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Le Grand Ski-Lift
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Le Grand Ski-Lift

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— Je croyais que ta vie ici te plaisait bien.

— Oui, c’est vrai, dans un certain sens. Tu vois, seule, je préfère rester là où je suis née. Mais dans le cas d’un mariage, c’est différent… je ne trouve pas ça bien de vivre ici, isolés.

Il sourit un instant à l’idée que Clara pensait au mariage, puis s’écria :

— Tu m’as dit que quand tu m’as vu la première fois j’avais un air abattu... Eh bien, je suis arrivé ici épuisé, parce que je vivais mal en Ville.

— Mais moi je te tiendrais compagnie !

Les façons directes de la jeune femme troublaient Oskar.

Ils restèrent silencieux quelques minutes. Il se sentit comme quand il était arrivé sur l’esplanade de l’installation, le premier soir : un paysage désolé s’était formé dans cette cuisine.

— Qu’est-ce que tu trouves d’étrange à ma proposition ? Tu es un homme mûr, maintenant, tu as peur de la solitude, et moi, je te tiendrais compagnie. Quand je t’ai vu dans la salle à manger, tu avais l’air perdu, et j’ai décidé de t’aider, je t’ai introduit dans ma famille, je t’ai même logé dans la chambre de mes grands-parents. Tu ne vois pas que je t’ai aidé en te faisant vivre dans une atmosphère chaleureuse ? Avec des objets familiers qui t’ont aidé à ne pas te sentir seul. Eh bien, j’ai été utile ! Tu ne crois pas ? J’ai joué un rôle important, que seules les femmes peuvent jouer, avec leur douceur innée.

Ce discours sembla logique à Oskar, mais il eut cependant la sensation que quelque chose d’important y manquait. Elle sourit, et ajouta :

— Tu vois, c’est bien d’être sincère dans les rapports humains. Il n’y a rien de magique dans la vie en commun. Je crois que j’ai présenté la situation sous ses aspects concrets.

Il dut reconnaître que Clara avait correctement posé le problème, mais il relevait de la Tradition, qu’il fuyait.

— Ce que tu as dit sur la solitude est vrai, et je te félicite d’avoir compris mon état d’esprit. Ce n’est malheureusement pas qu’une question de solitude, il s’agit de quelque chose de pire : je vis dans l’isolement.

— De quoi t’occupes-tu en Ville ? Si je ne suis pas trop indiscrète…

Oskar réfléchit avant de répondre. Il n’avait jamais été lucide sur ce sujet. D’une voix mal assurée, il essaya de l’expliquer d’une phrase :

— Je crois que je fais un travail inutile.

Il se leva pour prendre la chope de bière posée sur le buffet, retourna à sa place, et ajouta :

— Quelques fois, j’ai été jusqu’à penser que mon travail n’était même pas utilisé. Des feuilles de papier qu’on pose sur des étagères et qu’on brûle quelques mois après.

Oskar remarqua des signes de fatigue sur le visage de la jeune femme, et dit alors :

— Quand je suis arrivé sur l’esplanade du téléphérique je me suis rendu compte que j’avais commis une erreur… et je me suis senti perdu. Mais quand je t’ai vue ici, à l’hôtel, j’ai cru que tu allais pouvoir me sauver.

— Te sauver de quoi ?

— C’est difficile à expliquer. Peut-être que j’ai pensé que tu avais la solution à portée de main…

— C’est étrange, j’ai pensé la même chose ! s’exclama Clara.

La connexion

Oskar était sur l’esplanade du téléphérique, avec un sac à dos de montagne et ses skis. Un léger vent froid, qui soufflait du nord, avait balayé les nuages pendant la nuit.

Le directeur avait accueilli sa demande avec satisfaction ; après lui avoir remis une carte pluriannuelle du Grand Ski-lift, il n’avait demandé que quelques heures pour effectuer les derniers contrôles sur l’installation. Oskar monterait sur les plateaux avec un guide qui l’accompagnerait en altitude, jusqu’en bordure des pistes : c’était un homme de la vallée, jeune, trapu, qui avait lui aussi un sac à dos sur les épaules, et un bonnet de laine.

