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Les Rejetés
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Les Rejetés

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— Je ne voulais pas que tu te fasses du souci, et tu n’aurais de toute façon rien pu y faire, non ?

— Non, pas moi-même, mais je t’aurais envoyé voir ta tante plus tôt, voire un médecin.

— Ah, tu me connais. Je t’aurais dit : « attendons de voir ce que ma tante en dit avant de dépenser tout cet argent. » Mais je dois bien avouer que je me sens très bizarre parfois, et j’ai un peu peur de ce que ma tante va me dire demain.

— Moi aussi. Tu te sens vraiment si mal ?

— Parfois. C’est surtout que je n’ai pas d’énergie du tout. Normalement, j’arrive toujours à courir et sauter après les chèvres, et maintenant rien que les regarder me fatigue !

— Quelque chose ne va vraiment pas ; ça, j’en suis certaine. Bon, Paw, dit-elle, en utilisant son surnom peu imaginatif pour lui, puisque cela signifiait simplement « papa » en thaï. Les enfants arrivent. Tu veux leur parler de tout ça maintenant ?

— Non, tu as raison. À quoi bon les inquiéter maintenant ? Mais je pense que ma tante me convoquera demain en fin d’après-midi, donc dis-leur que nous aurons une réunion de famille aux alentours du dîner et qu’ils devront être présents. Je pense que je vais aller me coucher maintenant. Je me sens de nouveau fatigué. Le crachat de ma tante m’a brièvement ragaillardi, mais ça ne fait déjà plus effet. Dis-leur que je vais bien, mais demande à Den de sortir les chèvres pour moi demain, d’accord ? Il n’a pas besoin d’aller loin ; jusqu’à la rivière suffira, histoire qu’elles broutent et boivent… Ça ne leur fera pas de mal si ce n’est qu’un jour ou deux.

Quand tu auras quelques minutes, est-ce que tu pourras aussi me faire de ton thé spécial, s’il te plaît ? Celui au gingembre, à l’anis, et tout ça… Ça devrait me requinquer un peu… Oh, et pourquoi pas aussi des graines de melon ou de tournesol… Tu pourrais demander à Din d’en casser quelques-unes pour moi ?

— Tu ne voudrais pas une tasse de soupe ? C’est ce que tu préfères.

— D’accord, mais, si je dors, pose-la sur la table et je la boirai froide plus tard. Salut, les enfants. Je vais me coucher tôt aujourd’hui, mais pas d’inquiétude, je vais bien. Votre mère vous donnera les détails. J’ai juste une espèce d’infection, je crois. Bonne nuit, tout le monde.

— Bonne nuit, Paw », répondirent-ils tous.

Din avait l’air de se faire le plus de souci d’entre eux tous, mais ils le regardèrent tous avec angoisse prendre congé de la conversation, avant de finalement échanger des regards inquiets entre eux.

Allongé dans l’obscurité silencieuse, Monsieur Lee sentit ses flancs l’élancer encore plus intensément, de la même manière qu’une dent cariée causait toujours plus de soucis la nuit, mais il était si exténué qu’il s’endormit quand même rapidement, bien avant que son thé, sa soupe, et ses graines lui parvinssent.

À l’extérieur de la maison, assis sur la grande table à demi-éclairée, le reste de la petite famille discuta des soucis de Monsieur Lee à voix basse, bien que personne n’aurait pu les entendre s’ils avaient parlé à voix haute.

« Est-ce que Paw est en train de mourir, Maman ? demanda Din, au bord des larmes.

— Bien sûr que non, ma chérie, répondit l’interrogée. Du moins… Je ne pense pas. »

(retour au début)

2 LE DILEMME DE LA FAMILLE LEE

Comme cela était courant à la campagne, toute la famille dormait dans une unique pièce dans la maison : Maman et Papa avaient un matelas double et les enfants avaient chacun un matelas une place, et les trois lits étaient chacun protégés par une moustiquaire. Au lever du jour, chacun fit de son mieux pour se déplacer à pas de loup afin de ne pas réveiller Heng.

Ils savaient que quelque chose n’allait vraiment pas, car il était habituellement le premier à être levé et en vadrouille, bravant même les matins les plus froids. Ils jetèrent tous un coup d’œil à son visage à travers le filet protecteur et le trouvèrent mortellement pâle. Ils échangèrent des regards inquiets, puis Madame Lee les fit sortir de la pièce.

« Din, ma chérie, rends-nous service. Je n’aime pas du tout la tête qu’a ton père ce matin, alors douche-toi vite et va voir si ta grand-tante a quelque chose à nous dire, d’accord ? Merci, ma grande. Si elle n’est pas encore prête, comme il est tôt – je le sais bien –, demande-lui, si tu veux bien, si elle peut accélérer le pas pour son neveu préféré, avant qu’il ne soit trop tard.

