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Mayo s'est assis ? mes pieds, attentif, mais plus humble que d'habitude.
Josе raccommodait une ligne de p?che tandis que ses filles, intelligentes mais honteuses, me servaient avec soin, essayant de deviner dans mes yeux ce qui pouvait me manquer. Elles еtaient devenues beaucoup plus jolies et, de petites filles qu'elles еtaient, еtaient devenues des femmes ? part enti?re.
Apr?s avoir avalе un verre de lait еpais et mousseux, dessert de ce dеjeuner patriarcal, Josе et moi sommes sortis pour observer le verger et les broussailles que je ramassais. Il a еtе еtonnе par mes connaissances thеoriques sur les semailles, et nous sommes rentrеs ? la maison une heure plus tard pour dire au revoir aux filles et ? ma m?re.
J'ai mis autour de sa taille le couteau de montagne du bon vieillard, que je lui avais apportе du royaume ; autour du cou de Trаnsito et de Luc?a, de prеcieux chapelets, et dans les mains de Luisa un mеdaillon qu'elle avait confiе ? ma m?re. J'ai pris le virage de la montagne quand il еtait midi ? l'orеe du jour, selon l'examen du soleil par Josе.
Chapitre X
Au retour, que je fis lentement, l'image de Marie me revint ? la mеmoire. Ces solitudes, ses for?ts silencieuses, ses fleurs, ses oiseaux et ses eaux, pourquoi me parlaient-ils d'elle ? Qu'y avait-il de Marie dans les ombres humides, dans la brise qui agitait le feuillage, dans le murmure de la rivi?re ? C'est que je voyais l'Eden, mais elle manquait ; c'est que je ne pouvais cesser de l'aimer, m?me si elle ne m'aimait pas. Et je respirais le parfum du bouquet de lys sauvages que les filles de Joseph avaient formе pour moi, en pensant qu'ils mеriteraient peut-?tre d'?tre touchеs par les l?vres de Marie : ainsi mes rеsolutions hеro?ques de la nuit avaient еtе affaiblies en si peu d'heures.
D?s mon retour ? la maison, je me suis rendue dans l'atelier de couture de ma m?re : Maria еtait avec elle, mes sCurs еtaient allеes ? la salle de bain. Apr?s avoir rеpondu ? mon salut, Maria a baissе les yeux sur sa couture. Ma m?re s'est rеjouie de mon retour ; elles avaient еtе surprises ? la maison par le retard et m'avaient fait venir ? ce moment-l?. Je lui ai parlе, rеflеchissant aux progr?s de Joseph, et Mayo s'est occupеe de mes robes pour les dеbarrasser des hanches qui s'еtaient prises dans les mauvaises herbes.
Marie leva de nouveau les yeux et les fixa sur le bouquet de lys que je tenais dans ma main gauche, tandis que je m'appuyais de la droite sur le fusil : je crus comprendre qu'elle les dеsirait, mais une crainte indеfinissable, un certain respect pour ma m?re et mes intentions pour la soirеe, m'emp?ch?rent de les lui offrir. Mais je me plaisais ? imaginer la beautе d'un de mes petits lys sur sa chevelure brune et lustrеe. Ils devaient ?tre pour elle, car elle aurait cueilli des fleurs d'oranger et des violettes le matin pour le vase sur ma table. Quand je suis entrе dans ma chambre, je n'y ai pas vu une seule fleur. Si j'avais trouvе une vip?re roulеe sur la table, je n'aurais pas ressenti la m?me еmotion que l'absence des fleurs : son parfum еtait devenu quelque chose de l'esprit de Marie qui errait autour de moi pendant les heures d'еtude, qui se balan?ait dans les rideaux de mon lit pendant la nuit..... Ah, il еtait donc vrai qu'elle ne m'aimait pas, mon imagination visionnaire avait donc pu me tromper ? ce point ! Et que pouvais-je faire du bouquet que j'avais apportе pour elle ? Si une autre femme, belle et sеduisante, avait еtе l? ? ce moment-l?, ? ce moment de ressentiment contre mon orgueil, de ressentiment contre Marie, je le lui aurais donnе ? condition qu'elle le montre ? tous et qu'elle s'en embellisse. Je l'ai portе ? mes l?vres comme pour dire adieu une derni?re fois ? une illusion chеrie, et je l'ai jetе par la fen?tre.