— Bonjour, Monsieur l’ingénieur, je m’appelle Mario. Le directeur m’a chargé de vous accompagner jusqu’aux plateaux.

— Bien. Quand penses-tu que nous pourrons partir ?

— Le machiniste a téléphoné au bureau pour dire que tout était prêt. On peut déjà entrer dans la cabine.

D’une petite fenêtre de la baraque du départ, un homme fit un signe de la main. On entendit les moteurs électriques se mettre en marche. L’installation ressemblait à un manège qui s’étirait vers le haut, à perte de vue. Les deux hommes montèrent dans une cabine ovale et s’assirent l’un en face de l’autre, sur deux strapontins de plastique. Le guide ferma la porte d’une secousse, et la cabine commença son ascension.

— Si j’ai bien compris, cette installation arrive jusqu’aux plateaux, fit Oskar, pour dire quelque chose.

— Oui, Monsieur.

— Et le circuit du Grand Ski-lift est encore loin, après ?

— Il faut traverser le plateau jusqu’à un col, puis on descend dans une cuvette : une des pistes périphériques du Grand Ski-lift passe de l’autre côté. Disons qu’il faudra partir demain à l’aube pour arriver en bordure du Circuit après midi.

Oskar regardait vers le haut, vers le dernier pylône visible qui brillait d’une lumière particulière. Au fur et à mesure que la cabine montait, le panorama du fond de la vallée se dévoilait dans son immensité. De cette hauteur, le village n’était déjà plus qu’une tache de maisons marron d’où montaient des rubans de fumée. Une fumée qui, en altitude, semblait se fondre dans une auréole évanescente qui flottait sur la vallée tout entière. Lentement, une forêt de conifères émergea, s’étendant à perte de vue, envahissant presque tout le champ de vision ; le village était maintenant de la dimension d’un petit rectangle irrégulier. Un cadre d’une beauté remarquable, qui devait avoir frappé son ami, redescendant dans la vallée après avoir laissé le Grand Ski-lift derrière lui.

La cabine arriva au dernier pylône visible, et la nuée disparut, révélant un monde vierge aux couleurs vives. Oskar était entré dans un univers à haute résolution, incroyablement lumineux. On apercevait, encore plus haut, le ruban blanc des glaces éternelles.

En bas, Valle Chiara était condensée en une tache rougeâtre entourée d’une énorme forêt à la parure d’hiver ; de l’autre côté, alors que la cabine montait toujours, les grands massifs de la Sierra apparaissaient lentement sur la ligne de l’horizon. Une étendue de neige de plus en plus uniforme courait sous la cabine, alors que les conifères se clairsemaient avec l’altitude, jusqu’à ce que la végétation ne disparaisse complètement pour céder la place à un manteau blanc. Un manteau blanc absolu.

Oskar vit enfin les plateaux. Il s’agissait probablement d’alpages de haute montagne qui s’élevaient doucement jusqu’aux pieds de deux cimes pointues, entre lesquelles on apercevait un autre pylône, peut-être le dernier. Il montra à son guide le point sur l’horizon :

— C’est l’arrivée ?

— Pas encore. Nous traversons le premier plateau, qui finit sous ces sommets. Puis le deuxième plateau commence après ce pylône, et la baraque d’arrivée est au bout de celui-là, répondit le guide.

Oskar était curieux de voir le type de paysage qui allait apparaître derrière le col, dont ils s’approchaient rapidement. Ils quittèrent le premier plateau dans une secousse, puis la cabine passa au-dessus d’une espèce de cuvette ensevelie sous la neige ; le ciel était d’un bleu extrême, irréel. Il sentit une distance impossible à combler entre lui et la Ville, les lieux de la peine, les visages souffreteux de ses relations. L’image de Clara s’était entièrement résorbée dans une immense tache verte qui s’aplatissait contre la ligne d’horizon.

Du monde de l’hôtel, de la fille de son propriétaire, il ne restait que des figurines imaginaires, qui rejoignaient un paysage enfantin, animé d’une vache qui paissait, d’un cochon, de poules, et de la fumée qui sortait des cheminées des maisons aux balcons fleuris… Il ne restait rien d’autre.

Le trajet en téléphérique, interminable, s’acheva enfin ; le froid était pénétrant, l’air léger. Un homme, le machiniste, probablement, vint à leur rencontre.

