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â Ce que tu dis est vrai, à première vue. Même si je suis née ici, jâadmets très bien quâil nây a rien dâattrayant à Valle Chiara. Ce nâest dâailleurs pas un village alpin. Je pensais comme toi, jusquâà ce que je rencontre le maire. Lui, il avait étudié la question à fond, et il pensait que le véritable paysage de cet endroit était caché par une espèce de « Muraille ». Câest pour ça quâil voulait construire le téléphérique, pour aller au-delà dâune zone sans intérêt et arriver jusquâaux plateaux. Mais ne me demande pas où se trouvent précisément ces plateaux, parce que je ne suis jamais montée en altitude.
â Tu veux dire que tu ne connais pas le territoire où tu es née ?
â Je connais le village, et quelques circuits de promenades jusquâà la première clairière dans le bois. Et ce nâest pas quâune question de paresse personnelle, parce que les gens dâici ont tous plus ou moins la même connaissance limitée que moi.
â Tu veux dire que les habitants de la vallée ne bougent pas ? Excuse-moi, mais un tel manque dâintérêt est incroyable.
â Câest tout à fait ça ! Il nây a que quelques habitants qui savent tout du territoire alentour. Des gens qui sâéloignent du village pour leur travail, les bergers ou les bûcherons, par exemple. Mais leur expérience est sans valeur pour ce qui tâintéresse. Toi, tu es un citadin à la recherche de visions enchantées, qui ont dâune certaine manière quelque chose à voir avec les histoires quâon tâa racontées quand tu étais petit. Les citadins imaginent toujours des paysages fantastiques quâun berger de métier ne peut pas voir.
Oskar se versa un peu de la bière que Clara avait laissée sur la table.
â Jâai compris. Câest la question de la « Reconnaissance », un gros problème, jâen ai entendu parler. Tu sais, je suis ingénieur, et à une certaine période, je me suis intéressé aux modèles et aux programmes de calcul. Jâai même lu plusieurs ouvrages sur lâintelligence artificielle -il respira profondément- mais je crois que la discussion deviendrait trop difficile, dâautant plus que je ne peux vraiment pas dire que je sois expert en la matière.
Il se passa nerveusement une main dans les cheveux, comme sâil avait été troublé par un mauvais souvenir. Pourquoi avoir évoqué lâintelligence artificielle ? Il lui sembla que câétait une expression inappropriée, mieux valait changer de sujet tout de suite.
â Excuse mes divagations, et revenons-en au téléphérique. Il a été construit pour passer au-delà dâune muraille, alors. Câest une image bien mystérieuse, je trouve.
â On mâa dit que lâinstallation passe au-dessus de la Tour en arrivant à un pâturage dâaltitude. Je ne sais rien dâautre -elle semblait irritée- je te lâai déjà dit, je ne suis jamais arrivée jusquâaux plateaux !
â Et la neige commencerait à ces pâturages ? Un skieur pourrait donc monter jusque là -haut, puis redescendre à lâesplanade du téléphérique en suivant une piste quelconque. Alors câest que ce nâest pas la bonne saison⦠à moins que la neige ne soit en retard, cette année ?
â Non, on est en plein hiver, et il fait même froid, pour nous. En réalité, il ne neige que rarement dans la vallée, il nây a souvent quâune boue un peu claire. En hiver, le ciel est presque toujours couvert, en général on a du grésil. Si, quelquefois, il neige la nuit, mais ça ne tient pas, la neige fond en deux ou trois jours.
â Alors il faudrait utiliser ce téléphérique en été, pour monter faire des randonnées dans les pâturages ! sâexclama-t-il en riant.
â Non, tu te trompes. Le maire lâavait vraiment fait construire pour se connecter au Grand Ski-lift, mais câest le directeur de lâexploitation qui connaît tous les détails. Je te le présenterai demain matin.
Ils changèrent de sujet et discutèrent encore quelques instants, puis elle accompagna Oskar dans une chambre qui devait faire partie de la construction ancienne, où il pourrait dormir au chaud.
Câétait une vieille chambre quâon utilisait également comme grenier : il y avait des meubles et des objets de famille. Clara lui dit que câétait la pièce des souvenirs. Elle était sûre quâil nây aurait pas froid. Un peu comme dans la cuisine.
