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OU LE CARDINAL COMMENCE A VOIR CLAIR SUR SON ÉCHIQUIER
A peine cet appel était-il fait, que le cardinal vit entrer une petite femme de 25 à 26 ans, leste, pimpante, le nez en l'air, et qui ne paraissait nullement intimidée de se trouver en sa présence.
– Vous m'avez appelée, monseigneur, dit-elle, prenant la parole et avec un accent languedocien des plus prononcés, me voilà.
– Bon! et Cavois qui disait que peut-être vous ne voudriez pas venir.
– Moi, ne pas venir quand vous me faisiez l'honneur de m'appeler! Je n'avais garde! Votre Eminence ne m'eût point appelée, que je fusse venue toute seule.
– Mme Cavois! Mme Cavois! fit le capitaine des gardes, essayant de grossir sa voix.
– Mme Cavois tant que tu voudras, monseigneur m'a fait venir pour une chose ou pour une autre. Est-ce pour me parler? qu'il me parle. Est-ce pour que je lui parle? je lui parlerai.
– Pour l'un ou pour l'autre, Mme Cavois, dit le cardinal, faisant signe à son capitaine des gardes de ne pas intervenir dans la conversation.
– Ah! vous n'avez pas besoin de lui imposer silence, monseigneur, il suffira que je lui dise de se taire et il se taira. Est-ce que par hasard il voudrait faire croire qu'il est le maître?
– Monseigneur, excusez-la, dit Cavois, elle n'est point de la cour, et…
– Que monseigneur m'excuse! Ah! tu me la bâilles bonne, Cavois, c'est monseigneur qui a besoin d'être excusé.
– Comment! dit le cardinal en riant, c'est moi qui ai besoin d'être excusé?
– Certainement! Est-ce que c'est d'un chrétien de tenir des gens qui s'aiment, éternellement séparés l'un de l'autre, comme vous le faites?
– Ah ça, mais vous l'adorez donc votre mari?
– Comment ne l'adorerais-je pas, vous savez comment je l'ai connu, monseigneur?
– Non, mais dites-moi cela, madame Cavois, cela m'intéresse énormément.
– Mireille! Mireille! fit Cavois, essayant de rappeler sa femme à l'ordre.
– Cavois! Cavois! fit le cardinal, imitant l'accent de son capitaine des gardes.
– Eh bien, vous savez, moi, je suis la fille d'un gentilhomme de qualité du Languedoc, tandis que Cavois est fils d'un gentillâtre de Picardie.
Cavois fit un mouvement.
– Cela ne veut pas dire que je te méprise, Louis; mon père s'appelait de Serignan. Il a été maréchal de camp en Catalogne, ni plus ni moins. J'étais veuve d'un nommé Lacroix, toute jeune, sans enfants, et jolie; je puis m'en vanter.
– Vous l'êtes toujours, madame Cavois, dit le cardinal.
– Ah bien oui, jolie! J'avais seize ans, j'en ai vingt-six aujourd'hui, et huit enfants, monseigneur.
– Comment, huit enfants! Tu as fait huit enfants à ta femme, malheureux, et tu viens te plaindre que je t'empêche de coucher avec elle!
– Comment! tu t'en es plaint, mon petit Cavois! s'écria Mireille. O amour que tu es, laisse-moi t'embrasser.
Et, sans s'inquiéter de la présence du cardinal, elle sauta au cou de son mari et l'embrassa.
– Madame Cavois! madame Cavois! s'écria le capitaine des gardes tout tremblant, tandis que le cardinal, complétement ramené à la bonne humeur, se pâmait de rire.
– Je reprends, monseigneur, dit Mme Cavois, lorsqu'elle eut embrassé son mari tout à son aise. Il était dans ce temps-là à M. de Montmorency, il n'y avait donc rien d'étonnant que, quoique Picard, il vînt en Languedoc. Là il me voit et tombe amoureux de moi; mais comme il n'était pas très riche et que j'avais un peu de bien, voilà mon imbécile qui n'ose pas se déclarer. Sur ces entrefaites, il ramassa une mauvaise querelle, et, comme il devait se battre le lendemain, il s'en va chez un notaire, fait un testament en ma faveur et me donne, quoi? Tout ce qu'il a, ni plus ni moins, à moi, qui ne savais pas même qu'il m'aimât. Tout-à-coup, je vois arriver chez moi la femme du notaire, qui était mon amie; elle me dit: «Vous ne savez pas, si M. de Cavois meurt, vous héritez!»