— Bonjour, Monsieur Zerbi. On m’a averti par téléphone que vous arriveriez avec un guide.

— Bonjour, répondit Oskar.

Puis, regardant autour de lui, il ajouta :

— Vous êtes vraiment tranquille, dirait-on !

Le machiniste hocha la tête :

— Ça, pour la tranquillité, je ne peux pas me plaindre. Mais je préfèrerais être au village avec ma famille. L’hiver, les nuits sont longues, ici.

Oskar pensa que dans le fond, les gens simples disent toujours les mêmes choses. Ces phrases élémentaires dans lesquelles les mots sont liés par le bon sens, une espèce de barrière de protection de l’espèce.

L’arrivée était une construction de béton armé, protégée par une ligne de sommets. Vers l’ouest, à quelques centaines de mètres de la construction, il y avait un autre col d’où on accédait au dernier plateau ; il s’agissait probablement de la cuvette mentionnée par le guide, celle qu’ils traverseraient à pied le lendemain, jusqu’aux pistes périphériques du Grand Ski-lift.

Le machiniste actionna une sonnette et le bruit des moteurs de l’installation cessa aussitôt. Un grand silence tomba.

— Je vous accompagne à vos chambres, dit le machiniste en indiquant un escalier de bois qui conduisait à un long couloir. Ce n’est pas vraiment un refuge, ici, mais le directeur a fait aménager deux petites chambres pour les skieurs de passage.

La chambre attribuée à Oskar était chauffée par un poêle électrique sûrement allumé depuis peu ; la petite pièce était encore glacée. Le plafond bas reposait presque sur le mobilier composé de lits superposés en fer, de deux chaises et d’une table supportant une bougie.

La vitre de la petite fenêtre était couverte d’une mince couche de glace transparente qui déformait la vue que l’on avait de l’extérieur : on aurait dit qu’un océan bleu ondoyait, chaotique.

— Mettez-vous à l’aise, il n’y a pas grand-chose à faire, ici. La salle à manger est en bas, il y a une cheminée. On mangera tôt, si ça ne vous dérange pas, mettons à sept heures.

Oskar pensa que le machiniste devait être aigri par la vie solitaire qu’il menait. Peut-être l’homme aurait-il été encore plus malheureux au village, aux côtés d’une vieille épouse. Il n’avait vu personne de gai, à Valle Chiara, les gens marchaient en général en silence, l’air brisé. Il se rappela des Mangeurs de pommes de terre de Van Gogh.

Il faisait froid dans la pièce, aussi posa-t-il ses bagages pour sortir aussitôt ; le soleil brillait encore. Derrière la construction de béton, au nord, le paysage était borné par les cimes des montagnes, qui empêchaient de voir les territoires du Grand Ski-lift. Au sud, par contre, un demi-cercle blanc s’étendait, coupé en deux par les câbles d’acier du téléphérique qui arrivaient en faisant une saillie de la vallée qu’il avait quittée.

Il se rendait compte que, de l’esplanade de Valle Chiara, il n’aurait jamais pu imaginer trouver en altitude un spectacle naturel aussi imposant. Il était sans aucun doute entré dans un autre monde. Il n’aurait pas été étonné si, au coucher du soleil, deux lunes s’étaient levées.

Il se trouvait dans le territoire des monts de la Sierra, en bordure du Grand Circuit. Un endroit encore vierge. Oskar n’avait qu’une connaissance vague de la géographie, et il n’était encore jamais venu dans cette région. Cela faisait d’ailleurs plusieurs années qu’il n’allait plus à la montagne : c’était une activité exigeante, pour laquelle il fallait un état d’esprit favorable. Enfant, il allait souvent skier, mais c’était une autre époque, antérieure aux grands Attachements au sein desquels la Chaleur lui montrait les traces qu’il devait suivre. C’était comme si, à cette époque, sa conscience n’avait été sensible qu’aux infrarouges. En fait, face aux mystérieux champs de neige, il avait toujours ressenti une sensation d’égarement, se demandant, en proie à une sensation de mystère : « Que peut-il y avoir derrière ces sommets ? »

Il fut encore une fois sidéré par le panorama grandiose des plateaux, immenses et sans limites : pour lui, ces lieux auraient aussi bien pu avoir été montés la nuit précédente par de mystérieux architectes.