à Valle Chiara
Oskar se réveilla en sursaut. Il avait du mal à se souvenir des événements de la veille. Comment avait-il échoué dans cette chambre inconnue ? Par la fenêtre, une faible luminescence blanchâtre révélait une lumière hivernale. Il regarda sa montre et découvrit, surpris, quâil était dix heures du matin. Il allait se lever dâun bond, mais se recoucha de nouveau : il nâavait rien à faire. Il était en vacances. Il se trouvait dans une pièce pleine dâobjets anciens ; quand ses yeux se furent habitués à la pénombre, il observa tranquillement les objets du passé, lâun après lâautre.
Aimait-il donc tant le passé ? Le passé est une obsession, les indices que livre le présent remontent toujours à lâenfance. Câest désormais lâhypothèse classique à laquelle presque tout le monde a recours. Il fallait donc repartir en arrière et retrouver le fil coupé⦠et ensuite ? Ensuite, émerger à nouveau dans le présent, changé. Mais en cet instant, cette éventualité lui sembla irréalisable.
Il avait parfois réfléchi à la façon dont, enfant, il percevait le monde. Il sâagissait dâun monde agréable, alors quâil attendait lââge adulte avec impatience. Peut-être que les événements désagréables, qui existaient déjà , ne le touchaient pas de près. à cette époque, il était détaché du Mal. Il avait atteint lâHarmonie sans sâen rendre compte, puis tout sâétait désagrégé, à cause des désirs. Personne nâa jamais pu expliquer de quelle façon commence la séparation dâavec lâharmonie. Il suffit dâune banalité quelconque, du fait de désirer quelque chose avec une certaine intensité, peut-être⦠Quand le désir survient, un Centre se forme et prend une masse énorme, quelque chose se déforme, et câest ainsi que lâharmonie sâen va pour toujours, avec le Présent, laissant lâÃtre au milieu des scories éparses de la réalité.
Après, « les choses ne sont plus ce quâelles sont ».
Cela sâétait sûrement passé ainsi. Il avait été jeté dâun train merveilleux, et forcé à errer dans une toundra gelée en ramassant des fragments. Ce train devait aller à la vitesse de la lumière.
On frappa à la porte et Clara entra avec le plateau du petit déjeuner.
â Bonjour ! Bien dormi ? Je tâai apporté le petit déjeuner au lit parce que tu es un hôte important pour nous. Mon père mâa chargée de prendre soin de toi, dit-elle dâun air malicieux.
Il fut surpris de cet accueil. Il repensa à la mélancolie du paysage de la veille, à lâesplanade désolée du téléphérique sous le grésil. Sans savoir pourquoi, il pensa au premier jour dâécole dâun enfant pauvreâ¦
Il avait été accueilli à lâhôtel comme un parent dans le besoin. Ce quâil vivait nâétait pas une situation qui pourrait durer pendant toute sa période de vacances. Il avait déjà ressenti ces sensations de froid et chaud ailleurs, auprès dâautres. Mais il était arrivé dans cet endroit dans un état dâesprit particulier, qui était dâune certaine façon lié au Changement. Oskar resta au lit en savourant son petit déjeuner.
â Tu me parlais hier dâun directeur des installations à qui je pourrais demander des informations.
â Oui, bien sûr, je tâemmènerai le voir ce matin.
Le ciel était couvert, on ne voyait que de rares passants en chemin. Certains transportaient du foin, dâautres nettoyaient, ou réparaient un outil. Mais ils faisaient tout avec lenteur. Oskar pensa à certains automates que lâon trouve sur les horloges des clochers gothiques.
Le bureau du directeur se trouvait à lâautre bout du village. Câétait une construction récente dâun seul étage, sans attrait particulier. Clara frappa à la porte, et on vint aussitôt ouvrir.
â Bonjour Monsieur Franchi ! Mon père vous transmet ses salutations -dit-elle, avant dâajouter en regardant Oskar- je vous présente un de nos clients qui est ici en vacances. Il connaît lâexistence du téléphérique et souhaitait obtenir quelques informations.
Les présentations terminées, la jeune femme salua, annonça quâelle devait faire quelques courses au village et sortit rapidement.
Le directeur était dâapparence timide. Il fit installer Oskar dans un fauteuil face à son bureau et demanda à un employé, qui travaillait dans la pièce à côté, de préparer du café.
â Vous prendrez une tasse de café ? demanda-t-il avec un sourire. Dites-moi, Monsieur, comment avez-vous connu notre petite installation de montagne ?
â Je voudrais dâabord me présenter, je mâappelle Oskar Zerbi. Câest un de mes amis, passionné de montagne, qui mâa parlé de cette installation. à vrai dire, il mâa parlé dâune station de ski, ici à Valle Chiara, qui serait reliée au circuit du Grand Ski-lift.
