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Il fit une dernière observation :
â Pour résumer, le maire précédent a voulu construire un téléphérique non autorisé aux abords du Grand Ski-lift, dans lâintention dâattirer un mouvement périphérique vers la vallée. Une dérivation en mesure de sâintégrer au Grand Réseau avec le temps, en somme. Câétait bien ça, le contenu du projet, nâest-ce pas, Monsieur le directeur ? Comme lâinitiative en est encore à ses premiers pas, il est impossible de savoir si lâhypothèse du maire est valable. Dâaprès ce que vous mâavez vous-même dit, on pourrait au début constater un afflux épisodique dans la vallée. Très probablement des personnes égarées ou en fuite, comme les Asiatiques, qui, une fois sur lâesplanade, sâenfuiraient dans le bois. Parce que câest bien ce point qui reste obscur : lâidée nâest efficace que si ce programme touristique reste entièrement clandestin. Vous ne trouvez pas ça contradictoire ? Vous me permettrez de vous dire quâune structure touristique ne peut pas rester secrète, par définition.
âVotre raisonnement est irréprochable, Monsieur Zerbi, mais le maire pensait quâil nây avait pas dâautre solution. Au contraire, la clandestinité des débuts devait même devenir un atout, toujours dâaprès les réflexions quâil avait eues. Puis il regarda Oskar dans les yeux :
âAvez-vous idée du nombre de gens que brasse le Grand Ski-lift ?
â Non, pas la moindre.
â Eh bien, des millions de personnes, et pas uniquement des touristes. Le Circuit est maintenant devenu un gigantesque réseau dont personne ne connaît les limites. On dit quâil existe des groupes extérieurs qui se sont formés à lâinsu des actionnaires, que des consortiums transnationaux sont en train de se constituer ; certains les appellent même les superamas. Quelque chose dâimmense, où le ski alpin est devenu un élément mineur, peut-être même une simple façade. Dans le projet du maire, il suffit de sâapprocher le plus possible du Circuit pour créer mouvement et richesse dans la vallée.
Le directeur sâinterrompit un instant, puis affirma :
â Même si les clients potentiels devaient au début être des voyageurs perdus en montagne !
â Je vous remercie pour toutes ces informations, et, vu les circonstances, je vais réfléchir⦠essayer de comprendre si câest bien opportun de monter sur les plateaux.
â Je comprends vos hésitations, Monsieur. Mais ce serait tout de même une expérience importante, câest du moins ce que pensait le maire, qui a été le premier usager à tenter de rejoindre le point dâinsertion dans le Grand Ski-lift.
â Alors le maire a quitté la vallée en utilisant cette connexion ?
Oskar posa sa question très sérieusement.
âCâest exact, il est monté, sa carte autour du cou, et nous ne lâavons plus revu depuis. Du reste, il mâavait lui-même confié quâil ne reviendrait plus à Valle Chiara.
Prenant congé, Oskar serra la main du directeur. Dehors il ne pleuvait plus, il y avait un vent léger qui arrivait du bois en bruissant. Il leva la tête vers le ciel et entrevit le disque opaque du soleil passer dâun nuage à lâautre.
Ce qui sâétait dit dans le bureau du directeur lâavait jeté dans un état de confusion. Il ne pouvait plus affirmer que la version de son ami était crédible : celui-ci avait dû se retrouver malgré lui au téléphérique de Valle Chiara en arrivant dâune station dâaltitude. Il avait probablement utilisé dans un premier temps les installations du Grand Circuit, puis il avait dû sâéloigner des pistes, et, skiant dâun refuge à lâautre, avait échoué sur cette connexion expérimentale de Valle Chiara.
