скачать книгу бесплатно
« Qu’est-ce que tu fais avec tout ça ? Tu as décidé d’émigrer ? » une grande nana, avec une énorme poitrine saillante écrasée dans un micro top et un short inexistant, s’arrête devant elle. Melissa Boots. La Pamela Anderson de l’école. Celle devant qui tous les mecs bavent. Celle dont le cerveau est inversement proportionnel au décolleté.
Polly se retient de crier après madame Saumon que si elle veut toujours deux grosses poires, maintenant, elle en a. Elle sent venir un petit rire et remarque que cette Boots est accompagnée de Barbara Leroy, mieux connue sous le nom de Large Bouche.
« Ciao... » fait-elle, espérant qu’elles retournent d’où elles viennent et lui foutent la paix.
« Tu veux venir faire des emplettes avec nous ? » lui demande alors Melissa, sur un ton étonnamment gentil.
« Non, je ne peux pas, merci, je suis occupée là... » répond Polly, surprise par la proposition. D’habitude, elles interdisent à quiconque de s’approcher de leur petit groupe exclusif. Mais, peut-être que c’est un petit groupe de lesbiennes.
« Ohhh, quel dommage ! » Melissa explose de rire. « Tu aurais vraiment besoin de quelques habits décents ! On t’avait prise pour une squatteuse ! »
Polly reste plantée là, sans prononcer un seul mot.
« Ehi poupée, console-toi ! » intervient Barbara. « Même si tu étais super sexy, tu ne vendrais jamais ces horreurs ! »
« Mais peut-être qu’elle pourrait vendre autre chose ! » Melissa prend sous le bras son amie et les deux entrent dans le centre commercial, tout en riant vulgairement.
Polly s’affale sur le muret de l’esplanade, manquant de s’asseoir sur l’album ouvert. Elle se demande pourquoi il existe tant de personnes odieuses sur cette terre. Elle se demande pourquoi les seins de cette Boots ne la font pas tomber en avant pour qu’elle se pète le nez.
Elle complète le dessin avec un nez cassé et l’appelle Chaos au centre commercial. Elle mettrait bien Chaos et connes au centre commercial, mais ce ne serait pas digne d’une professionnelle ayant un minimum d’éducation. Elle ne s’abaissera jamais à ce genre de niveau aussi grossier.
Elle se met à calculer le temps qu’il lui reste avant que Melissa et Barbara ne finissent leur tournée de vêtements pornographiques et retournent dehors.
Elle se sent sale et en sueur, et n’a pas gagné encore un centime.
« Au diable Picasso et toutes les biographies de peintres célèbres » pense-t-elle. « Pourquoi personne ne mentionne combien de temps dure la période d’incompréhension ? Combien d’humilations faut-il subir avant de devenir assez riche et célèbre à en faire crever d’envie les nanas qui t’ont fait sentir comme une merde ? »
Lui vient en mémoire Van Gogh. Il est mort fou et pauvre. Merde.
« C’est cette fin-là qui m’attend ? Une vie déprimante et une mort certaine ? » se demande-t-elle.
Puis, elle se reprend : « Non. Sûrement qu’avant je tuerai cette Boots » .
Elle ferme les yeux et bâille, un peu hébétée par la chaleur étouffante anomale de l’après-midi. On est seulement en mars, et si ça continue comme ça, la ville fondera avant juillet.
Une main lui touche l’épaule : « Mademoiselle ? » fait une voix masculine.
Polly se retourne. Un homme, vêtu d’un uniforme blanc et noir, la fixe d’un air renfrogné.
« Vous êtes autorisé à rester ici ? » lui demande le vigile du centre commercial.
« Mmm... Je crois que oui... » bredouille Polly, confuse.
« Alors, montrez-moi l’autorisation du directeur » .
« Comment, s’il-vous-plaît ? »
« Pour exposer vos dessins au sein du Cinq Étoiles, vous devez avoir l’autorisation de monsieur Strumbord, le directeur du centre commercial » .