Chapitre XI
Je me suis efforcе d'?tre jovial pendant le reste de la journеe. ? table, je parlais avec enthousiasme des belles femmes de Bogota, et je louais intentionnellement les gr?ces et l'esprit de P***. Mon p?re еtait content de m'entendre : Elo?sa aurait voulu que la conversation d'apr?s-d?ner se prolonge jusqu'? la nuit. Maria еtait silencieuse ; mais il me semblait que ses joues devenaient parfois p?les, et que leur couleur primitive ne leur еtait pas revenue, comme celle des roses qui, pendant la nuit, ont ornе un festin.
Vers la fin de la conversation, Mary avait fait semblant de jouer avec les cheveux de John, mon fr?re de trois ans qu'elle g?tait. Elle l'a supportе jusqu'au bout ; mais d?s que je me suis levе, elle est allеe avec l'enfant dans le jardin.
Tout le reste de l'apr?s-midi et le dеbut de la soirеe, il a fallu aider mon p?re dans son travail de bureau.
? huit heures, apr?s que les femmes eurent dit leurs pri?res habituelles, on nous appela dans la salle ? manger. Alors que nous nous mettions ? table, je fus surpris de voir un des lys sur la t?te de Marie. Il y avait dans son beau visage un tel air de noble, innocente et douce rеsignation que, comme magnеtisе par quelque chose d'inconnu en elle jusqu'alors, je ne pouvais m'emp?cher de la regarder.
Fille aimante et rieuse, femme aussi pure et sеduisante que celles que j'avais r?vеes, je la connaissais ; mais rеsignеe ? mon dеdain, elle еtait nouvelle pour moi. Divinisе par la rеsignation, je me sentais indigne de fixer un regard sur son front.
J'ai mal rеpondu ? certaines questions qui m'ont еtе posеes sur Joseph et sa famille. Mon p?re ne put dissimuler mon embarras et, se tournant vers Marie, il lui dit en souriant :
–Un beau lys dans les cheveux : je n'en ai pas vu de pareil dans le jardin.
Maria, essayant de dissimuler sa perplexitе, rеpondit d'une voix presque imperceptible :
–Il n'y a que des lys de cette sorte dans les montagnes.
J'ai surpris ? ce moment-l? un sourire bienveillant sur les l?vres d'Emma.
–Et qui les a envoyеs ? -demanda mon p?re.
La confusion de Mary еtait dеj? perceptible. Je l'ai regardеe et elle a d? trouver quelque chose de nouveau et d'encourageant dans mes yeux, car elle a rеpondu avec un accent plus ferme :
Ephra?m en a jetе quelques-uns dans le jardin, et il nous a semblе que, vu leur raretе, il еtait dommage qu'ils se perdent : voici l'un d'eux.
Marie, dis-je, si j'avais su que ces fleurs еtaient si prеcieuses, je les aurais gardеes pour vous ; mais je les ai trouvеes moins belles que celles que l'on met chaque jour dans le vase qui est sur ma table.
Elle comprit la cause de mon ressentiment, et un de ses regards me le dit si clairement que je craignis d'entendre les palpitations de mon cCur.
Ce soir-l?, au moment o? la famille quittait le salon, Maria se trouvait par hasard assise pr?s de moi. Apr?s un long moment d'hеsitation, je lui ai finalement dit d'une voix qui trahissait mon еmotion : "Maria, ils еtaient pour toi, mais je n'ai pas trouvе les tiens".
Elle bredouilla quelques excuses lorsque, trеbuchant sur ma main posеe sur le canapе, je retins la sienne par un mouvement indеpendant de ma volontе. Elle s'arr?ta de parler. Ses yeux me regard?rent avec еtonnement et s'еloign?rent des miens. Il passa sa main libre sur son front avec anxiеtе et y appuya sa t?te, enfon?ant son bras nu dans le coussin immеdiat. Enfin, faisant un effort pour dеfaire ce double lien de la mati?re et de l'?me qui nous unissait en un tel moment, elle se leva ; et comme si elle concluait une rеflexion commencеe, elle me dit si doucement que je pouvais ? peine l'entendre : "Alors… je cueillerai chaque jour les plus jolies fleurs", et elle disparut.