– Cavois! je ne le connais pas. – Oh! reprit la femme du notaire, un beau garçon! – Il était beau garçon dans ce temps-là, monseigneur; depuis il est un peu déformé, mais n'importe, je ne l'en aime pas moins, n'est-ce pas, Cavois?
– Monseigneur, dit Cavois, d'un ton suppliant, vous l'excusez, n'est-ce pas?
– Dites donc, madame Cavois, fit Richelieu, si nous mettions ce pleurard à la porte?
– Oh! non, monseigneur, je ne le vois pas assez pour cela. Voilà donc qu'elle me conte qu'il m'aime comme un fou, qu'il se bat en duel le lendemain et que, s'il est tué, il me laisse tout son avoir. Ça me touche, vous comprenez. Je raconte ça à mon père, à mes frères, à tous mes amis, je les fais monter à cheval dès le matin et battre la campagne pour empêcher Cavois et son adversaire de se rencontrer. Bon! ils arrivent trop tard. Monsieur que vous voyez là a la main leste, il avait déjà donné deux coups d'épée à son adversaire; lui, rien. On me le ramène sain et sauf; je lui saute au cou. Si vous m'aimez, lui dis-je, il faut m'épouser. C'est mauvais de rester sur son appétit, et il m'épousa.
– Et il ne resta point sur son appétit, à ce qu'il paraît, dit le cardinal.
– Non parce que, voyez-vous, monseigneur, il n'y a pas d'homme plus heureux que ce coquin-là. C'est moi qui ai tout le soin des affaires, il n'a lui que son service près de Votre Eminence, une charge de paresseux; quand il revient au logis, par malheur c'est rare, je le caresse: mon petit Cavois par-ci, mon petit mari par-là! je me fais la plus jolie que je puis pour lui plaire; il n'entend parler de rien de fâcheux, pas de criailleries, pas de plaintes enfin; c'est comme si le sacrement n'y avait point passé.
– Ce que je vois dans tout cela, c'est que vous aimez mieux maître Cavois que le reste du monde.
– Oh! oui, monseigneur.
– Mieux que le roi?
– Je souhaite toutes sortes de prospérités au roi; mais si le roi mourrait que je n'en mourrais pas; tandis que si mon pauvre Cavois mourrait, tout ce que je pourrais désirer de mieux, c'est qu'il m'emmenât avec lui.
– Mieux que la reine?
– Je respecte Sa Majesté; seulement je trouve que, pour une reine de France, elle ne fait pas assez d'enfants; s'il lui arrivait un malheur, elle nous laisserait dans l'embarras; de cela je lui en veux.
– Mieux que moi?
– Je crois bien, mieux que vous, monseigneur; vous ne me faites que de la peine, tantôt en étant malade, tantôt en m'éloignant de lui, tantôt en l'emmenant à la guerre, comme vous venez de faire pendant près d'un an à La Rochelle, tandis que lui ne me fait que du plaisir.
– Mais enfin, dit Richelieu, si le roi mourait, si la reine mourait, si je mourais, si tout le monde mourait, que feriez-vous tous deux, tous seuls.
Mme de Cavois se mit à rire en regardant son mari:
– Eh bien, dit-elle, nous ferions…
– Oui, que feriez-vous?
– Nous ferions ce qu'Adam et Eve faisaient, monseigneur, quand ils étaient seuls aussi.
Le cardinal se mit à rire avec eux.
– Donc, dit-il, il y a huit enfants dans la maison?
– Excusez, monseigneur, il n'y en a plus que six; il a plu au Seigneur de nous en prendre deux.
– Oh! il vous les rendra, j'en suis sûr.
– Je l'espère bien, n'est-ce pas, Cavois?
– Eh bien, il faut pourvoir à l'existence de ces pauvres petits.
– Grâce à Dieu, monseigneur, ils ne pâtissent pas.
– Oui, mais si je venais à mourir, ils pâtiraient.
– Le ciel nous garde d'un pareil malheur, s'écrièrent les deux époux.