Le soleil était bas, effleurant à peine le manteau neigeux ; les plaques de glace brillaient sous la lumière qu’il réfléchissait. Le paysage pénétra avec force dans le cerveau d’Oskar, et balaya toute la mélancolie accumulée dans les petites rues boueuses de Valle Chiara, dans lesquelles il avait subi l’envoûtement d’un Archétype.

La salle à manger du machiniste avait été confortablement aménagée, il y avait quelques meubles de bonne facture. Une grande cheminée était allumée sur le côté. La table était mise, le machiniste annonça qu’il avait préparé un ragoût de viande :

— Du gibier, déclara-t-il, l’air satisfait. Il y a beaucoup de cerfs par ici, les bois sont pleins d’animaux parce que plus personne ne vit ici, sur la Sierra, ajouta-t-il.

— Tu veux dire qu’il n’y a pas âme qui vive aux alentours ? demanda Oskar.

— Ces sont des zones dépeuplées, maintenant ! L’élevage a été abandonné, les montagnes sont retournées à l’état sauvage. Pas vrai, Mario ?

Au signe d’assentiment du guide, il poursuivit :

— Il y a quelques années, des touristes venaient l’été pour des randonnées, mais ça a été une mode passagère, c’est trop dur, la montagne. Ils allaient aussi loin qu’une jeep pouvait se traîner, mais le gouvernement les a interdites, parce qu’elles perturbent le Grand Ski-lift.

— Pas de mouvement, donc, par ici. Mais la construction de l’installation amènera sûrement des touristes ! affirma Oskar pour dire quelque chose, bien qu’il connût déjà la réponse.

Le machiniste mâchait son fromage, mais il répondit quand même, la bouche pleine :

— Pour ce que j’en sais, ils sont en train de faire une période d’essai. Il n’y aura en tout et pour tout qu’une dizaine de personnes qui sont passées jusqu’à aujourd’hui. Un peu à la montée, dont le maire, et le reste à la descente. Certains viennent du Grand Ski-lift, en général des skieurs perdus en hors-piste -l’homme se mit un nouveau morceau de fromage à la bouche- mais les illegales sont arrivés presque tout de suite, ils prenaient les cabines d’assaut dès qu’elles avaient passé le col.

— C’est-à-dire ? Oskar était intrigué.

— Eh bien ces singes-là s’agrippaient aux cabines en se jetant des pylônes, et puis, avant d’arriver dans la vallée, à l’endroit où le câble passe en traînant presque au sol, ils se jetaient dans les arbres de la forêt.

— Qu’est-ce que vous avez fait ?

— Nous avons arrêté les installations qui tournaient à vide toute la journée pour attirer les touristes, c’est du moins ce qu’espérait le directeur. Mais avec ces Asiatiques qui rodent dans la Sierra, toutes les voies de communication doivent être attentivement surveillées.

— Il y a vraiment des clandestins partout !

Oskar hochait la tête.

— Ces maudites gens sont partout. Je les entends même la nuit : ils tournent autour de l’installation et même les tempêtes ne les arrêtent pas, quelques fois j’en trouve un mort, gelé, sous les pylônes.

Le machiniste avait mis les petits plats dans les grands, sans rien oublier.

— Pour ce qui est de boire et de manger, je n’ai pas à me plaindre. Mais je suis mieux au village, avec ma famille.

— Mais alors, excusez-moi, pourquoi avez-vous accepté ce poste ? demanda Oskar.

— J’avais besoin de travailler. Et puis je ne pensais pas que la vie serait si dure, ici, sur la Sierra.

Le guide ne disait rien, il s’était installé devant le feu et fumait sa pipe.

— Vous n’aimez pas être seul, alors ?

— Ah non, vraiment pas. Quand les nuits sont tranquilles, ça va, bien sûr, mais vous devriez voir ce que c’est quand ça tourne à la tempête. On dirait que toutes les âmes du purgatoire frappent à votre porte.

L’homme continua une bonne heure encore à parler de ses problèmes ; sa crainte véritable était d’avoir un malaise pendant une tempête, de nuit, et de mourir seul. Oskar pensa que pour lui, le meilleur endroit devait être le bar du village, où il pouvait jouer aux cartes avec ses amis.

