parce que j’étais au fond de la salle, mais elle y vint. Confuse? ou jouant la surprise? oh! nullement! vous ne la connaissez pas. Elle s’assit en face de moi, frappa dans ses mains pour attirer le garçon et cria:

– Tonio! une tasse de café!

Puis, avec une tranquillité exquise, elle supporta mon regard.

Je lui dis, d’une voix très basse:

– Tu n’as donc peur de rien, Concha? Tu n’as pas peur de mourir?

– Non! et d’abord ce n’est pas vous qui me tuerez.

– Tu m’en défies?

– Ici même, et où vous voudrez. Je vous connais, don Mateo, comme si je vous avais porté neuf mois. Vous ne toucherez jamais à un cheveu de ma tête, et vous avez raison, car je ne vous aime plus.

– Tu oses dire que tu m’as aimé?

– Croyez ce qu’il vous plaira. Vous êtes seul coupable.

C’était elle qui me faisait des reproches. J’aurais dû m’attendre à cette comédie.

– Deux fois, repris-je, deux fois tu m’as fait cela! Ce que je te donnais du fond de mon cœur, tu l’as reçu comme une voleuse, et tu es partie, sans un mot, sans une lettre, sans même avoir chargé personne de me porter ton adieu. Qu’ai-je fait pour que tu me traites ainsi?

Et je répétais entre mes dents:

– Misérable! misérable!

Mais elle avait son excuse:

– Ce que vous avez fait? Vous m’avez trompée. N’aviez-vous pas juré que j’étais en sûreté dans vos bras et que vous me laisseriez choisir la nuit et l’heure de mon péché? La dernière fois, ne vous souvenez-vous plus? Vous croyiez que je ne sentais rien. J’étais éveillée, Mateo, et j’ai compris que si je passais encore une nuit à vos côtés, je ne m’endormirais pas sans me livrer à vous par surprise. Et c’est pour cela que je me suis enfuie.

C’était insensé. Je haussai les épaules.

– Ainsi, voilà ce que tu me reproches, lui dis-je, quand je vois ici la vie que tu mènes et les hommes qui passent dans ton lit?

Elle se leva, furieuse.

– Cela n’est pas vrai! Je vous défends de dire cela, don Mateo! Je vous jure sur la tombe de mon père que je suis vierge comme une enfant,—et aussi que je vous déteste, parce que vous en avez douté!

Je restai seul. Après quelques instants, je partis, moi aussi.

X. Où Mateo se trouve assister à un spectacle inattendu

Toute la nuit j’errai sur les remparts. L’intarissable vent de la mer douchait ma fièvre et ma lâcheté. Oui, je m’étais senti lâche devant cette femme. Je n’avais que des rougissements en songeant à elle et à moi; je me disais en moi-même les pires outrages qu’on puisse adresser à un homme. Et je devinais que le lendemain je n’aurais pas cessé de les mériter.

Après ce qui s’était passé, je n’avais que trois partis à prendre: la quitter, la forcer, ou la tuer.

Je pris le quatrième, qui était de la subir.

Chaque soir, je revenais à ma place, comme un enfant soumis, la regarder et l’attendre.

Elle s’était peu à peu adoucie. Je veux dire qu’elle ne m’en voulait plus de tout le mal qu’elle m’avait fait. Derrière la scène, s’ouvrait une grande salle blanche où attendaient, en somnolant, les mères et les sœurs des danseuses; Concha me permettait de me tenir là par une faveur particulière que chacune de ces jeunes filles pouvait accorder à son amant de cœur. Jolie société, vous le voyez.

Les heures que j’ai passées là comptent parmi les plus lamentables. Vous me connaissez: vraiment je n’avais jamais mené cette vie de bas cabaret et de coudes sur la table. Je me faisais horreur.

La señora Perez était là, comme les autres. Elle semblait ne rien connaître de ce qui avait eu lieu calle Trajano. Mentait-elle aussi? je ne m’en inquiétais même pas. J’écoutais ses confidences, je payais son eau-de-vie… Ne parlons plus de cela, voulez-vous?

