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L'Épice
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L'Épice

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Ravuth fourra l’étrange plante dans sa poche puis, imité par son frère, il leva sa machette, la pointant vers le jeune félin.

Celui-ci grognait et faisait des pas en avant et en arrière devant les garçons.

« Recule lentement », ordonna Ravuth, tous ses muscles prêts à réagir.

Tout en surveillant les piétinements du tigre qui continuait à grogner en leur jetant un œil dédaigneux, les frères terrifiés reculèrent vers le sous-bois épais.

Enfin débarrassé des humains, l’animal se dirigea vers l’entrée de sa grotte, leva sa patte et répandit son odeur dans son domaine. Il jeta un coup d’œil aux garçons et rampa dans sa grotte.

Ravuth et Oun observèrent le tigre qui pénétrait dans sa grotte et se précipitèrent dans la jungle.

Trébuchant sur le sol de la jungle pendant vingt minutes, ils arrivèrent dans une clairière couverte de végétation familière. Ils s’arrêtèrent, reprirent leur souffle et sourirent soudain. « Du tror bek ! Je sais où nous sommes maintenant », dit Ravuth, soulagé.

« Bien, récupérons-en un peu et rentrons à la maison », répliqua Oun, encore plus soulagé.

* * *

Les garçons débraillés regagnèrent leur village en fin d’après-midi. Ils s’attendaient à recevoir une réprimande de leur mère. Au lieu de cela, ils remarquèrent que tous les villageois étaient rassemblés dans la grande hutte communale au centre du village. Confus, Ravuth et Oun dépassèrent la grande cabane sans se faire remarquer et se dirigèrent vers leur maison. Ils savaient que leur père était parti à *Koh Kong tôt le matin pour vendre ses bijoux et ils ne l’attendaient pas avant le lendemain. Cependant, lorsqu’ils atteignirent leur baraque en bois penchée, ils virent la bicyclette de leur père à l’extérieur. Ils montèrent les marches, pénétrèrent dans la pièce principale et virent un sac carré en toile noire sur la table. Ne comprenant pas ce qui arrivait, ils placèrent la plante étrange avec les légumes dans un saladier et se dirigèrent vers la cabane communale.

« Qu’est-ce qui se passe ? », demanda Oun.

« Je ne sais pas. Je suis troublé moi aussi. Pourquoi père est-il rentré si tôt et qu’est-ce qui se trouve dans ce sac sur la table ? », demanda Ravuth

Les frères se dirigèrent vers la grande cabane communale. Depuis l’entrée, ils virent leur mère assise sur le sol. Leur père, le visage sale en larmes et avec un regard terrifié, s’adressait aux villageois qui semblaient choqués. Ravuth et Oun s’assirent sur le sol à côté de leur mère.

« Qu’est-ce qui se passe, pourquoi père a l’air si effrayé et couvert d’égratignures, et pourquoi est-ce qu’il parle à tout le village à la place du chef de village Ren ? », demanda Ravuth.

Il regarda sa mère effrayée, qui murmura : « Ren est mort et votre père raconte ce qui est arrivé à Koh Kong, restez tranquilles et écoutez. Il a presque terminé et nous vous expliquerons plus tard ». Bien que terrifiée, Rotha essaya d’avoir l’air calme devant les garçons.

Stupéfait, Ravuth dévisagea les villageois présents et vit les enfants de Ren blottis autour de leur mère en pleurs à l’autre bout de la pièce, se consolant les uns les autres, avec d’autres familles dont les parents n’étaient pas revenus. Ravuth et Oun avaient manqué la majeure partie de ce que leur père avait expliqué aux villageois, mais en voyant les visages de l’assistance, ils réalisaient que cela devait être quelque chose de sérieux. Quand il eut fini, leur père se fraya un passage pour rejoindre Rotha et les garçons.

« Qu’est-ce qui est arrivé, père ? », demanda Ravuth.

« Nous avons beaucoup de travail devant nous », répondit leur père Tu, visiblement affolé. « Rentrons à la maison et je vous expliquerai ».

La famille quitta la cabane communale pendant que les autres se dispersaient et rentraient chez eux.

* * *

Les deux frères et leur père s’assirent sur un Kam-ral, un tapis de paille. Tandis que Rotha s’occupait de ses plaies, Tu déroula son horrible récit à ses fils.

