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Les Rejetés
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Les Rejetés

3

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Les Rejetés

Da fouilla dans son sac à bandoulière et en ressortit la mousse enveloppée dans de la feuille de bananier.

« Voici l’échantillon d’urine de ton père. Regardez. »

Elle y mit le feu.

« Le feu a du mal à prendre en raison de l’humidité, mais vous pouvez voir qu’il n’y a aucune couleur dans les flammes, car aucune vitamine ni aucun minéral n’est brûlé, ce qui signifie qu’ils sont absents du sang. Il n’y a que de l’eau dans ses veines, même si elle est encore rougeâtre. Nous pourrions pratiquer une saignée légère plus tard pour le confirmer, si vous voulez. S’il avait encore du vrai sang, la mousse serait déjà desséchée maintenant, et le feu présenterait des couleurs. La même chose vaut pour la pierre. Regardez ! Heng a craché ici, mais il n’y a aucun cercle prouvant la présence de minéraux. Encore une fois, juste de l’eau. Ton père n’a plus de sang. Plus une seule goutte !

— C’est si terrible que ça, Tante Chamane ? demanda Den.

— Terrible ? Terrible ? Mon garçon, on ne peut pas vivre sans sang ! Je t’aime énormément, Den, mais tu peux vraiment être bête parfois. Je suppose que tu n’as que le sexe à l’esprit, comme tous les garçons de ton âge ! Par ailleurs, tu peux te contenter de m’appeler « Tantine » en dehors du sanctuaire. Votre père est devenu un vampire… Est-ce qu’il a essayé de mordre l’un de vous récemment ?

— Non, Tantine, mais il a peut-être mordu des chèvres. On en saurait rien, répondit Den.

— Oh, c’est sérieux ; vraiment très sérieux. J’ai déjà entendu parler de tels cas, mais je n’en ai jamais vu un de mes propres yeux malgré ma… ma… euh, vaste expérience.

— Ouah, dit Den. Papa est devenu un Pee Pob ; un vampire ? Attendez un peu que je dise ça à mes amis ! Heng le Pee Pob ! Fantastique !

— Est-ce qu’il va bientôt mourir ? demanda Din.

— Nous essayons de le sauver, Din. On va faire de notre mieux, mais cela veut aussi dire que vous ne pouvez en parler à personne. Tu as compris, Den ? Personne ; absolument personne, grand niais ! Tu es certaine que ce garçon est un Lee, Wan ? » dit-elle en jetant un regard accusateur à l’interrogée, qui le lui rendit avec autant d’irrespect qu’elle pouvait y mettre envers une vieille dame qui venait de sauver la vie de son époux mourant.

« Voici donc vos options. Au final, la décision vous appartient à tous les quatre, puisque vous allez devoir vous charger de lui procurer son « remède », qu’il devra prendre jusqu’à la fin de sa vie, son état ne pouvant être guéri. »

Da s’autorisa à se laisser aller contre l’un des piliers de support de l’abri et ferma les yeux comme si elle venait de terminer une session de lecture. Toute la famille présente la fixa, puis ils se regardèrent entre eux, se demandant comment ils allaient réussir à se sortir de cette situation.

La Chamane semblant désormais être en trance ou endormie, les trois autres se mirent à débattre de ce qu’ils allaient faire entre eux.

« Bon, commença Wan. On ne peut pas prendre le sang des gens du coin, non ? La plupart d’entre eux ne nous offriraient même pas la peau de la surface d’un riz au lait froid, alors ne parlons même pas d’une pinte de sang, et nous n’avons pas les moyens de leur acheter non plus.

— On pourrait kidnapper des touristes, drainer leur sang, et le stocker dans des bouteilles au réfrigérateur, suggéra Den.

— Il n’y a pas beaucoup de touristes qui visitent la région, non, Den ? releva sa mère en faisant claquer sa langue.

— On peut toujours essayer le cocktail de différents sangs d’animaux et chacun donner un demi-litre de notre propre sang chaque mois, proposa Din.

— Mmm. Je ne sais pas combien de sang une personne peut donner par an, mais six litres, ça me semble être beaucoup. La pensée était bonne ceci dit, ma chérie. Peut-être que des membres plus éloignés de la famille seraient prêts à lui donner du sang de temps à autre ? Votre père est assez aimé dans le coin…

— On pourrait demander à acheter tout le sang de personnes mourantes, ajouta Den.