Din se mit à pleurer tout en se ruant vers la douche.

— Désolée, trésor ; je ne voulais pas te faire t’inquiéter ! » s’exclama Madame Lee en direction du dos tourné de sa fille.

Lorsque Din arriva chez sa grand-tante, une quinzaine de minutes plus tard, la vieille Chamane était éveillée et habillée, assise sur une grande table devant sa maison et en train de consommer de la soupe de riz.

« Bonjour, Din. Quel plaisir de te voir. Tu veux un bol de soupe ? Elle est délicieuse. »

Da adorait ses petites-nièces, et Din en particulier, mais lorsqu’elle entendit ce qu’elle était venue lui demander, elle ne put résister à son envie de lui dire que sa mère n’avait pas idée de demander un bon diagnostic de la sorte en moins de vingt-quatre heures.

« Oh, ta mère ! D’accord. On va voir ce qu’on peut faire… Ton Paw n’a pas fière allure, hein ?

— Non, Tante Da. Il est aussi blanc qu’un cadavre, mais nous pensons qu’il vit encore… Maman était sur le point de le piquer avec une aiguille quand je suis partie, pour voir s’il réagissait, mais je n’ai pas attendu de voir le résultat. Je ne veux pas que Paw meurt, Tante Da ! S’il te plaît, sauve-le.

— Je vais faire ce que je peux, mon enfant, mais, si Bouddha décide d’appeler, personne au monde ne peut dire non. Mais on va quand même voir ce qu’on peut essayer. Viens avec moi. »

Da la mena à l’intérieur de son sanctuaire, alluma une bougie, et ferma la porte. Elle avait espéré que Din développerait un intérêt pour les « vieilles traditions » tandis qu’elle était encore jeune afin qu’elle pût les lui enseigner, car elle savait qu’elle aurait besoin de nommer un successeur dans un futur pas si éloigné si elle voulait que ce rôle demeurât entre les mains de la famille Lee.

Elle pointa du doigt le tapis spirituel sur le sol et Din s’y assit, puis elle fit le tour de l’intérieur de sa hutte en marmonnant des prières et des incantations tout en allumant des bougies supplémentaires, avant de prendre place vis-à-vis de Din, qui fixait ses mains, jointes sur ses genoux.

Da observa sa petite-nièce, sentit un léger tremblement parcourir son corps, fixa ses propres mains quelques secondes, puis reporta son attention sur Din.

« Tu es venue me demander conseil à propos de quelqu’un ? Je t’en prie, pose ta question », dit-elle, mais avec une voix profonde, sombre, et grondante, que personne n’avait jamais entendue en dehors de ces murs.

Cette transformation prit Din au dépourvu, comme à chaque fois que sa grand-tante entrait en trance et autorisait une autre entité à contrôler son corps. Son visage, et même son corps entier, semblaient se modifier subtilement, comme lorsqu’un acteur ou un imitateur changeait la manière dont le public le percevait afin de mieux correspondre au personnage joué. Dans son cas, cependant, il se produisait bien plus que cela. C’était comme si l’intérieur de son corps était aussi celui de quelqu’un d’autre, ce qui la faisait non seulement sembler différente, mais aussi parler différemment.

Din observa la vieille Chamane, qui n’était désormais plus qu’en apparence sa grand-tante.

« Chamane, mon père est très malade. J’ai besoin de connaître son problème et de savoir ce que nous pouvons faire pour le combattre.

— Oui, ton père. Celui que tu nommes « Paw ». »

Sa grand-tante avait actuellement la voix d’un homme. Elle posa une main sur les objets enveloppés que lui avait remis Heng le jour précédent et ferma les yeux. Une pause qui sembla, pour Din, durer une éternité se produisit, dans un silence si complet qu’elle aurait juré pouvoir entendre les fourmis qui marchaient sur le dur sol de terre battue.

Din avait déjà assisté à des douzaines de sessions similaires, mais jamais pour une raison aussi sérieuse que celle-ci. Elle était une fois venue en raison de maux de ventre, de ses règles, quelques années plus tôt, et récemment pour savoir si elle allait bientôt se marier. L’atmosphère ne l’effrayait pas, mais le résultat oui. Elle savait cependant qu’elle ne pouvait que rester assise là et attendre, mais aussi observer, car elle trouvait cela fascinant malgré les circonstances.

La Chamane déballa le premier paquet, qui contenait la pierre, et l’examina avec attention, la renifla, puis la reposa sur sa feuille de bananier. Elle prit ensuite le paquet contenant la mousse, la renifla, et la replaça également devant elle sur le tapis.

