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L'abîme
Au moment où ils commencèrent leur ascension, un rayon de soleil brilla dans le ciel dont rien ne troublait la limpidité glacée, et changea le clocher de zinc de l'église en un clocher d'argent.
– C'est d'un bon présage, – dit Vendale (bien que le soleil disparût à l'instant même où il parlait), – Peut-être que notre exemple encouragera d'autres voyageurs à tenter le passage.
– Vraiment, non! – dit Obenreizer, – nul ne nous suivra.
Il regarda le ciel au-dessus de sa tête, la vallée à ses pieds.
– Nous serons bien seuls, – dit-il, – seuls… plus loin… là-bas!..
Sur la montagne
La route était assez belle pour de vigoureux marcheurs; et à mesure que Vendale et Obenreizer montaient, ils trouvaient l'air plus léger et la respiration leur devenait plus facile. Mais le ciel présentait de toutes parts un aspect morne et effrayant: la nature semblait avoir suspendu son activité; les oreilles et les yeux des voyageurs étaient également troublés par la menace et l'attente d'un changement prochain dans l'état de l'atmosphère et de la montagne; les indices avant-coureurs de la tempête se rapprochaient, et un lourd silence s'étendait sur toutes choses, à mesure que les nuages amoncelés, ou que le nuage, – car le ciel entier ne faisait plus qu'un nuage, – devenait plus sombre.
Bien que le jour en fût obscurci, la perspective n'était pas absolument effacée. Dans la vallée du Rhône, que nos voyageurs laissaient derrière eux, le fleuve courait à travers mille détours; cette belle eau limpide leur montrait alors une teinte plombée d'une tristesse navrante. Au loin, bien haut au-dessus de la route, ils apercevaient les glaciers et les avalanches suspendues au-dessus des passages qu'ils allaient franchir. Sur la route s'ouvraient des précipices sans fond et mugissaient des torrents; de tous côtés s'élevaient les pics gigantesques, et ce paysage immense que n'égayaient point les jeux de la lumière, où pas un rayon de soleil ne glissait, se déroulait distinctement devant les yeux des deux jeunes gens dans toute sa sublime horreur.
Le courage de deux hommes, seuls et sans défense, pourrait certainement faiblir un peu, s'ils avaient à se frayer une route pendant plusieurs milles et plusieurs heures au milieu d'une légion d'ennemis, silencieux et immobiles…; des hommes comme eux les regardaient d'un œil fixe, le front menaçant, la peur ne doit-elle pas les gagner d'une atteinte bien plus vive, si cette légion se compose des géants de la nature, si ce front sinistre est celui des pics et des montagnes, dont les menaces vont bientôt se changer en une redoutable fureur?
Ils montaient. La route était plus âpre et plus escarpée; mais la gaieté de Vendale devenait plus franche, à mesure qu'il voyait le chemin se dérouler derrière lui; il regardait cet espace conquis et s'applaudissait de la résolution qu'il avait prise. Obenreizer continuait à parler fort peu; il songeait au but poursuivi! Tous deux agiles, patients, déterminés, avaient bien les qualités nécessaires à une expédition si aventureuse. Si Obenreizer, le montagnard, voyait dans le temps quelque présage de mort, il se gardait bien d'en faire part à son compagnon.
– Aurons-nous traversé la passe ce soir?.. – demanda Vendale.
– Non, – répliqua Obenreizer, – vous voyez combien la neige est plus épaisse ici qu'elle ne l'était plus bas. Plus nous monterons, plus nous la trouverons compacte et profonde… Et puis les jours sont encore si courts! Si nous pouvons arriver à la hauteur du cinquième Refuge et coucher cette nuit à l'Hospice, c'est que nous aurons bien marché.
– Est-ce qu'il n'y a point de danger que la tempête s'élève dans la nuit? – demanda Vendale, un peu ému.
– Nous sommes environnés de beaucoup de dangers, – dit Obenreizer avec un air de prudente réserve, – n'avez-vous pas entendu parler du Pont de Ganther?
– Je l'ai traversé une fois.
– En été?
– Oui, dans la saison des voyages.
– Ah! dans la présente saison, c'est bien différent – dit Obenreizer avec un ricanement étrange. – Nous ne sommes pas dans un moment de l'année où vous autres gentlemen, qui voyagez pour votre agrément, vous puissiez en trouver autant que d'habitude. Vous ne connaissez pas grand'chose à ce que vous voyez.