« Je suis parti avec Ren et les autres jusqu’à la frontière séparant la Thaïlande du Cambodge pour vendre les bijoux que nous avions fabriqués. Au premier abord, tout semblait normal. Nous nous sommes arrêtés derrière le poste-frontière, à l’endroit où nous laissons habituellement nos bicyclettes ».

Tu grimaça quand Rotha plaça un baume piquant sur une égratignure profonde, puis il continua.

Il n’y avait pas de soldats au poste. À leur place, plusieurs jeunes gens habillés en pyjamas noirs et portant des foulards à carreaux rouges et blancs, se tenaient près d’une large barrière en construction au point de contrôle. Ils portaient des fusils et ordonnaient à des travailleurs de construire un grillage. Je vis que des soldats thaïlandais se tenaient à la frontière côté Thaïlande avec anxiété, aussi je décidai de rester avec les bicyclettes pendant que Ren partait se renseigner, tandis que les autres partaient pour attendre le car. Ren s’approcha d’un garçon qui, à sa vue, pointa son fusil sur lui.

Ren semblait effrayé car le garçon lui cria dessus et dit qu’il était un soldat *Khmer rouge, maintenant en charge du Cambodge.

Tu regarda ses fils et leur dit :

« Le garçon avait à peu près le même âge que toi, Ravuth ».

Oun et Ravuth virent leur père trembler en leur disant : « Un autre soldat khmer rouge a crié en direction du car qui approchait et s’est précipité, attendant que le car se soit arrêté. Ils ont fait sortir un groupe d’étrangers terrifiés, en jetant leurs affaires depuis le car. Les étrangers ont pu ramasser certaines de leurs affaires avant que les Khmers rouges ne les poussent vers le no man’s land de la frontière cambodgienne. Je voyais les soldats thaïlandais tenant en joue le groupe d’étrangers qui s’approchait, les Khmers rouges et nos villageois qui venaient pour aider, aussi je suis resté où j’étais ».

Tu prit le sac noir sur la table et dit : « Comme j’avais remarqué que les touristes avaient laissé plusieurs objets derrière eux, je me suis dirigé vers le car vide et j’ai fouillé dans les objets épars. J’avais déjà vu des touristes porter des objets semblables ».

Il ouvrit le sac, en sortit un appareil Polaroïd et le montra à ses fils curieux.

« Je suis revenu à ma bicyclette, j’ai accroché le sac à mon guidon et j’ai continué à regarder ce qui se passait à la frontière. Le groupe s’était approché des soldats thaïlandais et s’était arrêté. Le Khmer rouge poussa les étrangers tremblants vers l’avant et cria en direction des Thaïs, mais je n’ai pas pu entendre ce qu’ils disaient. Les touristes ont couru vers les soldats qui, tenant toujours en joue les Khmers rouges, laissèrent passer les étrangers qui allèrent s’abriter derrière ces soldats. Tous les Khmers revinrent en marchant à travers le no man’s land vers le territoire cambodgien, en riant et en plaisantant ».

« Ça va, papa ? », demanda Ravuth tandis que son père était devenu silencieux et se frottait les yeux.

Tu acquiesça et poursuivit :

« Ren et les villageois semblaient maintenant s’entendre avec les Khmers rouges. Ils riaient et plaisantaient ensemble en revenant vers le côté cambodgien de la frontière. Je me sentais soulagé et j’étais sur le point de les rejoindre, espérant qu’ils ne m’avaient pas vu prendre l’appareil ».

Tu ajouta avec un tremblement dans la voix : « Mon soulagement se transforma en horreur lorsque le jeune Khmer rouge qui marchait derrière Ren plaça le canon de son fusil sur l’arrière de son crâne et appuya sur la détente ».

Ravuth et Oun haletaient.

Tu secoua la tête : « Ren ne s’est douté de rien ; il parlait à un autre Khmer rouge quand sa tête a explosé. J’ai vu la balle sortir de sa tête et son corps qui tombait sur le sol », ajouta Tu en essuyant des larmes.

Rotha leur apporta des gobelets d’eau et posa ses mains sur les épaules de son mari.

Tu avala l’eau, se recomposa et continua : « Je me suis caché derrière la cabane des gardes-frontière et j’ai entendu les soldats khmers rire et bavarder, tandis que nos amis et voisins leur demandaient grâce. Je savais que je devais m’éloigner de là, même si cela signifiait les abandonner, soupira-t-il, mais je ne pouvais rien faire pour eux ».