Mes seuls instants de joie m’étaient donnés par les quatre danses de Concha. Alors, je me tenais dans la porte ouverte par où elle entrait en scène, et pendant les rares mouvements où elle tournait le dos au public, j’avais l’illusion passagère qu’elle dansait de face pour moi seul.

Son triomphe était le flamenco. Quelle danse, monsieur! quelle tragédie! C’est toute la passion en trois actes: désir, séduction, jouissance. Jamais œuvre dramatique n’exprima l’amour féminin avec l’intensité, la grâce et la furie des trois scènes l’une après l’autre. Concha y était incomparable. Comprenez-vous bien le drame qui s’y joue? À qui ne l’a pas vu mille fois j’aurais encore à l’expliquer. On dit qu’il faut huit ans pour former une flamenca, ce qui veut dire qu’avec la précoce maturité de nos femmes, à l’âge où elles savent danser elles ne sont déjà plus belles. Mais Concha était née flamenca; elle n’avait pas l’expérience, elle avait la divination. Vous savez comment on le danse à Séville. Nos meilleures bailerinas, vous les connaissez; aucune n’est parfaite, car cette danse épuisante (douze minutes! trouvez donc une danseuse d’opéra qui accepte une variation de douze minutes!) voit se succéder en elle trois rôles que rien ne relie: l’amoureuse, l’ingénue et la tragédienne. Il faut avoir seize ans pour mimer la seconde partie, où maintenant Lola Sanchez réalise des merveilles de gestes sinueux et d’attitudes légères. Il faut avoir trente ans pour jouer la fin du drame où la Rubia, malgré ses rides, est encore, chaque soir, excellente.

Conchita est la seule femme que j’aie vue égale à elle-même pendant toute cette terrible tâche.

Je la vois toujours, avançant et reculant d’un petit pas balancé, regarder de côté sous sa manche levée, pour baisser lentement, avec un mouvement de torse et de hanches, son bras au-dessus duquel émergeaient deux yeux noirs. Je la vois délicate ou ardente, les yeux spirituels ou baignés de langueur, frappant du talon les planches de la scène, ou faisant crépiter ses doigts à l’extrémité du geste, comme pour donner le cri de la vie à chacun de ses bras onduleux.

Je la vois: elle sortait de scène dans un état d’excitation et de lassitude qui la faisait encore plus belle. Son visage empourpré était couvert de sueur, mais ses yeux brillants, ses lèvres tremblantes, sa jeune poitrine agitée, tout donnait à son buste une expression d’exubérance et de jeunesse vivace: elle était resplendissante.

Pendant un mois il en fut ainsi de nos relations. Elle me tolérait dans l’arrière-boutique de son estrade théâtrale. Je n’avais pas même le droit de l’accompagner à sa porte, et je ne gardais ma place auprès d’elle qu’à la condition de ne lui faire aucun reproche, ni sur le passé, ni sur le présent. Quant à l’avenir, j’ignore ce qu’elle en pensait; pour moi, je n’avais nulle idée d’une solution quelconque à cette aventure pitoyable.

Je savais vaguement qu’elle habitait avec sa mère—dans l’unique faubourg de la ville, près de la plaza de Toros,—une grande maison blanche et verte qui abritait aussi les familles de six autres bailerinas. Ce qui se passait dans une telle cité de femmes, je n’osais l’imaginer. Et pourtant, nos danseuses mènent une vie bien réglée: de huit heures du soir à cinq heures du matin elles sont en scène; elles rentrent exténuées à l’aube, elles dorment, souvent toutes seules, jusqu’au milieu de l’après-midi. Il n’y a guère que la fin du jour dont elles pourraient abuser; encore la crainte d’une grossesse ruineuse retient-elle ces pauvres filles, qui d’ailleurs ne se résoudraient pas tous les soirs à augmenter par d’autres fatigues les efforts d’une pénible nuit.