Oskar devait prendre une décision. Il était venu jusque-là pour passer ses vacances de Noël, et pas pour affronter des situations limite. Il avait besoin de se changer les idées, besoin dâactivité physique, câest pour cela quâil voulait se rendre dans une vraie station de sports dâhiver. Il ne pouvait pas rester à Valle Chiara, cet endroit nâétait quâun point marginal dans le domaine de la Sierra, une zone morte. Quâil y ait derrière cette installation une histoire étrange, fruit de lâesprit délirant dâun maire à moitié fou, ne le concernait pas. Quâest-ce que ça pouvait lui faire que cette remontée nâait pas les autorisations pour se connecter au Grand Ski-lift ? Ou que Valle Chiara soit un village que le tourisme pouvait lancer ? Dâaprès ce quâil avait pu comprendre, le directeur aurait quoi quâil en soit fait fonctionner le téléphérique pour lâemmener à ses risques et périls sur les plateaux par une connexion expérimentale.
Il sentait maintenant quâil avait perdu son enthousiasme dès son arrivée sur lâesplanade. Et pourtant, il était arrivé plein dâénergie, et il lui avait même semblé un instant être entré dans une nouvelle existence, loin de la grisaille quâil avait laissé dans la Ville.
Il faisait froid, on apercevait de nouveaux nuages chargés de pluie à lâhorizon ; mieux valait sâabriter dans le bar de la place que Clara, la fille du patron, lui avait indiqué.
Il entra dans le bar, peinant à ouvrir une petite porte vitrée à cause du bois qui frottait sur le sol ; à lâintérieur, quelques clients étaient assis autour de trois tables. On jouait aux cartes à deux dâentre elles, et à la une troisième on écoutait un vieil homme qui parlait en patois. Ils portaient tous un chapeau, bien que le local soit chauffé par un énorme poêle de terre cuite placé dans un coin noirci par la fumée.
Le garçon lui indiqua une table libre, en souriant. En savourant un verre de vin chaud, Oskar pensa que cette connexion expérimentale ne pouvait pas être une solution envisageable pour ses vacances de Noël. Il était évident que son ami lui avait donné de la situation une image qui, sans être réellement fausse, était simplifiée. Il y avait cependant des difficultés quâil nâavait pas prises en considération ; ce nâétait pas une excursion organisée comme celles que proposent les agences de tourisme. Il faut un tempérament affirmé pour ce genre de vacances, alors que lui se retrouvait là dans un état dâépuisement qui était la conséquence des années vécues dans lâinconsistance.
Son séjour à Valle Chiara était devenu paradoxal. Lâinformation que lui avait initialement donnée son ami était peut-être incohérente, pour ce que peut valoir un conseil sur une destination touristique hivernale, du moins. Du reste, il nâaurait pas pu prétendre à des images précises sur les paysages quâil allait trouver. Câétaient plutôt ses propres attentes qui lui semblaient maintenant déplacées. Quâattendait-il de ces vacances ? Quâest-ce qui avait pu susciter son enthousiasme initial ? Il ne sâattendait évidemment pas à arriver dans un village touristique à la mode, et encore moins à trouver un lieu organisé. Il avait probablement imaginé quelque chose de comparable à Valle Chiara, mais une fois sur place, tout lui avait semblé confusâ¦
Sur la ligne du Présent, les couleurs dâorigine de la vie apparaissent dans les intervalles, ces zones intermédiaires entre un événement et lâautre.
La veille, sur lâesplanade, il avait pris peur, il avait ressenti une grande solitude, sans aucune alternative. Dâun certain côté, il nâavait considéré que lâaspect extérieur, une sorte de pellicule sur laquelle appliquer les images traditionnelles de Noël. Il avait en revanche négligé son besoin dâêtre Reconnu et Accueilli par ses semblables. Après les rites dâusage, il aurait pu déposer sa propre Structure, comme un lourd sac à dos, pour pouvoir se faire absorber dans le cadre. Câest cela, il avait imaginé une danse de lâAccueil dans un village de montagne où il aurait été Attendu.