Rotha partit vers la cuisine tandis que Tu continuait. « J’ai fait reculer ma bicyclette de quelques mètres en arrière de la cabane des gardes-frontière, j’ai jeté mes colliers et j’ai pédalé aussi vite que je pouvais. Je n’étais pas très loin quand j’ai entendu des gens derrière moi qui me criaient d’arrêter. Terrifié, j’ai ignoré ces cris et j’ai continué à pédaler. J’ai entendu un tir et une balle est passée près de mon oreille ».

Les garçons se regardèrent, puis leur père continua. « J’ai pédalé frénétiquement, j’ai quitté la route et me suis dirigé à travers les champs vers la jungle jusqu’à ce que la piste soit trop accidentée pour la bicyclette et je me suis caché dans le sous-bois derrière un bosquet d’arbres. J’ai attendu ce qui m’a paru une éternité, mais ne voyant aucun signe des Khmers rouges, je suis revenu sur mes pas, j’ai ramassé ma bicyclette et j’ai pédalé jusqu’à la maison ».

« Qu’est-ce qu’un Khmer rouge ? », demanda Ravuth.

Tu secoua la tête. Ignorant des événements survenus au Cambodge, il savait seulement qu’ils devraient avoir peur et se faire oublier, aussi il répliqua : « Je ne sais pas, fils, mais nous devons rester cachés tant que nous n’avons pas découvert ce qui s’est passé. Nous serons plus en sécurité en nous enfonçant dans la jungle ; ce soir, nous devons organiser nos affaires et trouver un nouveau site. Au matin, nous démonterons notre habitation et la rebâtirons ailleurs », expliqua Tu. Les garçons pouvaient remarquer combien leur père semblait préoccupé, confus et effrayé.

« Qu’est-ce que c’est ? », interrompit Rotha, tenant la plante que Ravuth avait placée sur le dessus du tror bek.

« Je ne sais pas, mère. Nous l’avons trouvée sur la piste et pensions que tu saurais. Nous pouvons peut-être la manger, hein Oun ? », dit Ravuth, cherchant un soutien chez son frère.

« Oui », dit Oun d’un air distrait, tandis qu’il regardait dans la sacoche de l’appareil photo.

« Je n’ai jamais rien vu de tel auparavant », dit Rotha, qui tenait la plante étrange et l’inspectait.

Personne ne fit attention à Rotha ; les deux jeunes semblaient plus intéressés par l’instruction et la démonstration que leur père leur faisait en manipulant l’appareil Polaroïd.

Rotha se dirigea vers leur réservoir d’eau de pluie en argile, remplit un bol d’eau, puis le plaça à côté d’une marmite bouillonnante contenant des légumes et un petit poulet rôti. Elle étudia la plante et sut par la forme et la couleur des feuilles que celles-ci étaient comestibles, aussi elle arracha une feuille, la goûta, grimaça et plaça le reste dans la marmite bouillante. Elle perça la gousse à graines dorée et elle goûta la sève blanche laiteuse qui s’en échappa. Rotha ne pouvait comprendre pourquoi celle-ci avait un goût si sucré tandis que la feuille était si amère, mais elle examinerait cela plus tard. Rotha remarqua que la gousse ronde avait un éclat étrange et sa couleur dorée avait l’apparence d’une mosaïque brillante aux teintes vives, tout comme l’effet créé par de l’huile moteur sur de l’eau.

Dérangée par un flash soudain, elle tourna la tête, juste pour voir les visages souriants de ses deux fils espiègles et celui encore plus espiègle de son mari qui venait de prendre une photo d’elle avec le Polaroïd. Le mécanisme de l’appareil ronronna tandis que le film sortait par l’avant. Tu retira la photographie, décolla la première couche de film et mit la photo sur la table pendant qu’elle se développait.

Rotha sourit à son mari comme il visait à nouveau, pressait le bouton et prenait un autre instantané d’elle, répétant le processus de développement. Tu les fit bouger alors pour prendre une photo d’ensemble des trois. Ils se relayèrent et prirent des photos tour à tour jusqu’à ce qu’ils aient épuisé les six clichés restant dans la cartouche de l’appareil.

