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L’utopie Pragmatique
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L’utopie Pragmatique

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L’utopie Pragmatique
Domenico Villano

Domenico Villano

L'Utopie pragmatique

à la découverte des Écovillages et des Communautés intentionnelles

Traduit de l'italien par Murielle Pahaut

Préface

Par Maria Rosaria Mariniello

Elle est à l’horizon […] Je m’approche de deux pas, elle s’éloigne de deux pas. J’avance de dix pas et l’horizon s’enfuit dix pas plus loin.

J’aurai beau avancer, jamais je ne l’atteindrai.

À quoi sert l’utopie ? Elle sert à cela : à cheminer.

Eduardo Galeano, Paroles vagabondes. Fenêtre sur l’utopie.

C’est avec émotion que je rédige, pour la toute première fois, la présentation d’un travail écrit par quelqu’un d’autre; consciente de la lourde responsabilité qui m’incombe, car les premiers mots doivent accrocher le lecteur et donner l’envie de se plonger dans la lecture ou, au contraire, de la poursuivre à son rythme.

Cette tâche m’a été confiée par le jeune auteur lui-même, pour les raisons que je vais maintenant tenter d’expliquer en termes concis, car les mots ont parfois tendance à lasser, même s’ils sont nécessaires pour raconter.

Je suis la présidente de l’Association CortoCircuito Flegreo, fondée en avril 2011 par 27 membres fondateurs, consommateurs, agriculteurs et artisans, qui partagent tous le même désir de réaliser un rêve, mais différent entre ville et campagne, entre nature et culture, entre agriculture et terre, et ce, de manière structurée, au-delà de la pratique qui existe déjà depuis quelque temps et qui s’est développée de manière informelle.

La définition de cette expérience s’apparente à celle d’une communauté, bien qu’elle soit en perpétuelle évolution, vu la présence irrégulière de certains membres et la segmentation de la contiguïté territoriale, entravant l’échange continuel. Cependant, l’Association CortoCircuito Flegreo a été fondée avec l’intention de créer un projet issu de principes communs et partagés, lesquels doivent être nécessairement élaborés au cours de l’approfondissement des relations, qu’elles soient humaines, économiques, culturelles ou solidaires, et qui ne sont jamais considérées comme acquises une fois pour toutes par l’acte fondateur de l’association, appelé statut.

De nombreux projets, parmi tous ceux développés ces dernières années, nous ont encouragés à modifier nos modes de vie, en adoptant, ce qu’on appelle pour simplifier, les «bonnes pratiques». Ils nous ont ainsi permis de créer de petites économies solidaires, avec le producteur et avec la Terre, et ce, notamment, en apprenant d’un grain de blé qu’il doit pousser sur un sol qui n’a pas encore été exploité ou encore de la macération d’une petite ortie chétive qu’elle peut contribuer à la croissance d’une salade, lorsqu’elle est pulvérisée sur la plante. En outre, nous avons mis sur pied un système de certification de producteurs et de produits, défini comme une société en participation, car elle vit à travers la rencontre et la connaissance du cycle de production et la vie concrète de celui qui produit, et nous permet également de repousser toujours plus loin la logique du label de qualité payant, qui décide, par délégation, si ce qu’on produit et ce dont on se nourrit est sain.

Ce parcours a toujours été fertile et exaltant, débordant d’idées et enrichissant humainement, suscitant sans cesse le sentiment que cela valait vraiment la peine d’être vécu. Notamment, il nous a fait comprendre les changements avec humilité et nous a enseigné que les dynamiques, générées non seulement de l’extérieur, mais aussi en nous-mêmes, appelées communément «crises», devaient être affrontées chaque jour pour éviter les chutes désastreuses.

Bref, un véritable marché clandestin qui renferme, selon le principe des poupées russes, tant d’autres choses : les circuits d’approvisionnement courts, le préfinancement à la source, le soutien aux activités sociales, les approfondissements et la formation de nouveaux systèmes agro-écologiques, et ce, afin de prendre soin de la Terre et d’en tirer une alimentation non intensive. Ainsi donc, fouler la Terre d’un pas plus léger pour éviter de lui infliger d’autres blessures.

J’ai connu Domenico Villano, il y a un peu plus d’un an.

Il était venu au Lac d’Averno lors d’une de nos réunions bimensuelles, durant lesquelles producteurs et consommateurs s’échangent des expériences, des produits, des idées, des projets et consolident leurs liens d’amitié.

Il nous proposa de visiter le «jardin tropical» de Licola, l’endroit où son grand-père cultive avec amour ses kiwis et ses avocats, pour partager avec nous ses connaissances et les fruits de sa terre. Tout comme sa famille, Domenico aide son grand-père à entretenir ce lieu d’une manière, je dirais, presque magique. Nous avons tout de suite été charmés par l’harmonie de ce jardin, par l’entrelacement des différentes plantes, se soutenant les unes les autres, et dont les branches s’affaissaient sous le poids de grands avocats luisants et la quantité de petits kiwis velus. Nous sommes entrés dans une dimension tropicale, créée en plein cœur de la région phlégréenne, grâce à la passion obstinée d’un grand père, attisée par l’enthousiasme de son petit-fils !