Les ?mes comme celle de Marie ignorent le langage mondain de l'amour, mais elles frеmissent ? la premi?re caresse de celui qu'elles aiment, comme le pavot des bois sous l'aile des vents.
Je venais d'avouer mon amour ? Marie ; elle m'avait encouragе ? le lui avouer, s'humiliant comme une esclave pour cueillir ces fleurs. Je me suis rеpеtе ses derni?res paroles avec dеlice ; sa voix murmurait encore ? mon oreille : "Alors je cueillerai chaque jour les plus belles fleurs".
Chapitre XII
La lune, qui venait de se lever, pleine et grande, sous un ciel profond, au-dessus des cr?tes imposantes des montagnes, illuminait les pentes de la jungle, blanchies par endroits par les cimes des yarumos, argentait l'еcume des torrents et rеpandait sa clartе mеlancolique jusqu'au fond de la vallеe. Les plantes exhalaient leurs ar?mes les plus doux et les plus mystеrieux. Ce silence, interrompu seulement par le murmure de la rivi?re, еtait plus agrеable que jamais ? mon ?me.
Appuyе sur les coudes au cadre de ma fen?tre, je m'imaginais la voir au milieu des rosiers parmi lesquels je l'avais surprise ce premier matin : elle y cueillait le bouquet de lys, sacrifiant son orgueil ? son amour. C'еtait moi qui troublerais dеsormais le sommeil enfantin de son cCur : je pouvais dеj? lui parler de mon amour, faire d'elle l'objet de ma vie. Demain ! mot magique, la nuit o? l'on nous dit que l'on est aimе ! Son regard, rencontrant le mien, n'aurait plus rien ? me cacher, elle serait embellie pour mon bonheur et mon orgueil.
Jamais les aubes de juillet dans le Cauca ne furent aussi belles que Maria lorsqu'elle se prеsenta ? moi le lendemain, quelques instants apr?s ?tre sortie du bain, ses cheveux d'еcaille dеtachеs et ? moitiе bouclеs, ses joues d'un rose doucement fanе, mais par moments animеes par le rougissement, et jouant sur ses l?vres affectueuses ce sourire tr?s chaste qui rеv?le chez les femmes comme Maria un bonheur qu'il ne leur est pas possible de dissimuler. Son regard, maintenant plus doux que brillant, montrait que son sommeil n'еtait pas aussi paisible qu'il l'avait еtе. En m'approchant d'elle, je remarquai sur son front une contraction gracieuse et ? peine perceptible, une sorte de sеvеritе feinte dont elle usait souvent avec moi lorsque, apr?s m'avoir еbloui de toute la lumi?re de sa beautе, elle imposait le silence ? mes l?vres, sur le point de rеpеter ce qu'elle savait si bien.
C'еtait dеj? une nеcessitе pour moi de l'avoir constamment ? mes c?tеs, de ne pas perdre un seul instant de son existence abandonnеe ? mon amour ; et heureux de ce que je possеdais, et toujours avide de bonheur, j'essayai de faire un paradis de la maison paternelle. Je parlai ? Maria et ? ma sCur du dеsir qu'elles avaient exprimе de faire quelques еtudes еlеmentaires sous ma direction : elles furent de nouveau enthousiasmеes par le projet, et il fut dеcidе qu'? partir du jour m?me il commencerait.
Ils ont transformе l'un des coins du salon en cabinet d'еtude ; ils ont еpinglе quelques cartes de ma chambre ; ils ont dеpoussiеrе le globe gеographique qui avait еtе ignorе jusqu'? prеsent sur le bureau de mon p?re ; deux consoles ont еtе dеbarrassеes de leurs ornements et transformеes en tables d'еtude. Ma m?re souriait en voyant tout le dеsordre que notre projet impliquait.
Nous nous rencontrions tous les jours pendant deux heures, au cours desquelles j'expliquais un ou deux chapitres de gеographie, et nous lisions un peu d'histoire universelle, et le plus souvent de nombreuses pages du Gеnie du Christianisme. Je pouvais alors apprеcier toute l'еtendue de l'intelligence de Maria : mes phrases еtaient gravеes de fa?on indеlеbile dans sa mеmoire, et sa comprеhension prеcеdait presque toujours mes explications avec un triomphe enfantin.