Ils observaient les photographies se développer sous leur unique ampoule électrique et semblaient étonnés devant les images qui apparaissaient. Les quatre membres de la famille étaient absorbés par les premières photographies qu’ils aient jamais vues, oubliant un moment la tragédie qui s’était abattue sur le village. Rotha descendit une boîte tissée en feuilles de banane d’une étagère et la plaça sur la table. Tout le monde dans le village possédait plusieurs de ces boîtes. Ces bandes tressées de feuilles de bananes séchées, revêtues d’une résine provenant de la sève de l’écorce de palmier, donnaient à la boîte un éclat de vernis résistant. Quand ils ne les vendaient pas aux touristes, les villageois utilisaient ces boîtes de la taille de petites chaussures pour stocker les babioles et tout ce qui n’était pas usuel. Rotha ouvrit la boîte et y plaça les photographies.

« Vous pourrez les regarder à nouveau quand nous aurons mangé. Ravuth, prépare la table et je vais servir le dîner », ajouta-t-elle.

Rotha était sur le point de fermer le couvercle de la boîte quand elle vit la plante sur la table. Elle coupa la plus grande partie de la tige et plaça la gousse brun doré dans la boîte, fermant le couvercle.

La famille s’assit pour manger. Rotha servit les feuilles de l’étrange plante cuites en bouillon et ils furent tous d’accord que cela avait un goût épouvantable, c’était trop amer. Heureusement, le poulet et le tror bek se laissèrent digérer et après le dîner, ils emballèrent leurs maigres affaires pour le déménagement du lendemain. Le bruyant générateur à deux temps du village s’arrêta à 8 heures du soir, puis ils allèrent se coucher.

* * *

Des cris et des tirs d’armes à feu réveillèrent la famille à l’aube.

Une panique s’ensuivit. Tu, Rotha et les garçons allèrent sur le balcon et virent un groupe de jeunes soldats khmers rouges qui marchaient à travers le village, tirant des coups d’AK-47 dans l’air et hurlant à l’adresse des villageois. Ils s’arrêtèrent devant les habitations dont les résidents se tenaient soit sur les balcons, soit au pied de leurs marches.

Une fille, du même âge que Ravuth, se planta au pied de leur escalier et leur cria de descendre et de se rendre à la cabane communale. Elle pointa son fusil vers Tu et cria : « Immédiatement ! ».

La famille s’exécuta et se rendit à la cabane communale avec les autres villageois effrayés ; on leur ordonna de s’agenouiller. Un soldat khmer rouge, qui paraissait environ 18 dans, se campa devant le groupe. L’audience retenait son souffle. Traînée au bout d’une laisse en corde, se trouvait Dara, une villageoise d’âge moyen qui était partie à Koh Kong avec Tu et les autres pour vendre leurs bijoux le jour précédent.

« Dara est vivante, Rotha », murmura Tu. « Je pensais qu’ils les auraient tous tués ».

Les joues et les yeux enflés, les lèvres et le nez coloré de sang séché, Dara portait des traces de coups. Les villageois regardaient le commandant Khmer rouge la tirer comme un chien. Les autres Khmers rouges faisaient les cent pas derrière l’audience pendant que leur commandant parlait.

Celui-ci donna des explications sur Pol Pot, qu’il appelait Frère Numéro Un, leur leader. I expliqua comment les Khmers rouges contrôlaient maintenant le Cambodge, affirmant : « Chaque citoyen *Khmer appartient maintenant à Angka (l’Organisation). Vous êtes notre propriété et si vous désirez vivre, vous devez prouver votre valeur ».

Il leur expliqua le rôle que leurs enfants allaient tenir après la formation qu’ils recevraient par Angka afin de devenir des soldats de l’organisation. Ils n’auraient plus besoin de parents, car les adultes étaient des travailleurs subalternes, ils leur étaient par conséquent inférieurs. Angka deviendrait maintenant leur famille. Le commandant poursuivit son discours bien rodé pendant une heure.

Les villageois terrifiés écoutaient, abasourdis par cette jeunesse endoctrinée. Dara se balançait en essayant de rester debout devant lui. De temps en temps, le garçon tirait sur sa corde et cela réveillait son attention.

Une fois que le commandant eut fini, il concentra son attention sur Dara et dit aux villageois.

« Cette femme nous a menés à vous. Elle est faible et nous n’acceptons pas les faibles ». Il resserra le nœud autour du cou de Dara et la traîna à lui. Se saisissant du nœud, il releva son menton pour étendre sa gorge et l’ouvrit avec un couteau tranchant. Dara était trop faible pour tenter de résister. Tandis que sa salive, le sang et l’air gargouillaient de sa gorge, elle devint toute molle. Le commandant jeta son corps sur le sol, se pencha, essuya son couteau sur ses vêtements avant de le replacer dans sa gaine. Il cria des ordres à ses soldats, désigna le cadavre de Dara et envoya un sombre avertissement aux villageois :

« Obéissez à Angka ou vous mourrez ! ».