Au cours de nos rencontres successives, Domenico fut toujours très loquace. Le sourire aux lèvres, il me raconta son expérience de jeune étudiant, futur diplômé en sociologie de l’environnement et du développement territorial. Il me parla d’un mémoire au titre fascinant «L’Utopia come pratica. Le comunità intenzionali e l’etica di Foucault» [L’Utopie pragmatique. Les communautés intentionnelles et l’éthique chez Foucault] et de certaines expériences communautaires, italiennes ou non. Il était allé vivre dans ces communautés pour recueillir les aspects quotidiens et les dynamiques conceptuelles, afin de capturer les forces qui en sous-tendent l’ossature et d’interagir avec le travail, les personnes et les espaces. Je ne pus que m’intéresser à ce travail, que je suivais à distance, lorsqu’il allait de-ci et de-là pour étoffer son expérience, couchée ensuite sur le papier, page après page. Il y a quelques mois, il eut la grande satisfaction d’obtenir son diplôme et envoya son travail de fin d’étude à certains de ses contacts, susceptibles d’être intéressés. Je fus parmi ceux-ci. J’ai donc lu son travail, fraîchement achevé, authentique, traitant tant des questions théoriques que des observations faites sur le terrain, selon les règles de l’art de la sociologie.

En évoquant avec lui tous les efforts entrepris pour réaliser cet ouvrage, j’ai perçu une pointe de déception, liée à l’absence d’opportunités de publication. Son sourire est alors devenu un peu triste, presqu’éteint.

Pourquoi ne pas réaliser son rêve grâce à un soutien à partir de la base ? Pourquoi ne pas lancer cette idée parmi nos membres ? Cela me paraissait cohérent avec nos principes et nos pratiques de durabilité et de résilience.

J’ai donc partagé cette idée avec le groupe territorial de CortoCircuito Flegreo et l’initiative fut lancée.

Cela a marché! Désormais, le travail de Domenico est devenu un petit ouvrage inestimable.

Bonne lecture !

Prologue

Procolo n’était pas un homme primitif, ni un aborigène australien, ni même quelqu’un qui venait d’une terre lointaine. Sur la ligne 1 du métro de Naples, en direction de la Station Centrale, tous les visages lui étaient familiers. Pas vraiment tous, en réalité. Il avait remarqué des étrangers à la peau noire, d’autres aux yeux en amande, ou encore des petites familles attendrissantes, couleur café au lait. Chacun d’eux parlait une langue inconnue mais cela n’avait aucune importance à ses yeux. Quand il était encore jeune, il était allé deux ou trois fois au port de Pozzuoli pour vendre le vin d’une année exceptionnelle, et là, il avait vu des étrangers, venant des quatre coins de la planète. Mais ce qui l’intriguait, c’était plutôt tous les autres: ils lui ressemblaient tellement, avec leurs yeux noirs, leurs cheveux châtains et leur visage familier, mais ils avaient quelque chose d’étrange. Ils étaient tous très grands et habillés comme des princes. Ils arboraient des chemises impeccables, des chaussures toute neuves et des cheveux soigneusement peignés. Il devait sans doute se trouver dans une ville de rois. Il avait entendu parler des villes, de leur saleté, de la misère du peuple et de la grande richesse des seigneurs, enfermés dans leur palais et défendus par leur cour. Mais qui étaient tous ces messieurs dans ce wagon souterrain? Aucun n’avait le visage brûlé par le soleil. Il y avait bien quelques jeunes garçons à la peau rougeâtre, mais il s’agissait d’une couleur étrange, comme s’ils s’étaient dépêchés de s’immerger dans une baignoire pleine de rayons de soleil. Procolo regardait les mains de ceux qui s’agrippaient aux montants tubulaires du wagon pour ne pas perdre l’équilibre. Elles ne ressemblaient en rien aux siennes. Aucune callosité, aucune cicatrice. Elles étaient fines et propres; les ongles bien soignés et longs, plus longs encore que ceux du marquis de De Suricis, l’homme le plus cultivé et le plus riche de Roccafiniterre, son village bien-aimé, où il avait passé presque toute sa vie. Et maintenant, Dieu sait où il se trouvait. À vrai dire, il ne se souvenait pas comment il était arrivé dans ce curieux engin souterrain, mais il était prêt à tout pour retrouver le chemin de la maison. Il tenta de demander des informations à un des passagers, mais, malheureusement, celui-ci arrivait à peine à comprendre ce que Procolo lui disait. Il avait des dents bien droites, comme il n’en avait jamais encore vu, et il parlait une langue qu’il avait déjà entendue une fois, lorsqu’il avait dû aller devant le juge, dans un immense bâtiment de Benevento, pour ce problème de poulets qu’il avait empruntés au poulailler de Mariuccia, sans en demander la permission. Heureusement, cette fois-là, il s’en était bien sorti, avec seulement quelques nuits passées en cellule.