– Vous êtes mon guide, – répliqua Vendale avec bonne humeur, – je me fie à vous.
– Oui, je suis votre guide, – dit Obenreizer, d'un air sombre, – et je veux vous guider au but de votre voyage. Tenez, voici le pont devant nous.
Ils avaient, tout en causant, fait le tour d'une ravine immense et désolée. La neige roulait en flots épais sous leurs pieds, la neige était suspendue au-dessus de leurs têtes. Obenreizer s'arrêta pour montrer le pont à Vendale, qu'il observait en même temps avec une terrible expression de haine.
– Si je vous avais fait passer en avant, – lui dit-il, – si j'avais négligé de vous avertir, et si vous aviez poussé seulement une exclamation de surprise, un seul cri, vous auriez ébranlé les masses de neige qui auraient pu vous blesser en tombant, qui vous auraient enseveli peut-être…
– Cela est vrai? – dit Vendale.
– Oh!.. très vrai… mais je suis votre guide et je dois veiller sur vous. Passons en silence. Une imprudence nous coûterait la vie. En avant!
Il y avait là une prodigieuse agglomération de neige; d'énormes fantômes blancs se balançaient au-dessus du pont, les rochers formaient des saillies effrayantes, et nos voyageurs se frayaient le passage comme à travers les lourdes nuées d'un ciel d'orage. Obenreizer se servait de son bâton avec une adresse extrême, sondant le terrain à mesure qu'il avançait, regardant sans cesse en l'air, et le dos tendu comme s'il se garait de la seule idée d'une avalanche. Il marchait avec une grande lenteur, Vendale le suivait de près, et ils avaient déjà parcouru la moitié de ce chemin périlleux, quand ils éprouvèrent une secousse violente aussitôt suivie d'un coup de tonnerre.
Obenreizer se retourna, mit la main sur la bouche de Vendale, et lui montra le sentier qu'ils venaient de traverser. Il n'y en avait plus de trace. L'avalanche avait tout recouvert et roulait vers le torrent, au fond de l'abîme.
Leur apparition à l'Auberge isolée, située non loin de ce lieu redoutable, arracha des exclamations de surprise aux gens de la maison.
– Bon! – s'écria Obenreizer, – nous ne sommes ici que pour nous reposer.
Il secouait en même temps devant le feu ses habits.
– Monsieur que voici a des raisons puissantes pour traverser la passe au plus vite. Dites-le-leur donc, Vendale, dites-le-leur vous-même.
– En effet, j'ai un motif des plus pressants, – fit Vendale. – Il faut que je traverse la passe.
– Vous entendez, vous tous. Mon ami a un motif des plus pressants, et nous n'avons besoin ni d'avis ni de secours. Je suis aussi bon guide qu'aucun de vous, messieurs mes compatriotes. Cela dit, donnez-nous à boire et à manger.
Ce fut de la même façon et dans les mêmes termes que, le soir, après qu'ayant lutté avec les difficultés croissantes du chemin, ils furent arrivés à leur destination pour la nuit, Obenreizer s'adressa aux gens de l'Hospice, qui se pressaient autour d'eux devant le foyer, tandis qu'ils ôtaient leurs chaussures humides.
– Il est très bien de se parler les uns aux autres franchement comme des amis, – dit-il. – Monsieur a un motif très pressant de traverser le passage.
– Le plus pressant motif, – répéta Vendale en souriant.
– Et il faut qu'il le traverse! – reprit Obenreizer – Nous n'avons besoin ni d'avis ni de secours. Je suis un enfant des montagnes, et un bon guide: ne vous tourmentez pas plus longtemps à ce sujet. Donnez-nous à souper, du vin, et des lits.
Pendant le froid terrible de cette nuit qui commençait, la même tranquillité sinistre régna dans le désert des montagnes et au ciel. Au point du jour, pas une lueur de soleil pour rougir ou dorer la neige. Partout la même blancheur infinie et mortelle, le même silence sans borne, la même redoutable tristesse.
– Voyageurs! – cria, au travers de la porte, une voix sympathique.
Dès qu'ils furent sur pied, le sac au dos, le bâton en main, celui qui les avait éveillés leur adressa encore la parole.
– Voyageurs, souvenez-vous! Il y a cinq abris sur la route dangereuse qui va s'ouvrir devant vous, cinq refuges et une croix de bois noir indiquant le chemin de l'hospice voisin. Ne vous écartez pas, et si la tourmente vient, abritez-vous.