Emma avait surpris le secret et se rеjouissait de notre bonheur innocent ; comment aurais-je pu lui cacher, lors de ces frеquents entretiens, ce qui se passait dans mon cCur ? Elle avait d? observer mon regard immobile sur le visage envo?tant de sa compagne pendant qu'elle donnait une explication demandеe. Elle avait vu la main de Maria trembler si je la posais sur quelque point cherchе en vain sur la carte. Et chaque fois que, assise pr?s de la table, avec elles debout de part et d'autre de mon si?ge, Marie se penchait pour mieux voir quelque chose dans mon livre ou sur les cartes, son souffle, effleurant mes cheveux, ses tresses, roulant sur ses еpaules, troublaient mes explications, et Emma la voyait se redresser pudiquement.
De temps en temps, les t?ches mеnag?res еtaient portеes ? l'attention de mes disciples, et ma sCur prenait toujours sur elle d'aller les faire, pour revenir un peu plus tard nous rejoindre. C'est alors que mon cCur s'est mis ? battre la chamade. Marie, avec son front gravement enfantin et ses l?vres presque riantes, abandonnait ? la mienne quelques-unes de ses mains fossiles et aristocratiques, faites pour presser des fronts comme celui de Byron ; et son accent, sans cesser d'avoir cette musique qui lui еtait particuli?re, devenait lent et profond, tandis qu'elle pronon?ait des mots doucement articulеs dont j'essaierais en vain de me souvenir aujourd'hui ; car je ne les ai pas rеentendus, parce que prononcеs par d'autres l?vres ils ne sont pas les m?mes, et qu'еcrits sur ces pages ils para?traient dеpourvus de sens. Ils appartiennent ? une autre langue dont, depuis de nombreuses annеes, aucune phrase ne m'est venue ? la mеmoire.
Chapitre XIII
Les pages de Chateaubriand donnent peu ? peu une touche de couleur ? l'imagination de Marie. Si chrеtienne et si pleine de foi, elle se rеjouissait de trouver dans le culte catholique les beautеs qu'elle avait pressenties. Son ?me prenait dans la palette que je lui offrais les couleurs les plus prеcieuses pour tout embellir ; et le feu poеtique, ce don du Ciel qui rend admirables les hommes qui le poss?dent et divinise les femmes qui le rеv?lent malgrе elles, donnait ? son visage des charmes que je ne connaissais pas jusqu'alors dans la physionomie humaine. Les pensеes du po?te, accueillies dans l'?me de cette femme si sеduisante au milieu de son innocence, me revenaient comme l'еcho d'une harmonie lointaine et famili?re qui remue le cCur.
Un soir, un soir comme ceux de mon pays, ornе de nuages violets et de lamiers d'or p?le, beau comme Marie, beau et passager comme il l'еtait pour moi, elle, ma sCur et moi, assis sur la large pierre du talus, d'o? nous pouvions voir ? droite dans la vallеe profonde rouler les courants tumultueux de la rivi?re, et avec la vallеe majestueuse et silencieuse ? nos pieds, j'ai lu l'еpisode d'Atala, et elles deux, admirables dans leur immobilitе et leur abandon, ont entendu de mes l?vres toute cette mеlancolie que le po?te avait recueillie pour "faire pleurer le monde". Ma sCur, posant son bras droit sur l'une de mes еpaules, sa t?te presque jointe ? la mienne, suivait des yeux les lignes que je lisais. Maria, ? demi agenouillеe pr?s de moi, ne quittait pas mon visage de ses yeux humides.
Le soleil s'еtait couchе tandis que je lisais les derni?res pages du po?me d'une voix altеrеe. La t?te p?le d'Emma reposait sur mon еpaule. Maria se cachait le visage avec ses deux mains. Apr?s avoir lu cet adieu dеchirant de Chactas sur la tombe de sa bien-aimеe, adieu qui m'a si souvent arrachе un sanglot : "Dors en paix sur une terre еtrang?re, jeune malheureux ! En rеcompense de ton amour, de ton bannissement et de ta mort, tu es abandonnеe de Chactas lui-m?me." Marie, cessant d'entendre ma voix, dеcouvrit son visage, et d'еpaisses larmes roul?rent sur son visage. Elle еtait aussi belle que la crеation du po?te, et je l'aimais de l'amour qu'il avait imaginе. Nous march?mes lentement et silencieusement vers la maison, et mon ?me et celle de Maria n'еtaient pas seulement еmues par la lecture, elles еtaient envahies par le pressentiment.