Les villageois fixèrent avec horreur les autres Khmers rouges qui leur criaient d’aller chercher leurs affaires et de se retrouver ici.

Les villageois quittèrent la cabane communale et se rendirent dans leurs résidences respectives pour faire leurs bagages, pendant que les Khmers rouges tournaient autour des familles terrifiées, en les pressant.

Rotha, Tu, Ravuth et Oun rentrèrent dans leur cabane. Tu se concerta avec Rotha, qui, bien que secouée par les événements, fut d’accord. Avec des tremblements dans la voix, Tu ordonna aux enfants :

« Vous deux, vous allez vous échapper et vous cacher dans la jungle. Lorsque nous serons partis, revenez et restez ici. Lorsque nous découvrirons ce qui se passe et si la sécurité revient, nous serons de retour ».

Les garçons, bien qu’effrayés, furent d’accord, en espérant que cela ne durerait pas.

Rotha regarda au dehors, vit un Khmer rouge qui s’éloignait de leur cabane pour surveiller une autre famille, et elle n’en voyait pas d’autre à proximité.

« Vite, Ravuth ! Tu sors en premier », murmura-t-elle.

Ravuth descendit prudemment les marches et parcourut la courte distance qui les séparait de la jungle, se cacha derrière le premier bosquet d’arbres, attendant son frère.

Il vit Oun en bas des marches, mais un Khmer rouge marcha vers lui, s’arrêtant à la hauteur du garçon. Le jeune soldat agita son fusil vers Rotha et Tu, leur ordonnant de descendre immédiatement. Le cœur de Ravuth se mit à battre à tout rompre et il se cacha derrière le tronc épais de l’arbre.

Les cris du Khmer rouge diminuèrent et Ravuth jeta un coup d’œil. Il vit sa mère, son père et son frère emmenés avec les autres vers la hutte communale. Réalisant que personne n’avait remarqué sa fuite, Ravuth se déplaça en cercle autour des habitations, profitant des arbres et des feuillages de la jungle, pour observer ce qui se passait dans le village.

Les villageois restèrent dans la grande cabane pendant une heure avant d’en ressortir et d’être canalisés hors de la cabane.

Les Khmers rouges se dirigèrent vers la foule et traînèrent quatre villageois plus âgés. Ravuth espérait qu’ils les laisseraient dans le village. Il s’imagina qu’ils pourraient s’occuper de lui jusqu’à ce que ses parents et Oun reviennent.

Le commandant afficha un rictus pendant que ses soldats poussaient les quatre vieillards sur le sol et les tuaient d’une balle dans la tête.

Tout le monde se mit à crier lorsque les Khmers rouges pointèrent leurs fusils vers la foule frappée de panique. « Silence, ou vous êtes morts ! ».

« Restez tranquilles ! », cria le commandant en s’adressant à la foule, attendant d’avoir leur attention. « Ceux-là sont si vieux qu’ils ne peuvent rien produire pour Angka. Leurs vies ne valent rien pour Angka et leur mort n’est pas une perte ».

Tremblants et effrayés, les villageois avaient l’air d’un groupe de réfugiés abattus et brisés. Ils se traînèrent le long de la piste qui menait à Koh Kong pour rejoindre l’exode des populations rassemblées pour travailler dans les camps.

Les Khmers rouges laissèrent les villageois emporter leurs maigres possessions, qu’ils leur confisqueraient à la fin de leur voyage.

Deux soldats khmers rouges restèrent. Ravuth les regarda traîner le corps de Dara hors de la cabane communale et le décharger avec les quatre autres. Prenant un bidon d’essence dans l’abri du générateur, ils arrosèrent plusieurs baraques et les cadavres. Ils ricanèrent en mettant le feu. Ces assassins étaient des adolescents qui ne montraient pas la moindre trace d’émotion ou de remords. Un soldat, qui s’amusait à frapper les têtes des cadavres en feu avec un bâton, leva les yeux et vit un mouvement dans la jungle. Il cria vers son camarade, qui attrapa son fusil et courut vers la cachette de Ravuth et s’arrêta.

« Tu as cru voir quelque chose. Il n’y a rien ici », dit le jeune homme.

