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La Pire Espèce
La Pire Espèce
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La Pire Espèce

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« Vous êtes sûre d’aller bien, mademoiselle ? » recommence l’autre. « Votre frère semblait vraiment préoccupé et je n’arrive pas à expliquer comment il peut avoir mal interprété... »

« Keira va très bien, elle est en parfaite santé » la mère prend le policier par le bras et le raccompagne jusqu’à la porte. « Voyez-vous, mon fils Josh est devenu très émotif et anxieux depuis que son père est mort... C’est une période difficile aussi bien pour lui que pour nous tous, mais notre intention n’était pas de vous déranger inutilement » .

Keira constate qu’elle est vraiment incroyable : sa mère ne parle jamais de son père, et lorsqu’elle daigne le nommer c’est pour attendrir un inconnu. C’est du joli.

Le gros lard les rejoint.

« Nous comprenons parfaitement, madame. Nous vous conseillons quand même de faire plus attention à votre enfant » .

« Certainement. Je vous remercie beaucoup » .

« Pas de souci, madame. Au revoir » .

La mère de Keira congédie le magnifique couple en uniforme et interrompt immédiatement sourires et simagrées.

« On peut savoir ce que tu as manigancé ? » hurle-t-elle à Keira. « Je suis contactée par la police parce que Josh donne nos numéros et toi, tu ne réponds pas au téléphone ! »

« Je suis désolée de t’avoir dérangé, maman » ironise la fille.

« Ne parle pas comme ça à ta mère » dit Dick.

« Et toi, ne me donne pas d’ordre » .

« Il vaudrait mieux que tu modifies ton comportement, Keira, avant que je m’énerve sérieusement. J’en ai vraiment marre de vos provocations » elle prend Dick par la main. « Allons nous faire un café, chéri, j’en ai besoin » .

« Bien sûr, laisse-moi te le préparer » .

Keira suit du regard les deux qui se dirigent vers la cuisine. Ils sont immondes.

« Merci de m’avoir fait passer pour un con » Josh lui envoie un coup de poing dans le bras. « Tu vas bien, au moins ? »

« Oui. Je suis navrée de t’avoir fait peur » .

« Et ce mec ? C’est quoi cette histoire de voiture ? »

« On la lui a vraiment volée. J’ai comme l’impression que nos dévoués agents la retrouveront détruite » .

Son frère la regarde bouche bée : « Merde, non. Tu ne vas pas bien du tout » .

« Il n’arrivera plus rien de ce genre. Je te le promets » .

« Eh bien, cette histoire a aussi un côté positif. Je n’aurai plus besoin de te présenter à personne » Josh l’observe avec une attitude défiante.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? »

« Ça veut dire que tu es une hypocrite et que tu ne peux pas jouer la donneuse de leçon parfaite et juger mes amis, si tu ne sais même pas choisir les tiens. Donc, garde tes conseils pour toi » .

Josh file dans sa chambre.

Keira le suit.

« S’il te plaît, c’était rien qu’un incident, ne réagis pas comme ça... » elle le voit prendre son sweat. « Où tu vas ? »

« Dehors, avec des personnes normales » .

« Tu dois faire tes devoirs » .

« Ciao ! » Josh dévale les escaliers et sort, sans lui prêter attention.

Merde. Maudit soit Evan. Et sa mère. Et Dick.

Allez tous vous faire voir.

Elle monte dans sa chambre et se jette sur son lit.

Elle voudrait se reposer et se réveiller avec une nouvelle vie parfaite, où son père est encore vivant, sa mère est sa mère et non une adolescente au stade du premier amour, et elle, elle n’a aucun problème. Au lieu de ça, elle a une vie insignifiante, et dans quinze minutes elle devra commencer son service dans un stupide supermarché.

La sonnerie du téléphone freine ses instincts suicidaires. Elle regarde attentivement l’écran avant de répondre : elle n’a pas envie d’entendre de nouveau un Evan furieux et menaçant, elle en a eu assez pour aujourd’hui. Heureusement, ce n’est pas lui. C’est ce flemmard de Lake, qui ne daigne jamais se présenter aux cours.

Elle répond.

« Tu connais une technique pour retrouver la mémoire ? » fait-il.

« Tu as complètement débloqué ? »

Le pauvre s’est tout juste réveillé après une nuit de débauche. Normal.

« Tu ne peux pas continuer comme ça » lui fait-elle remarquer, hésitante à l’idée de faire allusion à sa situation scolaire ou personnelle.

Lake ricane : « Tu sais déjà ce que tu peux faire pour me voir apparaître sur les bancs de cette horrible Kennedy School » .

« Ferme-la » .

« De toute façon, tu finis toujours par accepter. Tu n’arrives jamais à renoncer au grand frisson ! »

Elle se moque de lui.

Malheureusement, il n’a pas tous les torts. Elle doit admettre que ses petits jeux la divertissent.

Elle soupire.

« De quoi tu parles ? »

LE LIEU

MERCREDI 13 MARS

NATIONALE 247, À 59 MILLES DU DÉSERT DE MOJAVE, CALIFORNIE.

« Nous devons être cruels. Nous devons l’être avec une conscience tranquille »

Adolf Hitler

Il a laissé la portière de la camionnette ouverte. La radio est réglée sur une fréquence qui passe de la musique classique. Le volume est fort. Il ne veut plus entendre aucun animateur. Pas plus. Sa mission, il l’a déjà accomplie.

Il veut seulement la musique.

La musique est importante : elle le relaxe, elle le rend lucide.