« Ohhh, mais certainement ! » dit Polly avec une conviction feinte. « Oui, j’ai demandé la permission, mais monsieur Trumbett était occupé et a dit qu’il me la fera parvenir prochainement ! Il était tout à fait d’accord pour que je reste ici, mais vous savez comment sont les directeurs, toujours super occupés... »
« J’ai compris » répond le vigile.
« Je vous remercie, vous êtes vraiment... »
« Tant que vous n’aurez pas la permission, vous ne pourrez rien exposer. Je vous demande de rassembler vos affaires et de les montrer ailleurs » .
« Eh ? Je... Je... Croyais... »
« Désolé, ce sont les règles. Si vous ne les respectez pas, je serai obligé d’appeler la police » .
« Merci beaucoup. Votre disponibilité m’émeut » fâchée, Polly rassemble les toiles, l’album, les dessins et le drap posés par terre devant les yeux vigilants du guardien, se sentant vraiment comme l’a dit Melissa Boots : une pauvre fille, chassée des lieux fréquentés par les gens biens.
La poisse s’amuse à me poursuivre.
Tout en essayant de garder un minimum de dignité, elle remet tout dans la grande chemise qu’elle a apportée de la maison, la referme et quitte l’espace du centre commercial sans dire un mot.
Elle retourne à la voiture, sort du parking et réfléchit à ce qu’elle pourrait faire.
Elle n’est plus dans un bon état d’esprit pour essayer de vendre ailleurs et elle n’a pas appris grand chose sur le commerce durant sa brève permanence au Cinq Étoiles, à part quelque chose qu’elle savait déjà : les gens n’ont aucune raison d’être gentils avec toi si tu n’as pas ou que tu ne leur donnes pas ce qu’ils veulent. Comme un tableau avec les poires ou une permission de monsieur Trombett.
Elle ne peut pas non plus faire du shopping sans argent et elle n’a pas emmené son maillot de bain pour aller à la plage.
Elle passe devant la Kennedy, son école : elle pourrait donner des cours de dessin payants. Sur le tableau d’affichage, il y a toujours un tas d’annonces pourries sur des réunions et des bulletins d’informations... elle en écrira une elle aussi, super colorée et facilement identifiable.
« Je pourrai faire réviser ceux pour qui ça se passe mal en arts plastiques et enseigner d’autres choses à ceux qui ont pour hobby la peinture ou qui veulent apprendre quelque chose de nouveau... » réfléchit-elle alors qu’elle tourne sur Ocean Avenue, en direction de la maison. « ... Me faisant payer sur la base horaire... Pas trop par contre, car je ne suis pas diplômée... Il doit bien y avoir quelqu’un parmi cinq cents étudiants à qui peindre plaît ! Et puis, je pourrais toujours diffuser l’annonce aussi dans d’autres écoles... »
Ce serait bien de pouvoir partager avec quelqu’un sa passion. La collaboration avec d’autres élèves motivés stimulerait de nouvelles idées et de nouveaux projets.
Elle s’arrête dans la petite allée de la maison, légèrement rassurée : elle veut se précipiter dans sa chambre et se mettre au travail devant l’ordinateur. Même si elle préfère les méthodes de représentations classiques, elle est aussi douée pour la créativité graphique, technique qui, dernièrement, remporte du succès dans de nombreux concours d’art moderne. Si elle est utilisée de la bonne manière, elle peut créer des effets grandioses. Son annonce, aussi, sera grandiose, si grandiose qu’on verrait tout de suite qu’avec une enseignante comme elle, l’argent serait bien dépensé.
« Je sais déjà qui serait mon élève idéal... Et pas seulement pour la peinture... »
Elle s’apprête à se lancer, les yeux ouverts, dans un de ces rêves habituels sur Lake Pierce, le garçon le plus divin du lycée, de la ville et de l’univers tout entier, mais elle fait l’erreur de refermer la porte, après être entrée, d’un coup sonore que sa mère a appris à détecter à des milles de distance.
« Tu ne dois pas étudier ? Où as-tu été ? » madame Patter apparaît depuis le corridor des escaliers, au premier étage, et regarde en bas en direction de sa fille.