— Il faudrait leur prendre avant qu’elles meurent, je pense, mon chéri. Autrement, le cœur sera à l’arrêt et on ne pourra pas le faire sortir.

— On pourrait les suspendre par les pieds et planter un robinet dans leur gorge… ou leur cœur… ou les deux ?

— Donc tu proposes que, quand la chère vieille mère de quelqu’un mourra, on se pointe alors que tout le monde est encore en train de pleurer pour la récupérer avant qu’elle soit froide et qu’on demande si l’on peut la suspendre par les pieds et récolter son sang dans un seau pour que ton père puisse le boire, hein ? Tu crois que ça se passerait bien ?

— On pourra demander à en prendre juste un peu avant alors…

— Ne pense même pas à proposer une chose aussi vile et stupide !

— Et des bébés ? … Peut-être pas, hein ? dit Den, avant de faire silence, toutes ses propositions ayant été rejetées jusqu’à présent.

— Résumons : soit nous collectons le sang de membres de la famille, soit nous faisons un cocktail de sang d’animaux, et nous ne sommes pas sûrs qu’une de ces solutions fonctionnera effectivement. Autre chose ?

— On pourrait… En fait, non… commença Den.

— Allez, crache le morceau, qu’il soit stupide ou non, réagit sa mère. Nous sommes désespérés et il faut que nous prenions chaque option en compte.

— Je me disais que je pourrais devenir musulman… Comme ça, je pourrais épouser quatre femmes, et ça nous ferait quatre donneuses de plus… Si, en plus, elles reçoivent chacune, disons, quatre enfants, on aurait encore seize donneurs de plus et…

— OK, Den, merci bien ! Maintenant, je regrette d’avoir demandé. Tu vas bientôt nous proposer que ta sœur fasse le tapin et demande deux pintes de sang comme paiement ! »

Din rougit intensément rien que d’y penser et fut choquée que sa mère eût même pu dire une telle chose, tandis que Den opinait du chef, visiblement en train de réfléchir à l’idée, jusqu’à ce que Wan lui mît un coup de pied.

« D’autant que je puisse en juger, nous avons même deux problèmes de plus dont nous n’avons pas encore parlé, nota Din. Tante Da a dit que Papa doit approuver notre plan, car c’est lui qui devra boire le liquide après tout, et nous avons besoin de quelque chose pour demain.

— On peut peut-être faire du milkshake de sang de bouc pour demain, comme ton père semble préférer ça au sang de poulet, mais tu as raison ; nous devrons très vite trouver une solution plus permanente. On pourra demander des idées à Tante Da plus tard. Concernant ton père, il n’aura qu’à manger ce qu’on lui donne et s’estimer heureux qu’on le fasse jusqu’à ce qu’il ait repris assez de forces pour s’occuper lui-même de son alimentation. Mais je suis certaine qu’il te serait reconnaissant d’y avoir pensé. »

Après quelques minutes passées par chacun à réfléchir en silence, Da finit par se « réveiller. »

« Alors, vous avez trouvé des idées, ou devrais-je dire des solutions ?

— Malheureusement non, Tante Da, admit Wan. Den a fait quelques suggestions imaginatives, mais elles ne sont pas réalisables. Nous n’avons malheureusement rien d’autre à proposer que ce que tu as déjà dit il y a quelques heures.

— Je pensais bien que vous alliez dire ça. Pour être honnête, ce n’est pas un problème simple à résoudre. J’ai également fait chou blanc durant mes méditations. Il se fait cependant tard, et je suis fatiguée. Est-ce que l’un de vous deux pourrait me reconduire chez moi, les enfants ? Laissons la nuit nous porter conseil. »

Din et Wan attendirent que Den fût de retour après avoir reconduit Da chez elle pour manger un morceau, s’occuper des animaux, se doucher à tour de rôle, et passer les derniers moments de la journée ensemble avant de se coucher tôt, car ils étaient tous exténués de toutes ces émotions. Cela dit, il y avait également une autre raison à cette attente : aucun d’entre eux ne voulait se rendre seul à l’étage, où sommeillait un vampire. Ils préférèrent monter tous ensemble.