Mais comme il était curieux, ce monsieur aux dents toutes droites, il parlait à Procolo comme s’il était un accusé. Et quelles manières il avait ! Il avait perdu patience après deux tentatives infructueuses et s’était plongé dans la lecture d’un gros livre, lui qui n’était même pas curé! Dans ce wagon, c’était chacun pour soi; personne ne se parlait. Certains passagers lisaient un livre ou un journal, d’autres fixaient le vide, hébétés. Il y en avait bien deux ou trois qui bavardaient dans le jargon des juges, cette fois peut-être un peu plus compréhensible, mais la plupart d’entre eux étaient aux prises avec de drôles d’engins lumineux en métal, parfois pourvus de longues protubérances caoutchouteuses allant jusqu’aux oreilles, et qui ressemblaient à celui du docteur pour mesurer la tension ou qui sait quoi. Procolo était encore tout absorbé par ses observations quand le métro arriva à la Station Centrale et, aussitôt, la foule se précipita convulsivement vers les escaliers mécaniques. Des escaliers mécaniques – en voilà une sorcellerie ! – pensa notre personnage, tandis qu’entraîné par le flot de bras, de jambes et de sacs, il gravissait les escaliers de marbre, serré entre ces deux serpents métalliques, montant et descendant, qui étaient surchargés de personnes. À peine sorti des profondeurs, il fut happé par un tourbillon de lumières, de bruits et de gens et perdit tout sens d’orientation. Il sentit alors ses jambes se dérober, la sueur froide couler sur son front et il s’effondra sur le sol, sans connaissance. Ce ne fut qu’après quelques heures qu’il fut réveillé par un jeune garçon qui, heureusement, prononçait des mots qui ressemblaient à ceux de sa langue. Il parvenait enfin à comprendre quelqu’un. Il s’appelait Mike, il avait seize ans et venait d’Amérique. – De l’Amérique? – demanda Procolo surpris – Et qu’est-ce que tu fais ici? Et pourquoi tu parles comme les gens de la Rocca?

Le jeune garçon proposa au vieux paysan de l’accompagner chez sa tante Pina, qui habitait dans le quartier de la Forcella, tout près d’ici. Chez elle, il pourrait manger quelque chose et reprendre des forces et, chemin faisant, il aurait la réponse à toutes ses questions. Procolo accepta son invitation et se remit péniblement debout. Alors qu’ils marchaient le long du Corso Umberto, Mike expliqua au vieil homme que son arrière-grand-père avait immigré en Amérique, où il avait finalement trouvé un travail de marchand de fleurs en Pennsylvanie. Lui, il avait appris le dialecte grâce à sa grand-mère, la mémoire vivante des origines italiennes de sa famille. Ce jour-là, Mike revenait de la Rocca et il se trouvait, lui aussi, à la station de métro. Cependant, il eut aussi beaucoup de mal à s’orienter dans cette station bondée, car il ne parlait que l’anglais et le dialecte de la Rocca, et il ne comprenait pratiquement pas l’italien. À sa grande déception, même les quelques jeunes de son âge de la Rocca ne comprenaient pas le dialecte de sa grand-mère; il avait juste réussi à échanger deux mots avec des vieillards, âgés de plus de quatre-vingts ans, assis au bar du village.

Les voitures passaient à toute allure sur l’avenue et le jeune garçon manipulait sans arrêt cet engin lumineux. Les filles déambulaient sans une once de pudeur, vêtues de pantalons ou de shorts et, parfois même, en montrant leur ventre! Procolo finit par avoir la conviction que, par quelque étrange sortilège, il avait été propulsé une centaine d’années au moins dans le futur. Le calendrier lumineux d’une pharmacie affichait le 11/08/2016. Il n’était pas allé à l’école mais, heureusement, il avait appris à calculer pour ne pas se faire arnaquer au marché. Les jours suivants, Procolo se délecta des commodités offertes par la modernité. Il mangea de la viande à satiété, comme si c’était Pâques tous les jours. La nourriture était tellement exquise et raffinée dans le futur et cette armoire froide était un don du ciel! Sans parler de tous les appareils qui envahissaient la maison et, surtout, cette boîte, appelée «Télévision», qui racontait les nouvelles du journal, même à lui, qui ne savait pas lire. Avec Mike, il alla acheter des habits neufs, comme personne du village n’en avait jamais eus, et qui devaient coûter autant qu’un sac de pommes de terre. Grâce aux appareils lumineux, les fameux téléphones portables, on pouvait parler et même voir les personnes de l’Amérique et faire des tas d’autres choses encore. Les jeux vidéo restaient définitivement un mystère pour lui mais, en revanche, la calculatrice et l’appareil photographique, minuscule et tellement sophistiqué, l’emballaient. Mike et sa tante l’emmenèrent faire un tour avec l'Automobile et lui firent voir, en une seule journée, des endroits merveilleux, distants de plusieurs dizaines de kilomètres les uns des autres; lui, il aurait mis des mois à les atteindre avec sa mule. Un jour, ils allèrent même à Rome avec un vaisseau volant, appelé «avion». Procolo était terrorisé, mais il fut un peu rassuré en voyant qu’il n’était pas le seul, car, autour de lui, des personnes âgées avaient la sueur au front et les yeux écarquillés exactement comme lui. Après le décollage, son émerveillement dissipa toutes ses craintes; la vue du ciel était encore plus belle que celle du massif du Matese, qu’il avait gravi une fois. Il y avait tellement de maisons qu’il n’arrivait pas à les compter, ni même à imaginer combien de personnes habitaient dans cette ville. Il avait toujours rêvé de venir à Rome, de franchir les portes du Vatican et d’écouter le Pape. Sa sainteté venait aussi de l’Amérique et parlait comme un magistrat. Mais au fond, lui aussi, il commençait à parler «Litaiano» et à caresser l’idée que, peut-être, un jour, il pourrait être juge. Un matin, il était seul dans la maison de la Forcella. Assis sur le balcon, il regardait les étrangers qui, en contrebas, marchandaient des objets faits dans ce caoutchouc plastique. Il en avait vu des tas dans les magasins et autant dans les poubelles. Aux dires de Mike, chacun de ces engins avait une fonction spécifique et indispensable, mais lui, il ne parvenait pas comprendre, il ne voyait tout simplement pas leur utilité. Il songea à sa maison qui commençait à lui manquer et à la Rocca. Ils y étaient tous allés une fois, mais ce n’était plus comme dans ses souvenirs. Là aussi des voitures, des télévisions, des aliments en boîte et le silence; désormais, seules quelques personnes y habitaient encore et restaient enfermées chez elles. Dans ce monde «moderne», comme disaient les gens, ils vivaient tous comme des princes. Bien sûr, ici aussi, il y avait de très grandes différences entre les individus, mais plus personne, sauf peut-être les étrangers, ne s’exténuait plus dans les champs comme les habitants de son village. Beaucoup de maladies redoutées avaient disparu complètement et tout le monde était extrêmement propre. Mais il y avait quelque chose qui n’allait pas ; ce qu’ils avaient acquis en bien-être, ils l’avaient perdu en bonheur, en foi et en sociabilité. Personne ne voulait plus l’accompagner à l’église le dimanche. La ville regorgeait pourtant d’églises, mais elles étaient presque toutes vides, encore fréquentées par quelque vieillard. Quand on devait aller quelque part ou rencontrer quelqu’un, on restait des heures dans la voiture, coincé dans le trafic, ou il fallait prendre les «transports en commun ». Tout le monde était pressé et un peu éteint. Et pourtant, il avait appris que Naples était une des villes les plus vivantes et joyeuses du monde … alors, il n’osait pas imaginer pas les autres! La famille, telle qu’il l’avait connue, n’existait plus. Les oncles, les tantes, les cousins étaient dispersés aux quatre coins du monde, les membres de la famille … oubliés. Seul le noyau papa-maman-enfants résistait encore malgré les divorces fréquents. Et puis, les enfants, on n’en faisait plus beaucoup, un ou deux maximum – on ne peut pas se le permettre – on lui disait. Mais avec toute cette nourriture sur la table, il avait du mal à y croire!