Il aime surtout le violon, dont le son peut être tellement ressemblant à celui des cris d’une femme, et le piano, dont le tintement cristallin fait sublimement pensé à celui de l’affûtage des couteaux. Depuis toujours, il espère qu’un pseudo-artiste compose un jour une Symphonie de l’horreur en se servant de ce genre de combinaison instrumentale. Qui sait, lui, il peut peut-être y arriver. Ou peut-être que non, car, lui, il est avant tout un homme de terrain.

Un homme de terrain vraiment nul pour faire le ménage. Tout est une question de sons, et il déteste vraiment le bruit flasque de la serpillière tombant à terre, en contact avec le sang. Cela lui semble presque une hérésie d’effacer le travail, la trace du sacrifice, le rouge puissant de l’expiation.

Mais il doit le faire, s’il veut que le lieu soit prêt.

Le lieu est bien, il a du potentiel et il a été facile de le trouver.

Ils doivent seulement le préparer à accomplir, l’adapter à leurs exigences, le faire devenir leur parc d’attractions. Ou leur tribunal.

La musique provenant de dehors ne couvre pas les bruits intérieurs. Mais, elle les atténue, les brouille, les réunit en une seule oeuvre. Les coups, la chute des corps constituent le lever du rideau. Le glissement des corps le long des marches, les traces de sang rouge vif qui les suivent jusque dehors, qui tâchent et illuminent la terre, sont le refrain. La chaussure abandonnée, sauvée à l’approche de la mort, est la pause qui précède l’entrée de la star.

Il laisse en suspens ses métaphores pour se retourner : il a entendu une fausse note. Il attend patiemment. Il se met à renifler l’air. Il se détend à nouveau. C’est le vent qui se lève.

Un poète qualifierait le paysage alentour de terre désolée, un lieu primitif où il est possible d’atteindre le génie immortel, ou une folie exaltante.

C’est drôle comme les deux qualités vont souvent de pair.

Depuis la radio, le rythme des instruments change, en même temps que les mouvements de ses bras. Il dépose au sol les deux victimes et soulève la pelle : il avait choisi l’emplacement avant même d’entrer.

La tombe doit être fonctionnelle et édifiante.

Il ne se donnera même pas la peine de creuser profondément. Sa mission est d’éliminer, non de cacher. Il ne fait aucune différence, ceux-là sont deux vieux, et de toute façon leurs corps auraient pourri.

Il atteint la juste, faible profondeur.

Il balance le premier tas de chair, la femme. Il répète l’opération avec le deuxième.

Puis, son attention se concentre vers un détail qui faillit lui faire perdre le contrôle.

La paupière gauche de l’homme cligne.

De façon non volontaire, mais c’est quand même un détail. Une petite tâche. Une erreur.

Les fonctions vitales doivent être réduites à zéro. Tout doit être parfait.

Cet inconvenant réflexe nerveux représente une imprécision qui doit être corrigée.

Ce n’est que le début et ce n’est pas bon signe.

Il doit rester calme. Il se concentre sur la musique.

Il respire profondément.

Puis, il envoie la pelle pile entre les deux yeux de cet enfoiré.

Les globes oculaires et l’os du nez sont réduits en miettes.

Le visage du vieux semble se diviser en deux, dessinant un sourire inversé qui contraste avec la bouche fendue.

Maintenant, ça va mieux.

Il sourit à son tour.

Il récupère sa lucidité et recouvre le carré de terre.

La première partie de la journée, et du programme, est terminée.

Pas le temps de se féliciter, il veut passer tout de suite à la deuxième phase, qui consiste en une restructuration méticuleuse. Peu excitant, très utile. Le travail manuel et le dur labeur ne lui font pas peur, il s’agit pour lui d’un procédé réfléchi.

Il retourne à la camionnette. Il ouvre la porte arrière.

Il réfléchit aux vidéos qu’il a visionnées, il réfléchit à la stupide soif de gloire due aux nouvelles technologies, il réfléchit à la superficialité, au manque de personnalité et d’inventivité des dernières générations.

À chaque pensée correspond un son.

Non plus seulement celui de la radio, qu’il baisse pour écouter ce qu’il y a de mieux : le bourdonnement pénétrant et rassurant d’une perceuse, le battement d’un marteau, le bruit d’un meuble inutile que l’on brise, le cliquetis métallique.

Il aime ses outils d’un amour fraternel. Virils. Puissants. Façonnés dans un but précis.

Ils lui ressemblent.

Il a déjà apporté à l’intérieur les meilleurs et les a placés bien en évidence, en ligne tels des enfants endormis la nuit de Noël. En attente de la fête.

Bientôt, tout commencera.

CLAIRE

LUNDI 11 MARS

Claire Davidson s’ennuie à mort. À l’extérieur de sa chambre, le soleil resplendit, et la tiédeur de ce début d’après-midi lui donne envie de sortir et de faire un saut à la plage pour admirer le scintillement des rayons du soleil sur l’eau, et se baigner sans penser à rien. Elle compte les livres sur le bureau : biologie, algèbre, économie et le texte d’Hamlet. Ils attendent tous d’être lus, étudiés, appris. Elle doit réfréner l’envie de les prendre et de les jeter par le balcon.

« Je le ferai après le diplôme, je le jure » pense-t-elle, tout en mordillant son crayon. « Je les détruirai, je les brûlerai et je hurlerai de bonheur en pensant à ma liberté, telle une sorcière possédée après un sabbat orgiaque » .

Elle ne sait pas si elle ira à l’université. Pour ses parents, au vu de ses notes, cela semble évident, mais c’est uniquement parce qu’elle ne leur a pas encore avoué combien elle s’est lassée de l’école et de sa situation.

Sa situation est qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut.

Elle ne sait rien.