Toutefois je n’y songeais pas sans inquiétude. Deux des amies de Concha, deux sœurs, avaient un frère plus jeune qui vivait dans leur chambre ou dans celles des voisines et excitait des jalousies dont je fus témoin plusieurs fois.

On l’appelait le Morenito[9 - «Le petit brun.»]. J’ai toujours ignoré son vrai nom. Concha l’appelait à notre table, le nourrissait à mes frais et me prenait des cigarettes qu’elle lui mettait entre les lèvres.

À tous mes mouvements d’impatience, elle répondait par des haussements d’épaules, ou par des phrases glaciales qui me faisaient souffrir davantage.

– Le Morenito est à tout le monde. Si je prenais un amant, il serait à moi comme ma bague et tu le saurais, Mateo.

Je me taisais. D’ailleurs, les bruits qui couraient sur la vie privée de Concha la représentaient comme inattaquable, et j’avais trop le désir de la croire telle pour ne pas accepter, de confiance même, des rumeurs sans fondement. Aucun homme ne l’approchait avec le regard si particulier de l’amant qui retrouve en public sa femme de la nuit précédente. J’eus des querelles à ce propos, avec des prétendants que je gênais sans doute, mais jamais avec personne qui se vantât de l’avoir connue. Plusieurs fois, j’essayai de faire parler ses amies. On me répondait toujours: «Elle est mozita. Et elle a bien raison.»

De rapprochement avec moi, il n’était même pas question. Elle ne me demandait rien. Elle ne m’accordait rien. Si joyeuse autrefois, elle était devenue grave et ne parlait presque plus. Que pensait-elle? Qu’attendait-elle de moi? C’eût été peine perdue que de lire dans son regard. Je ne voyais pas plus clair dans cette petite âme que dans les yeux impénétrables d’un chat.

* * *

Une nuit, sur un signe de la directrice, elle quitta la scène avec trois autres danseuses, et monta au premier étage, pour faire une sieste, me dit-elle. Elle avait souvent de ces absences d’une heure, dont je ne prenais pas ombrage, car toute menteuse et fausse qu’elle fût, je croyais ses moindres paroles.

– Quand nous avons bien dansé, m’expliquait-elle, on nous fait un peu dormir. Sans cela, nous aurions des rêves sur la scène.

Elle était donc montée cette fois encore, et pour respirer un air plus pur, j’avais quitté la salle pendant une demi-heure.

En rentrant, je rencontrai dans le couloir une danseuse un peu simple d’esprit et, cette nuit-là, un peu grise, qu’on surnommait la Gallega.

– Tu reviens trop tôt, me dit-elle.

– Pourquoi?

– Conchita est toujours là-haut.

– J’attendrai qu’elle s’éveille. Laisse-moi passer.

Elle paraissait ne pas comprendre.

– Qu’elle s’éveille?

– Eh bien, oui, qu’as-tu?

– Mais elle ne dort pas.

– Elle m’a dit…

– Elle t’a dit qu’elle allait dormir? Ah! bien!

Elle voulait se contenir. Mais quoi qu’elle en eût, et malgré ses lèvres pincées avec effort, le rire éclata dans sa bouche.

J’étais devenu blême.

– Où est-elle? dis-le-moi immédiatement! criai-je en lui prenant le bras.

– Ne me faites pas de mal, caballero. Elle montre son nombril à des Inglès[10 - Le mot Inglès (Anglais) désigne tous les étrangers, en Espagne.]. Dieu sait que ça n’est pas ma faute. Si j’avais su je ne vous aurais rien dit. Je ne veux me brouiller avec personne, je suis bonne fille, caballero.

Le croiriez-vous? Je restai impassible. Seulement un grand froid m’envahit, comme si une haleine de cave s’était glissée entre mes vêtements et moi; mais ma voix n’était pas tremblante.

– Gallega, lui dis-je, conduis-moi là-haut.