La campagne, l’odeur de la terre et ses bruits lui manquait ; ici, il n’y avait que l’asphalte et la brique, comme une immense forêt de béton. Mais le pire était tous ces écrans lumineux, les télés, les ordinateurs, les téléphones portables, le cinéma. Tout le monde passait son temps devant ces appareils, pour le travail ou pour se divertir et il n’y avait plus personne avec qui parler. Tout compte fait, c’est vrai que ce monde moderne avait de nombreux avantages, car on y vivait incroyablement bien et longtemps. C’était facile de fonder une famille et d’élever ses enfants, sans devoir s’épuiser à la tâche, risquer de mourir d’un refroidissement ou tomber dans une embuscade tendue par des canailles meurtrières. Mais quelque chose avait dérapé dans ce monde où les machines fabriquaient du bonheur, car la plupart des gens vivaient dans la tristesse et dans la solitude. Il y avait seulement une poignée d’hommes qui possédaient des richesses inimaginables, sans même lever le petit doigt, tandis que la majorité devait se battre pour s’en sortir. Tout ce bien-être visible n’était rien face à la richesse des puissants, peut-être parce que dans son monde à lui, il n’y avait pas non plus tellement de différences avec la modernité. On disait qu’il fallait continuer à travailler tous les jours du matin au soir. Et pourquoi ? Pour produire et acheter plus de caoutchouc plastique ? Ce système, Procolo ne le comprenait vraiment pas!

Il se réveilla brusquement. Sa femme Nunzia, cachée derrière le lit de paille, était en proie à la panique : la mule avait défoncé la porte de bois et s’était enfuie. Il sentit d’abord des démangeaisons à la tête, puis la chaleur de la laine de sa veste crasseuse et les odeurs de la terre, et enfin, l’agitation des ruelles animées de son village. Il était finalement de retour chez lui, dans sa maison, après toutes ces aventures! Il avait désormais l’envie de conquérir l’avenir, mais sans commettre les erreurs de ses arrière-petits-enfants. L’avenir, ils allaient s’en emparer tous ensemble : Procolo et ses concitoyens, en harmonie avec la Nature et l’Au-delà.

Le lecteur va sans doute penser s’être trompé de livre, en lisant ces premières pages. Il s’attendait à ce que le livre lui parle de communautés et d’écovillages, de développement durable et de vie conviviale, mais le voilà plongé dans les rêves d’un paysan méridional du dix-neuvième siècle. Et bien, je voudrais dire au lecteur que les expériences communautaires, qu’il découvrira dans les prochaines pages, fournissent des réponses aux questions du vieux Procolo: comment redonner la chaleur de la vie en communauté à la modernité? Comment concilier la rationalité du progrès avec nos aspirations spirituelles, la force de la technique avec l’harmonie de la nature, le bien-être avec l’égalité sociale? Les communautés apportent des réponses utopiques, qui sont les avant-gardes de la pensée et qui se font pratiques, en se heurtant aux difficultés de la réalité.