Wan n’avait même pas envie de dormir à côté de lui, mais elle avait le sentiment que c’était son devoir et, en tant que personne la plus âgée du trio, elle prit la tête de la file, bougie en main, ses enfants tremblotant derrière elles. Ils s’arrêtèrent devant le lit matrimonial et restèrent plantés là à regarder.

Heng était assis tout droit dans celui-ci, sa peau pâle et ses yeux couleur corail brillant dans l’obscurité.

« Bonsoir, chère famille ! » les salua-t-il d’une voix basse et rauque.

Ils prirent tous trois place dans leurs lits respectifs, sans pouvoir décrocher leur regard du père de famille, qui demeura immobile, le regard fixé droit devant lui.

(retour au début)

3 HENG LE PEE POB

Lorsqu’ils se réveillèrent le matin suivant après avoir tous pu malgré tout finalement trouver le sommeil tant ils étaient épuisés, Heng était entièrement recouvert par ses couvertures, un oreiller sur la tête.

Ils se levèrent et descendirent au rez-de-chaussée aussi vite que possible, passant rapidement près de son lit.

« Ouah, Maman, t’as vu Papa la nuit dernière ? demanda Den. Ses yeux et sa peau brillaient quasiment dans le noir, mais ce sont surtout ses yeux qui étaient bizarres, non ? Avant, ils étaient noirs sur fond blanc comme les nôtres et, maintenant, ils sont rouges sur rose… Sans doute à cause de tout le sang, je suppose.

— Je n’en ai aucune idée, mon chéri, mais je suppose que tu as raison. Tu ferais mieux d’en récolter, et de prendre ta sœur avec toi pour qu’elle nous ramène du lait. Tu te souviens de comment ta grand-tante a fait ?

— Oui, Maman, mais j’en prendrai d’un autre bouc aujourd’hui, d’accord ? Le précédent pourra guérir, comme ça.

— Oui, bonne idée, Den. Utilises-en un autre chaque jour, et Din peut continuer sa routine de traite comme d’habitude. Par contre, tout le lait de chèvre est réservé pour ton père pour le moment, d’accord ? Il en a plus besoin que nous, et nous n’avons pas envie qu’il se retrouve à avoir faim en pleine nuit, n’est-ce pas ?

— Absolument pas, Maman ! J’ai mis du temps à m’endormir hier soir. J’avais la trouille que Papa se mette à déambuler dans la maison, à la recherche de quelque chose à manger – ou de quelqu’un.

— Ne t’inquiète pas de ce genre de choses pour le moment, Den. Je suis plus proche de lui que toi ; il m’attraperait la première. Mais, si tu vois un tas de peau ratatiné et exsangue dans son lit, prenez la fuite. Pareil si jamais tu vois quatre yeux rouges vous regarder depuis derrière notre moustiquaire un matin.

— Pas besoin de me le dire deux fois, Maman ! Je vais tout de suite aller chercher ce sang. Où est Din ?

— Je ne sais pas. Elle a peut-être déjà commencé sa journée. Occupe-toi de tes tâches ; je vais aller chercher Tante Da avec la motocyclette. Je pense qu’on a encore besoin qu’elle nous aide avec ton père. Attendez que je sois revenue pour aller voir votre père, d’accord ?

— D’accord ; pas besoin de me le dire deux fois. Mais je fais quoi s’il descend ?

— Je ne crois pas qu’il le fera… Il était profondément endormi quand je me suis levée. On ne sera de toute façon pas longues. Si jamais il se lève, contente-toi de ne pas le laisser t’embrasser pour te dire bonjour. »

Dix minutes plus tard, Wan fut de retour avec Da, qui avait attendu, assise sur sa table, l’inévitable visite d’un membre du foyer de Heng. Ce dernier n’était pas descendu entretemps, mais Din avait fini de récupérer du lait, et Den était également presque prêt.

« Bien, commença Da. Pour le moment, je recommande un mélange moitié lait de chèvre, moitié sang, avec une cuillère à café de basilic, une demi-cuillère à café de coriandre, et une pincée de ça. Mélangez bien, et c’est bon. Donnez-en lui un demi-litre le matin, au lever, et le soir, avant le coucher. Cela devrait suffire pour le moment. Oh, et ne lui faites jamais manger de l’ail ; c’est très mauvais pour les vampires ! Montons le voir maintenant.