Il rentrerait en ville le lendemain, il nâavait plus envie, maintenant, de passer Noël dans cette vallée perdue. Ses amis étaient en Ville ; le soir de Noël, chez Joseph, il préparerait une dinde farcie. Il avait des choses à faire, il pouvait passer quelques jours à mettre de lâordre dans ses affaires avant de reprendre le travail. Il emmènerait Elisa au théâtre, cela faisait un bon moment quâils nây allaient pas.
Un des clients se disputa avec son compagnon, mais après quelques explications, il se remit à jouer en ronchonnant. Le garçon parlait avec un client. Une jeune fille entra par une porte latérale, portant un plateau couvert de verres propres : bien que vêtue légèrement, elle avait le visage échauffé ; elle rangea les verres sur les étagères et ressortit presque en courant par la porte latérale. Quelques minutes après, elle rentra à nouveau dans la salle en portant sur ses bras des bûches destinées au poêle.
Oskar remarqua quâelle faisait son travail avec concentration, les gestes sûrs, sans jamais se laisser distraire par lâatmosphère environnante. Cette particularité suscita en lui jalousie et admiration : il aurait aimé exécuter ces tâches.
Par la fenêtre, on voyait une neige mouillée qui, en tombant, fondait dans la boue de la rue.
â Je savais que je te trouverais ici !
Oskar sâétonna de connaître quelquâun dans ce village étranger. Dans un élan dâaffection, il se leva et pris la jeune femme dans ses bras.
â Je suis content de te voir ! Une mélancolie mâavait pris, à rester là , tu sais.
â Je suis désolée.
â Je ne sais pas, mon malaise vient peut-être de ce que jâavais des attentes différentes. Cette histoire de connexion avec le Grand Ski-lift mâa fait venir un tas de questions en tête.
â Je comprends ça ! sâexclama Clara, qui, se rappelant la rencontre du matin, lui demanda :
â Que tâa dit le directeur ? Câest possible de monter aux plateaux avec la nouvelle installation ?
â Câest là toute la question. Le directeur mâa assuré que tout peut fonctionner. Au sens strict, lâinstallation a été construite pour développer le tourisme, même sâil y a des doutes sur sa légalité. Mais dâaprès lui, ce nâest pas un problème pour un usager.
â Ne tâinquiète pas, cette affaire nâest pas si importante que ça. Tu passeras quand même tes vacances avec nous. Je nâai pas grand-chose à faire à cette période, les chasseurs ne viendront pas de tout lâhiver, au moins. Je tâaccompagnerai faire de belles promenades, et, même sâil nây a pas de pistes de ski, on passera un beau Noël.
Ces mots lui faisaient plaisir, et il regarda Clara avec tendresse. Cette femme lui plaisait.
Quand ils rentrèrent à lâhôtel pour déjeuner, elle lâaida à défaire ses valises dans la chambre des grands-parents, où il avait déjà dormi la nuit passée. Elle alluma du feu dans la petite cheminée, qui nâétait pas utilisée depuis des années : la pièce se remplit de fumée, et tous deux essayèrent alors de nettoyer le conduit en sâaidant du manche dâun balais.
Dans la cuisine de lâhôtel, les propriétaires avaient déjà fini de manger.
â Bonjour Monsieur Zerbi ! dit lâhomme en souriant. Ma femme et moi préférons manger tôt, nous avons des horaires à respecter. Mais ne vous inquiétez pas, ma fille vous tiendra compagnie.
â Alors, que dis-tu de rester à Valle Chiara pour Noël ? lui proposa Clara après le repas, tandis quâelle mettait les assiettes dans lâévier.
â D'accord. Je nâai pas encore pris ma décision pour le téléphérique qui monte aux plateaux⦠honnêtement je ne mâattendais pas à ce que les choses soient si compliquées. Mais je pense que je resterai encore quelques jours avec vous.
