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Cet obscur objet du désir / Этот смутный объект желания. Книга для чтения на французском языке
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Cet obscur objet du désir / Этот смутный объект желания. Книга для чтения на французском языке

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Elle me parlait du haut d’une fenêtre grillée, dont la pierre était à peu près à la hauteur de mes épaules. Et je la vis, en costume de nuit, les deux bras drapés par les coins d’un châle puce, accoudée sur le marbre, derrière les barres de fer.

– Eh bien! mon ami, c’est ainsi que vous m’avez traitée», continua-t-elle à voix basse.

Mais j’étais bien incapable de me défendre…

– Penche-toi, lui dis-je. Encore un peu, mon cœur. Je ne te vois pas dans cette ombre. Plus à gauche, où éclaire la lune.

Elle y consentit en silence, et je la regardai, avec une ivresse absolue, pendant un temps que je ne puis mesurer.

Je lui dis encore:

– Donne-moi ta main.

Elle me la tendit à travers les barreaux, et sur les doigts, et dans la paume et le long du bras nu et chaud, je fis traîner mes lèvres… J’étais fou. Je n’y croyais pas. C’était sa peau, sa chair, son odeur; c’était elle tout entière que je tenais là sous mon baiser, après combien de nuits d’insomnie!

Je lui dis encore:

– Donne-moi ta bouche.

Mais elle secoua la tête et retira sa main.

– Plus tard.

Oh! ce mot! que de fois je l’avais entendu déjà, et il revenait, dès la première rencontre, comme une barrière entre nous!

Je la pressai de questions. Qu’avait-elle fait? Pourquoi ce départ précipité? Si elle m’avait parlé, j’aurais obéi. Mais partir ainsi, après une simple lettre et si cruellement!

Elle me répondit:

– C’est de votre faute.

J’en convins. Que n’aurais-je pas avoué! Et je me taisais.

Pourtant je voulais savoir. Qu’était-elle devenue depuis de si longs mois? D’où venait-elle? Depuis quand était-elle dans cette maison grillée?

– Nous sommes allées d’abord à Madrid, puis à Carabanchel où nous avons des parents. De là, nous sommes revenues ici, et me voilà.

– Vous habitez toute la maison?

– Oui. Elle n’est pas grande, mais c’est encore beaucoup pour nous.

– Et comment avez-vous pu la louer?

– Grâce à vous. Maman faisait des économies sur tout ce que vous lui donniez.

– Cela ne durera pas longtemps…

– Nous avons encore de quoi vivre ici honnêtement pendant un mois.

– Et après?

– Après? Est-ce que vous croyez sérieusement, mon ami, que je serai embarrassée?»

Je ne répondis rien, mais je l’aurais tuée de tout mon cœur.

Elle reprit:

– Vous ne m’entendez pas. Si je veux rester ici, je saurai comment faire; mais qui vous dit que j’y tienne tant? L’année dernière, j’ai couché pendant trois semaines sous le rempart de la Macarena. Je demeurais là, par terre, presque au coin de la rue San-Luis, vous savez, à l’endroit où se tient le sereno; c’est un brave homme; il n’aurait pas permis qu’on s’approchât de moi pendant mon sommeil, et il ne m’est jamais rien arrivé, que des aventures en paroles. Je puis retourner là demain, je connais ma touffe d’herbe; on n’y est pas mal, croyez-moi. Dans le jour, je travaillerai à la Fábrica ou ailleurs. Je sais vendre des bananes, sans doute? Je sais tricoter un châle, tresser des pompons de jupe, composer un bouquet, danser le flamenco et la sevillana. Allez, don Mateo, je me tirerai d’affaire!

Elle me parlait à voix basse et pourtant j’entendais sonner chacun de ses mots comme des paroles sinaïtiques dans la rue vide et pleine de lune. Je l’écoutais moins que je ne regardais bouger la double ligne de ses lèvres. Sa voix tintait dans un murmure clair comme un carillon de cloches de couvent.

Toujours accoudée, la main droite plongée dans ses cheveux lourds et la tête soutenue par les doigts, elle reprit avec un soupir:

– Mateo, je serai votre maîtresse après-demain.