– Voilà l'industrie de ces pauvres diables qui fait encore des siennes, – dit Obenreizer à son ami, répondant d'un geste dédaigneux au charitable donneur d'avis – Comme ils se cramponnent à leur métier!.. Vous autres, Anglais, vous soutenez que nous autres Suisses, nous sommes une nation mercantile. En vérité, vous avez bien l'air d'avoir raison.
Ils avaient partagé entre les deux sacs les provisions qu'ils avaient pu se procurer. Obenreizer portait le vin, Vendale le pain, la viande, le fromage, et le flacon d'eau-de-vie.
Ils s'évertuaient depuis quelque temps à grimper à travers les roches et leur blanc linceul, où ils enfonçaient jusqu'aux genoux; ils conservaient cette marche pénible au milieu de la plus effrayante partie de ce lugubre désert, lorsque la neige commença de tomber. Tout d'abord ce ne fut que de légers flocons qui tombaient doucement et sans relâche; puis elle s'épaissit et les tourbillons commencèrent.
Le vent s'éleva glacial, avec des mugissements prolongés. La route se poursuivait à travers de sombres galeries de rochers. Devant les voyageurs s'ouvrait une grotte profonde soutenue par des arcs immenses. Ils y arrivèrent avec peine, la tempête, au même instant, éclata dans sa furie.
Le bruit du vent, celui du torrent, le tonnerre des avalanches et des blocs brisés par l'orage, les voix formidables qui s'élevaient dans toutes les gorges de cette chaîne tout entière ébranlée, l'obscurité plus profonde que celle de la nuit, le sifflement de la neige qui battait l'ouverture et les parois de la grotte, et qui aveuglait les deux jeunes gens, ce déchaînement de la nature succédant au calme effrayant de la veille, tout cela était bien fait pour glacer le sang de Vendale. Obenreizer, qui marchait de long en large dans la grotte, lui fit signe de l'aider à déboucler son sac. Ils pouvaient encore se voir l'un l'autre, mais ils n'auraient pu s'entendre. Vendale obéit au désir de son ami.
Obenreizer prit la bouteille de vin et remplit le verre. Il fit encore signe à Vendale de boire pour se réchauffer. Il fit semblant de boire après lui. Tous deux, ils marchèrent ensuite côte à côte, sachant bien qu'avec ce froid redoutable rester en repos était un danger, et que s'endormir, ce serait la mort.
La neige s'abattait avec une force croissante dans la galerie par l'extrémité supérieure de laquelle ils devaient regagner la route, si jamais ils sortaient de leur refuge. Bientôt, elle encombra la voûte. Une heure encore, et elle allait monter assez haut pour intercepter la lumière extérieure. Heureusement, elle se glaçait à mesure qu'elle tombait; il restait l'espérance de pouvoir marcher à sa surface et grimper par-dessus cette muraille menaçante. D'ailleurs, la violence de l'orage commençait à céder dans la montagne et faisait place à une incessante ondée de neige. Le vent mugissait encore, mais seulement par intervalle, et, lorsqu'il cessait, les flocons s'épaississaient à vue d'œil.
Il y avait environ deux heures que nos voyageurs étaient captifs dans cette terrible prison. Obenreizer, tantôt grimpant, tantôt rampant, la tête baissée, le corps touchant la voûte, commença de travailler avec des efforts désespérés à se frayer un chemin au dehors. Vendale le suivait comme toujours. Chose étrange! il imitait son compagnon, sans bien savoir ce qu'il faisait. Sa raison semblait le quitter encore une fois.
La même léthargie qu'à Bâle s'emparait de lui peu à peu et maîtrisait ses sens.
Combien de temps avait-il suivi Obenreizer hors de la galerie? Combien d'obstacles avait-il franchis derrière ses pas?.. Il s'éveilla tout à coup, avec la conscience qu'Obenreizer s'était étroitement attaché à lui et qu'une lutte désespérée s'engageait entre eux dans la neige. Obenreizer tirait de sa ceinture ce poignard qui ne le quittait jamais, il frappa. La lutte s'engagea de nouveau plus désespérée, plus ardente. Vendale frappa encore une fois, repoussa son adversaire et se retrouva bientôt face à face avec lui… puis terrassé, gisant sur la neige.
– J'ai promis de vous conduire au but de votre voyage, – dit Obenreizer, – j'ai tenu ma promesse. C'est ici que va finir le voyage de votre vie. Rien ne peut la prolonger. Prenez garde, vous allez glisser si vous essayez de vous lever.