Bonne Lecture !

Introduction

Utopie et Communauté

En 1516, l’humaniste londonien, Thomas More, publia son célèbre ouvrage, L’Utopie. Ce terme, qu’il a inventé, renferme une ambiguïté fondamentale qui est voulue par son créateur. En effet, le terme utopie, d’origine grecque, pourrait indiquer un «non-lieu», un lieu qui n’est pas, dans le cas où il serait créé par l’union du préfixe ou (non) et du mot topos (lieu). Il pourrait également signifier un lieu favorable, s’il procède de l’union de topos avec le préfixe eu (bien). L'oeuvre de More parle justement d’une cité idéale et parfaite, mais, en même temps, irréalisable. Bien que le terme utopia ait, jusqu’à nos jours, conservé ce sens, à savoir le rêve irréalisable d’une société parfaite, il faut admettre que l’histoire de l’Occident, et pas seulement, est constellée d’exemples de groupes de personnes qui ont tenté de fonder des communautés, en ayant des objectifs spécifiques et programmatiques. Il suffit de songer aux monastères médiévaux, aux communautés anabaptistes des Hussites, à l’école pythagoricienne et aux collectivités américaines des années 70. La différence fondamentale entre ces expériences et n’importe quelle autre expérience rurale ou nomade, à chaque époque et sur chaque continent, réside dans l’intentionnalité. Selon la définition de Zablocki, une communauté intentionnelle est:

Tout groupe de cinq individus adultes, voire plus, avec ou sans enfants, sans lien de sang ni rapport conjugal, ayant choisi de vivre ensemble, pour une durée indéterminée, afin d’atteindre un objectif idéologique, fondé sur la vie communautaire, où la cohabitation est jugée nécessaire.

Cette réalité a tendance à apparaître et à s’épanouir cycliquement aux époques de crise systémiques et de récession économique, mais aussi durant les périodes de profonde transformation culturelle, où l’on assiste au déclin des modèles établis et à l’affirmation de nouveaux systèmes de pensée. Le rapport entre communauté et société est un des thèmes fondateurs de la sociologie. Cette discipline scientifique est sans doute née pour donner une réponse précise aux questions que la modernité posait au XIXème siècle : la transformation brutale du mode de vie de millions de personnes issues des campagnes, venues grossir les villes industrielles naissantes. En fait, à ce moment-là, on observe une désagrégation des réalités communautaires millénaires, définies par les premiers sociologues allemands comme Gemeinschaft, et, en même temps, la formation d’une société urbaine, dynamique et complexe, constituée d’individus, c’est-à-dire la Gesellschaft. Les premières générations de sociologues, de Durkheim à Tönnies, élaborèrent des systèmes théoriques pour tenter d’expliquer ces transformations et d’analyser ces configurations sociétales extrêmement hétérogènes. Aujourd’hui, en revanche, à une époque où, en Occident, le processus d’urbanisation et d’individualisation a atteint un stade avancé, il peut être intéressant d’aller étudier ces communautés intentionnelles, composées de personnes qui ont décidé d’abandonner la dimension individualiste de la société, urbaine ou rurale, pour vivre en communauté.

Types de communautés

Pour réaliser une classification des réalités communautaires contemporaines, il faut envisager une multitude de paramètres. En effet, on constate des variations significatives en termes de longévité, de peuplement, de position géographique, de système de production et, surtout d’orientation idéologique. D’après la classification de Diana Leafe Christian, rédactrice de la revue américaine Communities, en Occident, on peut distinguer sept types de communautés en fonction de l’empreinte idéologique :

• Communautés chrétiennes

• Communautés spirituelles

• Cohabitat

• Communautés urbaines

• Communautés égalitaires

• Communautés rurales d’autoproduction

• Villages écologiques

Dans la catégorie des communautés chrétiennes, outre les expériences monastiques pluriséculaires, on trouve également des établissements ruraux, regroupant des familles et des individus, qui sont fondés sur une stricte discipline religieuse. Songeons aux communautés anabaptistes : Amish, Hussites et Mennonites, présents en Amérique du Nord, ou encore au «Peuple de Nomadelfia», une expérience communautaire catholique, dont nous parlerons en détail dans le chapitre suivant. Par ailleurs, le cadre des réalités monastiques sera illustré et approfondi par le cas de Taizé, une communauté chrétienne œcuménique de frères consacrés, fondée en Bourgogne durant la Seconde Guerre mondiale. Toujours selon la classification de Leafe Christian, par communautés spirituelles, on entend par contre toutes les réalités de vie communautaire, basées sur un credo non-chrétien; par exemple, les ashram hindouistes, les communautés ésotériques et les diverses expériences d’une spiritualité retrouvée au contact de la nature. Le cohabitat est une des formes de vie communautaire la moins immersive ; il repose sur le partage des espaces et des services, comme la cuisine et la machine à laver, voulu par les colocataires d’un bâtiment d’habitation. Il s’agit d’un phénomène qui est né dans les années 60 au Danemark, qui s’est ensuite diffusé en Europe centrale et en Amérique du Nord et qui connaît un certain engouement en Italie, depuis ces dix dernières années. Comparables aux cohabitats, on peut encore citer les communautés urbaines où, au partage des espaces, s’ajoutent une certaine intimité dans les rapports interpersonnels et des moments de vie en commun, tels que les réunions communautaires périodiques, les fêtes et les activités basées sur la réciprocité. Les communautés égalitaires ou communes ont connu une grande popularité à l’époque des manifestations estudiantines des années 60 et 70 et ont une orientation politique progressiste ou libertaire. Dans ces contextes, la démocraticité des processus décisionnels et le partage de la propriété sont des éléments fondamentaux; les habitants de ces communautés sont souvent employés dans une ou plusieurs sociétés coopératives de production, où il n’y a pas de structure hiérarchique de la gestion d’entreprise. Nous aurons l’occasion d’approfondir cette dimension productive dans l’étude d’Urupia, une communauté libertaire du Salento. Les communautés rurales sont issues du désir d’abandonner la vie urbaine pour retourner habiter les campagnes et travailler dans le secteur agro-alimentaire. En outre, elles se distinguent des villages écologiques par l'absence d’un projet bien précis, visant à réduire l’impact écologique de leur établissement. Ces derniers, nés à partir de la deuxième moitié des années 80 en Europe et ensuite aux États-Unis, sont aujourd’hui répandus sur tous les continents et consistent dans des habitats ruraux, qui sont apparus pour lutter contre le réchauffement climatique par la pratique quotidienne d’un choix de vie radical. Selon la définition de Gilman, un village écologique ou écovillage est :