Je tremblais:

– Ce n’est pas sincère.

– Je vous le dis.

– Alors, pourquoi si tard, ma vie! Si tu consens, si tu m’aimes…

– Je vous ai toujours aimé.

– …Pourquoi pas à l’heure où nous sommes? Vois comme les barreaux sont écartés du mur. Entre eux et la fenêtre, je passerais…

– Vous y passerez dimanche soir. Aujourd’hui, je suis plus noire de péchés qu’une gitane; je ne veux pas devenir femme dans cet état de damnation: mon enfant serait maudit, si je suis grosse de vous. Demain, je dirai à mon confesseur tout ce que j’ai fait depuis huit jours et même ce que je ferai dans vos bras pour qu’il m’en donne l’absolution d’avance: c’est plus sûr. Le dimanche matin, je communierai à la grand-messe et, quand j’aurai dans mon sein le corps de Notre-Seigneur, je lui demanderai d’être heureuse le soir et aimée le reste de ma vie. Ainsi soit-il!

Oui, je le sais bien. C’est une religion très particulière; mais nos femmes d’Espagne n’en connaissent pas d’autre. Elles croient fermement que le Ciel a des indulgences inépuisables pour les amoureuses qui vont à la messe, et qu’au besoin il les favorise, garde leur lit, exalte leurs flancs, pourvu qu’elles n’oublient pas de lui conter leurs chers secrets. Si elles avaient raison, pourtant! que de chastetés pleureraient, durant la vie éternelle, une vie terrestre insignifiante.

– Allons, reprit Concha, quittez-moi, Mateo. Vous voyez bien que ma chambre est vide. Ne soyez, à cause de moi, ni impatient, ni jaloux. Vous me trouverez là, mon amant, dimanche soir, tard dans la nuit; mais vous allez me promettre auparavant que jamais vous ne parlerez à ma mère, et qu’au matin vous me quitterez avant l’heure où elle s’éveille. Ce n’est pas que je craigne d’être vue: je suis maîtresse de moi, vous le savez; aussi je n’ai besoin de ses conseils, ni pour vous, ni contre vous. C’est un serment juré?

– Comme il te plaira.

– C’est bien. Soyez lié par ceci.

Et renversant la tête elle fit glisser entre les barreaux tous ses cheveux comme un ruisseau de parfums. Je les pris dans mes mains, je les pressai sur ma bouche, je me baignai le visage dans leur onde noire et chaude…

Puis ils s’échappèrent de mes doigts et elle ferma la fenêtre sombre.

VIII. Où le lecteur commence à comprendre qui est le pantin de cette histoire

Deux matins, deux jours et deux nuits interminables succédèrent. J’étais heureux, souffrant, inquiet. Je crois bien que sur les sentiments contradictoires qui m’agitaient en même temps, la joie, une joie trouble et presque douloureuse, dominait.

Je puis dire que pendant ces quarante-huit heures, je me représentai cent fois «ce qui allait arriver», la scène, les paroles et jusqu’aux silences. Malgré moi, je jouais en pensée le rôle imminent qui m’attendait. Je me voyais, et elle dans mes bras. Et de quart d’heure en quart d’heure, la scène identique repassait, avec tous ses longs détails, dans mon imagination épuisée.

L’heure vint. Je marchais dans la rue, n’osant m’arrêter sous ses fenêtres, de peur de la compromettre, et pourtant agacé en songeant qu’elle me regardait derrière les vitres et me laissait attendre dans une agitation étouffante.

– Mateo!

Elle m’appelait enfin.

J’avais quinze ans, monsieur, à cet instant de ma vie. Derrière moi, vingt années d’amour s’évanouissaient comme un seul rêve. J’eus l’illusion absolue que pour la première fois j’allais coller mes lèvres aux lèvres d’une femme et sentir un jeune corps chaud plier et peser sur mon bras.

M’élevant d’un pied sur une borne et de l’autre sur les barreaux recourbés, j’entrai chez elle comme un amoureux de théâtre, et je l’étreignis.