Il hocha la tête et ajouta :
â Voyez-vous, Monsieur le directeur, je suis arrivé hier et la curiosité mâa poussé vers lâesplanade dâoù devraient partir les remontées. Croyez-moi, jâai été impressionné par lâétat dâabandon. Je peux même vous dire que jâai du mal à croire que ce que jâai vu puisse être une station de ski.
Le directeur avait écouté en faisant des signes dâapprobation continus. Dès quâOskar eut fini, il lui dit avec un demi-sourire :
â Monsieur Zerbi, quâest-ce que vous a vraiment raconté votre ami ? Cela vous semblera peut-être étrange que le responsable dâune station de sports dâhiver pose ce genre de questions à un client, mais au-delà de tout jugement, je dois quoi quâil en soit reconnaître que pour le moment, il faut considérer le téléphérique comme étant⦠expérimental.
Cette version plut à Oskar ; il se sentait enfin tiré dâune situation dâirréalité totale.
â Cet ami, qui, je le répète, est passionné de montagne, a mentionné le nom de ce village. Maintenant, je ne me souviens plus précisément sâil avait utilisé votre installation pour rejoindre les pistes ou au contraire pour redescendre dans la vallée. Mais, dâaprès ce que jâai pu voir pour le moment, il me semble que câest un détail important.
â Vous avez raison de souligner cet aspect. Il est plus probable que votre ami soit redescendu par notre téléphérique. Voyez-vous, dâaprès mes souvenirs, il ne me semble pas quâun usager inconnu de moi soit passé par ici. Nous nâavons pour le moment utilisé lâinstallation quâavec les techniciens, pour les tests.
Le directeur réfléchit un instant, comme pour mieux peser ses propos, puis il affirma énergiquement :
â Notre société a justement décidé dâouvrir la liaison au public à partir de cet hiver !
â Alors je serai le premier touriste à utiliser lâinstallation ?
â Pas tout à fait. Disons quâà part les techniciens, trois ou quatre autres usagers sont montés. Des personnes de confiance, croyez-moi.
Son expression trahit son embarras, et il sâexclama :
âJe vous en prie, je ne peux rien vous dire de plus.
Oskar pensa à son ami qui, dâaprès ce quâil comprenait, nâétait pas du tout arrivé aux plateaux dâaltitude en partant de lâesplanade ; il semblait plus vraisemblable quâil ait utilisé le téléphérique pour redescendre. Peut-être était-il arrivé par hasard sur les plateaux en venant dâune autre station connue. Et, passant dâune installation à lâautre, il était sûrement redescendu ensuite à Valle Chiara. Il se serait donc agi dâun événement fortuit : un événement singulier. Il imagina alors une arrivée dans la vallée totalement différente du scénario de la veille, quand il était arrivé sur lâesplanade aux dernières heures dâun après-midi pluvieux. Ãmotivement, une arrivée est bien différente dâun départ, même sâil sâagit de deux événements spéculaires, comme lâaube et le crépuscule.
â Monsieur le directeur, je voudrais vous poser une question : vous avez évoqué des usagers choisis qui ont utilisé lâinstallation pour monter ; vous mâavez également laissé entendre que dâautres personnes lâont utilisée pour descendre.
Un homme arriva de la pièce à côté avec une cafetière et deux tasses posées sur un plateau.
â Câest exact ! confirma le directeur, lâexpression sérieuse. Voyez-vous, Monsieur Zerbi, le téléphérique est tout juste terminé. Lâinstallation consiste en cabines qui permettent le transport de deux passagers sans skis aux pieds.
Il sâarrêta un instant pour formuler une explication plus logique, puis poursuivit :
â Dâaccord, Monsieur Zerbi, puisque vous insistez, vous allez devoir prendre conscience dâune situation désagréable. Il est possible, donc, que le téléphérique, après sa mise en service, ait été utilisé frauduleusement pour emmener dans la vallée des personnes qui nâont rien à voir avec le tourisme.
Oskar était étonné :
â Que voulez-vous dire ? Vous voulez parler de mon ami ?
âNon, pas du tout ! Je suppose que votre ami a utilisé lâinstallation de façon correcte, après une randonnée en altitude. Peut-être se sera-t-il trouvé dans une situation de nécessité. Je faisais référence à un autre type de personnes, voyez-vous. Je parle des illegales qui sâintroduisent sur notre territoire de façon subreptice.
Il but son café, puis poursuivit à voix basse, dâun air circonspect.