– J'espère qu'il vous en gardera, et moi aussi; en attendant, il faut tout prévoir; madame Cavois, je vous donne, à vous, par moitié, avec M. Michel, dit Pierre de Bellegarde, dit marquis de Montbrun, dit le seigneur de Souscarrières, le brevet des chaises à porteurs dans Paris.
– Oh! monseigneur.
– Sur ce, Cavois, continua Richelieu, emmenez votre femme et qu'elle soit contente de vous; ou sinon je vous mets aux arrêts pendant huit jours dans sa chambre à coucher.
– Oh! monseigneur, s'écrièrent les deux époux en se jetant à ses pieds et en lui baisant les mains.
Le cardinal étendit les deux mains sur eux.
– Que diable marmottez-vous là, monseigneur, demanda Mme Cavois, qui ne savait pas le latin.
– Les plus belles phrases de l'Evangile, mais que, par malheur, il est défendu aux cardinaux de mettre en pratique; allez.
Et, poussés par lui, tous deux sortirent de ce cabinet où, en deux heures, venaient de se passer tant de choses.
Resté seul, la figure du cardinal reprit sa gravité ordinaire.
– Voyons, dit-il, résumons-nous, et récapitulons les événements de la soirée; et tirant un carnet de sa poche, il écrivit dessus au crayon:
«Le comte de Moret, arrivé depuis huit jours de Savoie, amoureux de Mme de la Montagne, – rendez-vous avec la Fargis à l'hôtel de l'Homme-Armé – lui, déguisé en Basque – elle en Catalane – chargé selon toute probabilité de lettres pour les deux reines par Charles-Emmanuel – assassinat d'Etienne Latil, pour refus de tuer le comte de Moret – Pisani, repoussé par Mme de Maugiron – blessé par Souscarrières – sauvé par sa bosse.
– Souscarrières breveté des chaises à porteurs, chef de ma police laïque, pour faire pendant à du Tremblay, chef de ma police religieuse.
– La reine absente du ballet pour cause de migraine.»
– Qu'y a-t-il encore? voyons!
Et il chercha dans sa mémoire.
– Ah! dit-il tout à coup, et cette lettre soustraite dans le portefeuille du médecin du roi, Senelle, et vendue à du Tremblay par son valet de chambre. Voyons un peu ce qu'elle dit, maintenant que Rossignol en a retrouvé le chiffre, et il appela:
– Rossignol! Rossignol!
Le même petit bonhomme à lunettes reparut.
– La lettre et le chiffre, dit le cardinal.
– Les voici, monseigneur.
Le cardinal les prit.
– C'est bien, dit-il, à demain, et si je suis content de votre traduction, c'est un bon de quarante pistoles, au lieu d'un bon de vingt, que vous aurez à faire.
– J'espère que Votre Eminence en sera contente.
Rossignol sorti, le cardinal ouvrit la lettre et la lut:
Voici textuellement ce qu'elle disait:
«Si Jupiter est chassé de l'Olympe, il peut se réfugier en Crète, Minos lui offrira l'hospitalité avec grand plaisir. Mais la santé de Céphale ne peut durer; pourquoi, en cas de mort, ne ferait-on pas épouser Procris à Jupiter? Le bruit court que l'Oracle veut se débarrasser de Procris pour faire épouser Vénus à Céphale. En attendant, que Jupiter continue de faire la cour à Hébé, et à feindre à propos de cette passion la plus grande mésintelligence avec Junon. Il est important que tout fin qu'il est, ou plutôt qu'il se croit, l'Oracle se trompe en croyant Jupiter amoureux d'Hébé.
«Minos.»
– Maintenant, dit le cardinal après avoir lu, voyons le chiffre:
Le chiffre, comme nous l'avons dit, était joint à la lettre; il était tel que nous le mettons sous les yeux de nos lecteurs.
«Si Monsieur est chassé du Louvre, il peut se réfugier en Lorraine; le duc Charles IV lui offrira l'hospitalité avec le plus grand plaisir, mais la santé du Roi ne peut durer; pourquoi, en cas de mort, ne ferait-on pas épouser la Reine à Monsieur? Le bruit court que le Cardinal veut marier Mme de Combalet au Roi. En attendant, que Monsieur continue de faire la cour à Marie de Gonzague et à feindre à propos de cette passion la plus grande mésintelligence avec Marie de Médicis; il est important que tout fin qu'il est, ou plutôt qu'il se croit, le Cardinal se trompe en croyant Monsieur amoureux de Marie de Gonzague.