Elle regarda Din avec solennité et, après quelques minutes, s’exprima enfin.

« Celui pour lequel tu t’inquiètes est très malade. En vérité, il était déjà très proche de la mort au moment où il a fourni ces échantillons, mais il n’est pas encore décédé… Certains de ses organes internes, en particulier ceux responsables du nettoyage du sang, sont dans un très mauvais état… Ceux que vous appelez les… « rinces », il me semble, ont complètement cessé de fonctionner, et le foie se détériore rapidement. Cela veut dire que son décès est imminent. Il n’existe aucun remède connu. »

La Chamane frissonna à nouveau et reprit une apparence normale, cligna quelques fois des yeux, et se tortilla légèrement, comme si elle essayait d’enfiler une vieille robe trop serrée, avant de se frotter les yeux.

« Pas de bonnes nouvelles, n’est-ce pas, mon enfant ? Tu sais que je ne peux pas forcément tout entendre lorsque je suis possédée, mais j’ai perçu quelques bribes de cette conversation et je vois bien à ton visage que les choses s’annoncent mal pour ton père.

— L’Esprit a dit que Paw allait certainement mourir bientôt car il n’existe aucun remède contre des reins et un foie qui ont arrêté de fonctionner…

— J’en suis navrée, Din. Tu sais que j’estime énormément ton père… Écoute ; j’ai, en dehors de la possession, quelques autres cartes dans mes manches, acquises au fil des années. Voyons… Oui, la pierre… Tu vois, là où ton père a craché ? Pas de marque ! Cela veut dire qu’il n’y a pas de minéraux dans sa salive. Pas de minéraux, pas de vitamines, rien. Que de l’eau. Et la mousse… »

Elle renifla à nouveau cette dernière, d’abord de loin, puis en la plaçant plus près de son nez.

« Pareil ! Sens ça ! »

Elle la tendit à Din afin qu’elle la reniflât aussi, mais cette dernière n’avait pas vraiment envie de sentir l’urine de son père.

« Allez, elle ne va pas te mordre ! » l’exhorta Da.

Din finit par obtempérer.

« Rien du tout. Ça sent juste la mousse.

— Précisément ! L’urine masculine finit par sentir comme celle des chats si tu l’emballes de la sorte, mais celle de ton père non. Elle ne contient donc pas de substance pouvant pourrir. On peut encore une fois en conclure que le sang de ton père n’est que de l’eau. Lorsque ton sang n’est que de l’eau, tu ne peux pas survivre longtemps. C’est logique, non ? Le sang transporte tout ce qu’il y a de bon dans le corps entier, mais ton père n’en a plus, et c’est pour ça qu’il est en permanence aussi faible ! Rentre à la maison. Vérifie s’il est déjà trop tard ou non et, s’il est encore parmi nous, reviens me chercher avec votre scooter. Dépêche-toi, allez ! »

Din se précipita dehors et en direction de la maison familiale.

Tandis que sa petite-nièce allait vérifier l’état de son père, Da commença déjà à se préparer à partir, car elle savait dans son cœur que son Heng n’était pas encore mort ; du moins pas entièrement. Elle sélectionna quelques herbes qu’elle plaça dans un sac, s’aspergea le visage avec de l’eau, attacha ses cheveux au moyen d’un foulard pour se prémunir contre le vent lors du trajet en motocyclette, puis elle sortit attendre que Din revînt.

Quelques minutes plus tard, celle-ci fut de retour dans un nuage de poussière.

« Vite, Tantine. Maman a dit de se dépêcher car il est sur le point de mourir. »

Da grimpa sur le véhicule en amazone, comme une dame se devait de le faire, et elles se mirent en route, les longs cheveux de Din fouettant douloureusement son vieux visage malgré ses tentatives d’esquive. Dès qu’elles arrivèrent, la Chamane sauta prestement du véhicule. Elle était peut-être vieille, mais toujours agile. Elle fut rapidement conduite dans la demeure.

« Merci d’être venue si vite, Tante Da. Il est dans la chambre.

— Oui, je me doute qu’il n’est pas en train de tenir compagnie à ses chèvres ! »

Elle souleva la moustiquaire et s’assit près de la tête de son neveu, sur le sol de bois. Elle inspecta d’abord sa peau, puis ses cheveux, ses lèvres, et ouvrit pour finir ses yeux et y plongea son regard.

« Mmm, je vois… Montrez-moi ses pieds ! »

Wan se dépêcha de découvrir les pieds de son époux, et Da se pencha sur ces derniers et les serra dans ses mains en les observant de près.