â Monsieur Zerbi, jâai appris que pendant les tests, lâinstallation était remise en fonction la nuit, toujours en cachette⦠et câest ainsi que les clandestins ont commencé à descendre dans la vallée ; ils disparaissaient dans le bois dès quâils descendaient des cabines, sur lâesplanade. Je crois quâils avaient corrompu les machinistes dâune manière ou dâune autre ; lâhistoire circulait parmi les gens du village qui avaient remarqué des visages asiatiques dans la vallée.
Les traits du directeur étaient maintenant altérés. Après un moment dâhésitation, il poursuivit lâexposé de sa version des faits.
â Bien, les nuits suivant cette découverte, nous nous sommes mis en embuscade au départ, et nous avons surpris quelques illegales sur lâesplanade. Câétaient deux Asiatiques, Mongols, peut-être, qui ne parlaient pas un traître mot de notre langue, et il nâa donc pas été possible de découvrir la raison de ce trafic à Valle Chiara.
â Quâavez-vous fait ?
â Rien. Je les ai laissés partir. Du reste, quâaurais-je dû faire ? Appeler la police ?
Il se leva, visiblement embarrassé.
â Monsieur Zerbi⦠En somme, vous avez parlé avec Ignazio, le patron de lâhôtel, au sujet de la naissance de cette initiative ?
â Oui. Il a fait allusion à un inspirateur venu de Californie.
â Câest cela, exactement, un Californien. Une personne de génie, qui, selon moi, ne voulait pas seulement rendre service à son village dâorigine, mais aussi mettre en Åuvre une expérience complexe de développement du territoire.
â Une expérience ?
â Précisément ! Selon moi, cette personne avait étudié dans le détail un problème relatif aux réseaux. Vous connaissez ces sciences avancées qui étudient analytiquement les systèmes réticulaires ?
â Oui, un peu. Je devrais même être plus au courant, vu que jâai un diplôme dâingénieur. Mais ce sont des choses que lâon apprend à lâuniversité et que lâon oublie par la suite.
âDonc vous êtes ingénieur. Félicitations ! Moi, je ne suis quâun expert-technicien, mais je me suis un temps intéressé aux réseaux, juste par curiosité, sans avoir la possibilité dâapprofondir. Eh bien, je crois que le promoteur de cette initiative, le précédent maire du village, poursuivait un projet scientifique. Je suis même sûr quâil le suit encore, de lâextérieur. Comme on vous lâa peut-être dit, après lâinauguration de la « connexion », comme il lâappelait, il a donné sa démission et a quitté Valle Chiara pour toujours.
Le directeur resta un instant pensif, puis ajouta :
â Je me souviens bien du jour de lâinauguration, le maire avait hâte de sâen aller, comme sâil avait eu dâautres choses à faire. Le chantier sâétait peut-être prolongé au-delà des délais convenus.
Ils restèrent tous deux silencieux, lâhomme sâétait approché de la fenêtre dâoù filtrait la mélancolique luminescence hivernale. Dehors, il bruinait.
â Monsieur lâingénieur, nous nous sommes éloignés de notre sujet. Je vous parlais des illegales quâil aurait fallu dénoncer. Vous aurez maintenant compris que cette installation nâest pas tout à fait en règle. Le projet a un nom vague, il a été officiellement homologué comme « téléphérique à usage professionnel pour le transport de matériaux ».
â Je nâen comprends pas la raison, il sâagit dâun projet de la commune de Valle Chiara pour développer le tourisme ! Pourquoi tous ces mystères ?
â Je crois que nous touchons au point critique de toute lâaffaire. Ãcoutez-moi bien, Monsieur. La vallée est trop bas, elle est à lâécart des grandes chaînes de montagnes. Une installation touristique pour le ski au sens strict ne serait pas faisable.
â Enfin ! Il me semble que câest là le nÅud de lâaffaire.
â Le circuit du Grand Ski-lift est trop loin de la vallée. Sur la Sierra, il y a des milliers de villages qui, au fil du temps, se sont tous dotés dâune belle petite installation pour accueillir le tourisme hivernal. Avec le temps, les villages ont construit des liaisons transversales et ont créé les circuits de vallées ; les circuits de vallées se sont à leur tour rassemblés et ont donné naissance aux consortiums de la Sierra. On en est déjà à parler de amas. Vous êtes au courant de ces initiatives, Monsieur ?
â Jâai lu des choses dans les publicités des journaux. Il me semble quâà certains endroits, on offre de longues traversées dâune vallée à lâautre en utilisant une sorte de super-forfait.