Clara semblait heureuse de cette décision. Mais lui était contrarié : son programme initial pour les vacances de Noël était compromis, et il se sentait dâautant moins enclin à prendre de nouvelles initiatives. Il était découragé, en somme, il voyait devant lui une trame très serrée qui ne lui laisserait aucune liberté.
Il retourna dans sa chambre, lâesprit fatigué, et le cerveau piqué par des milliers dâépingles. Il sâallongea sur le lit, fixant dans la pénombre les objets anciens éparpillés sur les meubles et accrochés aux murs, des objets de mauvais goût que, de toute évidence, les propriétaires avaient acheté dans des foires de campagne. Câétaient des souvenirs qui nâauraient rien dû signifier pour lui, mais que, conditionné par sa mémoire, il sentait pourtant comme familiers, exactement comme la cuisine de lâhôtel. Câétait la part « archaïque » de son Ãtre.
Tout commence dans lâenfance : sans aucune défense, sans avoir la possibilité de choisir les situations favorables, par définition. Le fait que les souvenirs ne soient sélectionnés quâau cours de la « vie » était un fait quâOskar tenait pour un aspect étrange de lâexistence. Cela voulait dire que lâÃtre est enfermé pour toujours dans une espèce dâaquarium. Une banalité à laquelle il nâavait jamais réfléchi sérieusement. Il avait parfois examiné la possibilité de vies prénatales ou de réincarnations, mais il était convaincu quâil sâagissait dâévocations qui nâallaient pas au-delà des explications sur le « déjà vu ».
Il sâendormit et rêva quâil glissait sur une longue vague, parfaitement lisse, sans la moindre strie. Câétait certainement un rêve important, dont il ne voulait pas se détacher, il sâagissait peut-être dâun Archétype incarné dans des signaux purs, comme le mouvement ondulatoire, par exemple.
Quand il ouvrit les yeux, il faisait encore nuit noire, la pièce lui apparut à la seule clarté irrégulière des braises de la cheminée. Il se sentait épuisé. Il regretta dâavoir quitté la Ville, même sâil se rendait compte quâil y vivait mal, noyé dans lâinutilité qui lui avait rongé lââme. Il était malade depuis trop longtemps, du reste, pour pouvoir espérer une résurrection et, pour survivre, il avait abusé des émotions, qui avaient fini par se déformer. Il décida donc quâil rentrerait en Ville le lendemain. Il ne pouvait pas rester dans cet hôtel à mendier la compagnie de la fille des propriétaires, qui sâétaient peut-être entendus entre eux pour ne pas le laisser seul. Clara était charmante, ou du moins elle lui paraissait charmante dans ces circonstances. Il lui semblait quâelle vivait une vie plutôt compacte, de celles où les pensées existent à lâétat solide.
Lâidée dâaccéder au Grand Ski-lift était maintenant devenue un exploit hors de sa portée. Oskar nâétait plus en mesure dâemprunter seul le téléphérique, et encore moins de passer la nuit en altitude dans un chalet dâalpage perdu. Il pensa quâil en serait certainement mort, anéanti par une immensité quâil ne pouvait assimiler.
Malgré sa fragilité, il oubliait parfois son mal-être et rêvait de parcourir le vaste monde, seul, sans destination précise, comme aurait pu le faire nâimporte quel sage capable dâidentifier les infinies nuances de la liberté.
Il était maintenant tout à fait réveillé, et ne se sentait plus fatigué. Ses yeux sâétaient habitués à la pénombre, la chambre commençait à lui procurer une sensation de bien-être, car il était allongé sur une surface sur laquelle glissaient les sentiments de sécurité et de continuité : un lieu lunaire, la Mer de la Tranquillité.
Clara ouvrit lentement la porte, sâapprochant du lit pour vérifier si Oskar dormait : en le voyant les yeux ouverts, elle sourit et lui posa une main sur le front.
â Je suis venue il y a un bon moment pour tâemmener aux sources voir le coucher de soleil. Tu te plaignais dans ton sommeil, tu as dû faire un cauchemar.