Chapitre XIV
Au bout de trois jours, en redescendant de la montagne un soir, il me sembla remarquer un sursaut dans les visages des domestiques que je rencontrais dans les couloirs intеrieurs. Ma sCur me dit que Maria avait eu une crise nerveuse et, ajoutant qu'elle еtait encore insensеe, elle s'effor?a d'apaiser autant que possible ma douloureuse inquiеtude.
Oubliant toute prеcaution, j'entrai dans la chambre o? se trouvait Maria, et ma?trisant la frеnеsie qui m'aurait fait la serrer sur mon cCur pour la ramener ? la vie, je m'approchai de son lit avec perplexitе. Au pied de celui-ci еtait assis mon p?re : il fixa sur moi un de ses regards intenses, et le tournant ensuite sur Marie, sembla vouloir me faire des remontrances en me la montrant. Ma m?re еtait l? ; mais elle ne leva pas les yeux pour me chercher, car, connaissant mon amour, elle me plaignait comme une bonne m?re plaint son enfant, comme une bonne m?re plaint son propre enfant dans une femme aimеe de son enfant.
Je restai immobile ? la regarder, n'osant pas chercher ? savoir ce qu'elle avait. Elle еtait comme endormie : son visage, couvert d'une p?leur mortelle, еtait ? demi cachе par ses cheveux еbouriffеs, dans lesquels s'еtaient froissеes les fleurs que je lui avais donnеes le matin ; son front contractе rеvеlait une souffrance insupportable, et une lеg?re transpiration humectait ses tempes ; des larmes avaient essayе de couler de ses yeux fermеs, qui scintillaient sur les cils de ses paupi?res.
Mon p?re, comprenant toute ma souffrance, se leva pour se retirer ; mais avant de partir, il s'approcha du lit et, prenant le pouls de Marie, dit :
–C'est fini. Pauvre enfant ! C'est exactement le m?me mal que celui dont souffrait sa m?re.
La poitrine de Marie se souleva lentement comme pour former un sanglot, et revenant ? son еtat naturel, elle n'exhala qu'un soupir. Mon p?re еtant parti, je me pla?ai ? la t?te du lit, et oubliant ma m?re et Emma, qui restaient silencieuses, je pris une des mains de Marie sur le coussin, et la baignai dans le torrent de mes larmes jusqu'alors contenues. Elle mesurait tout mon malheur : c'еtait la m?me maladie que celle de sa m?re, morte tr?s jeune d'une еpilepsie incurable. Cette idеe s'empara de tout mon ?tre pour le briser.
Je sentis un mouvement dans cette main inerte, ? laquelle mon souffle ne pouvait rendre la chaleur. Mary commen?ait dеj? ? respirer plus librement, et ses l?vres semblaient lutter pour prononcer un mot. Elle bougeait la t?te d'un c?tе ? l'autre, comme si elle essayait de se dеbarrasser d'un poids еcrasant. Apr?s un moment de repos, elle balbutia des mots inintelligibles, mais enfin mon nom fut clairement per?u parmi eux. Comme je me tenais debout, mon regard la dеvorant, peut-?tre ai-je serrе trop fort mes mains dans les siennes, peut-?tre mes l?vres l'ont-elles appelеe. Elle ouvrit lentement les yeux, comme blessеe par une lumi?re intense, et les fixa sur moi, faisant un effort pour me reconna?tre. Elle se redressa ? demi un instant plus tard : "Qu'y a-t-il ?" dit-elle en me tirant ? l'еcart ; "Que m'est-il arrivе ?" poursuivit-elle en se tournant vers ma m?re. Nous essay?mes de la rassurer, et avec un accent o? il y avait quelque chose de rеprobateur, que je ne pouvais m'expliquer sur le moment, elle ajouta : "Voyez-vous, j'ai eu peur.
Elle еtait, apr?s l'acc?s, dans la douleur et profondеment attristеe. Je retournai la voir le soir, lorsque l'еtiquette еtablie en pareil cas par mon p?re le permit. Au moment o? je lui disais adieu, me tenant la main un instant, elle me dit : "A demain", en insistant sur ce dernier mot, comme elle avait l'habitude de le faire chaque fois que notre conversation еtait interrompue dans une soirеe, attendant avec impatience le lendemain pour la terminer.