« Je suis sûr que j’ai vu quelqu’un », dit l’autre, contrarié.

« Tu veux pénétrer dans la jungle plus avant ?

- Pas vraiment. Je ne sais pas ce qu’on va trouver là-dedans, peut-être une bête sauvage. Viens, rattrapons les autres ».

- Très bien. Puisque tu as peur, partons », se moqua le premier soldat. Ils tournèrent les talons et coururent à travers le village pour rejoindre la piste.

Ravuth tremblait. Il recula davantage dans l’épais feuillage. Le Khmer rouge s’était approché à 30 cm de son visage.

Bien trop effrayé pour se déplacer dans la chaleur éclatante de la journée, Ravuth retourna au village à la tombée de la nuit, étourdi, assoiffé et les idées embrouillées. Il traversa le village déserté, enjambant les corps incandescents, puis rejoignit sa maison. Les Khmers rouges avaient brûlé certaines cabanes et la cabane communale, mais ils avaient laissé sa maison relativement indemne. Il constata que tout avait été emporté, soit par ses parents, soit par pillage. Ravuth s’accroupit et pleura. Il resta là pendant toute la nuit, se demandant ce qui s’était passé et que faire. L’aube vint et, avec les premiers rayons de lumière, il vit une boîte en feuilles de banane qui dépassait du plancher dans un coin de la pièce. Il comprit que ses parents avaient sûrement essayé de la dissimuler aux Khmers rouges. Il prit la boîte et l’ouvrit. L’étrange plante était à l’intérieur avec quelques bijoux sous les photographies de sa famille. Il prit les photos et, des larmes dans les yeux, il frappa les images individuelles, se demandant ce qui leur était arrivé.

Ravuth se sentait seul, effrayé et perplexe. Il replaça les photographies dans la boîte, quitta la cabane et erra dans le village à la recherche de nourriture, d’eau ou d’objets utiles abandonnés. Traversant les vestiges macabres, il alla de cabane en cabane, fouillant et ramassant tout ce qui pouvait servir. Il trouva une machette, il mangea et but un peu d’eau. Il enveloppa la nourriture dans une feuille de banane, puis il remplit des gourdes en puisant dans les réservoirs d’eau de pluie. Sa connaissance des plantes comestibles et des sources de liquides lui permettrait de survivre dans la jungle. Prenant la boîte, la machette et d’autres objets qu’il avait trouvés, Ravuth traversa le village et emprunta la piste qui menait à la route de Koh Kong.

* * *

Cela faisait deux heures que Ravuth marchait le long de la piste au milieu de la jungle. Il avait parcouru ce trajet plusieurs fois avec son frère et son père, mais une fois que Tu était arrivé à la route avec les autres villageois et s’éloignait en pédalant, les deux frères revenaient au village. Il quitta la jungle, emprunta la route inconnue et marcha le long des bas-côtés au cas où il rencontrerait des patrouilles de Khmers rouges. Sa longue marche jusqu’aux abords de la ville se fit sans incident, sans rencontrer de trafic ni d’habitants. Il vit que plusieurs maisons en bois le long de la route avaient été détruites et pillées.

Progressant dans les faubourgs de la ville de Koh Kong, Ravuth traversa le centre-ville qui semblait mystérieusement dépourvu d’habitants. Il continua pendant quelques kilomètres jusqu’à ce qu’il atteigne le poste-frontière. Il se cacha derrière la cabane dès qu’il vit un Khmer rouge assis contre un grillage nouvellement construit le long de la frontière avec la Thaïlande.

Les traits sans expression de l’enfant-soldat déclenchèrent une peur renouvelée chez Ravuth. Il s’éloigna en rampant du poste-frontière et retourna vers le centre-ville déserté. Ravuth pénétra dans un petit café abandonné et se ravitailla en nourriture et en eau grâce au peu de restes qu’il trouva. Il s’assit et réfléchit à sa situation.

La nuit tomba et Ravuth n’avait pas encore décidé quel parti prendre. C’est alors qu’il entendit le bruit d’un véhicule qui s’approchait. Terrifié, il se cacha sous une table au moment où un vieux camion s’arrêtait devant le café. Six Khmers rouges entrèrent et s’assirent à une table.

Tremblant de peur, Ravuth restait immobile tandis que les jeunes soldats démarraient un petit générateur pour illuminer la salle et s’asseyaient. Ravuth tremblait, blotti sous une table dans un coin sombre du café.