â Câest vrai ?
â Tu avais le front brûlant, dit-elle à voix basse.
â Quelle heure est-il ?
â Presque minuit.
Oskar fut surpris, il devait être très fatigué pour avoir dormi autant. Mais il se sentait mieux.
Ils trouvèrent une lampe à pétrole et lâallumèrent, puis sâassirent près de la cheminée, restant lâun à côté de lâautre devant le feu, sans rien dire. Ce fut Oskar qui rompit le silence :
â Quâest-ce que tu faisais, quand tu étais en Ville ?
â Jâétais inscrite à lâAcadémie des Beaux-Arts, et tant que je faisais mes études, je me suis amusée. Jâavais plein dâamis, jâai même joué dans un bar, jâaime la musique.
â Bien ! Bravo, tu ne pouvais pas faire mieux. Et quâest-ce quâil sâest passé, ensuite ?
Clara se fit sérieuse, sâinstalla plus confortablement dans son fauteuil.
â Les problèmes sont apparus quand jâai commencé à travailler. Le travail est quelque chose dâincompréhensible, en Ville. Je crois quâil nây a que très peu de gens qui comprennent comment cela fonctionne.
â Je pense que tu as raison, le travail est une chose vraiment mystérieuseâ¦. Et tu es donc rentrée à Valla Chiara ?
â Bien sûr. Quel sens ça avait de rester en Ville ? Jâaurais fini par avoir une existence plate.
Câétait vrai, pensa Oskar. Par certains aspects, les impressions de Clara nâétaient pas très différentes des siennes.
â Toi, par contre, tu es ingénieur, pas vrai ? Où travailles-tu ?
â à la H.M.C. comme expert des matériaux.
â Ãa doit être intéressant, comme travail.
â Assez. Mais les derniers temps, jâai trop travaillé, câest pour ça que je suis en vacances.
Il y avait une place quâil connaissait bien, en Ville, et câest là quâil avait retrouvé un homme qui ne lui avait pas proposé de partir en vacances, mais⦠de sâinsérer dans le Grand Ski-lift, comme si câétait un travail à accomplir.
Clara se tourna vers lui et lui posa délicatement une main sur le front, et le caressa.
â Je sais tout. Jâai compris que quelque chose nâallait pas dès que je tâai vu dans la salle à manger. Je me suis intéressée à toi parce que jâai pensé que tu avais besoin de quelquâun.
Ils sâembrassèrent longuement, puis sâendormirent dans les bras lâun de lâautre.
Il se réveilla en sursaut. La jeune femme dormait. Clara lui sembla très belle, il sentit quâil sâattachait. Cette pièce pleine de souvenirs de famille lui plaisait, et il aimait parler avec Clara : il ne se sentait plus seul, et ressentait même quelque chose de plus essentiel, la Protection.
Le lendemain, ils partirent se promener dans la forêt, le soleil apparaissait de temps à autres entre deux nuages, et ses rayons illuminaient alors le paysage ; puis il disparaissait à nouveau, laissant les arbres dans une pénombre opaque.
Oskar et Clara passèrent quelques jours ensemble. La nuit, ils parlaient longuement dans la chambre des souvenirs, puis ils sâendormaient, enlacés. Un jour ils allèrent jusquâà lâesplanade du téléphérique. Câétait le matin, la lumière était forte, Oskar regarda les câbles dâacier monter au-dessus de la forêt : on voyait les petites cabines émerger après une deuxième crête, puis, de plus en plus haut, les câbles sâenfiler dans un passage qui disparaissait contre le ciel. On devinait que lâinstallation continuait ensuite à monter pour atteindre une altitude invisible de là . Mais, aussi loin que portaient les yeux, on nâapercevait aucune trace de neige, à lâexception de quelques taches blanches près des buissons.