Il se rendit compte qu’il éprouvait un sentiment de répulsion à l’égard du machiniste, à cause de son indigence sournoise ; quelque chose qui remontait à très loin. Il devait cependant surmonter cet état d’esprit négatif par la « compassion ». Mais c’était impossible à ce moment, le machiniste transmettait des émotions d’un type traditionnel : un mur qu’Oskar essayait d’abattre. Il resta donc silencieux, écoutant les plaintes de l’homme qui avait juste besoin de parler, sans écouter de réponses. Pendant ce temps, le guide s’était endormi devant le feu.

Allongé sur sa couchette, Oskar passa une mauvaise nuit, à cause du froid. On frappa à sa porte aux premières lueurs de l’aube.

— Monsieur Zerbi, courage, habillez-vous ! Nous devons y aller, dit le guide gentiment, mais d’une voix résolue et autoritaire.

Il se leva péniblement, et s’habilla en toute hâte. Il était ému, il se rendait compte qu’il ne s’agissait pas d’une banale randonnée en montagne. Il y avait quelque chose de plus essentiel, qui ne transparaissait pas encore du projet général du promoteur de l’installation. Ils burent tous les deux un café noir, alors qu’on devinait par la fenêtre la lueur enchantée de la lumière de l’aube. Le machiniste leur dit que pendant la nuit, la température était tombée bien en-dessous de zéro ; puis il les accompagna jusqu’à la lourde porte qu’il lui fallut presque ouvrir à coups d’épaule, à cause du gel.

Mario s’était mis une coiffe de fourrure et, pour la première fois, Oskar remarqua qu’il avait les cheveux rassemblés en une queue de cheval. Il semblait différent de l’homme de la vallée que le directeur lui avait envoyé la veille au matin, il ressemblait maintenant à un animal sauvage qui aurait enfin retrouvé sa liberté.

Le guide se mit en chemin d’un pas décidé :

— Ça va, comme allure, Monsieur ?

Puisque l’homme lui avait adressé la parole, Oskar lui demanda :

— Qu’est-ce que tu penses de ce type ?

— Qui, Franz, l’employé de l’installation ? C’est le râleur de service, comme beaucoup au village. Il se plaint tout le temps. J’étais là, le jour où il s’est quasiment mis à genoux devant le maire pour avoir ce boulot. Il avait même dit que plus les endroits où on le mettrait seraient isolés, mieux il s’en trouverait, vu que sa femme est vieille et qu’elle sent mauvais.

— C’est ce que j’imaginais, fit Oskar.

Il pensa que la compassion était tout de même nécessaire à son équilibre spirituel. Une autre forme subtile d’égoïsme ? Évidemment. C’était la patine de protection qu’adoptent les saints et les professionnels du Bien : une espèce de crème solaire.

Dès qu’ils arrivèrent au col, le vent devint violent. Ils franchirent une arête de glace prise entre d’énormes blocs d’une roche blanchâtre. Une fois qu’ils l’eurent franchie, ils descendirent à moindre altitude et le vent ne fut à nouveau plus qu’une brise légère. Le dernier plateau s’étendait devant eux, après quoi ils verraient les tracés des pistes du Grand Ski-lift.

— Mettez vos lunettes, Monsieur, le soleil est très fort, ici. On va suivre le sentier jusqu’à ce rocher sombre, et puis on chaussera les skis pour traverser le replat.

Le rocher qu’il lui avait indiqué était assez loin, mais ils marchaient d’un bon pas. Au début, Oskar sentit sa fatigue, puis il prit un bon rythme, et entra enfin dans un état de bien-être profond dans lequel il aurait pu aller n’importe où. Ses vacances se mettaient peut-être sur une bonne voie. Les choses lui apparaissaient sous un jour étrange, c’était comme s’il s’était échappé d’un jeu de tarot où un sortilège l’aurait retenu prisonnier. Contrairement à ce qui lui était arrivé pendant les années passées en Ville, il se sentait détaché des circonstances : il se trouvait avec un guide en haute montagne, aux confins indéfinis de la Sierra, sans points de repères, sans même une date de retour…