«un établissement humain intentionnel, urbain ou rural réalisé à échelle humaine disposant de toutes les fonctions nécessaires à la vie, dans lequel les activités s'intègrent sans dommage à l'environnement naturel tout en soutenant le développement harmonieux des habitants. C'est un lieu où les initiatives se prennent de façon décentralisée - selon les principes de la démocratie participative - et de manière à pouvoir se prolonger avec succès dans un futur indéfini.»

Dans cet ouvrage, nous aurons la possibilité d’analyser en profondeur les structures productives et l'élaboration idéologique de la communauté écossaise de Findhorn, le premier écovillage d'Europe et siège du réseau mondial des villages écologiques (Global Ecovillage Network). Ce réseau, fondé en 1995, unit des centaines d’écovillages et favorise l’échange de bonnes pratiques et l’aide mutuelle entre les différentes réalités communautaires. Par ailleurs, celui-ci collabore avec les Nations Unies dans le domaine de la résolution des conflits et du développement durable et entreprend des actions de défense des droits de l’homme, comme le projet de secours aux migrants de l’île de Lesbos, «RefuGen», mis en place depuis décembre 2015. En Italie, il existe un réseau de 34 écovillages, appelé R.I.V.E. (Rete Italiana dei Villaggi Ecologici) [Réseau Italien des Villages Écologiques]. Ces réalités sont principalement rurales et de petites dimensions, regroupées au centre de l’Italie et dans les trois Vénéties. La communauté de Nomadelfia et la commune d’Urupia, qui seront envisagées dans les chapitres suivants, ne font pas partie du R.I.V.E., car elles ne se reconnaissent pas dans le projet proposé par le réseau. Enfin, en ce qui concerne les communautés intentionnelles dans leur ensemble, il existe une association mondiale appelée «Fellowship for Intentional Communities», dont le siège se trouve aux États-Unis. Celle-ci s’occupe de la promotion du modèle de vie communautaire et rédige régulièrement un guide des communautés intentionnelles, dans lequel sont listées 1 520 réalités communautaires à travers le monde, dont la plupart sont concentrées dans les pays occidentaux.