– Vous êtes un misérable!.. Que vous ai-je fait?
– Vous êtes un être stupide. J'ai versé un narcotique dans ce que vous venez de boire… Stupide, vous l'êtes deux fois. Je vous avais déjà versé de ce narcotique pendant le voyage pour en faire l'essai. Trois fois stupide, car je suis le voleur, le faussaire que vous cherchez, et dans quelques instants, je m'emparerai sur votre cadavre de ces preuves avec lesquelles vous aviez promis de me perdre.
Vendale essaya de secouer sa torpeur, mais le funeste effet n'en était que trop sûr. Tandis que son meurtrier lui parlait, il se demandait s'il était vrai qu'il fût blessé, si c'était à lui qu'était ce sang coulant sur la neige.
– Que vous ai-je fait? – murmura-t-il. – Pourquoi êtes-vous devenu ce vil assassin?
– Ce que vous m'avez fait?.. Vous m'auriez perdu si je ne vous avais empêché d'arriver au terme de votre voyage. Votre activité maudite est venue me ravir le temps sur lequel j'avais compté pour pouvoir restituer l'argent volé. Ce que vous m'avez fait?.. Vous êtes venu vous placer sur ma route, non une fois, non en passant, mais toujours, mais sans trêve. N'ai-je point essayé de me débarrasser de vous autrefois?.. Ah! ah! se débarrasser de vous, ce n'est pas aisé. C'est pourquoi vous allez mourir ici.
Vendale essaya de rappeler ses pensées qui le fuyaient; il voulut parler, mais en vain. Instinctivement il cherchait le bâton ferré qui s'était échappé de ses mains, il ne put le saisir. Alors, il essaya de se relever sans ce secours… En vain, en vain! Il trébucha et tomba lourdement au bord d'un abîme…
Défaillant, engourdi, un voile devant les yeux n'entendant plus rien, il fit pourtant un si terrible effort qu'il se souleva sur ses mains. Il vit son ennemi, là, debout, au-dessus de lui, calme, sinistre, implacable.
– Vous m'appelez assassin, – dit Obenreizer, – ce nom ne me touche guère. Au moins, vous ne pouvez dire que je n'ai pas joué ma vie contre la vôtre, car je suis environné de périls et peut-être ne réussirai-je pas à me frayer un chemin à travers les précipices. La tourmente va de nouveau éclater tout à l'heure, voyez! la neige tourbillonne! Il me faut ce reçu, il me faut ces papiers tout de suite. Chaque moment qui s'écoule emporte ma vie.
– Arrêtez! – s'écria Vendale, d'une voix menaçante, et essayant encore une fois de se lever.
Le dernier éclair du feu qui s'échappait de son être se ranimait, il réussit à saisir les mains de son ennemi.
– Arrêtez! – cria-t-il. – Loin de moi, assassin!.. Que Dieu vienne en aide à Marguerite!.. Jamais heureusement elle ne saura comment je suis mort… Loin de moi!.. Meurtrier! je veux encore une fois te regarder au visage… Ce visage infâme me fait ressouvenir d'une chose que je devais t'apprendre…
Obenreizer, épouvanté de le voir déployer tout à coup cette énergie suprême, et songeant qu'il pouvait encore retrouver en ce moment assez de force pour le vaincre, lui obéit et demeura immobile. Vendale le regardait d'un œil éteint.
– Non, ce ne sera pas, – dit-il. – Non, même en mourant, je ne trahirai point la confiance du mort… Écoute!.. des parents supposés… Est-ce que cela ne te rappelle rien?.. L'Hospice des Enfants Trouvés… La fortune qui est à toi et dont tu n'as pas hérité… Souviens-toi… Souviens-toi…
Sa tête s'affaissa sur sa poitrine, il retomba sur le bord du gouffre.
Le voleur s'élança; ses mains actives et enfiévrées coururent à la poitrine de sa victime. Vendale fit un effort convulsif pour jeter un dernier cri:
– Non!
Et, se laissant glisser lui-même, il roula dans l'abîme, roula, roula, disparut comme un fantôme dans un rêve de mort.
L'orage mugit de nouveau, puis s'apaisa.
Les voix infernales de la montagne s'éteignirent, la lune brilla, la neige tombait mollement, en silence.