Elle était debout le long de moi-même, elle s’abandonnait et se raidissait à la fois. Nos deux têtes jointes par la bouche se penchaient ensemble sur l’épaule en haletant des narines et en fermant les yeux. Jamais je ne compris aussi bien, dans le vertige, l’égarement, l’inconscience où je me trouvais, tout ce qu’on exprime de véritable en parlant de «l’ivresse du baiser». Je ne savais plus qui nous étions, ni rien de ce qui avait eu lieu, ni ce qu’il adviendrait de nous. Le présent était si intense que l’avenir et le passé disparaissaient en lui. Elle remuait ses lèvres avec les miennes, elle brûlait dans mes bras, et je sentais son petit ventre, à travers la jupe, me presser d’une caresse impudique et fervente.

«Je me sens mal, murmura-t-elle. Je t’en supplie, attends… Je crois que je vais tomber… Viens dans le patio avec moi, je m’étendrai sur la natte fraîche… Attends… Je t’aime… mais je suis presque évanouie.»

Je me dirigeai vers une porte.

– Non, pas celle-là. C’est la chambre de maman. Viens par ici. Je te guiderai.

Un carré de ciel noir étoilé, où s’effilaient des nuées bleuâtres, dominait le patio blanc. Tout un étage brillait, éclairé par la lune, et le reste de la cour reposait dans une ombre confidentielle.

Concha s’étendit à l’orientale sur une natte. Je m’assis auprès d’elle et elle prit ma main.

– Mon ami, me dit-elle, m’aimerez-vous?

– Tu le demandes!

– Combien de temps m’aimerez-vous?

Je redoute ces questions que posent toutes les femmes, et auxquelles on ne peut répondre que par les pires banalités.

– Et quand je serai moins jolie, m’aimerez-vous encore?… Et quand je serai vieille, tout à fait vieille, m’aimerez-vous encore? Dis-le-moi, mon cœur. Quand même ce ne serait pas vrai, j’ai besoin que tu me le dises et que tu me donnes des forces. Tu vois, je t’ai promis pour ce soir, mais je ne sais pas du tout si j’en aurai le courage… Je ne sais même pas si tu le mérites. Ah! Sainte Mère de Dieu! si je me trompais sur toi, il me semble que toute ma vie en serait perdue. Je ne suis pas de ces filles qui vont chez Juan et chez Miguel, et de là chez Antonio. Après toi je n’en aimerai plus d’autre et, si tu me quittes, je serai comme morte.

Elle se mordit la lèvre avec une plainte oppressée, en fixant les yeux dans le vide, mais le mouvement de sa bouche s’acheva en sourire.

– J’ai grandi, depuis six mois. Déjà je ne peux plus agrafer mes corsages de l’été dernier. Ouvre celui-ci, tu verras comme je suis belle.

Si je le lui avais demandé, elle ne l’eût sans doute pas permis, car je commençais à douter que cette nuit d’entretien s’achevât jamais en nuit d’amour; mais je ne la touchais plus: elle se rapprocha.

Hélas! les seins que je mis à nu en ouvrant ce corsage gonflé, étaient des fruits de Terre Promise. Qu’il en soit d’aussi beaux, c’est ce que je ne sais point. Eux-mêmes je ne les vis jamais comparables à leur forme de ce soir-là. Les seins sont des êtres vivants qui ont leur enfance et leur déclin. Je crois fermement que j’ai vu ceux-ci pendant leur éclair de perfection.

Elle, cependant, avait tiré du milieu d’eux un scapulaire de drap neuf et elle le baisait pieusement, en surveillant mon émotion du coin de son œil à demi fermé.

– Alors je vous plais?

Je la repris dans mes bras.

– Non, tout à l’heure.

– Qu’y a-t-il encore?

– Je ne suis pas disposée, voilà tout.

Et elle referma son corsage.

Vraiment je souffrais. Maintenant je la suppliais presque avec brusquerie en luttant contre ses mains qui redevenaient protectrices. Je l’aurais chérie et malmenée à la fois. Son obstination à me séduire et à me repousser, ce manège qui durait depuis un an déjà et redoublait à la suprême minute où j’en attendais le dénouement, arrivait à exaspérer ma tendresse la plus patiente.