L'éthique de Foucault et les communautés intentionnelles

Dans sa thèse de doctorat à l’Université Southern Cross de Lismore en Australie, la philosophe Ruth Rewa Bohill a mené une étude sur les communautés intentionnelles de la Nouvelle-Galles du Sud, en reprenant les outils d’analyse de l’éthique du philosophe français, Michael Foucault. Cette étude a jeté les bases du présent ouvrage, ayant pour objet l’analyse, selon les mêmes catégories interprétatives, de quatre réalités communautaires contemporaines dans le contexte européen. Dans le dernier tome de la trilogie de l’Histoire de la Sexualité, intitulé Le Souci de soi, Foucault s’appuie sur certaines expériences communautaires de la Grèce hellénistique, qu’on définirait aujourd’hui comme des communautés intentionnelles, pour élaborer une théorie de l'éthique comme pratique de la liberté. En effet, dans les communautés pythagoriciennes, stoïciennes et épicuriennes, le philosophe français redécouvre une vision de l'éthique en tant que choix personnel, ayant des conséquences immédiates dans la pratique quotidienne. Foucault refuse le concept cartésien de liberté, cette vision du Siècle des Lumières, selon laquelle l’essence de l’homme peut être révélée par la raison. Pour Foucault, il n’existe pas de vérité à découvrir sur l’essence humaine; l'identité se construit historiquement, par la succession des cultures et de leurs discours, qui donnent un sens au monde et à nous-mêmes. La liberté de l’homme réside dans la possibilité de résister aux discours dominants et aux significations découlant des rapports de force, de choisir consciemment d’emprunter d’autres voies et de construire sa propre éthique pratique. Cette construction ne cherche pas la vérité et n’apparaît pas comme un processus de création sans lien avec la tradition et le milieu culturel; au contraire, il s’agit d’une construction qui rassemble des modes de pensée, des discours non dominants présents dans le contexte social. C’est uniquement dans les situations de domination, ayant fait l’objet des premières études du philosophe français, que l'individu se trouve réduit à un état de soumission, duquel il est impossible de sortir. En revanche, dans les situations où le pouvoir dans sa forme discursive, de relation, se substitue à la soumission, il est possible de pratiquer la résistance, d’avoir la liberté de choisir sa propre éthique, laquelle devient immédiatement pratique de vie dans le Soucis de soi. Dans la philosophie grecque hellénistique, la epimeleia heautou (souci de soi) avait un rôle prédominant dans la vie des penseurs et, en tant qu’éthique pratique, précédait la recherche de la vérité et de la connaissance de soi (gnothi sauton). Foucault parle d’une esthétique de l’existence, d’un art de vivre, c’est-à-dire de la possibilité de concevoir son propre style de vie, à l’instar des artisans et des artistes qui créent leurs œuvres. Il ne s’agit pas d’une forme d’individualisme solipsiste, mais d’une ouverture de l’individu à la critique et au changement, ainsi qu’à la définition consciente de ses propres règles de vie. L'éthique dans la modernité apparaît comme une forme hétéro-dirigée d’obligation envers autrui, de refus de l’égoïsme, qui plonge ses racines dans la doctrine chrétienne de l’abnégation. De même, dans la pensée cartésienne, la dimension pratique du souci de soi, comme condition préalable de toute forme de connaissance, disparaît complètement pour laisser la place à la recherche de la vérité, en ayant recours aux outils de la raison. À partir de ces principes théoriques, on peut interpréter le choix de vie des habitants des communautés intentionnelles, comme une pratique de la liberté, consistant en un refus, en une résistance au pouvoir discursif dominant, dans les modes de vie et dans les rapports interpersonnels. Motivés par des finalités éthiques, celles que Foucault définit comme telos (téléologie) dans sa conceptualisation de l’éthique, objet de l’essai L'usage des plaisirs, les habitants de ces réalités décident de mettre en pratique les valeurs qu’ils ont intériorisées, les critiques de l’existence, et relèvent le défi de la vie communautaire. En partant de ces prémisses, nous allons approfondir, dans les chapitres suivants, l’étude de six communautés intentionnelles, en envisageant les paramètres historiques, géographiques, des systèmes de production, d’éducation et des rapports avec le monde extérieur. La dimension de résistance, déjà identifiée par Schehr dans son ouvrage sur les communautés comme des «modes subalternes de résistance», et le comportement éthique en tant que pratique de la liberté émergeront grâce à la description des modes de vie communautaire de ces réalités.