«Charles IV.»
Richelieu relut la dépêche une seconde fois, puis avec le sourire du joueur triomphant:
– Allons, dit-il, je commence à voir clair sur mon échiquier.
FIN DU PREMIER VOLUME
DEUXIÈME VOLUME
CHAPITRE Ier.
ÉTAT DE L'EUROPE EN 1628
Arrivés au point où nous en sommes, nous croyons qu'il n'y aurait point de mal à ce que le lecteur, comme le cardinal de Richelieu, vît un peu clair sur son échiquier.
Le fiat lux nous sera plus facile à faire, à nous, après deux cent trente-sept ans, qu'au cardinal, qui, entouré de mille trames diverses, rebondissant de conspirations en conspirations, ne se dégageant d'un complot que pour retomber dans un autre, trouvait toujours un voile étendu entre lui et les horizons qu'il avait besoin de découvrir, et qui, des feux follets flottant sur les intérêts de chacun, était forcé de faire jaillir une clarté générale.
Si ce livre était simplement un de ces livres que l'on expose entre un keepsake ou un album, sur une table de salon, pour que les visiteurs en admirent les gravures, ou qui, après avoir amusé le boudoir, sont destinés à faire rire ou pleurer les antichambres, nous passerions par-dessus certains détails, que les esprits frivoles ou pressés peuvent traiter d'ennuyeux; mais comme nous avons la prétention que nos livres deviennent, sinon de notre vivant, du moins après notre mort, des livres de bibliothèque, nous demanderons à nos lecteurs la permission de leur faire passer sous les yeux, au commencement de ce chapitre, une revue de la situation de l'Europe, revue nécessaire au frontispice de notre second volume, et qui, rétrospectivement, ne sera point inutile à l'intelligence du premier.
Depuis les dernières années du règne de Henri IV et depuis les premières années du ministère de Richelieu, la France, non-seulement avait pris rang au nombre des grandes nations, mais encore était devenue le point sur lequel se fixaient tous les regards, et déjà à la tête des autres royaumes européens par son intelligence, elle était à la veille de prendre la même place comme puissance matérielle.
Disons en quelques lignes quel était l'état du reste de l'Europe.
Commençons par le grand centre religieux, rayonnant à la fois sur l'Autriche, sur l'Espagne et sur la France; commençons par Rome.
Celui qui règne temporellement sur Rome et spirituellement sur le reste du monde catholique, est un petit vieillard morose, âgé de soixante ans, Florentin et avare comme un Florentin, Italien avant tout, prince avant tout, oncle surtout, avant tout. Il pense à acquérir des morceaux de terre pour le Saint Siége et des richesses pour ses neveux, dont trois sont cardinaux: François et les deux Antoine, et le quatrième, Thaddée, général des troupes papales. Pour satisfaire aux exigences de ce népotisme, Rome est au pillage: – «Ce que ne firent point les Barbares,» dit Marforio, ce Caton, le censeur des papes, – «les Barberini l'ont fait.» Et, en effet, Matteo Barberini, exalté au pontificat, sous le nom d'Urbain VIII, a réuni au patrimoine de saint Pierre le duché dont il porte le nom. Sous lui, le Gésu et la Propagande, fondés par le beau neveu de Grégoire XV, Mgr Ludoviso, florissent, organisent, au nom et sous le drapeau d'Ignace de Loyola: le Gésu, la police du globe, et la Propagande, sa conquête. De là sortiront ces armées de prêcheurs, tendres pour les Chinois, féroces pour l'Europe. A l'heure qu'il est, sans vouloir personnellement se mettre en avant, il essaye de contenir les Espagnols dans leur duché de Milan, et d'empêcher les Autrichiens de franchir les Alpes. Il pousse la France à secourir Mantoue et à faire lever le siége de Cazal; mais il refuse de l'aider d'un seul homme ou d'un seul baïoque; dans ses moments perdus, il corrige les hymnes de l'Eglise et compose des poésies anacréontiques.