– Ma petite, lui dis-je, tu te joues de moi, mais prends garde que je ne me lasse.

– C’est ainsi? Eh bien, je ne vous aimerai même pas aujourd’hui, don Mateo. À demain.

– Je ne reviendrai plus.

– Vous reviendrez demain.

Furieux, je remis mon chapeau et sortis, déterminé à ne plus la revoir.

Je tins ma résolution jusqu’à l’heure où je m’endormis, mais mon réveil fut lamentable.

Et quelle journée, je m’en souviens!

Malgré mon serment intérieur, je pris la route de Séville. J’étais attiré vers elle par une invincible puissance; je crus que ma volonté avait cessé d’être; je ne pouvais plus décider de la direction de mes pas.

Pendant trois heures de fièvre et de lutte avec moi-même, j’errai dans la cale Amor de Dios, derrière la rue où demeurait Concha, toujours sur le point de parcourir les vingt pas qui me séparaient d’elle… Enfin je l’emportai, je partis presque en courant dans la campagne et je ne frappai point à la fenêtre adorée, mais quel misérable triomphe!

Le lendemain, elle était chez moi.

– Puisque vous n’avez pas voulu venir, c’est moi qui viens à vous, me dit-elle. Direz-vous encore que je ne vous aime point?

Monsieur, je me serais jeté à ses pieds.

– Vite, montrez-moi votre chambre, ajouta-t-elle. Je ne veux pas que vous m’accusiez de nonchalance, aujourd’hui. Croyez-vous que je ne sois pas impatiente, moi aussi? Vous seriez bien surpris si vous saviez ce que je pense.

Mais dès qu’elle fut entrée, elle se reprit:

– Non, au fait, pas celle-ci. Il y a eu trop de femmes dans ce vilain lit. Ce n’est pas la chambre qu’il faut à une mozita. Prenons-en une autre, une chambre d’amis, qui ne soit à personne. Voulez-vous?

C’était encore une heure d’attente. Il fallait ouvrir les fenêtres, mettre des draps, balayer…

Enfin tout fut prêt, et nous montâmes.

Dire que j’étais cette fois assuré de réussir, je ne l’oserais; mais enfin j’avais des espérances. Chez moi, seule, sans protection contre mon sentiment si connu d’elle, il me semblait improbable qu’elle se fût risquée avant d’avoir fait en pensée le sacrifice qu’elle prétendait m’offrir…

Dès que nous fûmes seuls, elle défit sa mantille, qui était attachée avec quatorze épingles à ses cheveux et à son corsage, puis, très simplement, elle se déshabilla. J’avoue qu’au lieu de l’aider, je retardais plutôt ce long travail, et que vingt fois je l’interrompis pour poser mes lèvres sur ses bras nus, ses épaules rondes, ses seins fermes, sa nuque brune. Je regardais son corps apparaître de place en place, aux limites du linge, et je me persuadais que cette jeune peau rebelle allait enfin se livrer.

– Eh bien, ai-je tenu ma promesse? dit-elle, en serrant sa chemise à la taille, comme pour mouler son corps souple. Fermez les jalousies, il fait une lumière odieuse dans cette chambre.

J’obéis, et pendant ce temps elle se coucha silencieusement dans le lit profond. Je la voyais à travers la moustiquaire, blanche comme une apparition de théâtre derrière un rideau de gaze…

Que vous dirai-je, monsieur? Vous avez deviné que cette fois encore je fus ridicule et joué. Je vous ai dit que cette fille était la pire des femmes et que ses inventions cruelles dépassaient toutes les bornes; mais jusqu’ici vous ne la connaissez pas encore. C’est maintenant seulement qu’en suivant mon récit vous allez, de scène en scène, savoir qui est Concha Perez.

Ainsi, elle était venue chez moi, pour s’abandonner, disait-elle. Ses paroles d’amour et ses engagements, vous les avez entendus. Jusqu’au dernier moment, elle se tint en amoureuse vierge qui va connaître la joie, presque en jeune mariée qui se livre à un époux; jeune mariée sans ignorance, je le veux bien, mais pourtant émue et grave.