Chapitre XV
En sortant dans le corridor qui conduisait ? ma chambre, une brise impеtueuse balan?ait les saules de la cour ; et en approchant du verger, je l'entendais dеchirer les orangers, d'o? s'еlan?aient les oiseaux effrayеs. De faibles еclairs, comme le reflet instantanе d'un bouclier blessе par la lueur d'un incendie, semblaient vouloir illuminer le fond lugubre de la vallеe.
Adossеe ? l'une des colonnes du couloir, sans sentir la pluie qui me fouettait les tempes, je pensais ? la maladie de Marie, sur laquelle mon p?re avait prononcе des paroles si terribles ; mes yeux voulaient la revoir, comme dans les nuits silencieuses et sereines qui ne reviendraient peut-?tre jamais !
Je ne sais pas combien de temps s'est еcoulе, quand quelque chose comme l'aile vibrante d'un oiseau est venu fr?ler mon front. J'ai regardе vers les bois environnants pour le suivre : c'еtait un oiseau noir.
Ma chambre еtait froide ; les roses ? la fen?tre tremblaient comme si elles craignaient d'?tre abandonnеes aux rigueurs du vent d'orage ; le vase contenait dеj?, flеtris et еvanouis, les lys que Marie y avait dеposеs le matin. A ce moment, une rafale de vent еteignit brusquement la lampe, et un coup de tonnerre fit entendre longtemps son grondement ascendant, comme celui d'un char gigantesque s'еlan?ant des pics rocheux de la montagne.
Au milieu de cette nature sanglotante, mon ?me avait une triste sеrеnitе.
L'horloge du salon venait de sonner midi. J'entendis des pas pr?s de ma porte, puis la voix de mon p?re qui m'appelait. "L?ve-toi, dit-il d?s que je rеponds, Maria est encore souffrante.
L'acc?s avait еtе rеpеtе. Au bout d'un quart d'heure, j'еtais pr?t ? partir. Mon p?re me donnait les derni?res indications sur les sympt?mes de la maladie, tandis que le petit Juan Angel noir calmait mon cheval impatient et effrayе. Je montais, ses sabots ferrеs crissaient sur les pavеs, et un instant plus tard je descendais vers les plaines de la vallеe, cherchant le chemin ? la lumi?re de quelques еclairs livides. Je partais ? la recherche du docteur Mayn, qui passait alors une saison dans la campagne ? trois lieues de notre ferme.
L'image de Marie telle que je l'avais vue au lit cet apr?s-midi-l?, alors qu'elle me disait : " A demain ", que peut-?tre elle n'arriverait pas, m'accompagnait et, attisant mon impatience, me faisait mesurer sans cesse la distance qui me sеparait de la fin du voyage ; une impatience que la vitesse du cheval ne suffisait pas ? modеrer,
Les plaines commenc?rent ? dispara?tre, fuyant dans le sens inverse de ma course, comme d'immenses couvertures emportеes par l'ouragan. Les for?ts que je croyais les plus proches de moi semblaient reculer ? mesure que j'avan?ais vers elles. Seul le gеmissement du vent entre les figuiers ombragеs et les chiminangos, seul le sifflement las du cheval et le claquement de ses sabots sur les silex еtincelants, interrompaient le silence de la nuit.
Quelques huttes de Santa Elena se trouvaient sur ma droite, et peu apr?s j'ai cessе d'entendre les aboiements de leurs chiens. Les vaches endormies sur la route ont commencе ? me faire ralentir.
La belle maison des seigneurs de M***, avec sa chapelle blanche et ses bosquets de ceiba, se dessinait au loin dans les premiers rayons de la lune montante, comme un ch?teau dont les tours et les toits auraient еtе effritеs par le temps.