« Mmm. Je n’ai jamais vu un cas aussi sérieux d’absence de substance dans le sang. Est-ce que j’ai la permission de dire à tes enfants quoi faire pendant un moment ? Parfait. Je serai bientôt de retour. Relève la tête de ton mari avec quelques coussins. Je vais dire à Din de t’aider pendant que Den m’aidera moi.

— Oui, chère Tante, bien sûr. Tout pour aider mon cher Heng.

— Bien. Voyons ce qu’on peut faire, d’accord ? »

Sur ces mots, elle se remit debout et se rendit au rez-de-chaussée.

« Din, va aider ta mère. Den, tu viens avec moi. Nous devons agir rapidement et avec précision.

Din disparut en un battement de cils et Den s’enquit de ce qu’il pouvait faire.

— Va me trouver votre coq le plus robuste ! Vite, mon garçon ! »

Lorsqu’il revint avec la volaille sous le bras, Da la lui prit.

— Maintenant, attache votre bouc le plus costaud à un poteau, si serré qu’il ne pourra absolument pas bouger – peu importe s’il est debout ou assis. »

Alors que Den repartait, Da monta sur le bord de la table, égorgea le coq, l’exsanguina au-dessus d’un bol, puis jeta son corps sans vie dans une corbeille à légumes posée là avant d’à nouveau se rendre à l’étage.

« Din, dit-elle en arrivant dans la chambre. Est-ce que vous avez du lait de chèvre ou d’une quelconque sorte au réfrigérateur ? Si non, prends une cruche et va s’il te plaît en chercher du frais, ma fille. »

Elle n’eut pas besoin de lui dire de se dépêcher ; elle était déjà partie.

« Bien. Wan, est-il réveillé ?

— Pas vraiment, chère Tante. À moitié.

— D’accord. Pince son nez pendant que je lui fais avaler ce sang. »

Elle serra sa mâchoire fermée avec son pouce et son majeur afin de l’ouvrir, pencha sa tête vers l’arrière, et déversa quelques gorgées du sang de poulet dans sa bouche. À la manière dont il toussota comme une voiture à essence dans laquelle on aurait versé du gasoil, Da supposa qu’environ la moitié en était descendue par la bonne voie.

Heng ouvrit légèrement les yeux.

« Qu’est-ce que vous me faites, bande de sorcières ? murmura-t-il. C’est horrible !

— Ah, c’est bien ce que je pensais, dit Da en lui en faisant avaler encore un peu plus. C’est trop riche. Il va falloir l’y habituer progressivement. »

Din reparut et annonça : « Du lait frais, directement depuis les pis de Fleur, notre meilleure chèvre. »

Da le lui prit, le mélangea à parts égales avec le reste du sang, et fit avaler la mixture à Heng de la même manière que précédemment et avec le même résultat, quoi qu’avec un peu plus de résistance.

« Regardez ! s’exclama-t-elle. Il commence déjà à regagner des forces ! Heng essaye de nous résister ; il lutte. Tout n’est peut-être pas encore perdu ! Bien ! Wan, continue à lui administrer le lait, mais gardes-en la moitié. Je reviens d’ici quelques minutes. »

Elle descendit et appela Den.

« Le bouc est prêt ?

— Oui, Tantine. Il est là.

— Parfait. Viens avec moi. »

Da pratiqua une incision au niveau de la jugulaire du bouc avec son canif aiguisé et préleva quelques centaines de millilitres de sang.

« Tu as bien vu comment j’ai fait ça, mon garçon ? Essaye de t’en souvenir, car je pense que vous allez devoir le faire tous les jours à partir de maintenant. »

Ils regagnèrent tous deux la chambre et furent surpris de trouver Heng en conversation avec son épouse et sa fille, comme un patient d’hôpital après une anesthésie générale – groggy, faible, hésitant, mais cohérent.

Da mélangea la moitié du sang de bouc avec le lait restant, mais lui en donna d’abord un peu de non coupé à essayer.

« Oh, Tantine, c’est dégoûtant ! Oh, bon sang…

— Essaye ça alors, lui dit-elle en lui tendant un verre rempli d’un liquide rosâtre.

— Oui… C’est pas mal… Qu’est-ce que c’est ? Je sens que ça me fait déjà du bien.

Heng but le contenu du verre avec avidité.

— C’est un, euh, milkshake aux herbes… C’est bon, non ?

— Oh oui, Tantine, délicieux… Très rafraîchissant. Tu en as encore ? »

Wan consulta la vieille Chamane du regard, et celle-ci acquiesça. Wan prépara alors un nouveau verre et aida son époux à le boire.