« Trésor, ne sois pas aussi sévère » le père sort de son bureau et s’approche de sa femme. « Il faut bien aussi un peu de loisirs en dehors des études » dit-il, en regardant Polly monter les escaliers. « C’est pas vrai, Schtroumpfette ? » il lui ébouriffe les cheveux alors que Polly se glisse entre eux et se dirige vers sa chambre, sans prêter attention à l’un ni à l’autre.
« Oh, Perry, je ne suis pas sûre que la permissivité soit une bonne solution... »
Polly laisse ses parents discuter dans le couloir et continue à monter jusqu’au deuxième étage. Une fois dans sa chambre, elle réouvre la chemise et pose ses dessins au pied de l’armoire, excepté le dernier qu’elle pose sur la table, à côté d’elle : elle reviendra dessus, pour l’affiner et le colorier, après s’être occupée de l’annonce. Elle veut imprimer quelques exemplaires ce soir pour pouvoir en accrocher un le lendemain matin à l’école, et pourquoi pas faire un tour dans d’autres établissements.
Son père, qui avait apparemment réussi à se libérer de sa femme, entre sans frapper, comme à son habitude.
« Je te dérange, schtroumpfette ? »
Polly bougonne un “ uhmm ”flou et ne prend même pas la peine de faire semblant de faire ses devoirs : elle allume l’ordinateur.
« Ehi, qu’est-ce que c’est ça ? le père voit l’album ouvert à côté d’elle, et se penche pour l’examiner. « Tu l’as fait aujourd’hui ? »
« Il n’est pas fini... » répond distraitement la fille, insérant son mot de passe sur l’écran.
« Cela n’a pas d’importance, il est déjà très beau ! » s’exclame-t-il, enthousiaste. « Quel nom pensais-tu lui donner ? »
Polly pivote sur son siège et lève la tête pour regarder son père en face : « Allez papa, dis-moi ce que tu veux » .
« Oh oui, quel étourdi, j’étais venu te faire une proposition très alléchante ! » monsieur Patter sourit. « Ça te plairait de m’aider à préparer ma prochaine exposition ? »
« Et, tu l’organises où cette fois ? Dans la salle paroissiale de l’église ? »
« Non, non, non, j’ai pensé à un lieu plus accessible pour donner plus de visibilité aux oeuvres. Tu me crois si je te dis qu’un espace spécifique sera amenagé au centre commercial ? »
Polly palpe son dos pour s’assurer que le coup de poignard qu’elle vient de recevoir est seulement moral et non physique.
« Tu as convaincu le directeur d’exposer ton travail à l’intérieur du Cinq Étoiles ? » demande-t-elle, sceptique.
« Exactement ! C’est pas merveilleux ? »
« C’est maman qui a payé ? »
« Oui, maman m’a donné un coup de main, et je voudrais que, toi aussi, tu me soutiennes... »
Polly sent le poignard remuait dans son dos, s’enfonçant de plus en plus. Sa mère a financé une autre des idées stupéfiantes de son père. Elle ne veut pas dépenser un sous pour l’envoyer à Londres, mais quand il s’agit de faire confiance au pauvre Perry, elle est prête à depenser une fortune. Une fortune destinée à l’homme qui, une demi-heure plus tôt, a donné l’ordre de l’humilier et de la chasser de son esplanade sans intérêt.
« Je parie que, cette fois-ci, aucun agent ne demandera à mon père une autorisation. Au contraire, il sentira probablement l’odeur des dollars et l’invitera à dîner ! » se dit-elle.
« Alors schroumpfette, ça te va ? Ton aide me serait précieuse ! » son père cherche à la distraire.
« Combien de tes toiles sont prêtes ? »
« J’en ai rassemblé quatre ! »
« Quatre ? » Polly lui lance un regard noir. « Dans ce cas, tu n’as pas besoin de mon aide pour les transporter jusqu’au Cinq Étoiles, tu peux très bien le faire tout seul... » répondit-elle, se demandant si le mot exposition était bien choisi pour quatre misérables tableaux.