— Avant qu’on monte, Tante Da, il faut que je te dise qu’il a passé la majeure partie de la nuit assis droit comme un i dans le lit, brillant comme un phare avec sa peau pâle et ses yeux roses à pupilles rouges. Oh, et quand il nous a parlé ! Oh, par Bouddha ! Je n’ai jamais rien entendu de pareil. Il nous a souhaité « bonsoir, chère famille » avec une voix si étrange et profonde… C’était vraiment effrayant.

— N’y pense pas maintenant… Allons voir comment il va. »

Da et Wan montèrent, bouteille de milkshake à la main, et entrèrent dans la chambre. Tous les volets étaient fermés de sorte qu’il fît complètement noir à l’intérieur. Wan ressortit, prit une bougie d’un bougeoir, et l’alluma grâce à un briquet suspendu à un fil à proximité avant d’à nouveau pénétrer dans la pièce pour y rejoindre Da, qui s’était rapprochée du lit dans lequel Heng dormait.

La lueur de la bougie ne révéla rien de nouveau, aussi les deux femmes relevèrent et attachèrent-elles la moustiquaire avant de s’asseoir chacune d’un côté du lit. Wan tira les couvertures pour découvrir son époux, allongé sur le dos, nu, les bras écartés tel Jésus sur la croix, les yeux ouverts, deux cercles d’un rouge profond enchâssés dans des amandes roses formant un masque spectral et stoïque avec ses lèvres qui n’étaient que deux fins traits de part et d’autre de sa bouche.

Wan adressa un regard interrogateur à Da, qui était en train d’examiner son patient. Elle apposa le dos de sa main sur son front et ne fut pas surprise de constater qu’il était à température ambiante.

« Comment tu vas aujourd’hui, Heng ? demanda son épouse.

— J’ai faim… Pas soif, répondit-il, ses mots s’échappant de sa bouche comme des rochers dégringolant le long d’une montagne lors d’un éboulement.

— Bien, mon cher neveu. Redresse-toi. Nous t’avons apporté du bon milkshake. »

Les deux femmes réarrangèrent ses coussins pour lui et l’aidèrent à se redresser, puis elles le couvrirent à nouveau.

« Bois ça, mon chéri, dit Wan. C’est le goût que tu as préféré hier. »

Da versa une portion de la mixture dans un verre et y plaça une paille. Heng but deux verres du liquide rose couronné d’une mousse rendue verte par les herbes, et cela sembla le requinquer. Il prit une position plus droite et regarda autour de lui comme s’il voyait son environnement pour la première fois.

« Tu aimes bien, hein, Heng ? lui demanda Da. Tu as l’air plus vif que lorsque nous sommes entrées dans la pièce. Tu penses que tu pourras descendre aujourd’hui ? La lumière du jour pourrait peut-être te faire du bien… Tu as l’air un peu pâlot. Tu n’as pas l’habitude de rester cloîtré, non ?

Heng la dévisagea comme si elle lui avait parlé dans une langue étrangère, avant de tourner son regard vers sa femme.

— Tu as envie d’aller aux toilettes, Heng ? Ça fait un moment ; tu n’es pas gêné ? Tu veux y aller maintenant, ou est-ce que je devrais t’amener un seau ?

— Bonne idée. Non, je vais aller aux toilettes en bas, mais laissez-moi d’abord boire un peu plus de milkshake. »

Ne sachant pas quelle dose était recommandable, elles le laissèrent en boire autant qu’il voulut, et Heng consomma ainsi le litre entier.

Da l’observa tandis que Wan l’aidait à s’habiller. Heng devint plus actif au fur et à mesure que le milkshake faisait effet.

« Finis de t’habiller et descendons, mon chéri. »

Les deux femmes lui prirent chacune un bras et l’aidèrent à se mettre debout. Il trembla. Il était comme un vélo avec une roue lâche. Une fois dehors sur le palier, il tressaillit légèrement en réaction à la lumière vive du jour, mais tout le monde en aurait fait de même après avoir passé un jour et demi dans une pièce obscure. Den et Din regardèrent leur père descendre les escaliers, assisté par sa tante et sa femme tel une sorte de dipsomane.

Ils furent horrifiés par son apparence si frêle et différente. Heng avait toujours été fin, mais il était désormais décharné, blanc comme neige, et doté de deux amandes rouges en guise d’yeux. Ils s’approchèrent de lui alors qu’il montait sur la table pour prendre l’air.