L'Amaime montait avec les pluies de la nuit, et son mugissement me l'annon?ait bien avant que j'eusse atteint le rivage. A la lueur de la lune qui, per?ant le feuillage des rives, allait argenter les vagues, je pouvais voir combien son dеbit avait augmentе. Mais je ne pouvais attendre : j'avais fait deux lieues en une heure, et c'еtait encore trop peu. Je donnai des coups d'еperons ? la croupe du cheval, et, les oreilles rabattues vers le fond de la rivi?re, et s'еbrouant sourdement, il parut calculer l'impеtuositе des eaux qui s'abattaient sur ses pieds : il y plongea les mains, et, comme saisi d'une terreur invincible, il se renversa sur ses jambes et tournoya rapidement. Je lui caressai le cou et humectai sa crini?re, puis je le poussai de nouveau dans la rivi?re ; alors il leva les mains avec impatience, demandant en m?me temps toutes les r?nes, que je lui donnai, craignant d'avoir manquе l'orifice de l'inondation. Il remonta la rive ? une vingtaine de verges, s'appuyant sur le flanc d'un rocher ; il approcha son nez de l'еcume et, la levant aussit?t, il plongea dans le torrent. L'eau me couvrait presque enti?rement et m'arrivait aux genoux. Les vagues s'enroul?rent bient?t autour de ma taille. D'une main je caressais le cou de l'animal, seule partie visible de son corps, tandis que de l'autre j'essayais de lui faire dеcrire la ligne de coupe plus incurvеe vers le haut, car sinon, ayant perdu le bas de la pente, elle еtait inaccessible ? cause de sa hauteur et de la force de l'eau qui se balan?ait sur les branches cassеes. Le danger еtait passе. Je descendis pour examiner les sangles, dont l'une avait еclatе. La noble brute se secoua et, un instant plus tard, je reprenais ma marche.
Apr?s un quart de lieue, je traversai les flots du Nima, humbles, diaphanes et lisses, qui roulaient illuminеs jusqu'? se perdre dans l'ombre des for?ts silencieuses. J'ai quittе la pampa de Santa R., dont la maison, au milieu des bosquets de ceiba et sous le groupe de palmiers qui еl?vent leur feuillage au-dessus de son toit, ressemble, les nuits de lune, ? la tente d'un roi oriental suspendue aux arbres d'une oasis.
Il еtait deux heures du matin lorsque, apr?s avoir traversе le village de P***, je descendis ? la porte de la maison o? habitait le mеdecin.
Chapitre XVI
Le soir du m?me jour, le mеdecin prit congе de nous, apr?s avoir laissе Maria presque compl?tement rеtablie, et lui avoir prescrit un rеgime pour prеvenir une rеcidive de l'accouchement, et promis de lui rendre visite frеquemment. J'еprouvai un soulagement indicible ? l'entendre lui assurer qu'il n'y avait aucun danger, et pour lui, deux fois plus d'affection que je n'en avais eue jusqu'alors pour elle, simplement parce qu'on prеvoyait une guеrison si rapide pour Maria. J'entrai dans sa chambre, d?s que le docteur et mon p?re, qui devait l'accompagner ? une lieue de distance, furent partis. Elle finissait de se tresser les cheveux, se regardant dans un miroir que ma sCur avait posе sur les coussins. Rougissante, elle еcarta le meuble et me dit :
Ce ne sont pas l? les occupations d'une femme malade, n'est-ce pas ? mais je me porte assez bien. J'esp?re que je ne vous causerai plus jamais un voyage aussi dangereux que celui d'hier soir.
Il n'y avait aucun danger lors de ce voyage", ai-je rеpondu.
–La rivi?re, oui, la rivi?re ! J'ai pensе ? cela et ? tant de choses qui pourraient t'arriver ? cause de moi.
Un voyage de trois lieues ? Vous appelez ?a… ?
–Ce voyage au cours duquel vous auriez pu vous noyer, dit ici le docteur, si surpris qu'il ne m'avait pas encore pressе et qu'il en parlait dеj?. Vous et lui, ? votre retour, vous avez d? attendre deux heures que la rivi?re baisse.
–Le mеdecin ? cheval est une mule ; et sa mule patiente n'est pas la m?me chose qu'un bon cheval.
L'homme qui habite la petite maison pr?s du col, m'interrompit Maria, en reconnaissant ce matin ton cheval noir, s'est еtonnе que le cavalier qui s'est jetе dans la rivi?re cette nuit ne se soit pas noyе au moment o? il lui criait qu'il n'y avait pas de guе. Oh, non, non ; je ne veux pas retomber malade. Le docteur ne t'a-t-il pas dit que je ne retomberai pas malade ?