Deux hommes, escortés de deux chiens énormes, sortirent de l'Hospice. Ils regardaient attentivement autour d'eux, puis levaient les mains au ciel; les chiens se jouaient dans la neige.
– Allons, – dit le premier de ces deux hommes, – nous pouvons avancer maintenant. Peut-être trouverons-nous les voyageurs dans l'un des Refuges.
Chacun d'eux attacha un panier sur son dos, prit dans sa main un bâton ferré, s'enroula autour du bras une corde terminée par un nœud coulant afin de pouvoir s'attacher ensemble, et l'on se mit en marche.
Tout à coup les chiens cessèrent leurs gambades, mirent le nez en l'air, s'agitèrent un moment, et se mirent à aboyer de toute leur voix.
Leurs maîtres s'arrêtèrent aussi; les chiens tournaient autour d'eux. Hommes et bêtes se regardèrent avec une égale intelligence.
– Au secours, alors! Au secours! À la délivrance!..
Mais les deux chiens, au même instant, leur échappèrent, et bondirent avec d'autres aboiements plus profonds et plus joyeux… N'annonçaient-ils point quelque nouveau venu?..
Les deux hommes demeurèrent frappés de stupeur, et sondant au loin la neige du regard à la clarté de la lune:
– Quoi!.. – firent-ils, – deux créatures insensées de plus! Par ce temps qui porte la mort avec lui… deux étrangers… il y a une femme!
Les chiens tenaient chacun les plis d'une robe dans leur gueule et ils traînaient ainsi la voyageuse, qui leur caressait doucement la tête à tous deux. Elle montait à travers la neige du pas et de l'air d'une personne accoutumée aux montagnes; mais il n'en était pas de même du gros homme qui l'accompagnait. Il était moulu et marchait en gémissant.
– Chers guides, – dit la jeune femme, – chers amis des voyageurs, je suis de votre pays. Nous cherchons deux jeunes hommes qui ont, ce matin, traversé la passe et qui auraient dû arriver le soir à l'Hospice.
– Ils y sont venus, Mademoiselle.
– Que le ciel soit loué! – s'écria-t-elle. – Oh! que le ciel soit béni!
– Malheureusement ils sont repartis aussitôt. Et justement nous nous mettions à leur recherche; mais nous avons été forcés d'attendre que la tourmente soit apaisée.
– Chers guides! – dit la jeune fille, – je vous accompagnerai. Pour l'amour de Dieu, laissez-moi vous suivre. L'un de ces deux hommes est mon mari, je l'aime tendrement!.. oh! oui tendrement… Vous le voyez! je ne suis point abattue, je ne suis pas lasse. Oh! je suis née paysanne et je vous montrerai que je sais m'attacher à vos cordes. Je vous fais le serment d'avoir du courage. Laissez-moi vous suivre. Si quelque malheur est arrivé à celui que je cherche, mon amour le découvrira. C'est à genoux que je vous en prie, chers amis des voyageurs. Pour l'amour que vos chères mères portaient à ceux dont vous êtes les fils, je vous supplie.
Ces bons et simples compagnons se sentirent émus.
– Après tout, – se dirent-ils à voix basse, – elle ne ment point, elle connaît les chemins de la montagne, puisqu'elle est si miraculeusement arrivée jusqu'ici… Mais, – ajoutèrent-ils, en lui montrant son compagnon, – quant à ce monsieur-là, Mademoiselle…
– Cher Joey, – dit Marguerite en Anglais, – vous resterez dans cette maison, et vous nous attendrez.
– Si je savais lequel de vous deux a ouvert cet avis – dit Joey en regardant les deux guides de travers, – je vous battrais bien pour six pence et je vous donnerais encore une demi-couronne pour payer le médecin. Non, Mademoiselle, je m'attacherai à vos pas, aussi longtemps que j'aurai la force de vous suivre, et je mourrai pour vous si je ne peux pas faire mieux…
Le prochain déclin de la lune commandait impérieusement qu'on ne perdit point de temps. Les chiens donnaient des signes d'inquiétude. Les deux guides prirent vivement un parti. Ils échangèrent pour une plus longue la corde qui les attachait ensemble et l'on forma ainsi une longue chaîne. Ils marchaient devant, puis venaient Marguerite et Joey Laddle à l'arrière-garde. On se mit en route pour les Refuges.