â Exactement ! Ce sont des circuits de montagne avec des remontées interconnectées. Quand le Professeur est arrivé au village pour assumer la charge de maire, il mâa embauché comme directeur des installations de Valle Chiara. Il mâa précisément parlé de ce Grand Réseau et de la façon dont il allait se développer. Dâaprès ses informations, les consortiums évoluaient toujours, et franchissaient les frontières nationales en intégrant dâautres chaînes de montagnes, dans toutes les directions. En substance, il semble quâen ce moment précis, personne nâa connaissance de lâextension réelle du réseau. Une immense toile dâaraignée, avec des sous-réseaux périphériques, des lignes abandonnées, des connexions sans issue, et ainsi de suiteâ¦
â Excusez-moi, Monsieur le directeur, mais pourquoi le maire, ou le professeur, comme vous dites, tenait tellement à relier le village à ce grand circuit ?
âEh bien, je vous donne la version officielle qui a permis à lâinitiative de voir le jour, avec lâaccord des gens du village. La connexion au Grand Ski-lift allait être une source de revenus pour cette vallée isolée. L'idée était donc de construire un téléphérique jusquâaux plateaux⦠bien que les plateaux soient encore loin du Grand Ski-lift. Mais pour le maire, ce dernier point était sans importance dans le succès de lâentreprise. Dâaprès ses calculs, un flux de trafic jusquâau Grand Circuit se créerait spontanément autour du terminal. Il serait une sorte « dâattracteur ».
Cette description laissa Oskar assez perplexe.
â Une connexion illégale au Grand Ski-lift⦠Des gros sous, câétait ça, le projet !
â Plus ou moins. En réalité, notre installation sâarrête sur le premier plateau, à plusieurs miles du glacier central. Il y a encore deux plaines dâaltitude à traverser, et croyez-moi, cela nâa rien dâaisé. D'autre part, vous vous rendez sûrement compte de la valeur que peut avoir une voie dâaccès au Grand Ski-lift. Vous y êtes déjà allé ?
â Non, jamais.
â Des milliers et des milliers de pistes, de vallées recouvertes par la neige, dâhôtels, et un nombre inimaginable de structures de loisirs. Le tout à disposition des clients.
â Mais il doit bien y avoir une procédure de contrôle dâaccès à ce Circuit ? demanda Oskar, abasourdi. Il doit falloir avoir une carte, il y a sûrement des contrôles permanents de la part du personnel des remontées.
âVous avez raison, mais cependant, dâaprès les recherches demandées par le Professeur, le Grand Ski-lift est devenu au fil des ans un système trop complexe. Je mâexplique : il semble quâil y ait actuellement des milliers de cartes en circulation, un type pour chaque village homologué par le Grand Ski-lift, et que chaque année plusieurs centaines de nouvelles cartes soient distribuées. Par ailleurs, le personnel de contrôle est réduit au minimum, à cause des frais de gestion.
Oskar essaya de se souvenir des contrôles effectués quand il allait skier, des années auparavant. Mais cela faisait trop longtemps quâil nâallait plus à la montagne. Câest peut-être pour ça que ces vacances à Valle Chiara lui avaient fait envie. Il avait sûrement besoin de se souvenir de choses qui sâétaient évaporées de son âme, et qui étaient peut-être liées au ski.
Le directeur ouvrit un tiroir et en sortit une carte.
â Nous aussi, dans la vallée, nous avons fait imprimer nos cartes.
â Mais ce nâest pas illégal ?
â Pas vraiment, si lâon en croit les consultants que le maire avait sollicités. Ce document a été rédigé de façon à ne pas enfreindre la loi. Câest une carte avec le nom du village, voilà tout.
Oskar examina le petit morceau de carton coloré :
â Je me souviens que pour accéder aux remontées mécaniques il y avait des contrôles automatiques sur des bandes magnétiques.
âCe nâest plus le cas, apparemment, les contrôles faits par des machines reviennent très cher en entretien. Câest pour cela que le Grand Ski-lift ne peut pas exagérer avec les inspections, il faudrait pour cela un nombre excessif de contrôleurs et une forêt de dispositifs éparpillés sur la plus grande partie de lâhémisphère boréal.
Oskar demanda encore au directeur le type de carte quâils avaient choisi à Valle Chiara : ils nâavaient fait imprimer que des cartes pluriannuelles. Un document de transit permanent, concrètement : le summum de ce que le Grand Ski-lift pouvait offrir à un client.
Oskar se leva. La logique de ce projet était défaillante et lâaffaire tout entière était faite de bric et de broc. Mais il était réconforté par ce quâil avait découvert : il sâagissait dâune installation « expérimentale ».