« Den, est-ce que tu as encore tes vieilles lunettes de soleil ? Je crois que ton père va en avoir besoin aujourd’hui. Ces yeux sont un peu sensibles, expliqua Da. Est-ce que tu arriveras à le faire aller aux toilettes seule, Wan, ou est-ce qu’il faut que Den t’aide ?

— Non, je m’en sortirai, je pense. »

Sur ces mots, elle conduisit Heng faire ses besoins, tandis qu’il se protégeait les yeux avec sa main libre. Quand ils l’aidèrent à reprendre place sur la table quinze minutes plus tard, il sembla exténué par l’effort.

« Din, monte vite prendre un drap et quelques coussins, tu veux bien ? Ton père va se reposer en bas aujourd’hui, histoire de prendre l’air et de voir un peu la lumière du jour. Il n’a jamais passé autant de temps à l’intérieur de toute sa vie, donc son corps n’a pas l’habitude. Regarde-le un peu… »

Pendant ce temps, Heng faisait passer son regard de personne en personne au fur et à mesure de la prise de parole sans sembler comprendre quoi que ce fût. Ils firent en sorte qu’il fût confortable à l’aide de la literie et Den lui apporta ses lunettes de soleil aux verres noirs et réfléchissants dont il avait été si fier dix ans plus tôt, lorsqu’elles étaient encore à la mode.

Affublé de la sorte, Heng ressemblait à une espèce d’oiseau bizarre, adossé à un pilier de support de l’abri, enveloppé dans un drap blanc avec ses lunettes de soleil sur le nez.

« Bon, les enfants, je pense qu’il serait bien que vous alliez préparer un peu plus de milkshake pour votre père. Il a l’air d’avoir très faim aujourd’hui, ce qui est un bon signe. Ça montre qu’on s’en sort bien !

— Tu te sens bien mieux aujourd’hui, Paw, non ? »

Ils attendirent tous sa réaction, et il se contenta d’opiner du chef, ressemblant ce faisant remarquablement à une chouette. Den et Din s’éloignèrent en gloussant, trouvant cela très difficile de reconnaître en cette créature le père qu’ils avaient encore connu il y avait de cela vingt-quatre heures.

« Tu penses que je devrais cuisiner quelque chose pour Heng ce soir, Tante Da ?

— Ça ne lui fera pas de mal, à supposer qu’il mange, mais ça ne se substituera pas au milkshake.

— Heng, est-ce que tu voudras manger quelque chose avec nous plus tard ?

Heng inclina sa tête d’un côté, puis de l’autre, et fixa sa femme.

— Que vas-tu cuisiner ce soir, Wan ? demanda Da.

— Du poulet ou du porc… Ce qu’il préférera. »

Heng continua de faire passer son regard de l’une à l’autre comme s’il était un étranger dans un pays dont il ne connaissait pas la langue.

« Pourquoi tu ne lui demandes pas ? Il n’est pas devenu débile, ou du moins je ne pense pas.

— Tu préférerais manger quoi ce soir, Heng ? Du porc ou du poulet ?

Il la fixa pendant quelques secondes avant de finalement répondre :

— De l’enfant…

— Lequel ? Non, plus sérieusement, Heng ; tu ne peux pas manger les enfants… Ça ne serait pas correct.

— Pas les nôtres… Des enfants de chèvre… On en a quelques-uns, non ? demanda-t-il.

— Oui, il nous en reste quelques-uns, mais je croyais que tu voulais les garder pour les ajouter au troupeau.

— Juste un seul.

— Bon, d’accord, Heng. Comme tu es malade, je veux bien te cuisiner une côtelette d’agneau ce soir, et nous, nous mangerons du porc.

— Je veux ma part saignante et faite au barbecue, pas en curry, Wan. J’ai une grosse envie de bonne viande bien rouge. »

Les enfants furent soulagés que leur père n’eût pas l’intention de les dévorer aussi, du moins pas encore.

Lorsqu’il sembla que Heng s’était endormi en attendant le dîner, Den demanda à sa mère si elle pensait qu’il allait vouloir les manger un jour.

« Oh, je ne pense pas, Den. Il suffit qu’on s’assure de satisfaire ses appétits, même si on ne les connaît pas exactement pour l’instant. Tante Da, qu’est-ce que tu penses de la situation de Heng ?