Oui, rеpondis-je, et il m'a promis de ne pas laisser passer deux jours de suite dans cette quinzaine sans venir vous voir.
Ainsi, vous n'aurez plus ? vous dеplacer la nuit. Qu'est-ce que j'aurais fait si…
Tu aurais beaucoup pleurе, n'est-ce pas ? rеpondis-je en souriant.
Il m'a regardе quelques instants et j'ai ajoutе :
Puis-je ?tre s?r de mourir ? tout moment, convaincu que…
–De quoi ?
Et deviner le reste dans mes yeux :
–Toujours, toujours ! ajouta-t-elle presque secr?tement, semblant examiner la magnifique dentelle des coussins.
Et j'ai des choses bien tristes ? vous dire, reprit-il apr?s quelques instants de silence, si tristes qu'elles sont la cause de ma maladie. Vous еtiez sur la montagne. Maman sait tout cela ; et j'ai entendu papa lui dire que ma m?re еtait morte d'une maladie dont je n'ai jamais entendu le nom ; que vous еtiez destinе ? faire une belle carri?re ; et que je… Ah, je ne sais pas si ce que j'ai entendu est vrai – je ne mеrite pas que tu sois comme tu es avec moi.
Des larmes roulent de ses yeux voilеs ? ses joues p?les, qu'elle s'empresse d'essuyer.
Ne dis pas cela, Maria, ne le pense pas, dis-je ; non, je t'en supplie.
–Mais j'en ai entendu parler, et puis je n'en ai plus entendu parler.... Pourquoi, alors ?
–Ecoutez, je vous en prie, je… je… Me permettrez-vous de vous ordonner de ne plus en parler ?
Elle avait laissе tomber son front sur le bras sur lequel elle s'appuyait et dont je serrais la main dans la mienne, lorsque j'entendis dans la pi?ce voisine le bruissement des v?tements d'Emma qui s'approchaient.
Ce soir-l?, ? l'heure du d?ner, mes sCurs et moi еtions dans la salle ? manger et attendions mes parents, qui prenaient plus de temps que d'habitude. Enfin, on les entendit parler dans le salon, comme s'ils terminaient une conversation importante. La noble physionomie de mon p?re montrait, par la lеg?re contraction des extrеmitеs de ses l?vres, et par la petite ride entre ses sourcils, qu'il venait d'avoir une lutte morale qui l'avait bouleversе. Ma m?re еtait p?le, mais sans faire le moindre effort pour para?tre calme, elle me dit en s'asseyant ? table :
Je n'avais pas pensе ? vous dire que Josе еtait venu nous voir ce matin et vous inviter ? une chasse ; mais quand il a appris la nouvelle, il a promis de revenir tr?s t?t demain matin. Savez-vous s'il est vrai qu'une de ses filles se marie ?
–Il essaiera de vous consulter sur son projet", remarque mon p?re distraitement.
C'est probablement une chasse ? l'ours", ai-je rеpondu.
–De l'ours ? Quoi ! Vous chassez l'ours ?
–Oui, monsieur ; c'est une dr?le de chasse que j'ai faite avec lui plusieurs fois.
–Dans mon pays, dit mon p?re, on te prendrait pour un barbare ou un hеros.
–Et pourtant ce jeu est moins dangereux que celui du cerf, qui se pratique tous les jours et partout ; car le premier, au lieu d'obliger les chasseurs ? dеgringoler involontairement ? travers les bruy?res et les cascades, n'exige qu'un peu d'agilitе et de prеcision dans le tir.
Mon p?re, dont le visage n'еtait plus aussi renfrognе qu'auparavant, nous parla de la fa?on dont on chassait le cerf ? la Jama?que et de l'attachement de ses proches ? ce genre de passe-temps, Solomon se distinguant parmi eux par sa tеnacitе, son habiletе et son enthousiasme, dont il nous raconta, en riant, quelques anecdotes.
Lorsque nous nous sommes levеs de table, il s'est approchе de moi et m'a dit :
–Ta m?re et moi avons quelque chose ? te dire ; viens dans ma chambre plus tard.
Lorsque je suis entrе dans la pi?ce, mon p?re еcrivait en tournant le dos ? ma m?re, qui se trouvait dans la partie la moins еclairеe de la pi?ce, assise dans le fauteuil qu'elle occupait toujours lorsqu'elle s'y arr?tait.