« Oh, mais tu ne te limiterais pas à ça ! Par exemple, même si ce n’est encore qu’une esquisse, je suis sûr que ton dessin serait très bien au centre commercial ! Sans compter les autres que tu as ici dans ta chambre ! »
« Ça ne me plaît pas beaucoup d’associer mon nom à un événement autofinancé... Je voudrais que les gens apprennent à me connaître à travers un concours, ou quelque chose dans ce genre-là... »
« Je partage ton idée, schtroumpfette, mais tu pourrais essayer. Nous mettrions tout sous l’acronyme P. Patter, comme ça, si ça ne devait pas fonctionner, tu serais dans tous les cas à l’abri d’une mauvaise réputation et d’un mauvais... départ artistique ! Ça ne te semble pas être une idée parfaite ? »
Polly est sur le point de rétorquer quelque chose. Puis, elle se fige.
Elle reste silencieuse.
Une idée parfaite ? UNE IDÉE PARFAITE ?
« Et comment, papa » dit-elle d’une voix monotone. « Une idée absolument parfaite » .
« Ça me fait plaisir que tu l’apprécies, schtroumpf... »
« Oui, j’apprécie énormément le fait qu’avec ton petit nom générique tu puisses vendre comme étant les tiennes, les oeuvres que moi j’ai réalisées ! » explose la fille. « En te présentant comme Perry Patter, personne ne remarquera la différence entre toi et moi, comme ça mon nom sera astucieusement caché par ton P., pas vrai ? ! » elle se lève brusquement de la chaise et le pousse pour pouvoir sortir de sa chambre. « TU ES IGNOBLE ! » hurle-t-elle. « N’ESSAIE PAS DE T’APPROCHER DE MES AFFAIRES, OU JE TE LE FERAI REGRETTER ! » elle claque la porte pour ne pas entendre de justifications stupides et dévale les escaliers.
« Pollyanna, pourquoi tu cries ? » sa mère la croise dans le couloir au premier étage. « Où tu vas ? »
« DEHORS ! » aboie Polly sans s’arrêter. Elle est aussi furieuse contre elle, d’avoir permis une telle mascarade. Elle passe l’entrée, ouvre la Chrysler avec la télécommande, saute dedans et part sur les chapeaux de roues en marche arrière jusque sur la route principale.
Elle attendra que la nuit tombe à Garden Park.
Elle doit absolument se décharger de la situation absurde dans laquelle elle se trouve, et elle sait déjà quoi faire pour cela.
Parce qu’elle a déjà fait.
Elle choisit le Garden Park pour deux bonnes raisons : la première, parce qu’il bénéficie de la présence du meilleur kiosque à hot dog de tout l’État ; la deuxième, parce que le Garden se situe pratiquement devant la maison du garçon de ses rêves, et en s’installant juste à côté, elle aura plus de chances de le rencontrer “ par hasard ”.
Non pas que tous les deux soient amis. Lui, il ne la connaît même pas, et elle, elle n’a jamais eu le courage de se présenter, mais le voir est de toute façon une dose d’adrénaline. Ou du moins, une belle consolation.
Assise par terre, le dos contre un arbre, accompagnée de son premier sandwich de la journée, Polly se demande ce que Lake Pierce est en train de faire en ce moment.
RECRUTEMENT
MERCREDI 13 MARS.
HIGHWAY 22, À 26 MILLES DE CLES, CALIFORNIE.
“ Nous devons fermer nos coeurs à la compassion et mener une conduite brutale ”
Adolf Hitler
Depuis des directions opposées, chacun arrive à pied.
La rencontre a lieu devant un restaurant, en public. Par ailleurs, ils n’ont rien à cacher. Pas encore.
La fourgonnette a été garée derrière, à l’abri. Elle attend patiemment de reprendre la route.
« Je crois que j’ai trouvé ce qu’il faut » .
« Tu crois ou t’en es sûr ? »
« Tout ira bien » .
S’ensuit un bref échange d’informations.
« Je jetterai un oeil » .
« Un oeil ne suffira pas » .
« Tu sais ce que je veux dire » .