La distance à parcourir était courte. Entre les cinq Refuges et l'Hospice, on ne comptait guère qu'une demi-lieue. Mais les sentiers étaient couverts de neige comme d'un gigantesque linceul. La troupe, cependant, ne fit point fausse route, et l'on arriva promptement à la galerie où Vendale et Obenreizer s'étaient abrités durant l'orage. Leurs traces avaient disparu, emportées par le tourbillon et la tempête; mais les chiens, courant en tous sens, semblaient confiants dans leur admirable instinct. On s'arrêta sous la voûte que la tourmente avait frappée avec le plus de fureur, et où l'amas de neige paraissait le plus profond. Là, les chiens s'agitèrent et se mirent à tournoyer pour indiquer que l'on allait manquer le but.
Les guides, sachant que le grand abîme se trouvait à droite, inclinèrent vers la gauche; on perdit le chemin. Celui qui marchait en tête fit halte, cherchant à consulter de loin le poteau indicateur. Tout à coup l'un des chiens se mit à gratter la neige. Le guide s'avança; la pensée lui vint qu'un malheureux voyageur pouvait bien être enseveli dans ce champ de neige… Mais il vit cette neige souillée… et jeta un cri en découvrant une tache rouge.
L'autre chien regardait attentivement au bord du gouffre, raidissant ses pattes, tremblant de tous ses membres. Le premier revint sur la trace sanglante, et tous deux se mirent à courir en hurlant; puis d'un commun accord, ils s'arrêtèrent tous les deux sur la margelle du précipice en poussant des gémissements prolongés.
– Quelqu'un est couché au fond de ce gouffre, – dit Marguerite.
– Je le crois, – dit le premier guide, – tenez-vous en arrière, vous autres, et laissez-moi regarder.
L'autre guide alluma deux torches qu'il portait dans son panier. Le premier en prit une, Marguerite l'autre; ils regardaient de tous leurs yeux, abritant la torche dans leurs mains, ils la dirigeaient de tous côtés, l'élevant en l'air, puis l'abaissant brusquement. La lune, malheureusement, projetait autour d'eux une clarté qui contrariait celle des torches…
Un long cri perçant, jeté par Marguerite, interrompit le silence.
– Mon Dieu!.. Voyez-vous là-bas, où se dresse cette muraille de glace… là au bord du torrent. Voyez-vous?.. il y a une forme humaine.
– Oui, Mademoiselle, oui…
– Là, sur cette glace… là au-dessous des chiens.
Le conducteur, avec une vive expression d'effroi, se rejeta en arrière; tous se turent… Marguerite, sans dire un mot, s'était détachée de la corde.
– Voyons les paniers, – s'écria-t-elle. – N'avez-vous que ces deux cordes seulement?
– Pas d'autres, – répondit le guide; – mais à l'Hospice…
– S'il est encore vivant?.. Oh! je vous ai dit que c'était mon fiancé!.. Il serait mort avant votre retour… Chers guides, amis bénis des voyageurs, regardez-moi! Voyez mes mains; si elles tremblent, retenez-moi par la force… si elles sont fermes, aidez-moi à sauver celui qui est là.
Elle noua l'une des cordes autour de sa taille et de ses bras, et s'en fit une sorte de ceinture assujettie par des nœuds. Elle souda le bout de cette première corde à la seconde, plaça les nœuds sous son pied et tira; puis elle présenta son ouvrage aux guides, pour qu'ils pussent tirer à leur tour.
– Elle est inspirée? – se disaient-ils l'un à l'autre.
– Par le Dieu tout-puissant, ayez pitié du blessé! – s'écria-t-elle, – vous savez que je suis bien plus légère que vous. Donnez-moi l'eau-de-vie et le vin, et faites-moi descendre vers lui. Quand je serai descendue, vous irez chercher du secours et une corde plus forte. Lorsque vous me la jetterez d'en haut… voyez celle que j'ai attachée autour de moi… vous êtes sûrs que je pourrai la lier solidement à son corps. Vivant ou mort, je le ramènerai ou je mourrai avec lui. Je l'aime… Que puis-je vous dire après cela?
Les deux hommes se retournèrent vers le compagnon de cette fille étrange. Joey s'était évanoui dans la neige.
– Descendez-moi vers lui, – s'écria Marguerite, en prenant deux petits bidons, qu'elle avait apportés et en les assujettissant autour d'elle, – ou j'irai seule, dussé-je me briser en pièces sur les roches. Je suis une paysanne, je ne connais ni le vertige ni la crainte, et le péril n'est rien à mes yeux, car je l'aime… Descendez-moi, par pitié!