Il nâéprouva aucune répulsion, cette fois-ci, et observa même avec curiosité la chaîne interminable de pylônes qui sâétirait le long des pentes de la montagne. De leur point dâobservation, lâexistence des plateaux semblait invraisemblable...Lâinstallation ressemblait à une échelle magique pour sâélever vers le Ciel, et Oskar émit lâhypothèse que son promoteur avait peut-être voulu ouvrir une espèce de trappe vers un autre Monde.
Il pensa quâen cet instant, il aurait pu monter seul sur les plateaux ; mais au village, il avait rencontré Clara, la fille du propriétaire de lâhôtel.
Il la prit dans ses bras :
â Clara, je tâaime.
â Tu vas rester encore quelques jours ? demanda la jeune femme en souriant.
â Tu sais, maintenant que je te connais, jâaime cet endroit. Mais oui, Valle Chiara est un endroit magnifique ! sâexclama-t-il.
Ce soir-là , le coucher du soleil le surprit alors quâil était derrière lâhôtel, à fendre du bois. Les eaux dâun étang tout proche sâétaient teintées de rouge. En levant les yeux, il vit les murs de la maison, les fenêtres, les pots de fleurs et les tuiles sâenvelopper dâune lumière feutrée. à lâest, le ciel mourait dans des langues de feu, et de lâautre côté, là où le soleil se couchait, le paysage hivernal sâétait illuminé de façon presque impérieuse. Il entendit un par un les bruits de la vallée : les aboiements dâun chien, le cri dâun enfant, des coups de marteau sur une planche de bois, une charrette qui sâéloignait⦠il pensa alors quâelle devait déjà être ailleurs. Elle devait sâêtre arrêtée, à certains bruits. Câétait le monde, quoi quâil en soit, et il tournait. Ce quâil voyait et entendait était-il le résultat dâun fonctionnement ? Oui, il se souvenait parfaitement quâun jour il avait écrit quelque part :
Le Monde existe parce quâil fonctionne.
Ce nâétait pas le vers dâune poésie, mais un aphorisme par lequel il avait commencé une recherche scientifique, peut-être révolutionnaire, quâil avait bizarrement oubliée. Il ne se rappela de rien dâautre.
Il voyait peu les propriétaires à lâhôtel, il mangeait en général avec Clara après que le patron et sa femme étaient allés se coucher.
Il était sûr quâils en avaient parlé entre eux et quâils avaient décidé dâencourager lâidylle. Oskar présentait bien, il était citadin, il travaillait dans un cadre professionnel. Tout était en règle.
Ce soir-là aussi, en entrant dans la cuisine, Oskar remarqua que les propriétaires lâavaient déjà quittée. La jeune femme mettait la table avec une expression concentrée, trop sérieuse.
â Lâautre jour, tu mâas dit que tu mâaimes.
Oskar sâapprocha, lui prit les deux mains en murmurant :
â Avec toi, je suis heureux.
â Quâest-ce que tu veux dire ? Tu crois que tu pourrais vivre avec moi ?
â Pendant les quelques jours passés ici, jâai pensé à rester dans la vallée pour toujours, parce que je suis serein ici. Ce soir, jâai vu le coucher du soleil. Dans la Ville, il nây en a pas.
La jeune femme ne dit rien, mit le couvert, et tous deux sâassirent pour manger.
â Je pense que je pourrais être heureux avec toi, répéta enfin Oskar.
Quand il eut fini de manger, il se versa à boire. Il resta absorbé dans ses pensées, sans rien dire. Clara lâavait écouté attentivement, mais avec une expression qui ne lui était pas habituelle.
â Alors tu serais prêt à rester à Valle Chiara ? lui demanda-t-elle, et, hochant la tête, elle ajouta :
â Je ne te demande pas de quitter la Ville et ton travail.
Il vit une forte détermination dans son regard. Clara acceptait donc lâidée de se mettre avec lui, mais lâidée de rester dans la vallée ne lui plaisait pas.