— Je pense que son cas est très intéressant… Vraiment très intéressant. Vous noterez qu’il était à l’article de la mort hier, alors que, maintenant, il gagne en force chaque heure qui passe, même s’il semble ne plus être le Heng que nous avons connu et aimé. Nous allons devoir attendre de voir comment ce Heng va évoluer, ou peut-être que nous finirons par récupérer l’ancien une fois qu’il se sera habitué à ce nouveau régime et remis du temps passé sans bon sang dans son corps. Votre avis sur la question n’est peut-être pas aussi instruit que le mien, mais j’avoue que c’est aussi un nouveau territoire pour moi, et j’improvise au fur et à mesure avec quelques suggestions de mes amis les esprits, même si un d’entre eux m’a soufflé qu’il aurait été plus magnanime de le tuer et de le laisser recommencer une nouvelle vie depuis zéro. Que penses-tu de cette suggestion, Wan ?

— Euh, pour être honnête, je pense que c’est une mesure assez drastique. Tu ne crois pas ?

— Si, je suis d’accord avec toi, et c’est bien pour ça que je n’en ai pas parlé, même si ça reste une option au cas où les choses devaient évoluer dans le mauvais sens. »

Heng sembla être endormi durant toute cette conversation, mais aucune des deux femmes ne songea à le vérifier.

« Est-ce que tu penses qu’il souffre, Tante Da ?

— Il a l’air paisible, non ? Il parle de nouveau et il ne nous a fait part d’aucun inconfort, donc je ne me ferais pas trop de souci concernant son état physique à ta place, mais tu le connais mieux que quiconque, ce qui veut dire qu’il t’incombe de le surveiller pour repérer les signes d’un changement mental et de m’en faire part pour que l’on puisse en discuter.

— D’accord, Tante Da. Je ferai ça. Si tu as d’autres choses à faire, ne nous laisse pas te retenir plus longtemps. Les enfants sont de vrais anges – ils ont pris en charge toutes les corvées pour que je puisse rester avec Heng, mais, si tu veux être reconduite, on peut organiser ça. Nous te sommes vraiment reconnaissants pour ton aide. Heng serait mort sans toi ; on en a tous complètement conscience. S’il y a quoi que ce soit que l’on puisse faire pour toi, tu n’as qu’un mot à dire.

— Merci, Wan. Je vais peut-être rentrer pour quelques heures, mais j’aimerais voir Heng manger son agneau, aussi serait-ce parfait si je pouvais manger du porc avec vous ce soir. Concernant un paiement, ne t’inquiète pas pour ça. Heng est mon neveu préféré et je ne voudrais pas que quoi que ce soit arrive à n’importe lequel d’entre eux si j’ai la capacité de l’empêcher. Je peux rentrer et revenir à pied… Tu proposes quelle heure pour le repas ?

— Entre sept heures et sept heures et demie, comme d’habitude, et tu seras plus que bienvenue.

— Bien. Je vais y aller maintenant alors. On se voit vers sept heures. À tout à l’heure.

— À tout à l’heure, Tante Da, et encore merci pour ton aide. »

Une fois que Da fut partie, être seule avec son époux laissa un sentiment étrange à Wan. Ce fut la première fois depuis que Heng était tombé « malade », car Den était à la rivière avec les chèvres et Din s’occupait du plant de légumes familial. Wan devait faire savoir à Den qu’il allait devoir tuer et débiter un des agneaux du troupeau qui suivaient encore leurs mères, mais elle n’osa pas laisser Heng seul. Din était la seule à pouvoir y aller, aussi espéra-t-elle que sa fille regagnerait bientôt la maison pour manger quelque chose comme elle le faisait habituellement. L’un dans l’autre, Wan était confiante quant au fait que son époux aurait sa côtelette d’agneau.

Elle essaya de lui parler et, comme personne d’autre ne pouvait l’entendre, utilisa des mots doux.

« Heng, mon amour, tu es réveillé ? Nous… Je me suis fait tant de souci pour toi… Réponds si tu m’entends, s’il te plaît.

— Bien sûr que je peux t’entendre quand je suis réveillé, mais je me suis assoupi par moment, Meuh, répondit-il de sa nouvelle voix basse et grondante. Je suppose que j’ai manqué quelques trucs. Je me sens généralement mieux, bien qu’un peu bizarre. J’ai hâte que l’on dîne, par contre. Il est quelle heure ?

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