La boîte à outils du sociologue

Le présent ouvrage s’inscrit dans le cadre de la recherche sociale, défini comme non-standard ou qualitatif; en effet, celui-ci se présente comme un exemple de recherche ethnographique. Qu’est-ce que cela signifie vraiment? Cela veut dire que, pour le plus grand plaisir du lecteur, ni chiffre, ni statistique n’est présenté dans cette recherche, mais que tout ce qui y est écrit est le fruit de mon expérience sur le terrain: le face-à-face avec les habitants de ces communautés, le travail, les discussions, les entretiens et les lectures sur le sujet. Si l’on veut recourir au langage rébarbatif académique pour définir cette recherche, on peut dire que celle-ci est basée sur l’emploi d’outils heuristiques spécifiques de l’observation non-standard, à savoir l'enquête-participation, l’entretien narratif et l'observation documentaire. Le choix de cette méthodologie m’est apparu le plus adéquat pour mener mon enquête sur ces réalités communautaires, dans lesquelles les interactions sociales sont intenses et, en même temps, circonscrites dans un cadre spatial et culturel limité. En d’autres termes, extraire des données pour des statistiques et des régressions linéaires aurait été tiré par les cheveux dans des contextes si restreints et hétérogènes. C’est la raison pour laquelle j’ai opté pour des méthodes de recherche qualitatives, telles que les entretiens, la lecture d’ouvrage sur le sujet et l’expérience d’observateur de la vie quotidienne en communauté. Mais venons-en au projet de recherche, qui, en sociologie, ne se réalise pas avec des crayons de couleur, mais bien avec des cartes conceptuelles et d’intenses efforts intellectuels. Ce projet particulier n’est rien d’autre que l’hypothèse que le scientifique veut mettre à l’épreuve, en se dotant des moyens pour le faire. Dans ce cas précis, j’avais pensé initialement à une recherche sur le terrain dans quelques communautés intentionnelles européennes, qui serait basée sur l’hypothèse, sous l’éclairage du matérialisme historique (pour celui qui est né après les années 70, je conseille de faire une recherche sur Google : Marx, Communisme, prolétairesdetouslespaysunissez-vous, révolution, etc.), que la spécificité de ces réalités était à rechercher dans le refus du système de production capitaliste et dans la proposition d’un système alternatif. Cependant, lors de ma première phase de recherche, comportant la consultation de la littérature académique sur les communautés intentionnelles et l’observation documentaire de textes émanant de ces communautés, j’ai pu vérifier que, d’une part, dans la majorité des cas, les expériences communautaires n’avaient pas une identité antagoniste vis-à-vis du système de production dominant; et de l’autre, elles étaient caractérisées par des conduites de vie alternative, qui concernaient effectivement le système de production, mais qui avaient une portée bien plus large, s’étendant à différents domaines de la vie communautaire. À ce stade, j’ai jugé nécessaire de reformuler le projet de recherche selon le paradigme interprétatif de l’éthique de Foucault, objet d’étude de prédilection du philosophe français dans les dernières années de sa vie. À la lecture de la thèse de doctorat susmentionnée de la philosophe australienne, Ruth Rewa Bohill, j’ai eu confirmation du bien-fondé de mon hypothèse de recherche et j’ai alors poursuivi dans cette direction. En effet, l’éthique de Foucault convenait à des réalités hétérogènes, dont les traits communs étaient des comportements et des productions discursives alternatives à l’éthique dominante dans divers secteurs de la vie communautaire. Une fois le projet de recherche redéfini, j’ai consulté les archives de la «Fellowship for Intentional Communities» et du «Global Ecovillage Network» et j’ai sélectionné six communautés, qui, en fonction des critères de peuplement, de longévité, d’importance dans la définition d’une éthique de la pratique, ainsi que d’hétérogénéité réciproque, étaient adaptées à ma demande de recherche. Durant l’hiver et le printemps 2016, j’ai achevé la phase d’élaboration de la documentation empirique (les notes de voyage), en réalisant quatre expériences de terrain en Italie, en France et en Écosse. Pour les communautés du Proche-Orient et du sous-continent indien, j’ai eu recours à l’analyse secondaire de documents sur la question. Mes périodes de séjour sur le terrain ont varié entre quatre à neuf jours et dépendaient de la disponibilité des communautés à m’accueillir. Les conditions d’interaction avec les habitants des communautés et les possibilités d’effectuer des entretiens narratifs ont été variables. Nous allons maintenant utiliser le langage propre aux détectives et aux sociologues pour décrire trois figures importantes dans une enquête ethnologique: le surveillant, l’informateur et l’observateur. Le surveillant d’une communauté est celui qui décide si une personne extérieure peut être acceptée, ou pas, et dans quelle mesure. En revanche, l’informateur est un membre de la communauté qui raconte tout ce qu’il y a à raconter à l’observateur. Enfin, l’observateur est le scientifique social, celui qui enquête sous couverture ou ouvertement, selon les situations. À Urupia, le rapport avec le surveillant, rôle assumé par une jeune volontaire, fut excellent et, de fait, au bout de quelques heures, je fus accepté en tant qu’hôte et je pus participer aux activités pratiques. En outre, j’ai pu compter sur l’aide d’un informateur, âgé d’une trentaine d’années et originaire du Salento, qui a répondu immédiatement à toutes mes questions au cours d’un entretien narratif. De même, à Nomadelfia, la figure du surveillant était une jeune femme, mais dans ce cas-ci, il fut difficile de dépasser le plan formel et institutionnalisé de l’hospitalité réservée aux étrangers. En effet, depuis la publication d’un article diffamatoire dans un périodique italien connu, les habitants de Nomadelfia se méfient des journalistes et des chercheurs et, pour cette raison, pendant l’interaction et l’entretien, on peut difficilement sortir du cadre de la représentation institutionnelle que la communauté donne généralement à l’extérieur. Là encore, j’ai pu profité de l’aide précieuse d’adolescents et de jeunes, davantage disposés à établir un dialogue informel avec moi, en raison d’affinités communes et de l’âge. À Findhorn et à Taizé, l'interaction fut complètement différente et, à certains égards, plus complexe. En effet, ces deux communautés font de l’hospitalité un des éléments fondamentaux de l’expérience communautaire et ont développé des programmes de durée variable pour organiser l’accueil. Il est donc difficile d’avoir affaire à des résidents permanents de la communauté en dehors du cadre institutionnel des relations avec les visiteurs. Toutefois, les surveillants, dans les deux cas des jeunes gens, furent disposés à fournir des informations et à organiser des rencontres avec les autres membres de la communauté, et même à réaliser des entretiens narratifs. Dans les quatre expériences de terrain, ces entretiens se sont forgés sur le type d’activités communautaires organisées et sur la forme de relation entretenue avec les personnes observées. Ce ne fut pas aisé de trouver le temps et les situations appropriées pour faire des entretiens, mais cela est typique des recherches sur le terrain, comme l’affirme Cardano, célèbre sociologue: «c’est la relation d’entretien à s’adapter aux cultures étudiées et pas le contraire». Durant mon séjour dans les communautés, j’ai rédigé quotidiennement des notes ethnographiques et j’ai collecté le matériel audio-visuel nécessaire pour la suite de mes recherches. Après les expériences sur le terrain, j’ai entrepris l’analyse narrative de la documentation empirique (relecture des notes), en réélaborant les notes ethnographiques et les documents textuels, endogènes aux communautés, dans cinq champs d’analyse, correspondant à la question de la recherche et portant sur l’éthique de Foucault. L'analyse du matériel empirique, dont les résultats sont présentés dans ce travail, a confirmé l’hypothèse que l’expérience des communautés intentionnelles est à envisager comme une réalité polymorphe non antagoniste, mais de résistance au système culturel dominant, dans laquelle les individus construisent leur propre mode de vie sur base d’une éthique, qui, dans l’optique de Foucault, est la pratique de la liberté.


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